l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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Chevaux de Troie

 

Le contretemps couvre une durée relativement importante pendant laquelle il convient d’attendre un événement qui n’était pas prévu. Il s’agit d’un inconvénient assez surprenant qui, dans le temps, trace un rebroussement, une bifurcation inattendue, impromptue, voire une contrariété. Celle-ci pourra nous entraîner loin de ce qui était voulu, de ce qui était visé, valant dès lors comme un obstacle qui retarde nécessairement toutes nos échéances. C’est le cas des chevaux de Troie en informatique et les sauts de côté qu’ils infligent à nos dossiers ne manqueront pas d’orner ou qualifier nos propres secrets. À l’intérieur de l’action se glissent un impondérable, un fétu de paille dérangeant l’ordre de nos espérances: petit grain de sable qui va tout faire capoter, dérailler et qu’on attribue généralement au hasard. Comment s’accommoder de ces attentes, de ces délais interminables dans ce monde de tempêtes caractérisant l’existence des hommes?

Les hasards, les accidents sont toujours ce sur quoi il ne faut pas trop compter, des inconvenances susceptibles de bouleverser nos projets. Même lors d’un jeu, nous esquissons des stratégies, forcément déçues par celui qui, sans voir nos intentions, va pourtant jouer un coup indésirable, mettant à mal l’acrobatie qu’on s’apprêtait à réaliser. Cela dure parfois un temps infini et nous pousse à hâter le partenaire de jeu. La mise en œuvre de nos intentions ne se fait jamais tout à fait en fonction de nos désirs! Une faille écarte régulièrement ce que nous faisons de ce que nous voulions et le cheval de Trois qualifie la figure la plus haute d’un retournement de ce genre. C’est là le caractère contingent de l’action humaine. Au lieu d’un destin implacable, on parlera sans doute mieux d’un avenir improbable qui, au fil des accidents nous entraînera sur une chaîne de conséquences difficiles à prévoir. Je veux le meilleur et, dans l’impatience, réalise le pire! Les actes sont sans cesse déviés par des relais qui ne conviennent plus au but visé. Je cherche le bien mais commet le mal! C’est là l’étonnement le plus cru, le plus violent qui nous terrasse et engage notre plus grande prudence devant le souci d’agir. Il nous faut endurer ainsi une forme de patience qui saura creuser, dans le temps des intentions, un réseau interminable d’hésitations.

L’intention se bloque, piétine suivant des facteurs futiles qui entrent en concurrence autour de ce que nous faisons pour tout prendre à rebrousse poils. Ce que nous souhaitions de mieux se trouvera suspendu par une évaluation des possibles qui viennent étoffer l’entreprise réelle. Où il conviendrait, comme le dit Descartes, de changer plutôt l’ordre de nos désirs que l’ordre du monde. Mais il faut bien agir, poursuit-il, au lieu de se laisser tétaniser par l’angoisse de mal faire! Il faut en tout cas, dira-t-il, une morale provisoire, une règle de conduite même si le bien fondé de cette dernière n’est pas démontré. Certes, il est des situations où nous n’avons pas le temps de nous retourner en tous sens. Nous ressemblons tous, d’une façon ou d’une autre, au chirurgien incapable de remettre à plus tard son geste sans voir mourir son patient. Il nous arrive, ce faisant, de longer des contretemps au sein du temps affolant en lesquels il n’y a plus de règles d’action imperturbables. Un contretemps de ce genre constitue ce moment d’interruption de la chronologie capable de donner libre cours à ce qui se profile d’inquiétant à l’horizon, de l’anticiper et de rendre visibles les revers de la fortune. Au lieu de se précipiter n’importe comment et de s’en tenir à une règle idiote, il vaudrait mieux se laisser porter par le corps, par la certitude d’un geste capable, comme pour le nageur, de trouver des points d’appui sur la vague pourtant glissante. Quelque chose s’introduit dans les rouages du temps qui nous conduit à laisser au corps le soin de trouver, dans le mouvement, des prises devenues immobiles pour celui qui s’en empare très vite, et de façon furtive. S’impose la sensation de courants relativement stables dans la masse liquide, de points fluents sur lesquels nous appuyer, points incertains qui impliquent une évaluation évasive plutôt que ces certitudes absolues d’une morale expéditive et parfois tatillonne1. Une chose fixe, une référence apparemment stable le sera relativement à la vitesse comme l’air qui porte l’aile de l’oiseau mais devient insensible quand le mouvement se ralentit. Le préférable sera donc plus fiable que le certain. On ne sait jamais ce qu’induit une règle appliquée à tout prix, trop inflexible, et il vaut mieux que celle-ci se plie, s’adapte à la situation comme le mètre en bois souple et fin du menuisier mesure un arrondi sans rompre.

