l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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Leçons de contemplation

 

Borges affirmait qu’en ayant perdu la vue, il lui était difficile de se réfugier dans le noir et qu’une nappe grise était venue se substituer aux images, même en son sommeil. La lumière est toujours là comme un bruit de fond sonore, une neige sur un écran qui vient de l’intérieur et dont chacun peut apercevoir la consistance lorsqu’il se réfugie dans une cave, emmenant avec lui des éblouissements et des lambeaux d’image, des points granuleux de visibilité. Au fond d’un cachot, à l’ombre d’une salle obscure ou d’un temple ténébreux, s’organisent d’impalpables lambris de zébrures. Se lèvent des traînées lumineuses, des taches colorées que notre regard interne organise et cherche à hisser vers une image, fût-elle sonore, comme lorsque craque un plancher qui, dans l’effroi, produit un flash indéfinissable et étourdissant. Réussir à organiser tous ces grains, ces poussières et atomes rayonnants dans une figure ou une forme est un acte qui, sans doute, outrepasse la perception et qu’on pourrait qualifier de contemplation. C’est en nous toujours que se fait l’image. Elle ne provient plus tout à fait du dehors, même si elle lui ressemble.

Dans la nuit, mon corps contemple, à l’écoute de sa propre chaleur, attentif à la moindre modification qui s’effectue en lui. Et cela est vrai de tout corps. Un papillon qui ressemble à une feuille n’a pas seulement perçu le monde, il le contemple avec l’ensemble de ses entrailles. Il se réfléchit en lui, se réfracte en son sein. Son corps devient une véritable image végétale, une icône rassemblant ses molécules en une échographie que toutes ses composantes ont bien due contempler quelque part. La contemplation n’est pas seulement une méditation qui a lieu au niveau de l’intelligence. Elle se fait dans des zones que notre attention ne connaît même pas. En ce sens, il existe déjà des contemplations dans la matière comme Plotin devait en formuler l’intuition. Au centre de la pierre montent, patiemment, des cristaux évidemment destinés à aucune perception, édifiés pour personne. À même mon corps, s’organisent des formes bien conçues et pourtant aveugles. Elles suivent un dessin dont on ne sait pas quel est le regard. La géographie du cœur, niché dans la cage thoracique, longe un ordre régulier dont la figure a suffisamment étonné les amants pour en faire le symbole de leur rapport.

Avant même de voir nos visages, la peau emprunte déjà un modelé, un tracé qui relève d’une espèce de contemplation au sein de la matière, d’une morphologie dont l’image est inséparable de l’excroissance organique. Le nez possède son profil dans le noir le plus radical et procède d’un contour très sûr même à supposer que l’espèce humaine n’ait été vue par personne. Plotin est un philosophe sensible à ce problème étonnant. Chaque phénomène se prolonge selon une morphologie, une «raison séminale». Cette dernière s’y épanche, s’y développe en suivant une configuration née d’une contemplation bien plus sourde, plus profonde, que la perception. Nul besoin de la voir! Aussi, au lieu de placer dans l’esprit le siège de la contemplation et de l’élever au-dessus des forces naturelles, Plotin la réintègre dans les niveaux apparemment les plus futiles de l’existence, jusque dans la plante dénuée pourtant de représentations. La tulipe, en ce sens, est déjà une forme de contemplation, même si celle-ci n’est pas intellective et ne passe pas par la vision. Elle s’ouvre au soleil le matin et va jusqu’à révulser ses pétales sans se détourner de lui. On pourra donc reprendre de Plotin une proposition assez peu courante, déroutante et sans équivalent qui consistera à penser que «tous les êtres désirent contempler (…), les êtres raisonnables comme les bêtes et même les plantes et la terre qui les engendre1». La terre possède des roches et des coquilles tout régulières dont la figure est le résultat déjà d’une contemplation primaire. Sans doute la nature, si elle est dépourvue de représentations, si elle n’est pas sujette à la réflexion, développe pourtant en elle des degrés de contemplation variés. Elle n’a évidemment pas d’intention, pas de conscience ni de leviers, ni aucun instrument de ce genre, pour parvenir à extraire de la matière ses formes. La nature n’est pas dominée par un ouvrier qui œuvre de manière toute puissante. Ce n’est sous l’influence d’aucun démiurge que le nez devient camus, mais c’est par l’intermédiaire d’une formation, ou d’une raison interne, qui agglomère le visage avant même qu’il soit visible. Ce dernier suit un tracé propre que dessine cette contemplation anonyme qui le traverse, le remue et «produit la forme dans l’être engendré1».

