l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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Coup de tonnerre dans la philosophie

 

L’étonnement est une forme de stupeur, de sidération qui nous méduse ou nous coupe le souffle. Il nous rend incapables d’agir, pris de court par un événement trop autre pour seulement se laisser ranger sous nos attentes ou de se soumettre à nos besoins. Ainsi du ciel et du spectacle de ses astres innombrables. L’étonnement marque forcément un temps d’arrêt dans l’ordre de nos préoccupations. Un temps qui peut paraître long, lent, vide, futile à celui qui panique d’avoir affaire à ce qui ne peut être mis à son service ou se laisser immédiatement rentabiliser. Notre faculté de connaître et d’entreprendre se trouvera ainsi dépassée par la persistance d’une si singulière situation. On ne transige pas avec les choses qui nous étonnent. Elles provoquent, devant notre impouvoir momentané, une forme d’inquiétude, de «vertige» affirmait Platon dans le Théétète1. C’est que les problèmes qui nous impressionnent le plus ne se soumettent à aucune réponse. Surgissent des questions qu’aucune solution ne viendra supprimer comme telles. On ne saurait systématiquement résoudre les interrogations qui s’imposent à notre surprise. C’est comme si, soudainement, se révélaient à nous les limites de notre être, de ses assurances et garanties. L’étonnement, en nous posant ainsi hors de nous, fait trou dans notre prétention à disposer de biens, dans notre arrogance à revendiquer l’exclusivité de nos possessions. D’une chose qui nous étonne, il n’y a rien à entreprendre. Aucune tentative de négociation ne nous en rendra maître. Cela ni ne s’achète, ni ne s’échange, ni même ne se laisse quantifier, monnayer, mesurer à un cours commun. L’étonnement passe toute mesure. Impossible de compter les éléments du ciel. Cela ne se laisse assimiler par nulle économie et n’entre guère dans nos catégories étriquées de la consommation. L’événement qui suscite une telle dépropriation malmène toutes les tentatives d’explication susceptibles d’en adoucir les contours. On peut s’étonner, certes, d’un événement grandiose comme d’une aurore boréale, mais tout autant de petites choses insignes: une fleur, un coquillage qui induisent en nous la question pourquoi? Pourquoi cette présence ici et son existence maintenant, peu importe du reste le nombre, la quantité de représentants d’une même espèce? Tandis que les objets consommables se laissent répliquer à l’infini, standardisés par nos modes de production, une chose aussi simple qu’un coquillage présente la singularité d’être unique et inexplicable, même si évidemment nous pouvons en trouver d’autres de même nature. Jamais telle craquelure, tel ébréchure ne seront complètement semblables.

De telles particularités, sans cesse célébrées par les artistes, insistent sous nos yeux malgré les certitudes que nous assène l’univers de la capitalisation qui semble vouloir nous dire que tout s’échange avec tout et que, à l’instar de Protagoras, il nous faudrait convenir que l’homme est à la mesure de toutes choses, que rien ne résiste à son pouvoir et à sa puissance d’appropriation. Nous serions, semble-t-il, capables de tout consommer et de tout consumer sans limites, moyennant une technique appropriée, et la planète elle-même ne disposerait de suffisamment de réserve pour étancher cette soif. Aussi, l’étonnement ne devrait-il pas résister au progrès de nos connaissances qui viendraient à bout de toute bizarrerie. Même l’éternité se laisserait ainsi monnayer pour celui qui aurait les moyens de mettre sa fortune au service d’une hibernation indéterminée. La mort, celle que Socrate dans le Phédon affrontait comme une véritable question, semble reculer ­désormais devant la puissance de la technique et disparaître progressivement du champ de la visibilité. On ne meurt plus chez soi, mais pris en charge par des institutions qui en cachent la venue, en aseptisent l’épreuve. La réfrigération des corps et la gestion médicale, très sophistiquée, de la mort, en allègent considérablement les difficultés. Il semblerait qu’il faille ne plus laisser voir les lézardes qui partout s’introduisent dans cette volonté de dominer toute existence. La maladie autant que les épisodes de la dépression devraient être prétendument minimisés par le marché du médicament qui en garantirait le traitement possible, s’insurgeant des bastions, des poches de résistance liés à l’incompétence présumée des soignants. Contre ceux qui scrutent une fleur, comme s’ils n’en avaient jamais rencontrée de semblables, contre l’étonnement trop ébahi, il doit bien y avoir quelque remède!

