l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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L’épreuve de la futilité

 

Futiles seront les événements présumés sans importance ou pour ainsi dire inutiles. Cela doit s’entendre de tout ce qui passe inaperçu, si peu intéressant, placé en deçà du seuil de la perception courante. L’imperceptible, le détail, consonnent avec la futilité ne possédant guère le rang des choses imposantes. De même le superficiel, outrageusement mis en avant, trop voyant et soumis aux seules apparences. D’un côté, la chose futile se perçoit de trop, bariolée et excessivement colorée, de l’autre, pas suffisamment, sombrant dans l’inessentiel et l’inapparent. La futilité est donc placée à la croisée du superflu et de l’outrecuidance. Des événements futiles, on dira qu’ils sont soit insignes soit outrageants, à la frontière de la bienséance.

On comprendra, en ce sens, l’aspect marginal, l’étrange latitude de la futilité, sa double nature presque paradoxale qui en fait quelque chose d’excédentaire ou d’insuffisant. Depuis ses deux rives, elle ne cesse de nous appeler et nous séduire, même si elle ne trouvera guère de place dans le juste milieu des attitudes calculées, calibrées selon les us et coutumes en vogue. Petit faille inaperçue, elle en traverse les cloisons, en perce les limites comme ferait une fente d’abord négligeable. Aussi l’étymologie latine de Futilis désigne-t-elle ce qui «laisse échapper le contenu, ce qui fuit». De nature indomptable, elle passe au travers des plus petites lézardes et glisse entre les doigts. Futilité et utilité se tournent résolument le dos, mais la première est sans doute plus large que la seconde possédant du reste une consonne de plus sans laquelle les deux mots seraient identiques. Cette extension inaperçue, cette aventure transgressive, constituent le bord sur lequel se tient toute existence, trouvant en elles une ligne de fuite pour nous abandonner au silence, à la flânerie vagabonde de ce qui n’a pas vraiment de but.

Futile serait donc une attitude sans finalité, la vacuité d’un regard qui ne vise rien de précis et qui confère cependant une importance égale à tout. On y cultivera une forme d’indifférence, de neutralité grise rendant à chaque chose son côté anodin. Cela peut se laisser comparer au regard égaré de celui qui, sur un banc public ou depuis la terrasse d’un café, croise le regard des passants en conservant une distraction absolue. Rien n’émerge de ce brouillard inattentif qui ne soit ramené à l’inconsistance du quotidien, à la généralité du moment. À moins que ce soit le «rien» lui-même qui se montre dans le creux erratique de la vision, puisque aucun détail ne saurait s’imposer plus qu’un autre, tout demeurant dans le calme d’une lumière équanime. Le garçon de café se confond avec l’arbre, et le pigeon, qui vient glaner quelques restes, ne sera pas plus consistant que la statue figée et froide d’Auguste Comte sur la place de la Sorbonne. Cela peut durer de manière indéfinie, vague et absorbante. Alors cet instant précis ne possèdera probablement guère plus d’insistance que tel autre. Il n’y a, du reste, plus aucune individuation des instants, plus de différenciation des moments du temps, comme si ces derniers cessaient d’exister sous une rumeur sans nom: une plage d’indistinction des lieux comme des heures.

L’espace et le temps, dont Kant fait la condition de notre perception, soudainement perdent de leur force, comme si le regard rejoignait un autre bord, calme et sans bruit. Là, il ne se passe rien, la conscience abandonne sa vigilance et la perception ses intentions. Nous voici reconduits vers une zone où les unités de mesure taisent leur pouvoir d’imposer une forme et une différenciation à ce qui apparaît. Tout s’absorbe en une seule plage sans que le passé ne se sépare plus du futur. Rien de certain ne se découpe à l’horizon, pas même l’horizon lui-même, pas même le cadre dans lequel est généralement ordonnée la diversité sensible. La découpe fait faux bond. Le paysage se voit neutralisé par une léthargie futile qui nous met en communication avec des régions qui ne ressortissent ni à l’étendue ni à la durée. On touchera ainsi à la futilité comme expérience plus profonde que celle que nous attribuons à l’intuition attentive, à la distinction claire et nette des choses reconnaissables. La hiérarchie de l’avant et de l’après n’est plus de mise et on se sentira happé par un seul et même continuum sans qualités ni marques, en fuite sur toute frontière qui voudrait le cadrer. Le moment où l’on passe la commande sera exactement le même que celui de l’addition, fondu en un amalgame tissé d’une seule et même nappe, une seule et même rêverie.

