l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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Des Muses et des démons

 

Nous sommes tous sujets au vertige, assaillis par des idées en ribambelle, en tourmente, orageuses, tumultueuses. Difficile de s’orienter dans nos pensées tant elles tourbillonnent comme flocons de neige sans que nous sachions leur motif. Aucune raison ne les fonde, portées par un enchaînement automate. Au point que, à l’instar de Malcolm Lowry ou de Poe, l’alcool sera parfois reconnu comme une manière de stabiliser la démarche de ce maelström perpétuel des pensées1. Inutile de les chasser, elles feront retour à l’improviste selon une association forcée, un rapprochement inévitable, une métaphore dont le trajet nous échappe. Même si nous n’en avons rien à faire et qu’elles ne nous intéressent pas, elles en seront d’autant plus virulentes. Inconsommables, elles se font pressentir avec une urgence plus importante que les affaires que nous étions en train de mener à bien, au risque de nous faire louper une entreprise, de gâcher par une parole impromptue l’édifice de notre prévoyance. Et ce sont sans doute ces idées incongrues qui ont valu à Socrate tant de haine, allant jusqu’à parasiter la plaidoirie de sa défense lors du procès qui lui valu la mort. Nous sommes harcelés par ces futilités comme par des mouches, voire des cigales, sans savoir même d’où elles viennent, avec parfois la volonté de les calmer et de se laisser gagner par le sommeil. Mais rien n’y fait! Elles reviennent au galop, irrésistibles, à l’instar de jeunes filles indisciplinées.

On les appelle, depuis toujours, des Muses, sources d’inspiration des poètes. En cercle, spirale ou farandole, elles forment, sous le regard de l’artiste et de ses toiles, une grappe de danseuses, un essaim dont les figures varient de manière furieuse autour d’une béance centrale. Elles sont, dit-on, au nombre de neuf, évidemment impaires, comme si leur ronde devait marquer une absence, un vide, une place centrale capable d’ouvrir un portique. Les neuf danseuses, les neuf musiciennes, tant de fois représentées par bon nombre de peintres, indiquent forcément une place absente valant comme la dixième muse, celle d’où choît l’inspiration. Une trouée en laquelle s’engouffrer, une porte restée ouverte et qu’il ne nous sera pas loisible de combler. Les muses font, en ce sens, figure de revenants. Elles sont le signe d’une pensée insistante qui fait retour, tourne sur soi, revient sans cesse au même selon une irruption obsédante. Dans le vertige de la pensée, les idées fusent, s’agglutinent, issues d’un entonnoir dont le fond se dérobe, imperceptible. Et la beauté des neuf muses ne saurait occulter complètement l’effondrement de la dixième, sa pulvérisation centrale, les membres épars de pensées qui s’enchaînent pour ainsi dire toutes seules, sans nous, au point que nous aimerions parfois que cesse cette rumeur inspirée. Vues d’en bas, comme pour un plafond de Primatice, en se donnant la main, on ne saurait pas ne pas noter le dessin que trace le cerceau de leur bras autour d’un vide central, l’invagination attractive d’un fond perdu1. On dirait une idée fixe, une idée qui nous hante et induit ainsi une forme d’ivresse, de boucle dont font preuve toutes les inspirations fulgurantes. Un mouvement de fécondation qui n’est sans doute pas éloigné de ce que Socrate devait qualifier de possession, toujours travaillé par un démon, un hôte insolite et inexpugnable.

Le démon est la figure d’un autre qui pense en nous. Difficile de concéder à Descartes que c’est vraiment le moi qui pense, comme si le sujet était une chose pensante, une substance. Il est parfois des pensées involontaires et redondantes, des idées forcenées qui prennent la conscience à revers, qui la sur-prennent, de sorte qu’elle assistera, impuissante, à leur ballet. Cette fulguration, nous en avons bien sûr connaissance, mais comme un spectateur insolite qui se demande en raison de quoi elles surviennent et s’associent. De telles idées se font en moi mais sans moi, mesurent la passivité inaugurale dont je fais preuve, visité par un démon ou une muse. Se produit, sous ce rapport, une altération étrange de ma personnalité qui fera dire à Rimbaud que «je est un autre». Il y a visite obsessionnelle d’une phrase, d’une ritournelle et d’un rituel organisant, dans certains cas excessifs, la mise en scène de crimes, de séries odieuses dont raffolent tous les romans policiers. Ce sont des visitations dans la vie morale sanctifiées par Edgar Poe, mais, dans d’autres cas, ces mêmes forces obsédantes seront susceptibles de découvertes sublimes qui font l’objet de traités philosophiques mémorables. Le même démon qui nous ronge et nous pousse aux pires méfaits est aussi celui qui nous sauve. Il nous faut suivre, à cet égard, la dépossession de Nietzsche pour lequel «nul n’est plus que soi-même étranger à soi-même». Et la philosophie, au dire de Socrate, parfois plus nietzschéen que ne le sera ce dernier, commence bien par une telle perte d’identité, par un spectacle sans réel metteur en scène dont le corps du sage sera pourtant le théâtre, un évanouissement débouchant sur la faculté d’innover autant que sur la rage de se détruire. Le Banquet de Platon nous décrit Socrate non comme un ivrogne mais comme un homme que l’alcool ne touchera plus tant il sait boire, ou sera conduit à boire sans soif. C’est le sens de la remarque d’Eryximaque affirmant que, seul d’entre tous, Socrate boira tant qu’il voudra sans risquer de ne s’enivrer jamais1. Le philosophe, dans cette logique de l’inconsommable, placé par-delà la soif, ne craindra pas d’affronter les puits obscurs de la turpitude ni du tumulte sexuel, introduit par Le Banquet, expérimentant une fois de plus les limites où se perd son savoir de soi, non sans conduire au fameux «je sais que je ne sais rien1». Savoir rongé par un trou central qui forge le pessimisme socratique mais encore sa décision la plus folle. Ce que nous savons philosophiquement, ce qui nous étonne en tant que penseur authentique, c’est qu’un impouvoir fondamental nous habite et que toutes nos certitudes reposent finalement sur un non-savoir essentiel, sur une muse dont le chant ne provient pas de nous: «C’est quelque chose qui a commencé dès mon enfance, une certaine voix qui, lorsqu’elle se fait entendre, me détourne de ce que j’allais faire2». Ce démon qui parle en lui n’est rien d’autre que cette béance au fond de sa conscience, fêlure ouverte au milieu de la pensée et en laquelle le philosophe se glisse pour renouveler le sens des idées. Nul dialogue ne l’affirme plus fortement que le Criton, surtout quand il s’agit de discourir de l’origine de la morale ou de la justice.

