l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

 Version Lyber

("ceci n'est pas un livre")

Où Acheter ce livre?

L’éternel retour

 

À Lucelle, petit village coincé entre la Suisse et la France, se trouve un ancien jardin, relique d’un monastère modeste où s’ouvre, à la fin d’une longue allée de thuyas, un portique qui ne donne sur rien. L’allée y conduit, mince et fragile, bordée d’une haie, renouvelée sans doute depuis des siècles. Y persiste le plan du jardin, arrêté probablement par un moine inconnu, dont les chemins auront drainés tant d’âmes pensives vers le même axe. De part et d’autre de ce petit tracé rectiligne se fige un mur végétal dont chaque plant se renouvelle à sa place, replanté sur cette bordure choisie pour lui, recroisant le porche clair et dense, découpé dans le bleu du ciel. Impossible pour ces arbustes d’échapper à cette droite imposée à leur croissance depuis leur éclosion. De petits insectes volettent à la limite de ces taillis verdoyants en faisant des ronds qui n’ont pas d’âge. Une lumière blanche et rasante frôle les haies, taillées à hauteur d’homme, et vient heurter de plein front le portique vers lequel on se sent irrésistiblement attiré. Combien de ces mêmes insectes ont déjà traversé le même lieu? Combien de gens semblables ont emprunté ce sentier unique en songeant à des choses identiques? Le long de cette allée, de cette flèche végétale, la promenade, suspendue à ces questions, connaît un moment de répit, placé hors du temps. Arrivé au portique, on ne peut poursuivre davantage, son ouverture ne donnant sur aucun prolongement praticable. On ne pourra que s’arrêter un instant, obligé de rebrousser chemin, de revenir exactement sur ses pas, entre les thuyas, selon un retour, un rebroussement propice à la méditation, à la rumination, à la répétition.

Zénon, le fondateur du stoïcisme devait enseigner sous un portique de ce genre, prêtant ainsi ce nom à l’École qu’il allait fonder. Il ne s’agit pas, en tout cas, d’un Lycée, ou même d’une Académie, mais d’un lieu sous lequel on passe et dont le seuil n’appartient à aucune demeure ni même au jardin en lequel Épicure fonda sa propre École. Le portique est un espace intermédiaire. Sa place ne se laisse inclure ni par le dehors, ni par le dedans. C’est un objet qui ne se tient nulle part, ouvert dans l’intervalle qu’empruntent ceux qui rentrent et par lequel il faut bien repasser pour sortir. Un portique ne se prend donc rarement qu’une seule fois lorsque nous sommes obligés de rebrousser chemin! Nécessairement, il faut y revenir, retourner sous son arcade, traverser le seuil qu’il inaugure, la limite qu’il trace dans l’espace et dans le temps. Cela se passe évidemment très vite! On le franchit en un instant indivisible. Mais cet instant, combien de temps ne va-t-il pas durer si l’on imagine tous ceux qui s’y sont succédés, en se tenant par la main, en se laissant traverser par les mêmes idées, les mêmes impressions pour ainsi dire secrétées par le lieu? Combien de pactes se seront ainsi noués sous sa protection, se jurant des promesses éternelles et convaincantes? On ne saurait le dire, mais on sent remuer dans l’air ces pensées comme les petits insectes volatils qui tracent leurs trajectoires imperturbables à la frontière des haies, inondées par le soleil déclinant.

