l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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L’étrange

 

Depuis le début de notre expérimentation, relative à l’étonnement des objets inconsommables, s’est imposé à notre attention le goût du futile, de l’étrange, c’est-à-dire de ce qui ne relève pas du pays où l’on a l’habitude de vivre, quelque chose d’étranger aux préoccupations d’ici. On y aura cultivé le sens des Histoires extraordinaires, à la façon d’Edgar Poe, nous entraînant, pour ainsi dire, hors de la mesure régulière du temps. L’extraordinaire constitue, en effet, un point remarquable sur le cours de la durée, une porte qui nous en détourne et nous met en rapport avec l’utopie ou le nulle part. Utopie signifiant précisément ce qui ne trouve pas de topos, de topologie actuelle, chose qui inexiste, n’ayant pas eu lieu, mais entourant cependant le réel d’une frange de virtualités ou de possibilités très vives. Je me rappelle un tableau de Jean-Jacques Henner. Une vue sur Rome, depuis la Villa Médicis, réalisée au XIXe siècle. Je retrouve le lieu, aujourd’hui, invité pour une conférence sur La grâce. Quelques repères me donnent l’endroit, la perspective adoptée, redécouvrant ce qu’il avait vu en occupant la même place que lui. C’est le regard de Henner qui revient, avec plus de cent ans de retard. Il fait retour à travers des yeux neufs! Une image, décalée d’un siècle, au sein de laquelle se glisse un revenant. Il s’agit, en ce collage du temps, d’une trouée vers une contrée où les heures se trouvent nécessairement rejouées, conduites par d’autres orientations et d’autres dénouements. Ceux de l’actualité s’en trouveront considérablement défraîchis, mis au second plan. Immanquablement des exceptions nous bousculent et nous sortent de toute assurance, étranges et attrayantes. Des «échappées magnifiques, gorgées de lumières et de couleurs» qui s’«ouvrent soudainement dans ces paysages, et où l’on voit apparaître au fond de leurs horizons des villes orientales et des architectures, vaporisées par la distance, où le soleil jette des pluies d’or1».

Cela relève sans doute de l’hallucination, mais une hallucination qui requiert les éléments du réel, autrement ventilés. On dirait que, sous la contrainte de l’étonnement, il s’agira de limer le mur, de perforer l’horizon d’une ouverture qui mène vers ce «pays où l’on n’arrive jamais», aussi riche que le nôtre, entièrement redevable à la pensée. Ce que Platon avait sans doute tenté en redoublant le monde sensible d’un monde intelligible, parfaitement géométrique, utopique et pourtant vraisemblable. En ce sens, l’étonnement conduit immanquablement l’esprit à se laisser absorber par des singularités curieuses que Baudelaire qualifierait de bizarres. Bizarres, elles le sont par leur nature double, leur valeur de seuil qui bée, en cet univers, pour nous reconduire vers des régions parallèles. Mais toutes ces visions le sont encore davantage par leur façon d’outrepasser nos premières impressions, excessives, débordantes, auréolant les choses d’une dimension qu’elles avaient d’abord refoulée, rendue secrète et comme invisible. L’inquiétude, la trop grande angoisse nous en aura naturellement détournés, chassés, refoulant l’image de nos rêves pour leur allure excessive et transmigrante.

Maupassant avait un mot pour indiquer cette région étrange et stupéfiante lorsqu’il intitula l’une de ses nouvelles Le Horla. Hors-là désigne ce qui ne relève pas de la présence immédiate, comme la vue de Henner que nous ressuscitons plus d’un siècle après son séjour à Rome et qui prend la place de notre vision, hantée par le souvenir d’un autre. Le «horla» ne se confond donc guère avec ce qui se contente placidement d’être là. Ce qui nous attire bien mieux, dans le dispositif de Maupassant, est que, à même le visible, se loge un invisible dont on se rendra compte pour autant seulement qu’il vient perturber le regard, y poser une empreinte, un signe qui le redouble et passe pour ainsi dire devant lui. Dans le réel, s’ouvre un boyau qu’on ne perçoit pas directement mais plutôt par les effets qu’il induit, les dérobements ou les dérangements occasionnés. Ce qui n’est pas là, le «horla», passe étrangement au premier plan, se superpose à ce qui se présente en le faisant vaciller, voire en l’effaçant. Au lieu de voir sa figure se refléter dans un miroir, Maupassant nous livre un personnage qui verra plutôt quelque chose qui cloche, une petite lézarde qui le déforme, un frémissement indiquant le travail d’un effacement comme si, à même chaque existant, on devait sentir à l’œuvre une forme d’inexistence bien plus essentielle, actuellement à peine visible. Maupassant pousse l’étrangeté suffisamment loin pour rendre palpable ce qui inexiste en «saturant1» les phénomènes d’un trouble, d’un frôlement presque inaperçu, à l’instar du «e» muet dans la langue, inaudible et pourtant insistant.

