l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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Un flash-back étrange de Mankiewicz

Le cinéma, sous l’attention portée à la puissance de ses images, s’est arraché, comme le signalait déjà Jean Epstein en 1921, à la mise en ordre du temps. Et ce qui est valable pour le cinéma muet dont on pourra comprendre le décrochage par rapport à l’ordre chronologique de la narration, cela vaut paradoxalement pour un auteur comme Mankiewicz prêtant un soin particulier à la teneur des dialogues. On trouvera donc dans l’ordonnance impeccable des repartis, développées par Eve, une étrange ligne de déconstruction qui gronde, rejoignant celle que Borges, grand critique de Cinéma à ses heures, bricolait pour son compte dans les bifurcations qui devaient l’affecter depuis ce «mur rose», placé hors du temps, dont nous avons eu le loisir de saisir la fascination.

Citizen Kane, d’Orson Welles, avec lequel Mankiewicz avait d’ailleurs travaillé, désignerait exemplairement, aux yeux de Borges, cette force de dissémination labyrinthique de la chronologie proche de ce qu’il recherchait pour son propre compte. Sous le montage sériel d’Orson Welles, Kane, personnage emblématique, devient insituable, indiscernable, ne se laissant reconnaître en aucune identité narrative. Il n’est ni journaliste ni chef d’entreprise, ni communiste ni capitaliste, pur être de cinéma ouvert aux devenirs imperceptibles des miroirs qui, à la fin, lacèrent son image sous des angles disparates. L’action qui le caractérise, comme les rubriques du journal qu’il dirige, n’est plus du tout soumise à une unité nettement désignable. La vie de Kane ne fait l’objet d’aucune vérité, sachant que les différentes évocations de son existence, les différents points de vue qui le montrent se tournent le dos, appartiennent à un autre univers de sens. Seul circule, entre toutes les commémorations de ses amis qui s’en souviennent, l’événement finalement inconnu, mystérieux, appelé Rosebud, prononcé par le mourant. Autour de ce nom, que le film cherche à clarifier, s’associent des tranches de vie comme on ventile, dans un dictionnaire, les couches sémantiques d’un mot, sans aucun lien chronologique. À la dispersion de l’intrigue dont la littérature connaissait sans doute l’exigence, Welles vient ajouter celle de l’image telle qu’elle est vue dans le temps, de sorte que le temps y devient autrement visible en suivant des accélérations ou des ralentissements, des fragmentations ou des superpositions difficiles à expérimenter en dehors du montage cinématographique des plans. Par ce heurt désordonné des souvenirs, le cinéma libère, comme dirait Raymond Bellour, des entre-images très particulières, un milieu accidentel sans résolution1.

Que le cinéma mette en image une certaine coupure, une interruption de la linéarité temporelle, cela est vrai éminemment d’Eve, film de Mankiewicz difficile à rabattre simplement sur les formes pontifiantes du mythe américain, sous prétexte qu’il met en image la vie des stars et contribue ainsi à leur mondialisation. Le Cinéma ne touche à son être que par la puissance affirmative d’une œuvre envisagée comme brisure, faille le long de laquelle l’espace et le temps se mettent à chavirer. Ce que Mankiewicz met en œuvre, au-delà évidemment de l’impossible innocence de celle ou de celui qui joue, c’est fondamentalement la question du Cinéma: Qu’est ce que l’image au Cinéma laisse voir de l’acteur et que la scène du théâtre sans doute ne suffisait pas à rendre visible ou à mettre en jeu? D’où, du reste, l’acteur en tant que tel devient-il visible et quel est l’être du Cinéma qui l’expose? Il y a belle lurette que Diderot déjà se fit le souffleur de l’acteur, le montrant en dehors de l’espace scénique pour en rendre visibles les traits au nom d’un paradoxe bien étonnant, Le paradoxe du comédien.

