l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

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Trous de mémoire

 

L’oubli est chose qui ne laissera pas de nous étonner comme si sa soudaineté brutale n’avait rien de volontaire. Et pourtant, s’il est tellement peu voulu, il ne se niche pas moins dans ce que nous voulions le plus en emmenant, par exemple, au restaurant la personne à qui l’on ne pense plus à faire ses vœux. On oublie alors en levant les bras au ciel ou en se frappant le front comme pour s’excuser d’une telle futilité. Ce qu’on avait omis est si proche de nous, si présent dans ce que nous faisons effectivement que cela se sera effacé du même coup. C’est que l’oubli est l’instant d’un aveuglement, d’une oblitération parfois transitoire ou ce que nous entreprenons peut cacher ce que nous devions faire. Il y a, en tout cas, une espèce d’occultation qui se produit en ces moments singuliers, comme si nous étions aveuglés par des images d’une si grande netteté que nous ne penserions pas même à considérer ce qui se tient derrière leur lumière frappante. On en voit de trop, tellement aveuglé par l’évidence d’une situation qu’on ne songe plus au motif inscrit à sa surface. L’interruption du souvenir se laisse peupler par une histoire qui la remplit, voire par un blanc ou un mensonge qui peuvent se concevoir déjà sous la forme d’un trou de mémoire.

Souvent l’oubli, à l’instar du secret, est tellement évident qu’il vient mettre en un arrière-plan lointain l’endroit où il se tient en réserve. Il se niche en des objets insoupçonnables, qui passent inaperçus, placés en-dehors de nos besoins du moment comme de nos envies de consommer. Il nous arrive, en ce sens, de chercher le stylo que nous tenons en main, trop présent pour laisser sentir cette présence. Le secret vit d’un mimétisme de ce genre. Il est toujours ce que nous ne voyons pas parce qu’il se loge dans ce qu’on perçoit trop bien. Un passage secret peut se présenter comme une porte dans l’encadrement d’une bibliothèque si bariolée qu’elle sera effacée par la géométrie des rayonnages – trouée dérobée! Il s’agit d’une ouverture dans l’ouverture, d’un espace doublé par un cadre qui, en la montrant, la cache. La meilleure cachette sera sans doute la plus visible, la plus criante d’évidence comme dans un secrétaire, le petit secret, le petit tiroir épousera la forme des décorations les moins intéressantes, les mieux perdues dans la masse. La cachette en quelque sorte se cache sur la surface même du visible et l’oubli s’enveloppe toujours au sein de ce qu’on perçoit avec tant de netteté qu’il en devient insoupçonnable. C’est le trop visible qui rend invisible. Et c’est la proximité qui paradoxalement éloigne. Toute chose se perd ainsi à même sa manifestation la plus extrême.

Un processus de cet ordre constitue la structure même du dévoilement dans la philosophie de Heidegger. Dévoiler ne va pas sans voiler autre chose. Pour Heidegger, l’Être se retire lorsqu’il s’exhibe au mieux. Il se perd dans la manifestation la plus évidente des choses quotidiennes. L’Être de ce qui est, sa raison ultime, le sens de l’Être qui obsède la philosophie, passera inaperçu au moment même où il se dévoile au sein des étants qui le manifestent. Cela se laisserait comprendre, s’il le fallait, par la contemplation du soleil, impossible à voir parce que trop brillant. Son cœur invisible se voile au sein même de son dévoilement. Il se tient en retrait sous sa couronne bien trop aveuglante. La philosophie se heurte, pour Heidegger, à un oubli de l’Être ainsi rejeté au fond par la trop grande visibilité de ce qui le montre ou s’y intéresse. Nos existences factices occultent l’essence de tout ce qui se présente devant nos yeux. L’oubli n’est donc pas un simple accident de la mémoire. Il revêt l’essence des choses au moment même où elles croient se montrer avec force. L’oubli est interne au processus du dévoilement. Il possède une structure très active. Mais au lieu d’y voir un enfouissement dans le fond, un retrait comme le pense trop facilement Heidegger, il faudrait plutôt l’envisager en surexposition. Ce n’est pas seulement une perte momentanée qu’on regrettera mais la mise en avant de souvenirs-écrans pour parler comme Freud. Il est des oubliettes en lesquelles se conservent des empreintes et des restes que la philosophie se doit d’examiner pour ainsi dire en surface, à l’instar d’une archéologie aérienne, scrutant la surface d’un champ de blé pour y noter les changements de ton. Jeter quelque chose dans un trou, c’est le mettre en un lieu dont on ne trouve plus le chemin, dont on aura perdu l’accès. C’est le point d’accès qui finalement pose problème et non la profondeur du retrait. ­L’oubli comme oubliette désigne alors une tout autre mémoire, une mémoire devenue profonde parce que trop superficielle, écranique, mettant les traces de l’Être en surexposition. Il constitue une barrière protectrice qui sauve en même temps ce qu’elle occulte, comme en protégeant de ses murs décoratifs ce qu’il y a de plus ancestral en nous1. C’est dans les recoins du décor que nous aurons la chance de retrouver les secrets les mieux gardés.

