l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

 Introduction






Les lumières de la ville, de ses affiches, le trafic des machines, leur paysage de fer, rien de tout cela ne nous émerveille plus. C’était encore le cas pourtant de Robert Delaunay lorsqu’il peignait la vitesse des hélices et la fragmentation du rythme urbain, au moment même où Fernand Léger explorait la brillance de l’acier, de ses corps mécanoïdes, aux allures futuristes. Désormais, tout a l’air tellement impassible, impavide, même les réalisations techniques les plus prometteuses quand elles se succèdent dans la profusion la plus irrationnelle. Non pas qu’il faille le dénoncer de façon mélancolique en y percevant la fin des temps, annoncée depuis toujours. La grande fatigue en biens de consommation, la prolifération de nouveautés presque blasées sont les signes annonciateurs d’un désir autre, un désir très éloigné des besoins artificiels de la société mercantile. L’étonnant serait alors, au-delà de l’envie de consommer, que nous puissions nous soustraire enfin à l’aliénation du toujours neuf pour nous frotter à des objets sans valeur apparente, difficiles à échanger ou à remplacer, posés en-dehors de toute balance commerciale, loin de la diffusion des valeurs de masse. Et par objets, il faudrait déjà en un certain sens entendre tout ce qui objecte, ce qui fait objection, résiste et déborde de partout l’autorité des produits les plus attendus.
La surprise serait, en effet, à chercher du côté de choses tellement inutilisables qu’elles refuseraient même de se laisser abolir par le recyclage des ordures ménagères ou de finir dans les déchèteries galopantes de notre économie. Contre les illusions d’une modernité où le progrès consiste à poursuivre les innovations de dernier cri selon une fuite en avant sans finalité, il nous faudrait sans doute imaginer des formes d’endurance et d’insistance bien plus originales, fussent-elles des plus futiles. Consommer n’est pas créer mais s’abandonner plutôt aux besoins produits par un marché qui s’enrichit de cette dépendance. Il nous paraît impératif à cet égard de tracer la ligne suivant laquelle le désir et la consommation se tournent le dos, laissant poindre ainsi une force véritablement créatrice, une aptitude à percevoir dans la réalité ce que nous sommes capables de vouloir en attendre, augmentant alors, suivant la langue de Spinoza, notre puissance de persévérer dans l’être. Que, par exemple, la montagne Sainte-Victoire s’éternise sur une toile de Cézanne et y laisse percer la force persistante par laquelle elle se masse, résistant au vent depuis toujours, cela n’aura pas ému, plus que de raison, ses contemporains d’Aix qui le prirent pour un excentrique sans grand intérêt. Mais cette manière massive d’endurer et d’indurer le monde, vue par Cézanne, n’est-elle pas autrement surprenante que de s’en laisser remontrer par des générations de microprocesseurs dont la mémoire en silicium déjà rend l’âme? On vit, certes, au siècle du passage, de la connexion, de la communication. Mais encore faudrait-il supposer qu’il y ait quelque chose à transmettre, à faire passer dans l’ordre des moyens de diffusion et qu’au lieu de se soumettre à un besoin présumé nouveau, le désir soit à même de devancer les attendus de la communication, créant des objections qui fassent exploser leur rengaine. On exigera alors de toute technique qu’elle trouve dans l’art ses moments de suspension, que l’informatique découvre un monde virtuel qui glace les images d’un espace immense à traverser, témoin d’univers dont l’infographie et le cinéma longeront les spectres en des ralentis extrêmes. Nous étonnera finalement ce qui refuse de passer, de se laisser détrôner par les prétentieuses nouveautés, jetées sur le marché de la consommation: l’inconsommable en quelque sorte, l’irrecevable, à l’instar de ces chaussures inutilisables dont Van Gogh a tracé sur une toile la présence inquiétante, toutes deux servant curieusement à chausser le même pied. Des moments de stupeur que l’image numérique peut manifester sans doute avec autant de grandeur quand ses scanners balaient les méandres de la matière recoupant la poussière des grains argentiques pour y voir naître les objets de son désir.