Dans le même ordre d’idée, on doit à Nietzsche, bien après son séjour à Bâle, ce rapprochement du portique et de l’instant au sein d’un texte particulièrement inspiré. Le voici: «un sentier effronté, parmi les éboulis, grimpant, cruel et solitaire (…) crissait sous le défit de mon pied (…). C’était justement devant un portique que nous étions arrêtés. (…) il a deux faces. Deux voies ici se joignent, que ne suivra personne jusqu’au bout. Cette longue voie derrière dure une éternité, et cette longue voie devant est une seconde éternité (…). Le nom du portique est gravé au-dessus et se nomme “Instant” (…). Toute vérité est courbe, le temps même est un cercle. (…) Ne faut-il pas que, de toute chose, ce qui peut advenir une fois déjà soit advenu, se soit une fois accompli, écoulé? Et si toute chose déjà eut existence, que penses-tu (…) d’un tel instant? Ne faut-il donc pas que ce portail aussi une fois déjà ait existé? 1» Nous voici soudainement reconduit vers ce moment étonnant, circulaire, où se heurtent le passé et le futur. L’arcade de pierre, l’ouverture en laquelle ils se touchent, désigne le lieu d’un carrousel étrange. C’est que le portail, s’il a vu circuler beaucoup de gens, si en lui se sont gravées de nombreuses mémoires, des initiales désormais inconnues, taillées au couteau, exprimant les mêmes sentiments, ne pourra se contenter cependant d’une telle répétition! Il nous faut aller plus loin encore et se dire que ce portique est extrait d’une matière ayant déjà existé. Il désigne comme une porte du temps, une porte des étoiles, communiquant avec d’autres univers. Son porche retournera assurément en poussière d’ici plusieurs siècles, mais sera reconstitué un jour, dans des milliards d’années lorsque le monde aura fait un tour de plus sur la grande spirale de l’infini. Ses briques sont pour ainsi dire les dés que le temps rejoue sans cesse et qui verront ressortir des combinaisons identiques. L’univers est composé des mêmes atomes, des mêmes moellons. Dans l’éternité de son cours, il est nécessaire que ressortent les mêmes arrangements, les mêmes structures minérales, les mêmes assortiments génétiques, vous, moi, ce pont jeté sur cette rivière. Comme les stoïciens, comme l’Ecole du Portique, Nietzsche parie sur un éternel retour des mêmes circonstances. Le temps se comporte en une immense roue giratoire dont les tours se répètent à intervalles réguliers. Ce pourquoi l’univers, après sa conflagration finale connaîtra une nouvelle déflagration pour jeter en avant les étoiles du cosmos et les atomes qui composent toute chose.

Nous sommes, certes, loin de la conviction d’Achille confessant à celle qu’il aime que l’instant est unique, qu’elle ne sera plus jamais aussi belle. Mais cette idée est cependant assez voisine de la philosophie du Portique, comparable sans doute du point de vue des effets. Achille vit un moment inégalable par son amour fou pour la belle Troyenne. Sa beauté est à ce point sans égal, si absolue en cet instant que cette dernière s’imposera pour toujours. Elle insiste comme si on pouvait l’affirmer à jamais. L’instant a beau ne pas revenir, il n’empêche, devant le courage du héros, on a l’envie de se dire que «si cela était à refaire, nous le referions!», «nous ne regretterions rien!». L’instant se boucle, fait boucle, refrain, ritournelle, rumine une phrase bien connue à nos oreilles: «rien, rien de rien, non, je ne regrette rien…» Face à la beauté du moment, Achille se tient donc devant quelque chose dont il voudrait sans doute le retour, événement désiré à jamais, réaffirmé dans sa splendeur sans équivalent.

Mais cet étonnant piétinement de l’instant, futile s’il en est, n’est pas suffisant pour les adeptes du Portique. On ne s’embrasse pas seulement une unique fois à l’ombre de sa masure mais cela a déjà eu lieu une infinité de fois. Chaque baiser se dédouble et se fibre comme s’il se collait sur le mille feuilles du temps. On doit cette conception vertigineuse et angoissante à un philosophe français du XIXe siècle qui en eut l’intuition en prison et que Nietzsche a peut-être lu. Entre les murs épais de son cachot, sous l’obscurité saumâtre de ses barreaux, Louis Auguste Blanqui rédige son opuscule sur l’éternel retour. Il s’agit de L’éternité par les astres, un livre étonnant, où il nous est démontré que tout revient, les mêmes combinaisons de particules, puisque le temps s’effeuille sans rencontrer de terme1. La matière, certes, s’avère divisible mais ses éléments sont indestructibles. Les atomes ne disparaissent guère. Ils sont impérissables comme les briques de notre portique. Bien qu’en voie perpétuelle de transformation, la matière ne peut ni diminuer, ni s’accroître d’un seul atome. L’espace, quant à lui, n’a pas de borne. Derrière la limite de l’univers, que nous imaginons pour lui, rien ne nous interdit de penser qu’il se répète à l’identique et que se réalisent des tirages similaires dans les puzzles de la matière.

Qu’il existe des multitudes de formes et de mécanismes, cela ne laisse aucun doute. Mais le plan et les matériaux restent forcément invariables. Leur nombre, certes énorme, sera fini. Entre hydrogène et carbone, entre mercure et cobalt, Blanqui dénombre soixante-quatre genres de corps simples, soixante-quatre dés à jouer pour la Nature et dont le brassage incessant rend compte du peuple de globes qui, çà et là, se détruisent et ressuscitent. Nous voici tous plongés «sur ces champs de bataille où des milliards d’étoiles se heurtent et s’embrasent durant une série de siècles, pour refaire des vivants avec les morts6.» L’univers est donc éternel pour des astres qui sont néanmoins périssables. Ils explosent et de leur cendre renaissent d’autres mondes. Chacun d’eux a passé par des milliards d’existences. Des chocs les divisent, les mêlent, les pétrissent sans fin, si bien qu’il n’en est plus un seul qui ne soit déjà composé de la poussière de tous les autres. Il en va de même pour la moindre fleur, petite étoile comme les oiseaux et les hommes.