Ce que Diderot note, avec insistance, concerne l’impersonnalité de l’acteur: il est insensible dès le moment où il rend sensible un drame qu’il incarne et qui ne le concerne guère. Son indifférence lui permet de ne pas se laisser happer ou abattre par son rôle. Il y a une incidence vitale du jeu sur l’existence réelle de celui qui joue et qui devient de plus en plus irréel en proportion de son talent. L’acteur doit ouvrir la place aux émotions qu’il mime sans les posséder ou se laisser posséder par elles. Et c’est là une forme d’innocence perverse que le film de Mankiewicz, par le titre d’«Eve», suffirait à rendre palpable.

Ce n’est pas par les coulisses que l’acteur sera filmé, mis en évidence. C’est au moment de la remise d’une coupe, lors d’un festival que soudainement se met en place un arrêt sur image incroyablement tortueux. Le temps s’interrompt, tout au début du film, autour de cet objet si brillant, si peu consommable, ayant perdu la fonction de nous servir à boire. On ne sait pas bien d’ailleurs qui interrompt l’image et la met en suspens, quel regard vient stopper la remise de la palme si n’était la mémoire anonyme de l’assistance, suspendue à ce trophée, se souvenant, au moment où les mains de l’actrice se tendent vers sa récompense, que ce prix n’est que le résultat d’une cupidité universelle dont tous sont partie prenante. Les mains innocentes d’Eve sont chargées de souvenirs cruels impliquant tous ceux et celles qui, dans l’assistance, auront été trompés par ses charmes redoutables. Elle a tellement joué sa vie qu’elle a fait son cinéma devant tous, avant même d’être actrice: prendre la place d’une Star dont elle était la femme à tout faire, détourner l’amant de cette dernière, faire chanter l’épouse de son réalisateur, exploiter la naïveté de la meilleure amie… Et tout cela n’aurait évidemment jamais pu se produire sans leur consentement.

Eve, en tout état de cause, ne vit que du mal et des mauvais sentiments qui habitent ses anciens complices et dont l’intensité vient interrompre l’image, au moment de la remise des palmes, par le souvenir, le rappel de ceux qui se sont laissés tenter par ses fruits. Tout le film se joue à travers l’intervalle de cet étonnant arrêt sur image. Il n’est rien de plus que le flash back de cette innocence perdue qui s’immisce dans l’image, l’immobilise par un plan fixe sur les mains et la coupe, séparées d’une fêlure de deux centimètres tout au plus, comme si l’objet devait lui échapper toujours. Et c’est dans cette fente d’une fraction de seconde, suspendue par le cinéma, que se déploie toute l’intrigue donnant à chacun l’occasion d’évoquer l’envoûtement produit par Eve, étirant ainsi ce bref instant vers une tranche de vie beaucoup plus large, sans véritables bornes. Le temps de la remise, l’intervalle d’une brève décoration distinctive constituent la brèche durant laquelle se déploie tout le film, son temps réel.

Il y a, dans tout jeu, une innocence paradoxale que Diderot avait pointée sur un mode littéraire, celle de sa propre personnalité multiple, sachant que l’écrivain qu’il était n’a cessé d’endosser des fonctions et des masques très différents le long de son existence morcelée. Mais Mankiewicz ira plus loin. En un laps de temps infime, il fera rejaillir le paradoxe sur la vie elle-même. C’est la vie des acteurs qui devient insipide à force d’incarner des rôles si différents, se laissant gagner par de petites fentes, d’étroites objections sous lesquelles le réel sera contaminé. Le dispositif de Diderot s’aggrave! C’est l’existence qui se fait insignifiante, irréelle, neutre, pour celui qui se laisse aller au jeu des acteurs. Eve joue, est actrice avant d’entrer dans le monde du cinéma. Elle est comédienne depuis son enfance, pipant ceux qui auront croisé son passage dès son plus jeune âge. Alors ce n’est plus le réel qui sera imité par l’acteur mais c’est son rôle, son image, qui viennent infecter la réalité en faisant exploser le temps dans des directions que n’aurait pas pu expérimenter la simple narration. La question Qu’est-ce que le Cinéma? est une exigence que le film de Mankiewicz inclut en son propre développement au moment où, pour clore la fête d’anniversaire du metteur en scène organisée par sa compagne, tous les protagonistes finissent un verre, assis sur l’escalier en interrogeant le caractère irréel de leur vie, comme si leur existence, en-dehors de la scène, était contaminée par l’effacement devant le jeu, frappée d’irréalité, fantôme ou spectre sans consistance.

