l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

 Version Lyber

("ceci n'est pas un livre")

Où Acheter ce livre?

Le repentir du peintre

Giotto, en l’an 1305, peint l’adoration des mages avec, sur le haut de l’étable où séjourne le nouveau venu, l’énorme étoile qui déchire le ciel suivant une trajectoire et une chevelure très proches de la comète Halley. Cette représentation introduit, dans la sérénité des poses adoptées par tous les personnages, un mouvement d’une grande célérité suggéré par la traînée floue entourant le noyau de l’astre. Première introduction du mouvement dans l’histoire de la peinture, un mouvement suggéré par une coulée de couleur qui vient en trop et pour ainsi dire en supplément par rapport à l’économie de la représentation picturale! Objection majeure dans un monde de poses stylisées, parfois caricaturales que Giotto entraîne dans des formes de déplacement aujourd’hui presque minorées, au point peut-être de ne plus les apercevoir. On dirait, au dessus de la crèche, une boule de feu doublement rayonnante, avec une aura de plus en plus étirée vers la gauche marquant ainsi le processus même du mouvement. Celui-ci trace, en l’instantanéité figée de la scène, l’empreinte même du passage, gravée par un feu rougeoyant, à la manière d’une brûlure inoubliable. Un passage qui grossit, se répète, se met en écho d’une griffure redoublée comme si elle introduisait ainsi dans la scène un bougé, une trajectoire étonnante que la peinture appellerait sans doute, faute de pouvoir l’intégrer dans son économie, un reste, une déjection, voire «un repentir». Ne serait-ce que parce que Giotto devra revenir, à plusieurs reprises, sur l’exécution de la comète. Une première fois pour en réaliser le noyau, une seconde pour l’entourer d’un halo et enfin une troisième pour lui surimprimer la traîne un peu floue, comme par transparence. Le mot a de quoi surprendre, mais a le mérite d’indiquer qu’on revient en arrière, suspendu sur le passé, non sans se pencher vers l’avenir. Et cela d’autant mieux que rien ne bouge en ce moment de recueillement, rien ne s’agite dans ce cliché, sauf, évidemment, l’étoile surnuméraire qui occupe, dans le ciel, une position en décalage. Aussi, sous l’injonction du repentir par lequel le peintre reprend son tableau, l’arrange ou le transforme, l’image ne saurait se fermer. Elle se retouche incessamment, sans effacer les formes préalables. Très peu content de lui, le peintre forcément se reprend et se repent d’un débordement qui ne le satisfait guère. On y voit s’ouvrir alors un passage, un trajet conservant les tentatives antérieures, tout une mémoire qui montre que l’œuvre n’est pas finie, inconsommable autant qu’inachevée. Elle se coupe, se découpe, se recoupe, revient en arrière, sur un mouvement qu’elle doit reprendre et répéter sans être sûre de pouvoir le mener à bien.

Le peintre, souvent, marque un temps d’arrêt, exprime un regret, prend de la distance, revient à sa fresque et l’étoffe d’un glacis supplémentaire. ­L’œuvre s’ourle ainsi d’une strate de plus et Giotto, par le flou de la comète, se reprochera sans doute de ne pouvoir se satisfaire d’un travail fini. Les bords manquent de caractère et de précision. Il en rajoute une couche, rectifie la trajectoire, se remet au travail pour effacer tel ou tel détail avec une minutie qui est comme un trou dans la toile, une porte futile au sein du tableau: une indécision donnant sur ce temps qu’aucun cadre ne pourra vraiment enfermer. Le repentir du peintre est, assurément, l’expression d’un ratage, d’une rature qu’il s’efforce de gommer, mais rien n’y fait! Il est en train de peindre le mouvement, quelque chose qui refuse la forme figée, le contour arrêté, toujours en transit à l’instar d’une comète aux abords confus. On s’étonnera alors de cette vision du passage qui sera, à l’intérieur de la peinture la plus précise, comme une ébauche, une esquisse, une tentative de retournement. Michel Ange, pourtant si clair et précis dans le trait, reconnaîtra lui aussi que «l’esquisse, en tant qu’elle n’est pas arrêtée, possède une forme instable et ne cesse de se mouvoir dans le réseau très ténu des repentirs». Il s’agit en tout cas, par de tels retours sur un geste ou une figure en mouvement, d’une approche plus que d’une capture, d’une allure plus que d’une vérité: un essai au sens donné par Montaigne à ce terme.