Ce que nous devons faire, ou ne pas faire, ne se justifie sans doute pas sur le mode d’un calcul, ni d’aucune rentabilité. Le crime est toujours là qui marque sa menace de tout faire voler en éclat, traçant la limite sur laquelle s’exercent nos plus belles visées, comme on le comprendra autrement encore par la mort d’Abel. Les lois humaines relèvent certes d’un droit variable en fonction de la cité dans laquelle on vit, mais la mort toujours rôde quelque part comme sa fondation. Trop souvent cette dimension tragique se perd par la légèreté de nos commerces et l’appât du gain. L’habilité des uns et des autres montre qu’on peut contourner la part nocturne de la loi en se laissant captiver par la légèreté primesautière de nos intérêts. Il appartient précisément à la loi, à son injonction, d’être au-dessus du profit personnel, étrangère aux exigences de la consommation à laquelle nous aspirons, placée par-delà nos désirs d’en user à notre avantage. La loi ne se laisse pas tourner par les hommes sans devenir invisible. Elle cesse de montrer sa dimension tragique, la nuit qui la hante, le labyrinthe qui la porte quand elle dégénère subrepticement en une gestion des intérêts du moment et ce d’autant plus qu’on pense faire seulement appel à son pouvoir pour légitimer notre intérêt personnel. Il y a une loi supérieure à celle de la rentabilité, à la gestion de nos entreprises rendues efficaces par un droit des plus techniques. La loi parle en nous sans être à nous, étrangère à nos prétentions égoïstes, comme si elle émanait d’un autre que celui dont elle prend possession. En chacun de nous-mêmes, la loi est le signe d’une altération, d’une altérité inappropriable. L’injonction des lois assourdit les oreilles de Socrate sans provenir de lui, ni de quiconque: «Voilà, sache-le bien, mon cher Criton, ce que moi je crois entendre, à l’instar des Corybantes qui croient entendre des flûtes; et, en moi, le son de ces paroles bourdonne et m’empêche d’en entendre d’autres1.» De ces injonctions qui nous habitent, il en est qui réussissent à faire silence, à faire taire les autres, venues d’une région étrange qui poussera Platon vers la certitude que notre monde repose sur un monde plus profond, celui des Idées qui font obstacle à l’instinct ou à nos humeurs les plus violentes, au cheval noir qui guide nos pas.

Les Idées nous traversent comme par un retour insistant, une réminiscence, un souvenir involontaire. Des voix se manifestent, des anges ou des démons nous conduisent, nous prennent par la main en nous soufflant parfois des pensées dont nous ne voulons pas, qui nous effraient, nous mettent en danger, mais qui s’imposent malgré nos angoisses et notre instinct de conservation. Tout acte de résistance en émane et vient surprendre notre voix qui, désireuse de ne pas souscrire ou de ne pas succomber à l’ennemi, se laissera doubler par une autre qu’on ne reconnaît pas, étrange, surhumaine, une voix qui s’oppose et dira «non!» alors que nous étions sur le point d’exprimer le contraire, entraînés sur la pente du cheval noir dont Platon décrit le rythme dans l’attelage imaginé par le Phèdre. Aucun héroïsme, aucune vertu ne sont possibles sans une muse ou un démon, sans une décision insolite nous arrachant les entrailles et nous faisant dire l’inverse de ce qu’il serait raisonnable de penser en vue de la survie. C’est là l’étonnement suprême, l’étonnement par lequel on croit ne pas bien entendre notre décision, éberlué devant l’horreur de la situation: un insensé lyrisme, un emballement immodéré de nos paroles fourchues. Criton, en effet, vient délivrer Socrate de la mort et lui propose d’échapper à sa condamnation, ayant préparé son évasion, et voici que Socrate, au dernier moment, se laisse aller à cette voix qui l’écarte de ce qu’il convenait de faire. Entraîné par un démon intérieur, il se met à proférer des paroles incroyables, couvrant celles de la raison. Par la voix qui parle en lui, Socrate s’entend dire, non sans avoir peut-être la berlue, qu’il accepte la mort. Qui peut dire cela au moment de passer devant le bourreau? Comment se laisser traverser par une idée si étrangère à nos intérêts? C’est là le mystère des résistants autant que des poètes, la grande faille qui les traverse et en vue de laquelle le dernier verre du condamné ne serait pas de refus.