Un jour, il nous faut mourir et nous décomposer, brassés par l’universelle tourmente du cosmos. Mais le code qui nous compose, le puzzle de nos atomes, la formule de notre ADN dirions-nous désormais, connaîtront un nouveau tirage. Disposant d’un nombre d’éléments si peu variés – à peine une centaine de corpuscules types – il n’est pas facile de créer des combinaisons si différentes, qui suffiraient à peupler l’infini. Il en existe un chiffre sans doute astronomique mais néanmoins précis et nécessaire. Le recours aux répétitions devient pour cela même indispensable. Le temps fort long d’un univers en épuisera toutes les combinaisons possibles, un autre renaîtra à sa place, à partir des mêmes bases. Un corps humain est un univers. Il possède un nombre impressionnant de cellules, mais il existe un chiffre de son architecture et ce dernier doit bien se répéter ailleurs comme son sosie, le fac-similé rigoureusement semblable, fût-ce dans plusieurs milliers de billions d’années. «Je défie la nature, dira Blanqui du fond de son cachot, de ne pas fabriquer à la journée, depuis que le monde est monde, des milliards de systèmes solaires, calques serviles du nôtre, matériel et personnel. Je lui permets d’épuiser le calcul des probabilités, sans en manquer une. Dès qu’elle sera au bout de son rouleau, je la rabats sur l’infini, et je la somme de s’exécuter, c’est-à-dire d’exécuter sans fin des duplicata1.»

Nous tous reviendrons en un temps fort éloigné avec les mêmes compagnons d’infortune, les mêmes joies et peines. Chaque événement de notre vie pourrait assurément avoir un autre devenir. Nous sommes, pour chaque moment, placés devant une bifurcation qui implique des choix, faisant de nous des boulangers au lieu de révolutionnaires, avec tels amours plutôt que tels autres. Nous avons forcément plusieurs vies. Mais dans l’éternité, cette vie-ci, avec ce clair de lune et cette compagne si singulière, aura bien l’occasion de se reproduire, non seulement une fois, mais une infinité de fois. Sous le porche de l’éternel retour, ce que nous faisons et pensons doit entrer soudainement en résonance avec tous nos duplicata qui auront, eux aussi, songés à leur retour, à leur répétition. Se trace ainsi une diagonale par-delà les crêtes de l’éternel retour. S’ouvre une porte, dans cette «éternité par les astres», qui nous fait communiquer avec tous les sosies qui nous doublent. Nos voix se font écho pour entrer en un choral très singulier. Mais, par l’invocation de ce retour sans fin, Blanqui ne s’évade pas vraiment de sa prison. Impossible d’échapper à sa présence dans une rue de Bangkok ou à sa mort sur le radeau de la Méduse, avec l’estomac dans les talons. Naît le sentiment de ne pouvoir quitter cet endroit qui éternellement revient, aussi bien en aval tout autant qu’en amont. Vivre dans l’immanence d’un monde fermé sur soi, dans le cercle de ses retours, nous enchaîne en un cachot que le stoïcisme précisément refuserait. L’instant d’un Marc Aurèle, fût-il partisan de l’éternel retour, est une singularité qui ne tolère de comparaison avec rien et se mesure au rien. Il faut le rien, le néant pour donner contour à l’Être. Toute singularité se taille sur le bord du vide, sous la -morsure de l’espace dépeuplé, autrement tout contraste s’estomperait. Sans une faille, sans un abîme, un gouffre insatiable, l’Être se crisperait en un monolithe compact, toujours semblable et dont l’ouverture viendrait à manquer. Pour qu’il y ait un portique, il faut au moins un passage. Le plein réclame le vide et le cercle n’est jamais qu’une spirale enroulée sur rien. Héraclite et Parménide sont les frères d’un même monde. L’un revient sans doute dans l’autre mais comme entre des sosies que tout pourtant sépare. Entre ces deux conceptions du portique, il n’y a donc pas à choisir ni à se décider. Elles possèdent chacune leur part de beauté, leur force affirmative, leur courage et leur vertu, filles jumelles de l’étonnement.