Nulle place alors pour La mélancolie, magnifiquement illustrée par Dürer qui cherche à nous montrer que, malgré tous nos instruments de mesure, malgré toute notre science, la question demeure de savoir quel est le sens de l’existence, la nôtre, avec celle de ce coin d’univers où nous nous trouvons surpris d’être assis. Rien de fondamental ne sera réglé par nos sextants et télescopes, incapables de nous prémunir de notre simple présence, ni de nous protéger de l’inanité de notre existence, ou de la noirceur de son non-sens. Une telle suspicion artistique, la lassitude que montre la gravure de Dürer pourront être levées désormais par l’administration de prozac ou autre camisole chimique. Or, il semblerait que les événements tout à fait anti-productifs que nous venons de mettre en exergue insistent obstinément, persistent dans le champ du visible comme des singularités pour lesquelles n’existe nulle réduction possible. L’étonnement est plus intense que toutes les formes d’anesthésie qui voudraient en venir à bout. Il est un coup de tonnerre dans la philosophie, une déchirure tonitruante qui s’empare de tout système pour le reconduire vers l’exercice d’une pensée très éloignée des manipulations rêvant de la réduire au silence. Cette tonalité brisée est d’ailleurs encore audible dans le mot é/tonne/ment, comme si nous étions terrassés par le fracas de l’éclair. Sous son assourdissement, il n’y a plus d’entendement, plus de possibilité d’entendre ou d’éclairer la situation, brutalement interrompue par ce coup terrible. Et la moindre chose peut laisser sourdre ce foudroiement, une pomme comme un citron pelé dès lors que se pose, à partir de son éclat obstiné, la question cruciale de son être. Il nous faut alors nous en remettre à une autre faculté, une pensée délicate et difficile qui sera comme le commencement de la philosophie.

C’est, sans doute Aristote qui fera, de cette grave interruption, l’analyse la plus fertile et la plus provocante. Dans les premières pages de La Métaphysique, ouvrage des plus intimidants, Aristote nous montre assez simplement que l’intelligence ne se réduit pas au sens des affaires humaines, à l’urgence de la gestion économique, au calcul des rentabilités les plus efficaces. La vie humaine n’est pas seulement versée dans les activités pratiques qui lui assurent une certaine puissance, elle est encore contemplative. Et cette contemplation, cette assomption de l’inutile, débuteront sous le regard d’une étoile ou d’un phénomène astronomique qui ne nous concernent pas directement, appartenant à un autre monde, un monde fort éloigné de notre pouvoir. On bascule, dès lors, vers les sphères de ce qu’Aristote appelle le monde supra-lunaire. «Être dans la lune» en garde sans doute quelque profondeur! L’étonnement initial vient du ciel auquel on se rappellera que le philosophe avait d’ailleurs consacré un traité essentiel. Du ciel viennent des questions qui ne regardent pas nos récoltes ni nos transactions économiques mais qui semblent nous reconduire à notre origine et à notre destination. Nous nous laissons très régulièrement captiver par un monde qui ne touche pas à nos ­intérêts immédiats, parcouru de phénomènes sur lesquels nous n’avons guère de prise, étranger à nos occupations du moment, au labeur de la survie qu’on nommera travail. D’où, sans doute, l’intérêt d’Aristote pour le «loisir», pour une vie qui ne se laisse pas entièrement absorber par la contrainte de la subsistance mais s’ouvre à des pensées plus désintéressées, presque récréatives. Ce n’est pas un mépris du travail, mais le refus de se laisser absorber par sa tâche harassante. Naissent ainsi des pensées métaphysiques qui, dégagées de la subsiste, n’en demandent pas moins un effort considérable d’intellection, une assiduité extrême devant les coups portés par l’étonnement. La récréation métaphysique des mauvais élèves, rêvant à décrocher la lune, est finalement création, re-création, moment de mise en tension qui n’a rien à voir avec le repos ou la paresse, tant l’effort déployé mobilise la totalité du corps et de ses forces. Ces dernières, simplement, se détournent de l’entretien du corps, de sa survie pour se mettre à vaquer vers le ciel et ses considérations étranges:

«Ce fut l’étonnement qui poussa (…) les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l’univers. Apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (et c’est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophes, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu’ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve: presque tous les arts qui s’appliquent aux nécessités, et ceux qui s’intéressent au bien-être et à l’agrément de la vie, étaient déjà connus quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger (…) car seule cette dernière est à elle-même sa propre fin1».

