l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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D’une assiette à Istanbul

 

La vie à la surface du globe, avec son unique bord, est bien difficile à affronter. On ne manquera pas d’y creuser des sas, des trous, autant d’excavations qui font l’essence de l’architecture. À l’instar d’une coupole, surmontant de son dôme la moindre mosquée, une assiette déjà se creuse d’un vide, s’enfle d’un rien concave qui fait place à tout ce qui viendra la remplir. Sa surface dense et compacte s’enveloppe d’un néant, certes relatif, qui se retrouve à l’intérieur du verre soufflé autant que dans les vases en terre cuite. Le rien se loge au sein de l’être, participe du même bord, comme une absence susceptible de se faire un maximum de place. Cela seul permet de ventiler les existences et de rendre possibles un passage, une circulation des mêmes choses. Et cela est vrai éminemment de l’architecture dont le cœur se gonfle d’un vide démesuré. On y verra éclore un espace immense à la manière de la basilique Sainte-Sophie: une bulle minérale dont l’ampleur semble prête à éclater. De l’art monumental à l’élaboration de la céramique, on se laissera captiver par un seul et même mélange qui fait s’épouser, en un savant dosage, l’Être et le Néant. On assistera, par là, à leur mêlée inséparable qui fera dire à Empédocle qu’il nous est impossible de les penser vraiment l’un sans l’autre1. Vide, rien, silence, vacuité, néant, autant de vocables qu’on ne confondra pas tout à fait avec le non-être vers lequel ils tendent mais dont on ne saurait dire, sans contradiction, qu’il est. Le moindre, le raréfié, l’appel d’air ne se réduisent pas à l’inexistence mais y instaurent une ouverture créatrice.

Cette très ancienne conception du monde se trouve fortement soutenue par la pensée chinoise transitant jusqu’en Europe par l’ouverture du Bosphore. Au musée de la porcelaine qu’abrite le Palais de Topkapi, à Istanbul, on s’étonnera, en effet, au terme d’une visite évasive, de toutes ces assiettes de la dynastie Ming dont les lignes bleues ne deviennent visibles que par les plages blanches qui s’y intercalent. Cela prend l’allure marbrée du chou rouge, rythmé de blanc selon une alternance précise dont le Yin et le Yang réalisent déjà la dramaturgie. Parmi ces assiettes, où l’on ne consommera guère le contenu, on se laissera arrêter particulièrement par celles qui s’invaginent en un décor trouvant son juste équilibre entre le vide et le plein, le blanc et le bleu. Sinon sur la tranche extrême du moins au niveau des motifs qui tapissent l’assise circulaire faisant office de fond inconsommable, entamé par nulle fourchette ni aucun couteau. Là, l’équilibre fragile entre la proportion bleue et la quantité blanche touche à un conflit qui les égalise. Chacune occupera un espace comparable. Leur partage sera parfaitement équanime même si on aura tendance à surévaluer peut-être la part du vide au détriment des pleins. En effet, jamais le Yin ne l’emportera sur le Yang, l’ombre sur la lumière, le bleu sur le blanc dont l’alternance laissera place toutefois à de petites différences locales. Çà et là, les disparités feront donc motif et relanceront la tension, l’inquiétude du déséquilibre, compensées au niveau du tout par leur part égale.

L’étonnement ne provient pourtant pas de cette proportion fragile, placée au bord de l’instabilité que provoque l’affrontement des deux masses de couleur. Ce qui frappe au premier regard, c’est la scène représentée au fond d’une assiette depuis longtemps déjà libérée du cycle de la consommation. On y verra de prime abord un paysage vu d’en bas comme pour un plafond décoratif. Mais cela rappelle encore mieux le globe d’une lanterne orné de motifs translucides. Ces lampes transparentes, en effet, se décorent d’un univers complet qui en fait le tour, une ronde d’arbres ou une cour intérieure tapissant la surface du luminaire. On pourra y découvrir un espace ovale, sans début ni fin, comme du centre d’un boulevard grandiose dont notre regard circulaire verrait toutes les façades. L’œuf lui-même se présente souvent comme une surface sur laquelle faire le tour d’un monde! Le paysage s’y ajointe, un peu comme sur un gant retourné, décalqué par la rondeur d’une sphère ignorant toute coupure, à la continuité lisse et sans bavure. L’espace représenté y gagne ainsi une unité que nous proposent fort peu de supports. Il en va de cette assiette comme de ces lampes ou de ces œufs décorés. Mieux encore, on dirait que ce qu’elle nous montre se laisse percevoir du fond d’un puit. On trouve quelque chose de semblable au château San Giorgio à Mantoue, dans une chambre où, au-dessus du lit, Andrea Mantegna peint, à même le plafond, un oculus, une espèce de puit central qui donne sur le dehors, occupé de personnages en trompe-l’œil qui se penchent vers le bas pour observer, par-delà la rambarde, les amants réels qui auraient le courage de s’y abandonner. S’ouvre ainsi une trouée vers un monde imaginaire qui permettrait de voir hors de la chambre en même temps que les habitants de ce monde étrange se penchent vers l’intérieur, attirés par le spectacle curieux du couple nuptial.