Dans un texte intitulé Du repentir, Montaigne se présente précisément comme un peintre du passage, incapable de fixer l’allure définitive de l’homme:

«… si j’avais à <le> façonner de nouveau, je <le> ferais vraiment bien autre qu’il n’est. Mais voilà, c’est fait. Or les traits de ma peinture ne se fourvoient point, quoi qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse: la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Egypte (…). La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas l’être, je peins le passage (...) Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais: elle est toujours en apprentissage et en épreuve1.»

L’objet n’est jamais assuré mais toujours en état de nous objecter sa nature inconsommable. On voit bien, en ce sens, que le repentir consiste en un effort de restituer, par une image incertaine, les mouvements fugitifs du monde. Il est un ratage, mais son raté indique précisément que quelque chose nous échappe, ne se laisse pas immobiliser, introduisant une forme d’étonnement dans le cours régulier de nos vies. Quelque chose ne tourne pas rond, ne cesse de se reprendre, de se faire autre au travers de cette tentative de reprise débordant largement le cadre général de la peinture ou de l’écriture. Il y a, en effet, un étonnement issu du tremblement avec lequel la vie fait éclater toute borne. Dans le temps calme des actions qui se succèdent toujours en ordre, on verra exploser, en de petits instants anodins, des figures impossibles à formater entre les limites figées d’une heure ou d’un moment. Le passage est plus fort que le moment délimité avec soin. Il ne se laissera saisir que sur le vif de son tremblement. L’indécis, le vague, la rature, sont autant de bavures qui ne cessent de nous surprendre et nous aiguiller vers une porte, une béance en laquelle nous remarquerons que quelque chose ne marche pas bien ou, du moins, comme il le faudrait, que le temps s’arrête, s’inverse, s’innerve en un passage ouvert sur une autre heure. C’est là l’expérience d’une ivresse naturelle, affirme Montaigne, d’une révélation qui nous montre que la constance n’est qu’un mouvement plus languissant, presque ralenti, mais un mouvement tout de même. Il faudrait bien sûr accélérer l’image d’une montagne pour se rendre compte qu’elle est liquide et faite de vagues selon la suggestion de peintres déjà bien plus modernes. Partout, en tout cas, même dans la forme la mieux arrêtée, comme les rochers du Caucase, se montrent le passage, son inscription, l’empreinte de sa rainure, de ses griffures. Des marques qui, dans l’ordre apparemment intransigeant du monde, nous indiquent déjà ses hésitations, ses balbutiements, son manque d’assurance. Face à ces inconstances, on verra affluer des questions étranges et des repentirs créateurs. Mais sous les tourments que ces objets vagues nous infligent, on comprendra que le repentir ait encore un sens moral.

 

Il n’y a d’espoir ou de désir que par rapport à la force d’un mouvement qui cherche à se faire, à s’accomplir dans un instant à venir et un espace à produire. La force musculaire de la main qui cherche sa proie préfigure le souhait. De même, le remords ne peut s’envisager que sous l’étonnement de ce qui passe tellement rapidement que cela ne pourra pas être vraiment retenu, l’objet restant par définition extérieur au sujet, en un débord impossible à éponger. La soirée était belle et pourtant inoubliable sous la célérité même de son passage… Impossible à retenir, ce mouvement, ce geste festif ne peut que se répéter, se reproduire dans le cadre d’un repentir qui y revient. Le repentir est une puissance de répétition par laquelle, en revenant sur un geste, en se rappelant un souvenir, celui-ci sera transporté sur un autre terrain, comme sur un autre temps. Et une telle reprise implique de profondes modifications de son sens. La nostalgie ne va pas sans une idéalisation du passé, parfois excessive.

En revenant sur un acte, le repentir produit une répétition très différente de ce qui aurait dû se passer. Le regret désigne le sentiment que l’issue aurait pu être autre! Il réactive cette solution très différente comme si elle s’était vraiment produite, réinventant ainsi le passé lui-même. Une façon d’imaginer, pour ce qui est arrivé déjà, un nouveau destin, une orientation différente. Sous la force du repentir, le moindre geste se veut autre, affirme une bifurcation des intentions et des buts visés. Si je regrette, c’est bien parce que je perçois une finalité inédite pour mes actes, un but qu’ils ont loupé mais dont ils se sont approchés et que le remords va montrer en toute son attraction. Se repentir, c’est en quelque sorte refaire, en une autre approche, le geste irréparable déjà accompli. Un recommencement, certes futile, qui nous ouvre cependant d’autres destinations. Alors le temps apparaît comme quelque chose d’échu et d’irrécupérable mais s’y glisse, au même moment, un désir de le reprendre, d’en modifier le cours à travers la confession, le remords, impliquant déjà qu’on s’en souvienne, qu’on ne l’oubliera pas, que ce qui est digne d’être retenu va se rejouer sur le plan de la mémoire, se ventiler dans l’espace de l’imagination.