Dans l’étonnement se reconnaît donc notre ignorance, notre difficulté à répondre à la sollicitation du réel, éveillant une recherche insensée, presque idiote pour son obstination si inutile. Ce qui nous tente dans l’étonnement ne sert à rien, ne pourra jamais être exploité en vue d’autre chose que de la singularité de sa présence insolite. L’idiotie n’est rien d’autre que cette insistance du singulier, de ce qui ne conduit jamais vers une autre chose qu’elle-même2. De l’étonnement, il ne faut attendre aucune possibilité de déboucher sur un acte qui en sorte comme c’est le cas du levier servant à soulever la pierre, différente de lui. L’interrogation que suscite l’étonnement ne se conçoit guère en un moyen, un intermédiaire, mais plutôt selon quelque chose en quoi on s’installe, quelque chose qui n’a d’autre finalité que de se considérer en son for intérieur, sans même chercher à le quitter. Cette contemplation n’a rien d’autre en vue que de s’abîmer au sein de ce qui persiste devant nous. D’habitude on se sert d’un instrument pour agir sur autre chose, on utilise de la monnaie pour acquérir un objet, différent de son or. Mais, dans l’expérience de l’étonnement, on creuse la question qu’il suscite, on la prolonge non pas pour trouver une réponse extérieure mais pour en éprouver le contour, en admirer la profondeur, en développer le labyrinthe, la couchant sur une feuille pour s’en souvenir et l’emmener avec soi. C’est l’interrogation qui est cherchée et non sa réponse, comme si elle pouvait suffire à nous combler et nous ravir. Le merveilleux de l’étonnement, c’est qu’il se creuse en un piétinement sur place qui ne résout rien, un enchantement difficile à faire taire sous l’autorité d’un savoir. Naissent des récits qui, au lieu de résoudre le problème, vont plutôt le complexifier, le dramatiser et le rendre encore plus paradoxal. On est là dans une autre sphère que celle de la question-réponse, de la vanité des résolutions. «Ainsi est-ce de bon droit, poursuit Aristote, qu’on pourrait estimer plus qu’humaine la possession de la Philosophie»: moment où l’on quitte l’univers du besoin et de l’utilitaire, du travail et de ses exigences pour se livrer à une contemplation quelque peu oisive mais pourtant fort difficile. L’univers de l’inconsommable se confond dès lors avec l’espace même en lequel tourne la philosophie, sans nul désir d’en échapper, prise dans la suspension du temps qui se creuse en lui-même.

Le coup de tonnerre qui fonde la philosophie, reléguant ainsi tout notre savoir au second plan, vient interrompre nos activités et affaires les plus courantes. Devant l’intrigue qui se met ici en place, devant le bouleversement de nos attentes, toutes nos facultés s’enrayent et cherchent d’autres finalités que celles de l’appétit et de la satisfaction. S’élance ainsi un mouvement d’un tout autre ordre. Un doute se glisse dans nos habitudes les mieux installées, une question dont on sent bien qu’elle se pose depuis toujours et qu’elle ne saurait être réduite au silence. C’est une question qui se redouble dans la question, pliée sur soi selon un geste qui se nomme «pensée». Affronter une interrogation à laquelle nous ne pourrons qu’opposer notre ignorance, réclame que s’ouvre devant nous un nouvel espace, peuplé de muses et de démons, une contrée inhumaine dont la contemplation exige de nous une intensité et une force dont seul un Dieu aurait le courage d’affronter l’étendue sans trembler. D’Aristote à Nietzsche, court un seul et même motif qui nous apprend que l’homme doit être dépassé. Non pas dépassé hors de lui, s’exténuant dans la force de production d’un labeur où il s’oublie. L’étonnement, lancinant, ne trouve guère de remède hors de soi, mais sombre dans ses doublures, ouvre en nous des régions de doute et d’étrangeté impossibles à lever par aucun traitement. L’étonnement nous engage vers la considération d’un monde où rien n’est donné ni fondé, à la manière d’Alice qui, en toute innocence, glisse de l’autre côté du miroir1.