Dans l’évanouissement d’une plongée aussi futile nous pénétrons au seuil de l’étonnement, étonnement devant l’indifférence générale d’un tableau où plus rien ne vaut davantage que tout le reste, à la manière de l’eau qui coule dans de l’eau, transparente et indistincte. La vue se généralise selon une abstraction qui fait d’elle une image qu’on ne peut plus attribuer à personne. Elle sera si futile, si anonyme qu’on ne peut même plus dire qu’elle est la nôtre, attribuable à une statue autant qu’au voisin absorbé par un point sans importance. Le paysage devient flottant, comme s’il existait soudainement pour lui-même. L’image se détache en une bulle conjonctive au tissu du monde. La conjonction des regards sera sans disjonction et les disjonctions, à peine naissantes, se perdent déjà dans la conjonction unanime. Situation hautement métaphysique pour autant que la physique mesure notre rapport au monde le plus normé, le mieux distingué.

La métaphysique s’ouvre sans doute davantage sous l’expérience futile du monde, dans ce coin enfoncé où tout se généralise et s’abîme en une vision abstraite qu’affrontent les peintres et les poètes autant que les philosophes les plus profonds. Il n’y a pas de philosophie sans ce regard perdu, cette soustraction qui nous arrache à la physique des entiers et des solides déjà posés dans le clair et le distinct. Cette préoccupation devant la vacuité de ce qui ne se distingue plus de rien concerne l’état d’un univers où la perception ne cherche pas encore le découpage des lieux et des choses. Elle fuit, goutte après goutte, en un silence qui s’installe entre les deux chutes, sans que cela ni ne commence ni ne finit. Elle s’instille dans le vide des bagatelles et des absences, essentiellement intermittentes. La métaphysique, dira Peirce, «repose sur un genre de phénomènes dont l’expérience de tout un chacun est tellement saturée qu’on n’y prête plus aucune attention particulière1». Elle se situe bien en deçà du seuil de l’intention et de l’attention, dans l’entre-deux des gouttes qui fuient, sous l’intervalle du temps où celui-ci perd sa chronologie. La métaphysique nous entraîne ainsi dans un questionnement curieux, égaré: «Y a-t-il, demande encore Peirce, une réalité du vague?», «le temps est-il une chose réelle, et sinon, quel genre de réalité représente-t-il?», «la conscience est-elle un continuum unique, comme le temps et l’espace, interrompu seulement de diverses manières et pour diverses raisons par ce qu’il contient; ou bien est-elle composée d’atomes solides, ou encore n’est-elle pas plutôt comme un fluide?2»

Le vague est certainement aussi consistant que le distinct et il y a fort à parier que le second s’indure dans le premier comme dans un milieu indispensable. Métaphysique sera le vague pour être plus primordial que l’intentionnel, plus fondamental que les instants du temps, atomisés par la conscience attentive. Il précède en quelque sorte le plan des choses physiquement individualisées. Les atomes de temps que sont les secondes se prélèvent forcément sur le fond indistinct et vague d’un fluide dont la fuite se fait de manière très élastique, loin de tout nombre. La futilité n’est rien d’autre sans doute que cette fuite hors des «fûts», des cadres, des cercles étroits qui voudraient tout emboîter, enclore, répartir en unités fermées sur elles-mêmes. Dans l’intervalle interminable de la vacuité, entre les gouttes du temps, s’élève cette prégnance métaphysique qui met notre conscience en rapport avec des ordres de réalité certes inutiles, mais fortement reliés au tout du monde. Cette conscience saturée, diluée est ainsi dépassement et débordement infinis. La futilité peut alors se considérer comme le lieu d’une médiation cosmologique où se révèlent l’âme du monde, la superficialité des chatoiements les plus inextricables, les moins individués. Ce qui nous conduira, du même pas, à extraire de la vacuité métaphysique autant d’essences vagues qui ne seront pas seulement synonymes de stupidité. Que le futile ne soit pas utile, cela ne suffit pas à le classer du côté de l’oiseux ou du spécieux comme on le comprendra du regard amoureux. S’y noue une expérience fondamentale en laquelle la contemplation touche à un seuil ultime dont l’homme n’est plus le seul regardant possible. S’élève ainsi une plage entrelacée où entrent en consonance le regard du garçon de café avec la statue d’Auguste Comte prise entre des essaims de moucherons et des feuilles de tilleul cherchant à se frayer un passage sous le tournoiement des moineaux.