Dans cette vie qui bouscule la nature à emprunter tellement de figures, dans cette poussée qui fait naître en la matière une image, un dessin et développe une raison séminale, il y a une force de contemplation dont tous les êtres seront le produit. Pour rendre la chose accessible, Plotin prête sa voix à la nature, la modifie en un personnage et lui fait tenir le discours qui suit: «…l’être engendré est pour moi un objet de contemplation muette, l’objet naturel de ma contemplation; je suis moi-même née d’une pareille contemplation, et j’ai un goût naturel de la contemplation; ce qui en moi contemple produit un objet à contempler; ainsi les géomètres tracent des figures en contemplant. Mais moi, je n’en trace aucune; je contemple et les lignes des corps se réalisent, comme si elles sortaient de moi2». Les corps se bousculent et s’enchaînent tous seuls, sans l’aide d’aucun géomètre, traversés par une «vision» qui les façonne et les réunit. Le monde est habité par une âme silencieuse et une contemplation sourde n’appartenant à personne mais dont tout est issu.

La nature s’est laissée pénétrer par le rayonnement antérieur d’une source vitale que Plotin considère à la façon d’une âme, elle-même transie par une vie encore plus puissante qu’elle, un ordre intellectuel impersonnel, difficile à atteindre, mais que les ­philosophes vont percevoir par la pensée et les concepts qu’ils créent. Dans la nature, ces visions formatrices restent comme en un dormeur qui ne le sait pas, inconscientes de leur travail obscur et soudain. Il s’agit d’une force inchoative, sans véritable représentation d’elle-même mais d’une redoutable intelligence même si «elle est une contemplation silencieuse et un peu vague1». Les papillons qu’on nomme phasmes, les insectes en forme de brindille prennent le relevé de la feuille mais évidemment ignorent cette ressemblance. Leur corps a adopté la mesure, longeant ce «modèle» de manière automatique comme en un rêve, suivant une léthargie mécanique, pour ainsi dire photographique. Il s’agit presque «d’une ombre de la contemplation» d’une vision qui s’ignore, obstinée mais pourtant infaillible. «Tout se passe dans le silence» dira encore ­Plotin2, et les membres s’assemblent et les organes prennent leur place dans une manière de contemplation sans intention ni auteur.

Une contemplation de ce genre peut ainsi se laisser saisir par la manière dont s’élabore le mimétisme naturel. Appréhender, c’est capturer une forme dans un tout et parfois la métaboliser au travers d’une image devenue corps, faite chair. La couleur de l’oiseau doit plus à son milieu qu’à l’oiseau lui-même. Difficile de toujours ramener les «attributs» au «sujet» comme nous en avons l’habitude au niveau grammatical de la proposition. La contemplation est loin de l’ordre logique de la grammaire. L’oiseau est bleu, certes, et c’est à lui qu’il convient d’attribuer cette couleur, mais elle est comme un événement qui lui arrive d’ailleurs. Le bleu n’appartient pas essentiellement à l’oiseau. Il relève d’une autre intelligence. C’est, dans son plumage, la contemplation de l’eau, la préhension du milieu qui s’impose plus qu’une intention de l’animal. L’oiseau est bleu, mais ce bleu est le bleu de la mer. L’important ne se place par forcément du côté de l’acteur, de celui à qui l’on attribue une qualité. C’est encore le paysage qui propose les composantes que l’œuf va appréhender, se confondant avec l’environnement. Au lieu de se pencher vers le substrat ainsi qualifié, vers la coquille, la contemplation au contraire nous tourne sur le dehors, l’herbe, la paille, la nature du sous-bois. C’est cette verdure du milieu qui agit véritablement sur les ailes de l’oiseau ou du papillon. Est-ce alors le colibri qui contemple la fleur ou la fleur qui se tourne vers lui? Certaines orchidées ont le même profil rayé que les guêpes qui vont être attirées par elles et porter leurs pollens plus loin1. C’est ici la plante qui contemple la guêpe, elle-même mise en relation avec les rayures du sous-bois.

Les choses, toutes les choses, portent un regard sur le milieu et se laissent déporter par lui. La relation contemplative est mixte. Les plumes de l’oiseau contemplent les branches de l’arbre qui lui proposent leurs découpes avec les fleurs qui y poussent au printemps, mais les fleurs elles-mêmes favorisent l’attraction de certains animaux dont elles auront contemplé le ramage. Aussi Plotin aura-t-il l’intuition géniale que «la génération part d’un acte de contemplation pour aboutir à une forme, qui est un objet de contemplation. En général, toute chose qui produit, imite ces réalités primordiales et produit des formes qui sont des objets de contemplation» à leur tour1. Le monde est un unique axe de contemplation sur lequel se déchaîne un jet de formes inépuisables dont nous avons rarement conscience mais qui nous font admirer autant de futilités. Le visible, avant même l’œil qui voit, engendre la vie et le visuel fait le vital. Ainsi d’une ondulation sur le sable et des rayures du tigre, de la courbe des dunes ou du pelage des zèbres…