Mais la chose est sans doute encore plus complexe que cette technique de trompe-l’œil dont faisaient si bien usage les plafonds de la Renaissance, imaginés par le peintre Primatice: coupoles énormes où l’on voit évoluer des femmes nues, perçues d’en bas, présentant leurs fesses et leurs plantes de pieds selon une ronde en lévitation. Ce plafonnement des corps nus, symbolise, pour Primatice, la Ronde des heures en un cortège féminin de grâces impudiques. On y adoptera la position du voyeur absolu qui s’offre en spectacle la rondeur de formes féminines dans le suspens du temps. Depuis le fond de la nef, assez sombre, on pourra donc tout voir sans être visible. Et c’est précisément ce que nous propose l’assiette de céramique de la dynastie Ming, en un plafond renversé. Nous sommes mis comme au fond d’un puit d’où l’on verrait s’organiser le monde entier sans que notre présence puisse se deviner. Il s’agit d’une espèce de fenêtre plane, transparente, vers laquelle nous nous tendons comme sur la pointe des pieds. Nous sommes ainsi placés de l’autre côté de la scène de sorte que notre regard ne pourra jamais déranger ce monde silencieux où paissent trois béliers, aperçus depuis cette cavité ouverte par l’assiette. Au sein de son ovale se dispose toute la géographie du paysage vu d’en bas et dont progressivement la profondeur donne vers le soleil. Une vue se met en œuvre qui ne se laisse pas remarquer, semblable au chasseur à l’affût d’une proie dont il se cache. Du bord de cette trouée, depuis la périphérie de porcelaine, occupant toute son assise, un arbre monte haut dans le ciel, de manière presque verticale, un peu comme une vis qui s’élève en spirale pratiquement jusque vers l’astre du jour. Ce dernier y dessine un rond vide, exactement comme celui de l’assiette, mais en plus petit. Ce cercle d’échelle réduite s’inscrit dans un cercle plus vaste comme celui qui, au loin, terminerait un tunnel en lequel on s’apprêterait à entrer.

On assiste ainsi à une forme de répétition simultanée d’un même motif, ouverture d’un disque dans la profondeur de l’assiette qui se poursuit peut-être jusqu’à l’intérieur du soleil. L’arbre, en effet, se dresse vers lui, pointe en sa direction sans l’atteindre. Et si l’on pouvait grimper jusqu’au bord de l’astre, on verrait peut-être s’y ouvrir la même trouée, le même bord que celui qui s’ouvre sur l’assiette, avec son verger représenté en son sein, se reproduisant à l’infini. Moi qui vois dans ce plat coloré, je me trouve placé sur un axe recoupant le sommet de l’arbre d’où un autre personnage pourrait éventuellement lorgner vers le disque solaire comme vers un récipient plus petit. Je suis devant la soucoupe comme pourrait s’y tenir, bien au-dessus, un double examinant l’astre diurne. Une réplique en minuscule dont personne, du reste, ne connaît vraiment la percée du regard, le paysage qu’il dispose de l’autre côté de son cercle. Je suis captivé par une assiette joliment ornée et dont le soleil représentera un nouveau fond, minuscule, comme pour répéter son assise en miroir. C’est là une version de l’éternel retour qui ne cesse de se contenir en gigognes et qui nous place au centre d’un puit donnant sur un lieu où se relance le regard, reconduit lui-même vers un ovale qui en comprend un autre, sans fin possible. Étonnante circonvolution au fond d’une assiette dont se charge l’arbre immense, à la croissance effectuée en spirale, et dont les torsades semblent devoir ne jamais s’arrêter. Difficile d’y voir le sommet, de discerner si quelqu’un s’y tient! Impossible donc d’y être vu! La construction en est parfaite et celui qui, depuis son sommet, scrute peut-être l’affreux gouffre creusé par le soleil ne remarquera jamais le visiteur qui est en train de le chercher. Tranquillement, de l’autre côté de l’assiette, de ce côté rassurant de la vitrine où vaquent les touristes nombreux du palais de Topkapi, on aurait l’envie de se retourner pour chercher celui qui nous regarde et nous observe depuis son puit nocturne. Dans la simultanéité de cette étrange durée, dans ce reflet futile qui me renvoie à moi-même m’observant au fond de cette illustration de porcelaine, l’œil se retourne vers soi, se trouvera peut-être perturbé par un troisième œil, celui du Bouddha qui, rond sur rond, se voit voyant, se saisit en train de s’apercevoir…