L’expérience que nous rapporte Maupassant est singulière et inquiétante. Nous sommes comparables, dit-il, à des êtres qui, n’ayant pas d’oreilles, seraient insensibles à l’univers sonore qui remplit l’atmosphère. Sans oreilles, nous ne saurions pas même soupçonner la texture d’une nuit d’été, le ronflement régulier de la nature. Nous ne pourrions que nous tendre de toute part pour chercher à deviner, à capturer de manière indirecte la vibration ressentie de façon bien trop superficielle par nos autres sens incapables, évidemment, d’en déterminer ni la nature ni la provenance. Il s’agit, pour celui qui n’entend rien, comme d’un tremblement du parquet ou de la vibration du couvercle d’un piano par laquelle sa main sera étonnée. Semblablement, l’homme qui serait pourtant le mieux constitué ne connaîtra qu’un univers rétréci. Que ne percevrions-nous pas, ici même, si nous disposions effectivement d’une sensation plus large? Est-il possible d’élargir le sensible vers ce qui demeure insensible? Avec un organe supplémentaire, nul doute que l’ambiance se trouverait autrement feutrée, peuplée d’êtres que nous n’aurions pas même pu soupçonner, cohabitant avec nous à notre insu.

L’usage naturel de nos sens ne nous laisse appréhender que fort peu de choses et, comme le vide n’est pas concevable, on comprendra que la moindre chambre sera sans limites, assortie de dimensions aujourd’hui inimaginables. Aussi Maupassant fera-t-il dire au narrateur de la Lettre d’un fou, qu’il n’aura de cesse que d’aiguiser ses organes, de les exciter afin de leur faire percevoir l’invisible1. Il y a un moyen de contourner l’absence de cet organe hypothétique en saisissant, par ceux qui nous caractérisent, la fêlure qu’ils manifestent, les signes négatifs, les empreintes laissées dans leur centre comme une marque de leur impuissance. Dans l’image, dans un regard, s’introduisent une absence, un retrait qui sera sans doute visible à même cette insuffisance déclarée. Il y a un insensible du sensible qui fait trou, tache, persistance accidentelle. Observons alors ce que l’œil nous fournit comme information pour essayer d’y deviner l’ombre d’une réalité qui s’y dessinera peut-être en creux.

C’est ce qui se produit lorsque le narrateur s’assied sur son lit et contemple son reflet dans la glace qui lui fait face. Depuis plusieurs jours déjà un craquement s’était fait ressentir à l’intérieur même de ses oreilles, un indice, un témoin, une trace de ce qu’on ne peut appréhender frontalement. Le craquement est ce qui sourd du fond de l’oreille comme son point aveugle, une lézarde dans le système de l’ouie, un trouble qui fait signe vers une présence dont il indique le contour, dont il marque vaguement l’existence. Il est «là» mais hors de ce qui nous sert habituellement de guide et d’organe. Le craquement du plancher, le travail du bois marquent le bord de ce que je ne saurais ni toucher ni voir, une masse qui pèse sur lui, sur moi, mais que sa lésion seule laisse poindre en cédant. Existe-t-il un tel manquement dans la vision elle-même, une frontière sur laquelle se creusent un blanc ou une contre-forme, signalés par la perte, par le contact effaçant de l’invisible? Peut-on imaginer des coups de gomme dans l’image qui seraient comme la trace d’une présence, quelque chose qui nous est enlevé et se manifeste par son échappement? C’est là en tout cas l’hypothèse séminale de Maupassant lorsqu’il invente le concept de Horla.

