l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

 Version Lyber

("ceci n'est pas un livre")

Où Acheter ce livre?

Les catleyas ou les signes d’un amour

 

Il est des détails tout à fait insignifiants qui changent tout néanmoins dans la contemplation du réel. Ainsi de l’insistance d’un regard, du vert d’un iris, du rose d’un verni à ongles… Et cela ne relève pas forcément de la cristallisation amoureuse qui modifie, de fond en comble, la coloration de l’Être pour l’envelopper d’un voile illusoire. Dans son analyse de l’amour, Stendhal, effectivement, fait de la passion amoureuse le lieu d’un bouleversement qui transforme complètement la perception de l’univers. Une manière de le magnifier et de le rehausser sous l’influence de nos affects. Un temps épouvantable nous ferait ainsi bénir la personne avec laquelle on se serait mis à l’abri en attendant un rayon de soleil. Le mieux aurait été que l’intempérie dure au maximum de sorte que les nuages menaçants puissent se laisser réifier par l’apothéose d’une relation torride. Il y a là un excès de sens, une survalorisation des données de la perception qui nous rend en quelque sorte aveugles aux petits détails dans lesquels s’abîme un amour parfois plus serein1. L’insignifiant fait signe d’une autre manière que la tempête ravageuse secouant tout sur son passage pour mériter le nom de coup de foudre. L’excès y est tel que le réel se trouvera schématisé à grands coups d’intentions conscientes, de stratégies grossières, de projets mégalomaniaques. Comment aliéner l’Autre aux caprices de notre volonté? Comment en faire l’objet d’une possession absolue? En vérité, le monde y sera perçu à la hauteur de notre démesure, déformé par les renflements du moi, devenu presque intenable, insupportable, au point d’ailleurs que le coup de foudre ne peut pas durer, rendant rapidement infâme l’individu qui se gausse de résorber l’univers à la prunelle de ses yeux, de rabattre le monde à l’intrigue la plus basse d’une séduction ne se projetant probablement en aucun lendemain. C’est le monde entier qui se plie à l’ordre des intentions les plus égoïstes, ployé à rompre par celui qui, pour séduire, se met en scène dans la situation la plus avantageuse et la plus favorable: jabot gonflé dont le ridicule apparaîtra dès que les premières illusions se dissipent.

Il en va tout autrement de l’amour lent, de la passion amoureuse qui pénètre la légèreté de l’insignifiance, plongée dans le raffinement d’une ambiance imperceptible, de l’infiniment petit, du futile le plus extrême. Ce sont les milles et une petites excavations de la soie ou le canevas ténu de la broderie absorbant celui qui, les caressant des doigts, sera conduit par l’insouciance d’aimer. Le regard bienveillant d’un amour heureux est en quelque sorte infinitésimal. Il brille d’un calme plat qui fait que celui dont il émane s’efface pour ainsi dire derrière un geste, une allure que ne repère que celle qui éprouve la même délicatesse. Le moi disparaît au profit de petits événements insignifiants, trop singuliers pour porter leur signifié convenu, trop insignes pour se laisser inscrire en un signifiant général. D’où une certaine incompréhension de l’amour, son aspect irrationnel et injustifiable. Difficile d’expliquer les raisons objectives que produit sur moi le parfum de cette chevelure. Impossible de fonder le sentiment que fera naître la beauté de ce visage. Et si la conscience se réduit au minimum, si le moi abandonne ses prétentions narcissiques, cela se fera selon une générosité fort éloignée des machinations structurelles de la signification. Ce ne sont pas ces mécanismes qui vont s’imposer, à leur insu, aux amants ainsi mis en rapport par cette complicité unique, cette ambiance qu’ils partagent et font naître de leur rencontre. Aucun schéma symbolique ne pourra s’imposer à un amour si inventif, aucune position préfabriquée ni posture convenue ne tiendront le coup devant le luxe des détails que lève cet abandon à l’autre. Ce ne sont pas même des turpitudes inconscientes qui s’empareront des gestes et des signes émanant d’une telle rencontre pour les ordonner. Que Descartes aime les filles un peu strabiques, cela ne relève pas seulement d’une association d’idées lui rappelant, dans l’enfance, les charmes d’une fille de son âge souffrant d’une coquetterie à l’œil. Encore faut-il expliquer la singularité de cette première apparition, de l’impact qu’elle aura eu sur Descartes, de l’effet que suscite un tel regard, hors toute association1. Avant de se souvenir, il faut bien supposer le chromatisme d’une rencontre, la suscitation d’un émoi qui pourra, il est vrai, s’emparer durablement de celui qui en éprouvera la passion. Les passions ne seront redevables d’aucun tableau ni d’aucune mécanique. Ces dernières vont davantage se déployer en une rhétorique inventive, un discours amoureux relativement libre par rapport aux schémas que partagent certaines tendances jalouses, cruelles et souvent terriblement stéréotypées. Non pas seulement par tous les feuilletons lamentables conçus pour égailler la solitude des ménagères, mais encore par les agences de rencontres dont les clichés se retrouvent parfois mis en symbole sous l’analyse de la psychothérapie la moins avisée. Même Lacan n’échappera pas à cette tendance lorsqu’on le réduit à quelques grandes formules pompeuses sur le phallus ou sur la jouissance comme un «se jouir», voire comme jouissance impossible. Il y a là une débauche de clichés, de symbolisations, certes purifiés un peu par la science qui les remet en jeu, mais dont un véritable amour n’aura que faire.