Dans un monde où règne l’étonnement face à ce que nous attendions de mieux, il ne saurait être question d’appliquer des règles morales intransigeantes qui ne souffriraient aucune exception. Là où règne le hasard, reconnaît Aristote, la morale tatillonne ne nous sera d’aucun secours. Il est des choses nécessaires qui arrivent toujours, inévitables comme l’ébullition de l’eau lorsque je la porte à une certaine température. La cuisson attendue ne saurait pas ne pas se réaliser! Une physique est pour cela même possible. Il y a, en revanche, des choses plus complexes qui arrivent le plus souvent, mais qui ne sont pas aussi certaines comme la hausse d’une action en fonction de la rémunération qu’elle promet. Une économie en ce sens sera toujours praticable. Mais, il y a bien pire concernant des choses qui arrivent seulement quelquefois ou, pour ainsi dire, une seule fois et qui tiennent au miracle, introduisant les inconvénients les plus redoutables dans le cours ordonné du monde. Ce sont là des épisodes qui se produisent sans aucune nécessité et qui auraient été susceptibles d’advenir autrement. Or c’est dans un tel monde, peuplé de singularités, d’écarts, que vivent les hommes, l’ordre des affaires humaines étant nécessairement incertain. D’où la grande difficulté de jongler avec nos vertus et de rendre possible une éthique.

Dans cette région turbulente, sublunaire dirait Aristote, règne la mauvaise fortune qui va dévier l’action humaine sans que nous le voulions. L’univers humain est un univers tragique, traversé de chevaux affolés, là où ce que nous entreprenons s’inverse en direction de ce qu’on craignait le plus1. Pas question, en ce sens, de compter vraiment sur une morale provisoire, faite de règles qu’on adopterait faute de mieux, sans savoir ce qu’elles vont induire. À moins d’admettre qu’elle participe de l’expérience cumulative des hommes, d’un empirisme moral plus large que la ponctualité ou la brièveté de nos vies. Mais même là, certains revers de la fortune supposent du flair, une accélération de nos inspirations, de nos réflexions en un temps ultrarapide. L’éthique consiste à creuser, dans la durée, des vitesses d’évaluation qui tiennent de la contemplation ou, peut être, d’une intuition que le corps possède de ce monde tourmenté dans lequel il lui faut survivre. L’inconvénient réclame sans doute une virtuosité tout à fait particulière, une vertu qui est celle du sage contemplatif autant qu’actif. Et ces contemplations sont celles du corps plus que de l’âme. Elles supposent une rapidité, une sagacité physiologique, des accélérations de mouvements en un temps minimal comme pour la nage dont le rythme va se modifier en fonction de la force des courants.

On aura affaire, dans ce cas, à une pensée du corps non sans qu’un corps se creuse dans la pensée. Impossible de considérer le corps en simple ­instrument dont userait notre intelligence comme d’un serviteur subalterne que l’âme aurait à soumettre. C’est bien mieux le corps qui se sert de la pensée pour trouver des débouchés à ses impulsions, des ouvertures aux multiples tacts qui le caractérisent jusqu’à faire corps avec un maximum d’éléments extérieurs et, au premier chef, avec ses adversaires eux-mêmes. Il y a des raisons du corps que la pensée parfois ignore lorsqu’elle se croit capable de le dompter et le soumettre1. Bien loin de se plier aux exigences de la seule volonté, le corps se met en consonance avec tout un réseau de connexions capables de produire des alliances inattendues. C’est à une véritable incorporation de l’espace et de ses prises les moins visibles à laquelle doit procéder le guerrier. Et ce pouvoir de ratisser large, issu du corps, se fait à une vitesse extraordinaire.