Le paradoxe du comédien est non seulement que, pour jouer, il ne faut posséder aucune qualité, mais que la vie elle-même devienne cinéma pour celui qui entre dans l’espace de l’image. En introduisant sa vie dans l’écran rien ne nous assure que la froideur de l’écran ne se déversera pas dans la vie ainsi déboussolée comme le dira Humphrey Bogart au début de La comtesse aux pieds nus. Du cinéma à la rue, de l’exposition de sa vie au dévoilement de toute la sphère privée, il n’y a plus de barrage. L’existence elle-même sera aspirée par le cinéma, objectivée dans l’image lorsque toute action se trouve soudainement interrompue par le regard du public, lors du festival qui vient couronner Eve. Le film, au lieu de nous emporter en une aventure, en une saga ou en une épopée nous entraîne dans la détresse de cette fêlure. Il y a ainsi un suspens de l’existence où il n’est plus question d’agir mais de se laisser envahir par la vacuité cinématographique, contaminé par sa déréalisation. Eve se place ainsi par-delà le bien et le mal parce que dans un épisode de sa propre vie elle inocule l’abstraction du cinéma comme une dimension devenue indiscernable de l’image qu’elle a toujours donnée d’elle-même.

L’interruption de la remise des prix, au début du film, constitue la béance même, filmée par la caméra, qui laisse passer le cinéma dans la vie pendant que la vie se trouve aspirée par la virtualité du cinéma. Alors, le temps se fige et se glace en une micro-coupure de l’image laissant place aux coupures de la mémoire telles qu’elles sont évoquées d’un personnage à l’autre par des tranches de vie discontinues. C’est également ce que la scène de la gifle, au milieu de La comtesse aux pieds nus, évoque en revenant deux fois sur cet épisode. Le même plan se verra une seconde fois mais depuis une autre perspective, un peu comme une image souvenir hésitante, une mémoire qui trébuche. Alors, sous cette répétition, sous cette deuxième gifle qui est en fait la même, on expérimentera une nouvelle vie interprétée par Ava Gardner, montrant que ce qui nous était arrivé aurait pu prendre d’autres chemins, des carrefours virtuels enrichissant les faits bruts d’une frange d’incertitudes et de potentialités innombrables. La même scène, comme déjà vue, sera vécue d’une seconde manière, déchirant tout le film en deux sens qui ne se recouvrent ni par contiguïté, ni par causalité ni par ressemblance mais inaugurent une lésion de perspectives amplement ouvertes sur une vie fragmentée, gagnant du même coup en mystère, augmentant les chemins de la possibilité. Ce sont donc les dénouements nombreux de l’existence, affectée d’une puissance virtuelle, que le cinéma permet d’expérimenter. Le flash back est une ventilation de toutes les possibilités, les plus incompatibles. Il reprend, sous un autre jour, le déroulement d’une vie.

Ce pourquoi, il est si difficile de suivre l’enchaînement des discours dans les deux titres évoqués. On ne sait jamais clairement qui parle. Ce qui est rapporté par la voix off est toujours en dérapage, en état de déviation et de coupure par rapport à la vérité énoncée sur Eve qui devait, en fait, être révélée par chaque témoin de sorte que chacun sera renvoyé à ses propres insuffisances, à la propre maladie qui le ronge pour ainsi dire de droit (la hantise de la maladie est évoquée d’une autre manière par Ava Gardner, incarnant la Comtesse, et culminera dans Soudain l’été dernier affectant la mémoire d’une distorsion dont le flash back constitue le labyrinthe). Le témoin, les témoignages ne cessent de bifurquer et d’envelopper en couches d’oignon d’autres témoignages. Les règles de la compréhension seront ainsi mises en déroute. L’ordre de la narration finalement s’embrouille et les narrateurs s’emboîtent dans un souvenir qui se creuse en lui-même, passant par exemple de la femme du réalisateur à Eve qui se souvient de ses débuts et de là à une nouvelle voix, sans ordre de priorité. C’est un peu encore comme si chaque personnage était rêvé par un autre.

