l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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Tout au bord du monde

 

Le savoir, autant que la croyance, supposent toujours en quelque sorte que nous abordions le réel suivant un côté abrupt ou une falaise, une assise qui nous offrirait soudainement l’évidence d’une réalité nettement délimitée. Il faut bien supposer un moment où le monde commence, touchant ainsi à un socle qui fasse office d’origine et de fondement. Et quand nous touchons à cette bordure, cette dernière donnera forcément sur autre chose, nous laissant le soin de lorgner par-dessus sa borne. Mais qu’y a-t-il derrière cette ligne de crête? Comment faire un pas au-delà? L’ultime rebord, l’extrême périphérie comporte déjà sans doute quelque part une porte, un regard, un trou de serrure ou une fente qui donneraient sur l’inconnu! L’horizon marque la fin de la croûte terrestre mais désigne le commencement d’une autre dimension: l’azur infini du ciel. Que cache alors le détroit de Gibraltar, gardé par ses colonnes et, derrière-lui, l’océan étalé jusqu’aux confins de la Création? Vers quel bord ne va-t-on pas risquer de sombrer en suivant le projet un peu fou de Christophe Colomb entraînant ses marins vers l’autre face de la terre? Et même s’il y a cercle, ne faut-il pas y distinguer un dedans et un dehors? Eternelle question de l’enfant qui demande ce qu’il y avait en amont de la Création et bien au-delà son Créateur? Que devons-nous deviner, entrevoir en touchant aux portes de l’absolu, posées déjà avant le monde et dont le seuil lorgne vers avant celui d’avant? Question oiseuse et prétentieuse, pour ainsi dire proscrite, nous rapprochant du petit garçon qui chercherait, à l’aide d’une cuillère stupide et futile à verser la mer dans le trou minuscule qu’il vient de creuser sur le sable1!

En revenir à la frontière du monde serait un peu comme se placer devant un mur fortement orné, décoré à l’extrême pour nous éviter de loucher de l’autre côté, fût-ce en visualisant, sur cette extrémité, la noirceur du vide. Au commencement était le Verbe et, avant lui, se plaçait le néant d’où il fallait extirper sa définition suivant une création ex nihilo caractérisant l’épisode inaugural de la Genèse. Toute réalité est ainsi conçue de manière monumentale comme un bord où elle s’achève sur rien, comme une face à double pendant. On ne saurait imaginer une page sans un recto et un verso et il nous serait tout aussi difficile de concevoir une pièce de monnaie sans pile ni face. Il nous serait aisé de deviner l’envers d’une frontière à partir de son endroit, d’envisager le versant obscur de toute limite si nous cessions de nous laisser distraire par ses effigies. La représentation que nous avons du monde est comme celle d’une scène qui comporte des coulisses et, derrière elles, d’autres pièces, d’autres corridors qui, aussi loin que nous allions, aboutiront à un seuil qui donnera encore sur quelque chose. Il faut toujours supposer, derrière tout mur, une autre face prolongée par des flancs inépuisables. L’univers humain est fait de bords et seule cette ligne de partage permet de pratiquer des distinctions en son sein, de briser le monde en parties bonnes ou mauvaises, les posant forcément les unes contre les autres, les opposant, au demeurant, comme des éléments inconciliables. Il nous appartient de classer et ranger les événements suivant l’axe d’un côté auquel ils se soumettent depuis toujours. Il faut nécessairement qu’ils soient finis et que ce que nous venons d’entreprendre s’achève, s’arrête quelque part pour voir se trancher notre acte, posé là en s’opposant à tous les autres.

Dans une lettre à Hodgson, William James lui reproche de manquer de densité, de dureté, de tranchant de sorte qu’on ne sait jamais, en le lisant, de quel côté on pourra prendre appui, sur quel bord se tenir: «Notre nature demande des choses du côté desquelles nous puissions nous ranger.» Hegel avait, en son temps, fait un reproche analogue à l’identité absolue de Schelling où tout sombre dans le gris, tellement indéfini que, comme au soir tombé, on pourra constater que toutes les vaches seront noires, indiscernables. De même, la réalité définie par Hodgson, dont nous savons qu’il fut moniste, reste selon James un absolu sans contour, un univers sans déterminations et «si le monde est une unité de cette sorte, il n’y a pas de côtés1». Dans un monde qui serait parfaitement uni, dans un réel complètement unitaire notre vision se ferait crépusculaire et, entre chien et loup, nous aurions perdu nos axes, tout se valant et se fondant de manière homogène. Nous avons au contraire besoin, pour nos jugements et nos valeurs, de distinguer des côtés en tous sens, de poser leurs différences en suivant des bordures nettes qui les séparent selon l’intérieur et l’extérieur, le bien et le mal, le beau et le laid, le juste et l’injuste, le vrai et le faux… Le bord est au fondement de toute la pensée occidentale et de toute rationalité, même à supposer comme en mathématique qu’il touche à l’infini. C’est lui que, bien souvent, la philosophie classique devait chercher en rêvant à une science qui pose les bases et le socle de toutes nos certitudes et décisions morales. Aussi, derrière l’univers visible, fallait-il supposer, avec Platon déjà, un monde Intelligible, un envers, une réalité transcendante et différente de ce côté humain, trop humain, où nous évoluons comme en une caverne sombre et sans consistance. À moins qu’on y scrute, avec Nietzsche, de simples effigies et ornementations pour nous faire oublier le chaos menaçant aux bordures du monde.