Cette ouverture physiologique de la durée la plus allongée dans l’instant le plus court, cette rapidité avec laquelle effeuiller un infini dans une action pourtant brève, constitue le thème de nombreux films récents, proches d’une forme de pensée stoïcienne, appliquée à l’art du combat. C’est en tout cas ce qui fait l’intérêt de films d’action comme Gladiator ou Troie réactualisant les vertus corporelles pour fournir à nos pensées des visions et des célérités inédites, éblouissantes comme l’éclair. Les arts martiaux, en effet, s’appliquent toujours à ce qui n’arrive qu’une seule et unique fois. Aucun combat ne ressemblera à un autre pour le sifflement de ses lames et le tintement de ses épées. Y règnent une sonorité, une ambiance, une atmosphère à chaque fois particulières. Les règles adoptées, les prises et stratégies doivent varier en fonction de la singularité de l’adversaire. Cela est particulièrement bien illustré dans une séquence de Troie lorsqu’Achille terrasse un molosse impressionnant en un temps inattendu et un calme insoupçonnable. À la fois placide, impassible et d’une agilité redoutable, Achille écrase son adversaire par la surprise d’un corps qui épouse l’instant. Il exploite la taille démesurée de l’ennemi pour sauter en l’air et abattre sa lame au prolongement du saut, à la pointe de son déplacement impromptu, au moment d’y prendre appui afin de rebondir. Tout autre sera le combat avec Hector dont il n’a jamais affronté personne de meilleur et dont la technique réclame plus d’exigence que les déplacements du crabe ou de la tarentule, rappelant bien plus le chat bondissant de Sénèque, le lion ou la panthère.

À la différence du récit d’Homère, le film met l’accent sur des scènes de combat d’une extrême beauté, proche de la danse, lorsque le corps se déplace en suivant des lois qui épousent ce que l’instant vécu contient d’insolite, profitant des inconvénients du moment pour les tourner à son avantage. Dans un monde où tout ce qui se produit n’arrive qu’une fois, il faut savoir saisir cette occasion unique et en extraire ce qu’elle comporte de plus remarquable, s’associer aux chevaux et à l’artifice de l’art qui en créera des factices. Ce pourquoi Achille pourra dire à la Troyenne dont il tombera amoureux que, même s’il nous est impossible de changer ce qui vient de passer, l’instant est la seule chose que nous ayons en partage: «Je vais te dire un secret, une chose qu’ils ne t’apprennent pas dans ton temple: les dieux nous envient, ils nous envient parce que nous sommes mortels, parce que chacun de nos instants peut être le dernier. Tout est beaucoup plus beau parce que nous sommes condamnés. Tu ne seras plus jamais aussi ravissante que maintenant. Plus jamais nous ne serons ici tous les deux». De cet instant, il faut longer toutes les potentialités. De ce «jamais plus» Achille saisit la grâce qui le rend invulnérable, la valeur éternelle des actes qu’il rend possibles. Aussi le tempérament d’Achille ne cessera-t-il de changer en fonction du moment, indomptable comme l’étalon, insoumis, rebelle au pouvoir d’Agamemnon, épousant finalement la cause des troyens par amour pour une des leurs et pour le courage exemplaire dont fait preuve son peuple. Achille devient frère d’Hector qu’il a tué parce qu’il partage la souffrance de Priam. Il en découvre soudainement la grandeur, en l’instant où ce dernier pleure un fils, comme lui-même devait pleurer, déjà jeune, son père, mort en guerrier.

Achille se fond dans les circonstances comme en des vagues chatoyantes et en cela sait exploiter le retournement des situations sous des chances insoupçonnables. Son corps fait un avec l’heure du monde. Il se coule dans chaque événement de façon plastique, imprévisible et en perpétuelle variation. Sa morale elle-même varie avec les circonstances les plus extérieures, avec les revirements de son corps et les anticipations de son mouvement alerte. C’est en se plaçant au plus justement dans l’instant qu’il réalise une justice supérieure, devenu plus fort que les hommes de pouvoir. Il se sacrifie pour sauver non plus la grandeur de sa réputation mais pour affirmer l’amour éternel qu’il porte à la nièce de Priam, cousine d’Hector: un sentiment plus intense que les inconvénients du temps. Alors devant la dépouille d’Achille, devant celui qui aura si pleinement rempli les limites de l’instant, Ulysse, en homme de pouvoir, pourra se recueillir et espérer que, si l’on raconte un jour sa propre histoire, ce sera en se souvenant qu’il a marché aux côtés de géants: «Les hommes se lèvent et tombent comme les blés d’hiver, mais leur nom ne meurt jamais. Laissez-les dire que j’ai vécu à côté d’Hector dresseur de chevaux, laissez-les dire que j’ai vécu à côté d’Achille.» Pour accéder à la grandeur d’Achille, il va donc falloir qu’Ulysse abandonne lui-même le pouvoir, les assurances du trône, et se lance sur la voie inconsommable du guerrier ou de l’écrivain. Dans le texte vont alors se glisser les chevaux de Troie que sont les noms glorieux de ses ancêtres faisant retour, l’air de rien et par effraction, en l’éternité de ce récit.