Il faut prendre au sérieux l’expérience qu’il nous propose, la volonté de saisir, par les blancs laissés dans l’image, les êtres correspondants, comme un cendrier dans la poussière laisserait un rond en le déplaçant. Il s’agit de l’idée même du négatif photographique dont l’invention est contemporaine à l’écriture de ses contes et nouvelles. La photographie est une empreinte laissée par la lumière dans la solution argentique et le miroir n’est pas très différent sous ce rapport. Il réfléchit, par son argent, l’image émise depuis nos corps. Ne pourrait-on pas lui attribuer également des négatifs, le pouvoir de réfléchir les effacements laissés par des êtres que nous ne sommes plus en mesure de percevoir? Mais sur quel support pourra-t-on les développer et en effectuer le tirage? En effet, pour rendre accessible le bruissement du Horla, remuant insensiblement autour de nous, le narrateur prendra son propre corps, son propre visage, reflété par la glace, comme un support où pourra se développer le traitement d’une apparence. L’apparition doit se produire par le filtre de l’image que nous renvoyons de nous-même au travers du miroir. Mon contour réfléchi doit se vider, se laisser affecter d’un manquement, d’une disparition comme s’il était éclipsé, mangé par quelque chose d’imperceptible en mesure de travestir mes traits, de les déformer au travers son passage, son effleurement.

Voir à travers ce que, précisément, on ne voit pas, percevoir l’effet, la trace que l’image indique au travers d’un évidement, d’un flou, d’une zone d’ombre, d’une coupure, d’une interruption, cela consonne sans conteste avec l’essence même de l’art et cela ne saurait pas ne pas étonner. Ce qui étonne en effet le narrateur ce n’est pas ce qu’il voit mais bien mieux ce qu’il ne perçoit pas, l’imperceptible dont soudainement la corrosion se laisse palper et gagne progressivement le champ du visible. Son visage dans le miroir s’estompe sous l’effet d’une tache qui le grignote et passe pour ainsi dire devant lui. On ne saurait dire ce que c’est, mais cela se manifeste comme un étrange retranchement de contour, bulle vide qui se soustrait à la masse dense de la matière. Cette contre-forme n’a évidemment rien de rassurant: «Je n’osais aller vers elle, est-il dit dans le texte, sentant bien qu’il était entre nous, lui, l’Invisible, et qu’il me cachait.» Occulte est tout ce qui nous occulte, inquiétant en raison même de son étrangeté insaisissable. Ce n’est donc aucune présence pleine qui tient lieu de horla, mais la défaillance de ce qui se trouve bien en vue, sa disparition livrant la frange d’un autre monde. «Et voilà que je commençais à m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme au travers de l’eau; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse1.»

Effet peut-être excessif mais qu’il nous arrive sans doute d’expérimenter bien plus simplement et sans nous en rendre compte, en des lieux réputés insolites. Au musée de l’Œuvre Notre Dame de Strasbourg, on arpentera, par exemple, une grande salle, restée en l’état pour ainsi dire depuis le XVIIe siècle, avec d’énormes meubles nappés d’une odeur séculaire et un plancher craquant sous le poids d’une démarche entrée en résonance avec l’écho étoffé des lieux. Un petit miroir, modeste objet n’éveillant aucune convoitise, placé en-dehors de la sphère du consommable depuis toujours, d’un cadre fort ancien et d’une couverture argentique légèrement opacifiée par les ages, nous laisse voir notre image comme au travers des ans avec, en arrière-fond, l’immense pièce bleuie par la pétrification de la glace, sa granulosité opaline. Les figures légèrement s’estompent comme pour laisser place à ceux ou celles qui s’y sont naguère contemplés. Une brume insensible vient gommer la parfaite appréhension de nos visages pour s’ouvrir ainsi à l’épaisseur des regards d’alors comme si leur spectre venait se superposer à notre propre image. Un flou, lié au miroir détérioré par les ans – un flottement –, passe, pour ainsi dire, devant notre silhouette, absorbée par l’atmosphère des siècles en lesquels elle se perd.

Le sentiment de l’étrange tient à cette disparition momentanée de l’image et du moi qui la soutient, au profit d’une forme absorbante, d’une masse gélatineuse qui se glisse entre le spectacle et le spectateur, indiquant, au travers ce manque, le passage d’un mouvement qui n’est pas accessible aux sens. Ces derniers n’en reçoivent le contour que de manière négative, de l’intérieur d’une expérience de dématérialisation résonnant comme un signe de folie, mais qui peut se laisser entendre encore comme une ouverture laissant passer l’impensable, l’inaccessible, la source d’inspiration qu’on qualifierait peut-être encore de muse. La lettre d’un fou est le témoignage d’une utopie dérangeante. Elle vient déranger le regard, dévorer les attendus de la perception. Mais ce dérangement – cette déstructuration du regard – est nécessaire à celui qui se met à l’écoute d’autres espaces et d’autres temporalités que celles du présent. Le chant des sirènes est de même nature: une déstabilisation de repères que partage le génie avec ceux qui se sont retranchés bien plus profondément encore dans la folie.