Les images, déversées sur nos écrans, économiquement valorisées, ne nous étonneront plus guère, prises d’une lassitude qui se décline en boucle selon des répétitions érodant tout avenir. Loin du flot mensonger des flashs de dernières heures, l’étonnement nous appelle avec l’obstination intempestive de choses et de créations bien plus prenantes que les produits à la mode, jetables à raison de modèles de plus en plus performants, absorbés dans la grande frénésie du marché. On y reconnaîtra comme miraculeux de voir durer une émotion ou un sentiment, autant qu’une idée, sans la voir relevée ou remplacée par une nouveauté présumée. Et cet arrêt, ce blocage du temps, peut advenir par un tracé éblouissant, à la façon d’une étoile filante, impressionnant les mémoires de sa vivacité, de sa célérité unique comme pourra le provoquer une image de synthèse qui parcourt les méandres infinis d’un flocon de neige! L’étonnant, dans la pause qu’il expose, n’est pas, bien sûr, le conformisme d’une tradition que nous regretterions d’avoir perdue, se laissant bénir en latin pour ralentir la frénésie de l’insigne. La surprise ne s’imposera pas, en effet, sous la forme d’un modèle à restaurer nous poussant à en revenir seulement aux anciens contre les modernes mais consisterait à s’engouffrer plutôt sur le fil d’une certaine futilité qu’il nous faudra tourner contre la suprématie des échanges confondant le désir avec le profit. Où il s’agira de nous ouvrir à la minutie d’objections, de déjections qui, hautement inutiles du point de vue de leur rentabilité, ne sauraient se laisser abolir, gagnées par un vent de contestation pour toucher à des pointes d’éternité, obstinées, ravageuses, perforant l’arrogance des volatilités boursières.
À cela mène la lecture des philosophes ou la vision des grandes œuvres artistiques qui nous feront prendre forcément des risques. Lire un livre, ce n’est pas nécessairement se laisser couler dans ce qui est attendu par la critique littéraire en vogue lorsqu’elle repère les options les plus répandues, les réponses aux préoccupations du moment. On aura noté depuis toujours la moquerie adressée à la philosophie – à ses objets – ridiculisée par Aristophane comme une activité qui ne sert de rien, placée hors du présent, posée en-dehors du savoir, de l’actualité et du courant de l’information. Tout se passe comme si la futilité, l’inactualité si difficile pourtant, étaient désormais suspectes et que les concepts devaient se laisser abolir, aplanir sous la conformité du partage le plus rentable, diluer sous les réponses de nouveaux sophistes, disposant d’opinions toutes faites en gagnant la sympathie des foules. Commencer à penser réclame, de fait, tout autre chose! Ce qui est compris de tous, sans aucun moment de trouble et de réflexion, c’est avant tout l’ensemble des convenances qui ne surprennent plus personne à force de se répéter en boucle. C’est là, désormais, le lot des biographies de plus en plus prolifiques où chacun y va de sa propre importance, de son moi démesuré, gagné par la panique d’une célébrité en perte de vitesse. Mais cela n’a rien de commun avec l’écriture d’une œuvre impliquant des aventures risquées, inattendues, nous introduisant dans des contrées étranges, des contre-allées réclamant une certaine mise en instabilité.
Le risque se place, peut-être mieux, du côté de la futilité d’un Steinbeck ou d’un Malcolm Lowry autant que de celui qu’induisent des mouvements infinis de l’art visuel, pointant du doigt une vie dénudée où il n’y a plus rien à faire, une vie fragile dont l’horreur et les espaces vides ne sauraient chercher à attirer quiconque. Là, les vies deviennent intéressantes pour leur peu de gloire, pour leur improbabilité, confinant à l’absurde, suscitant des désirs que rien de disponible ne saurait satisfaire. Des œuvres, il faut bien reconnaître l’allure menaçante pour nos existences sans cesse assistées, sécurisées à outrance, prêtes à s’évanouir dans les slogans à la mode ou, au contraire, à se démarquer dans les défis de l’extrême le plus irréfléchi. Les écrits, les tableaux, les sculptures ou les films originaux sont bien trop autres, trop inattendus face aux habitudes prises depuis nos torpeurs et nos frénésies les plus quotidiennes. On y apprendra à penser autrement, de manière contre-productive, comme si la futilité de ce qui ne sert pas le cours du marché mondial nous ouvrait d’autres horizons. C’est de cette course désespérée après l’utile, de cette vie étouffante des affaires courantes, perdant le sens du futile et de l’extraordinaire, que l’étonnement philosophique pourra nous tirer, nous extraire. Il nous mettra ainsi en présence de questions, d’une force d’objecter, qu’on ne peut esquiver, ni résoudre une fois pour toutes, placées par-delà le chiffre de nos réussites trop souvent calculées à l’aune d’une puissance seulement financière.