Le passage des gestes que nous avons faits et que nous regrettons si souvent, en les souhaitant autres, ce passage vertigineux ne passe plus vraiment, s’immobilise en une forme de repentir moral qui nous engagera à rejouer la scène selon des orientations innombrables et inventives. Et cette répétition n’est pas nécessairement de l’ordre de la culpabilité ou de son rituel obsédant. Elle peut définir un repentir cantonné bien plus dans l’étonnement de percevoir de nouvelles issues, tout un labyrinthe de destinations possibles que nous n’avions d’abord pas entrevues. Le repentir plus qu’un refoulement, voire un gommage de nos intentions, en désigne une démultiplication. Au lieu de cultiver une honte qui les recouvre et tend à les effacer, nos actes les réactivent par le processus enrichi du repentir. Celui-ci inaugure un chemin dont nous n’avions pas idée, creuse l’espace d’une reprise créatrice pour ouvrir dans le temps une galerie, un seuil capable de communiquer avec d’autres devenirs, un réseau de sens pluriels. Rien n’est figé dans nos attitudes pour celui qui rejoue son passé à un autre niveau d’explication ou d’interprétation, se découvrant des significations restées inconscientes avant que n’intervienne la ventilation du repentir. L’autobiographie, comme l’art de l’autoportrait, n’a pas d’autres ressorts. Van Gogh, qui se représente sous les traits jaunis d’un japonais, donne à sa peinture les ressources inégalables de son désir et lors même qu’il se figure avec l’oreille coupée, on sentira à quel point le tableau se cherche des motifs dignes de sa peinture. L’inconscient du repentir, sa démultiplication prolixe et sans limites précises, ne ressemble pas aux faits primitifs que la culpabilité nous aurait conduits à maquiller ou à ignorer. La confession, sans même être une reconnaissance de nos fautes ou une culpabilité affichée devant nos choix les plus sordides, marque davantage le possibilité d’en rejouer les carrefours, d’en reproduire la lecture pour une régénération aussi créatrice que celle du peintre reprenant le même tableau sur son chevalet.

Dans le repentir, le passage sur lequel nous nous arrêtons s’éternise et va entrer en bifurcation, entraînant notre réflexion sur des chemins qui divergent. Il nous est toujours loisible de reprendre nos vies, d’y insuffler des éventualités que nous ne pouvions pas même soupçonner sans une telle reprise. L’existence la plus achevée reste une œuvre ouverte, se compose d’instants dont aucune biographie ne possède la vérité ultime. L’interprétation ouvre alors les perspectives d’une vie infinie, reprise sous des points de vue chaque fois décalés, inventifs, créateurs de valeurs comme Nietzsche devait le comprendre si bien. Et cela fait de l’interprétation un événement étonnant dont personne ne saurait arrêter l’excroissance. Un mouvement non consommé qui ne cherche pas tant à excaver le passé plutôt qu’à le rejouer, le reproduire ou le renouveler selon une différence maximale. Rien n’est écrit, même pour ce que nous avons déjà vécu! Rien n’est fixé, pas même cette ligne ou ce trait que le peintre va reprendre. En le maquillant, le motif peut resurgir autrement au travers cet aplat qui était censé l’ensevelir, de sorte que le cheval de Géricault, recouvert par une couche de peinture destinée à le camoufler, laisse deviner néanmoins comme une cinquième patte. On y saisira une orientation et une aventure possibles que le tableau n’a pas complètement exclues de son cadre. Un mouvement impromptu qu’on retrouve dans Derby à Epsom, une toile sur laquelle l’environnement des chevaux au galop refuse de se figer, montre de fines bandes de couleurs continues que Géricault ne veut pas stabiliser, créant par là une forte impression de vitesse. Nos vies aussi sont comme des étoiles filantes…