l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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Surprise de Géricault

 

Nous sommes surpris par peu de choses tant la vie quotidienne nous happe sous les exigences blasées de la routine. Mais la surprise nous reprend sans doute d’un autre biais. Elle nous prend pour ainsi dire de plus haut, nous extrait du bain de l’habitude. Non pas qu’elle nous surplomberait ou nous surpasserait pour pouvoir nous sur/prendre. D’en haut, il n’y a guère de réelle surprise, nous voyons le plan de la ville, nous saisissons ce qui arrive de loin, ce qui se profile et s’annonce à l’horizon. Pas davantage la surprise ne s’enveloppe en un paquet à déchirer, se laissant dénicher comme on ferait d’un cadeau dont nous savons toujours un peu d’avance de quoi il retourne. Il s’agit, plutôt que d’un survol ou d’un enveloppement, d’un suspens, d’un arrêt qui nous prend de l’intérieur en nous interdisant de nous accrocher à quoi que ce soit. L’inconsommable, son objection, est l’essence même de la surprise. Au point d’où nous sommes surpris, l’horizon est perdu et avec lui toute perspective, toute échappée. Encore moins pourra-t-on compter sur l’abri d’une boîte bien fermée, sur son écrin pour le garder secret. La surprise nous déprend ainsi de nos assisses, de nos assurances comme de nos retranchements et de nos refuges. Devant elle, je ne sais plus, je suis pris tout entier en une incertitude sans limite. Nous voici suspendus, interloqués, désorientés au sein d’une parenthèse soudaine qui ne se ferme par vraiment dans la mesure où il ne nous est connu aucun bord, aucun terme auquel se cramponner. La surprise coupe le souffle, elle interrompt la respiration parce que la finalité de ce qui se produit nous échappe et qu’il nous faut chercher à quoi bon. C’est peut-être l’étonnement même du miracle d’avoir perdu tout sens. Marcher sur l’eau est miraculeux, certes, mais à quelle fin? Transformer l’eau en vin, cela touche au merveilleux, mais cela ne sert pas vraiment une cause très grandiose. À Cana, on avait déjà trop bu, laissant à lui-même ce vin devenu surnuméraire.

L’inutilité, l’irrecevabilité, l’immotivation, à cet égard, ne laisseront pas de surprendre. De tels sentiments, nous les éprouvons parfois devant certains objets de l’art. Une toile se présente, à cet égard, comme un trou dans le tissu de la durée, une surprise dont nous ne savons pas toujours quoi faire. Devant Le radeau de la Méduse de Géricault, je m’étonne et m’assieds, pris dans l’incapacité de trouver une issue. Des cadavres et des mourants s’enlacent pêle-mêle sans aucune possibilité de trouver terre ferme, disposés sur une embarcation fragile, sans eau ni vivres. Nous voilà donc médusés! La situation, représentée par le peintre, est d’ailleurs sans espoir puisque le bateau minuscule, à l’arrière-plan, tourne le dos à l’embarcation de fortune des rescapés qui sont loin de l’apercevoir. L’objet s’insinue presque comme un obstacle dans la toile, un point de fuite sur lequel il n’est pas même possible de prendre appui, devenu comme extérieur à nos attentes. Quoi faire d’une telle vision? On dit généralement que l’art pourrait au moins servir à décorer un lieu. Mais Géricault nous reprend ce droit, nous suspend de ce pouvoir, nous surprend de n’y arriver jamais. Son tableau est trop grand pour n’importe quel lieu. Il n’entre en aucune pièce. Il ne tient en place nulle part. Il faudrait un recul terrible pour le saisir en son entier et, lorsqu’on le voit de suffisamment loin, les reflets, les contre-jours nous interdiront de le prendre en son ensemble.