Ce ne sont pas seulement les différents protagonistes qui se montrent propices à un flash back individuel, à des remémorations personnelles, c’est le flash back lui-même qui possède plusieurs personnes qu’il fait coexister sur un même plan juxtaposé. On voit s’ouvrir ainsi une fêlure dans la mémoire, un arrêt sur image immense qui, en faisant passer le cinéma dans la vie, va entraîner la vie dans des ordres de temporalité très nouveaux, des formes de souvenirs délirants, images rêvées qu’avec L’Aventure de Madame Muir Mankiewicz explorera de manière encore plus troublante. Ce sont ces intrusions du temps cinématographique dans le temps réel qui font l’objet véritable du film et se rendent visibles encore après qu’Eve se sera saisie de son trophée. Revenue chez elle, le soir, pendant qu’elle se prélasse sur son canapé, sa servante se démultiplie en une foule de doubles au travers de l’enchâssement des miroirs adjacents qu’elle nettoie. Là encore, l’image se pulvérise faisant revenir la même fêlure selon une forme de retour, de boucle tout à fait fascinante. Eve sera prise dans le rêve de sa servante qui voudrait devenir actrice à sa place, ayant été elle-même de par le passé la bonne d’une interprète célèbre…

On comprendra ainsi en quel sens le temps du cinéma n’est plus du tout ce que le récit de la littérature devait mettre en intrigue lorsqu’il prolongeait, non sans le contester parfois avec violence, un ordre cohérent d’enchaînement ou ce que le théâtre devait rendre visible dans l’unité de la scène quitte à la pulvériser en retour et selon son style propre. On ne saurait interroger l’être du cinéma sans en passer par ces cas bizarres, étonnants, où le temps tourne en rond selon des cycles que ne pouvaient pas -prévoir les arts qui jouent sur d’autres registres. Au lieu des grands événements de l’histoire, de la noblesse des passions dévastatrices et grandioses de la littérature, Proust avait certes fait valoir déjà les liens irrationnels du souvenir. Mais c’est seulement le cinéma qui devait concentrer d’abord son attention sur la fêlure de petits faits anodins, mineurs, dont la présence va faire basculer l’image sur un plan où la vision du présent sera saturée par des flash-back qui l’entourent et en infectent la réalisation.

Ce sont comme de petits épisodes insignifiants, étonnants, qui gagnent soudainement en ampleur avec l’existence étrange de Madame Muir lorsque le portrait du capitaine défunt envahit l’espace, faisant se rétracter la frontière du temps, ou encore dans la Comtesse aux pieds nus, l’étrange présage d’une folie héréditaire affectant la lignée familiale de la noblesse italienne dont les spectres viennent hanter le mariage et le porter jusque vers une malédiction incurable. C’est l’investigation de ces cas où tout se fourche et se ramifie que le cinéma porte à la visibilité, des cas curieusement minimes, mais le long desquels tout se met à se fissurer durant des heures en suivant des ralentis, des coupures non commensurables: des accidents presque imperceptibles mais où se condense toute une vie en même temps que cette interruption, ce temps mort, bascule dans le présent. Alors, on sent remonter dans l’image des spirales de plus en plus larges depuis la mémoire de ceux qui s’y laissent prendre tout en y important des images étrangères à la vie de ceux qui se rappellent, fort ancestrales ou même anachroniques, objets incongrus dont la menace fait vaciller le sens du réel. Ce sont ces expériences futiles que Borges décrit lorsqu’il rend compte du film d’Orson Welles dont le nom de Kane sera prélevé, la même année, pour réaliser une fiction complètement anachronique au sujet de L’examen de l’œuvre d’Herbert Quain, donnant à Borges, par ce nom homonyme, l’occasion d’injecter dans la littérature le temps lacéré du cinéma. Alors s’ouvrent pour la littérature elle-même de nouveaux espaces dont les écrivains les plus contemporains tireront sans doute le meilleur parti.