Les passions amoureuses se lient autour de certaines futilités qu’aucune psychologie rationnelle ne saurait formaliser et qui excèdent de loin les attendus de la linguistique ou de la sémantique comme Roland Barthes nous le donne à entendre dans les Fragments d’un discours amoureux. L’énonciation passionnelle est saisie par des figures créées au fil de la rencontre, des figures d’approche, des pas furtifs dont la distance ne se mesure plus en mètres ou en centimètres, mais en espaces infranchissables ou, au contraire, soudainement poreux. Et ces distances, ces cours, ne se traversent pas sans inventions, sans innovations dans les paroles échangées, à la manière de Swann qui ne pourra approcher Odette que par le biais d’une fleur, lui déclarer son désir de la posséder par une formule idiomatique: «faire catleyas». Une expression qui, après que Swann eut réajusté quelques catleyas sur le décolleté d’Odette, devint une espèce de refrain, de verset, de rengaine ou de ritournelle pour signifier leur relation corporelle incomparable. Nulle rencontre ne ressemble à une autre. Elles possèdent chacune leur langage, leur idiosyncrasie. Aucune logique dira Barthes «ne lie les figures, ne détermine leur contiguïté: les -figures sont hors syntagme, hors récit; ce sont des -Érinyes; elles s’agitent, se heurtent, s’apaisent, reviennent, s’éloignent, sans plus d’ordre qu’un vol de moustiques1». Il s’agit en chaque discours amoureux, en chaque expérience passionnelle, d’une innovation sémantique par laquelle Swann, par exemple, passera d’un amour égoïste et mégalomaniaque à la générosité d’un sentiment qui se molécularise dans les détails d’une odeur ou d’une atmosphère. Les raisons d’aimer se désenchaînent du désir de soumettre l’autre aux exigences pompeuses du moi pour l’entraîner bien mieux à se perdre dans une sonate ou dans le grain d’une Idée. En pénétrant une région fort peu convenue, en découvrant Odette libre de toute possession et de toute aliénation, le trompant en toute innocence, Swann s’attache à des aspects fort discrets d’une personne aimée soudainement pour des raisons qui ne sont plus celles de la possession. Tout dans sa vie, dès lors, se futilise. On pourrait ainsi aimer tout aussi bien quelqu’un pour ses yeux louches en ayant quitté le plan de la possession et des canons de la beauté.

Le détail n’est plus celui d’un amour glorifiant, gratifiant. Il se reconnaît comme une occasion imprévue, parfois proche du ridicule, susceptible de fonder la relation et de faire naître un plaisir nouveau. On l’envisagera alors comme le signe en lequel s’inscrit la rencontre et se noue un rapport qui n’était pas vraiment déterminé. C’est toujours un détail aléatoire qui annonce la richesse d’une rencontre. Un verre qui tombe, une tache sur la blouse, l’arrangement des catleyas, un gâteau choisi en même temps, un refus de priorité, une valise récalcitrante à descendre d’un porte-bagage: autant d’incidents dont s’empare l’histoire de ceux qui se croisent sous un motif éminemment contingent, non sans libérer «un plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il chercherait à créer, un plaisir (…) entièrement particulier et nouveau1». Il s’agira d’un événement qui conserve l’empreinte, la trace de la rencontre sans l’expliquer pour autant: un geste fondateur qui ne repose sur rien d’essentiel, une mimique dont on se souviendra mais dont la cause n’est pas justifiable. L’événement sera commémoré mais selon une futilité qui ne ressemble à rien d’autre. Le futile est insigne parce qu’il ne se laisse pas comparer ou généraliser par un concept. Il échappe à toute rationalité. En cela, il est l’indice d’un désir gratuit, d’une vision en mesure de trouver dans l’insignifiance la richesse de nouveaux signes, débarrassés des clichés et des étalons de mesure qui codifient l’acceptation des corps. Au point que Swann reconnaîtra, à la fin, qu’il a passé des années à bâtir tout un monde autour d’une fille qui «n’était même pas son genre». Ce constat un peu désabusé désigne pour le moins une vérité profonde de l’amour, un signe imperturbable de son absence de motivation. Il n’y a pas de genre, de catégorie disponible pour comprendre ce qui nous arrive au nom d’un amour. Arranger des fleurs sur un décolleté, en extraire un signe de ralliement par une construction inusitée – «faire catleyas»! – cela constitue le témoin sous lequel l’accident initial de la rencontre se répète et devient la ritournelle d’un amour. Et qu’aucune fille ne soit le genre de celui à qui elle donne l’occasion de refondre son langage et sa vision du monde, cela témoigne d’une expérience au sein de laquelle rien n’a plus de valeur, tout se futilise au profit d’un monde à inventer, à extraire des catégories éculées qui l’étouffent pour en tirer un relief indéfinissable, une consistance inédite exprimés en un idiome susceptible de réenchanter l’univers. Chaque amour constitue ainsi un événement poïetique, fait de petits riens capables de signifier un réel unique et sans équivalences, surtout quand l’autre rencontré déborde tous les genres attendus.