Les temps ont donc bien changé depuis lors rompant avec l’idéal de vérité que la modernité elle-même cherchait à remplir dans son programme de lumière et de progrès. Nous avons cessé de croire en un univers dimensionné, fait de côtés, d’axes générateurs de repères, de directions, de choix et d’orientations valides. Nous sommes redevenus des enfants beaucoup plus poètes, plus artistes, qui creusent un petit trou pour y mettre toute la mer. Des enfants qui jouent, comme dirait Nietzsche, en toute innocence et futilité, découpant, par exemple, une bande de papier, un serpentin de bristol pour coller ensemble ses deux bords extrêmes selon un «8» caractéristique! Ce collage a, en effet, donné lieu à un problème crucial en topologie, un paradoxe de l’époque contemporaine qu’on appelle le nœud borroméen ou, mieux, l’anneau de Möbius pour retenir ainsi le nom de son auteur. Il s’agit d’un objet philosophique par excellence, un objet dont les objections se multiplient sans réserve: figure géométrique fermée dont les deux extrémités auront été soudées selon une double boucle parfaitement illustrée par le peintre Escher lorsqu’il y représente une fourmi qui en parcourt successivement la bande. Qu’il s’agisse du symbole mathématique de l’infini ou simplement du nombre 8, suffisamment agrandi pour en faire une espèce de piste destinée à un petit insecte, on obtient un trajet où, sans changer de côté, en poursuivant sa route par le milieu, celui-ci passera sur l’autre bord, vers l’envers de la bande. La fourmi, dessinée par Escher, est à la fois au recto et au verso du serpentin en torsion, contestant le principe d’identité et le principe de contradiction au fondement de la logique occidentale. Möbius invente ainsi un espace dont il n’y aurait pas de sens à dire qu’il possède des côtés, un endroit et un envers distincts. Il s’agit d’un espace univoque qui inaugure un bord en l’absence de tout revers. Quoi qu’on y fasse, d’où qu’on le prenne, il ne possédera jamais qu’un seul côté. On y constatera, en effet, l’existence d’un flanc unique, étalé selon une seule face, un plan concret, tangible, sans verso puisque la fourmi qui le parcourt, en gardant toujours son chemin, parviendra à passer sur l’autre versant supposé. Restant bien de son côté, elle se retrouvera bien vite de l’autre, franchissant cette limite sans l’avoir enjambée.

Rien n’interdit de penser que la surface du monde dessine elle-même un bord de ce genre, sans dehors véritable, sans autre côté imaginable, univers fait d’une seule face étalée se contournant en tous sens et qui présenterait, par ses détours infinis, une variété de nœuds, de tresses pour confectionner toute la richesse du réel, jusqu’à la double hélice de notre bande d’ADN: anneau de Möbius fait d’anneaux du même genre, d’échelle réduite, eux-mêmes confectionnés d’un nouage semblable, encore plus fin et ainsi à l’infini jusqu’à obtenir des gouttes d’univers peuplées de mondes eux-mêmes composés de mondes. Rien ne serait alors à chercher en dehors de l’expérience réelle, de l’autre côté de sa bordure, de son extrémité. Aucun paradis ni ciel intelligible! L’espace en lequel nous nous déployons ne donnerait jamais que sur lui-même, absorbé dans sa propre immanence, dans l’éternité de ses retours incessants. Tout y reviendrait au même, sur la même face, autrement orientée cependant, repliée vers d’autres confins. On pourrait, en effet, onduler la bande de Möbius, l’affecter de plis, de crêtes, la fractaliser en sommets, en cols, comme sur un électrocardiogramme, présentant ainsi des vallées, des pentes faisant face à d’autres pentes: une infinité de flancs mis en regard et d’où l’on verrait, par-dessus les cimes les plus élancées, des pointes encore plus hautes mais qui ne seraient jamais rien d’autre que des rides plus ou moins accentuées sur un même anneau de Möbius parfaitement univoque.

Ce serait là un étrange leibnizianisme, fondé non pas sur le meilleur des mondes possibles, mais sur une hypothèse qui les contiendrait tous, des pis aux moins obscurs. Au lieu de supposer qu’un Dieu aurait imposé, du haut de sa toute puissance, un univers parfait, ce dernier connaîtra encore l’histoire du plus infâme, descendant en des creux et des failles insondables d’où remontent les sommets les plus raffinés. De loin, la lune a beau briller d’une lumière parfaite, elle n’en comporte pas moins ses ravins et ses failles horribles. Le mal n’est que la pente, infime ou abrupte, qui dévale à partir du bien, placé en amont. Dans une réalité univoque, sans autre face que la sienne, dans un monde à un seul côté, la grenouille, le crapaud et le saint se promènent sur les mêmes bords et Dieu lui-même aurait bien des difficultés à se débarrasser du mal qui avoisine les actes de création les plus nobles. Toute vertu, en ce sens, ne s’élève que sur les pentes opposées de nos vices, rendant l’ange déchu parfaitement nécessaire afin que naisse un monde de contrastes et de différences à même l’immanence.