Ne pas le recevoir en sa totalité, voici qui déjà nous surprend, nous repousse de l’œuvre et nous y rattache de façon ambiguë. Excédentaire par rapport au lieu, on voit bien que l’œuvre n’a rien de décoratif. Elle ne tient en place nulle part. Et même si on la réduisait, si on l’inscrivait dans les limites simples d’un poster, d’un timbre poste, la chose aurait du mal à illustrer quoi que ce soit devant l’horreur de la situation et les cadavres qui s’y décomposent, suivant en cela un vert défraîchi envahissant ostensiblement tout le plan. Il est vrai qu’un objet possède régulièrement des fonctions décoratives ou qu’un outil sert généralement à quelque chose d’autre qu’à sa seule exposition comme, par exemple, enfoncer un clou pour le marteau. Mais Le radeau de la Méduse ne sert à rien de tout cela! Il ne possède nulle fonction externe à sa présence, pas même celle de rendre agréable un espace devenu habitable. L’ouverture de son cadre immense donne davantage sur l’inhabitable, l’inconfort d’un radeau sur lequel il n’y a pas assez de place et où tel corps gisant ne pourra qu’incommoder ceux qui ne sont pas encore morts.

On aurait bien du mal, sous ce rapport, à définir cette vision comme expression du beau, comme résultat des beaux-arts. La laideur y est suffocante. Que faire alors de ce tableau bien encombrant dont tout le monde rêverait de se défaire, placé en contre-champ de toute consommation? Interloqué, on ne manquera de scruter d’un peu plus près les corps nauséabonds qui s’étalent à l’avant-plan. Que ne les jette-t-on par-dessus bord si, précisément, ils ne forment qu’un aperçu d’une vie déjà morte, morts-vivants tenus en réserve sans pouvoir nourrir les survivants? On dirait ainsi que, loin de servir à quelque chose ou de se rendre utile, à l’instar d’un escalier fait pour s’élever, ce tableau se creuse en lui-même, porte un sens et une vérité qui sont inséparables de l’impertinence affichée, mis en présence du rien, du vide océanique. Ce tableau ne possède aucune finalité externe, aucune fonction à servir. Il se contente, semblable au Christ de Holbein, de se porter soi-même, de porter vers l’inconsommable la matière dont il se creuse, habitée par un sens qui ne s’en sépare plus, attachant au support comme la décomposition des cadavres dont Géricault avait laissé la puanteur envahir son atelier.

Le surprenant tient du fait que le peintre se met à la recherche de corps humains, errant dans les cimetières et les morgues à seule fin de rendre visible la putréfaction de membres devenus pour ainsi dire inutiles, au risque de se rendre malade et de laisser l’atelier en un état d’insalubrité qui habite encore la pâte de sa peinture. Comment justifier une telle folie pour une œuvre dont personne ne saurait être acquéreur? Trop immense, trop laide, l’œuvre est-là pour rien, interrompant notre habitude, mobilisant notre attention à s’aiguiser vers l’inhumanité qui y règne. Comme si, soudainement, devenait visible le fait qu’il n’y a pas d’essence humaine, que notre existence est fragile, toujours en passe d’être interrompue par un naufrage, prise dans des aléas et des accidents que le peintre laissera nous surprendre. Surprenants sont la mort, la gratuité de l’existence, le «pour rien» de nos vies qui dès lors se mettent à briller pour elles-mêmes. Ne servant à rien, n’ayant aucun but déterminé, ma présence devient objective, objectante, problématique et on ne voit plus rien que sa futilité. C’est ce que Benjamin comprendra si profondément lorsque la perte de toute aura, de tout prestige, laisse les objets s’animer d’une vie abandonnée. Sur Le radeau de la Méduse tout devient vain mais dans ce dénuement, dans cette détresse, délaissés par Dieu autant que par l’humanité, les survivants se montrent tels qu’en eux-mêmes, pour ainsi dire sans être effacés par leur fonction sociale ou leur destination religieuse. Leur chair se rend visible, dénudée, démeublée. On ne peut plus croire évidemment à une dernière onction, à une sanctification par l’au-delà tant la mort qui rôde se montre inintentionnée, frappant au hasard. Comment se présente alors cette existence endeuillée, comment se montrent les hommes ainsi délaissés aux seules ressources de leur corps objecté, enfermés dans l’espace étroit des quelques mètres carrés d’une embarcation de fortune?