L’oubli en ce sens a partie liée à la mémoire. Bergson déjà devait noter que, par un trop plein de souvenir, quand tous les mots se pressent à la fois devant l’attention, il nous sera impossible de trouver le mot juste qui traîne pourtant sur le bout de nos lèvres. Est-ce à dire que l’oubli n’a plus de rapport avec nos souvenirs? Il s’agira bien plus de l’inverse. C’est dans nos souvenirs les plus plats que se cache peut-être une vérité indésirable. C’est à même la conscience la plus sûre d’elle-même qu’il nous faut chercher ce qu’enfouit une telle assurance. Autant dire que, dans l’attention la plus lucide à nos actes, se creuse une oubliette dans laquelle se tient un éblouissement difficile à ­percevoir. Et cela d’autant mieux que sera importante la facilité avec laquelle s’affiche le souvenir. Ce dernier se déplace, notera Freud, vers des épisodes secondaires, s’enveloppe en des images banales qui ne gardent aucune trace de ce que nous avons cherché à mettre à l’abri pour notre propre protection2. La conscience produit de redoutables aveuglements, des leurres interposés par sa propre franchise. Quelque chose sans doute ne se trouve pas franchi par la franchise, un mur devenu infranchissable en elle et dont la résistance sera à toute épreuve. Il y a des leurres qui sont involontaires et qui, dans leur trop grande illumination, vont effacer tout ce qui se tient à l’avant-plan, trop inextricable, trop chargé à la façon d’une décoration rocaille. Et c’est bien ce qui rend un oubli si étonnant. L’élément de résolution, la solution à notre problème étaient là, à portée de main, mais ne parvenait pas jusqu’à la conscience qui se leurrait elle-même de sa trop grande lucidité.

Le trou de mémoire s’entoure bien en ce sens d’un excès qu’il produit lui-même au sein du souvenir. Creuser un trou dans la mémoire et le disposer entre tous les souvenirs les plus visibles est sans doute le meilleur mécanisme de défense. Rares seraient les cambrioleurs qui chercheraient l’or sur la poignée de la porte qu’il fallait crocheter et c’est  la serrure qui constitue l’endroit le plus sûr. Le double tour dans la porte à vaincre sera la meilleure garde qu’on puisse concevoir. L’entrée de notre mémoire est jonchée de trous et c’est dans cette avant-garde, au seuil du souvenir que s’enveloppent les secrets les plus terribles. C’est le souvenir-écran qui comporte les traces, les empreintes de ce refoulement. Toute l’esthétique efflorescente d’une tapisserie n’a souvent d’autre motif que de rendre invisible la figure qui s’y retranche. L’excès, la prolifération, la parure en sont des reliquats et c’est dans l’art de l’écran que se reconnaît la puissance d’un processus sans doute plus important que ce qu’il vise à cacher. La cachette vaut bien davantage que ce qui s’y enfouit et la pyramide possède une puissante architecture en comparaison de laquelle le pharaon n’est rien.

Il y a, en ce sens, oubli et oubli. On peut oublier un numéro de téléphone tout en sachant bien qui il fallait contacter pour obtenir un rendez-vous. Ce n’est pas du tout la même chose que d’oublier de prévenir cette personne comme si son existence même pouvait passer à la trappe. Dans ce cas, nous oublions l’oubli lui-même et lorgnons rarement vers les traces de son évidence. «J’ai oublié quelque chose, mais quoi au juste?» Voilà la pire des questions, bien plus angoissante que l’omission d’une adresse. Et l’art d’élever des monuments, des labyrinthes où l’on pourra perdre nos secrets témoigne de l’inventivité, de la créativité d’un style beaucoup plus riche que les contenus qu’on y creuse. Devant une telle prodigalité de dédales, on éprouvera un étonnement sans égal, comparable à un nouvel Œdipe qui aurait à débrouiller l’énigme du Sphinx. Situation inquiétante en même temps qu’étrange! On oublie, mais sans savoir même ce qu’il faut chercher et où le trouver, si ce n’est en examinant les fortifications et les ornements où les trous de la mémoire vont se rendre invisibles par trop de clarté. Il y a comme une structure monumentale de l’oubli en même temps qu’ornementale.

Il s’agit peut-être en cela d’une situation hautement métaphysique, celle du philosophe qui touche à la limite du savoir, une frontière qu’il veut forcer et que résume à merveille le constat d’Edgar Poe dans ses Histoires extraordinaires, lorsqu’il affirme que «nous sommes condamnés, sans doute, à côtoyer éternellement le bord de l’éternité, sans jamais faire le plongeon définitif dans le gouffre» de sorte que «jamais je ne pourrais (…) être édifié relativement à la nature de mes idées. Toutefois, il n’est pas étonnant que ces idées soient indéfinissables, puisqu’elles sont puisées à des sources si entièrement neuves1». Devant l’inconnu on peut bien se sentir mis au bord d’un trou, d’un gouffre pour lequel on ne dispose d’aucune mémoire. Il n’empêche que c’est dans le maelström en lequel s’abîme un secret, dans le labyrinthe sinueux de ses plis, sur les parures en lesquelles s’enveloppe son vide, que tient l’essentiel de l’Être, la sauvegarde de sa nouveauté.

D’où l’insistance avec laquelle Freud analyse la manière dont, sous l’oubli d’un nom, ce sont des dénominations concurrentes qui prennent sa place et le repoussent. Les significations s’étoffent et se déguisent pour ainsi dire en surface, offrant cent autres visages pour recouvrir celui qui s’y perd. C’est tout un gaufrage, un mille-feuilles d’écrans forcément plus édifiants que la chambre présumée centrale de l’inconscient que la psychanalyse devait débrouiller. Et ces couches en trompe l’œil manifestent un labyrinthe de portes qui vont des «souvenirs rétrogrades» aux «souvenirs anticipants» sans parler des «souvenirs contemporains» aux événements qu’ils enrobent. Ainsi le coffre que Freud prend en exemple et dont, enfant, il avait peur, est finalement vide. Seuls comptent son feuilletage de fausses pistes, sa manière d’induire des associations comme «coffrer», «coffret», «coffrage», «décoffrage» etc. C’est la structure énigmatique de l’oubli que Freud met en scène lorsque la surface du souvenir se recouvre d’un florilège de signes inventés qui feront l’étonnement de celui qui sera médusé par eux. Chaque souvenir s’affirme finalement comme un parchemin. Des motifs microscopiques y tracent un véritable dessin crétois, emmaillotant un secret futile dont l’importance sera négligeable par rapport au luxe des détails susceptibles de nous induire en erreur. Il s’agit d’une chasse au trésor déçue, interminable, dont seules comptent les voies d’accès, les indices qui enveloppent finalement l’absence de tout joyau. L’oubli ne s’emmitoufle de tant de subterfuges que pour n’avoir finalement rien à cacher. Le vide inconsommable qui le larde étoffera son absence de signification par autant d’indices surexposés. Les énigmes de l’inconscient ressemblent dès le départ à des entrées multiples, jeu de pistes en mesure de voiler le néant central auquel le mélancolique aura accès non sans éprouver une charge d’angoisse suicidaire. Mais, par-delà l’angoisse du vide, le récit de l’énigme s’avère être un dédale de parcours délicieux, de plus en plus complexe, qui, par ses détours, nous rejette au dehors, vers la vie chatoyante des abords, des périphéries et des évitements créateurs. La recherche du scarabée d’or entamée par un personnage de Poe, impossible à consommer, ne conduit finalement à rien et n’aura d’intérêt que par le délire de plus en plus inspiré qui y conduit.