Dostoïevski devait dire, à plusieurs reprises et notamment dans Les frères Karamazov, que même reclus sur une cime qui ne mesurerait qu’un mètre sur un, n’importe quel prisonnier se battrait pour survivre et refuserait de se démettre de sa liberté ou de se laisser aller au suicide1. C’est oublier cependant que cette liberté se déploierait en vain, pour rien, sans autre possibilité que de se montrer elle-même, nue, comme le ferait un penseur sur son rocher. La liberté s’y trouverait désœuvrée, incapable de se prolonger par le moindre acte, médusée par sa seule présence, dépourvue d’usage, d’intention et de projet. À quoi pourrait bien penser un penseur qui, comme celui de Rodin, se retrouverait dans son plus simple appareil au sommet d’un récif cerné de vide? À quoi bon exercer la méditation si ce n’est pour elle-même, sans trouver d’autre issue que de se raccrocher à elle, de se montrer seule, isolée, perdue, avec l’unique possibilité de s’en tenir à sa détresse intransitive.

Vient ainsi le moment où la mort ne peut plus nous sauver et nous porter ailleurs, nous délivrer, sachant qu’elle nous expulse du pouvoir de la contempler et de la comprendre. Impossible de la regarder en face. La mort nous arrive sur un radeau sans aucune promesse ni rédemption. Elle s’impose comme un terme qui ne nous porte plus vers un autre monde. Elle n’est même plus concevable comme une échappée. Aucune échappatoire ne qualifie la mort. Elle nous arrive sur le radeau de l’existence et nous rejette d’elle-même. Elle cesse, du même geste, de nous abriter. Epicure devait le pressentir, lui qui nous apprend que morts nous ne sommes plus là pour le savoir et vivants nous ne savons pas ce qu’elle est1. La mort nous démet du pouvoir de la saisir. Elle nous chasse de la possibilité de s’y glisser et de s’y enfuir. Elle n’est plus une chance, une passerelle, mais une borne qui nous cerne, indépassable, une frontière sur laquelle l’existence nous laisse entendre que nous sommes tous embarqués en un bateau. Géricault met à nu les corps dans cette objection – abjection – majeure où ils ne peuvent se surprendre que d’eux-mêmes, d’être-là, pour rien, s’entendant souffler, s’effrayant du cœur qui bat. Ne servant à rien, ni à nous faire découvrir les cieux, ni à nous révéler une âme supérieure, les corps sont débarrassés de toute mission, de toute tâche. Ils n’ont plus à nous conduire vers un autre monde en maîtrisant leurs pulsions, ils ne nous mènent plus que vers eux-mêmes, vers ce vert, cette pâleur étrange qui les orne et nous apprend leur liberté, leur détachement devant tout devoir à accomplir. Surprenants sont les corps qui n’existent plus que par leur propre lumière, dans l’espace réduit d’une existence sans lendemain ni survivance, placée en deçà même de toute vanité.

On ne voit plus qu’eux désormais. Ils ne nous cachent plus aucun horizon, aucune transcendance à atteindre. Ils sont là, pires que des crânes ou des têtes de mort effrayantes, sans qu’on leur ait assigné une quelconque finalité, juste pour eux, pour rayonner une unique fois dans l’univers infini, surpris de leur chaleur, de leur respiration et transpiration. La pensée alors se recourbe sur cet îlot du corps, tête dans la main, saisissant son étrange beauté et ouvrant en ce repli une grâce spéciale: la grâce de voir la complexité du rocher sur lequel nous sommes enchaînés, le charme qui émane de la singularité des nervures du radeau où l’on aura trouvé refuge, l’écume si particulière d’une vaguelette qui meurt sur la grève, expirant à jamais en libérant ses petites bulles dans l’atmosphère. Ceci porte un goût amer, en même temps qu’un silence qui nous prend et nous surprend d’ouvrir ainsi des résonances infinies dans la moindre parcelle de vie. C’est l’heure du condamné à mort qui, comme Dostoïevski, monte à l’échafaud dans un temps ralenti à l’extrême, attentif à tout, à un grain de beauté sur un visage, un poil sur le nez ou un sourcil légèrement tombant. Dans la surprise de ces visages qui défilent de plus en plus lentement, naît une contemplation que l’homme moderne reconnaît comme sa signature. Notre monde, circonscrit de toute part, est, désormais, devenu interne, internel dirait Péguy1. Il ne donne plus que sur son immanence, sur de petites joies objectives dont l’étonnement nous porte à vouloir l’éternité.