l'éclat

 

  Jean-Clet Martin – Eloge de l’inconsommable
   

Un coin de mur rose

 

 Borges nous conte une étrange aventure, une promenade distraite conduisant soudainement le paysage à se dédoubler. Parfois le moment présent peut nous donner le sentiment d’avoir déjà été vécu. Difficile, néanmoins, de préciser où et quand l’objet qu’il nous montre aura été rencontré? En résulte l’impression d’un temps lointain, presque perdu, défenestré, dont on ne saurait consommer les minutes qui passent ni capitaliser la durée1. Par cet arrêt sur place étonnant, l’instant sera pourfendu d’une brèche qui produit la sensation de nous en extraire ou, pour ainsi dire, de nous en expulser. Cette extase, cette sortie hors du temps, n’est pas celle d’un moment glorieux! Il s’agit en fait d’un quartier misérable d’Amérique Latine, aux murs délabrés. Le monde a beau être fini, sans aucun Dieu pour le sauver! Nous avons beau nous embarquer sur un même radeau, en une existence étriquée, sans issue ni courant d’air pour en sortir! Mais, sous les ruelles étouffantes des favelas, le regard de Borges, progressivement aveugle, décèlera pourtant un bégaiement de la vision assez stupéfiant, une rédemption inattendue. La balade inattentive, sans but, la flânerie évasive dans la pestilence de la pauvreté la plus démunie produisent, en effet, une torpeur qui ne se mesure plus en heures. Au plus fort de l’hébétude, la marche de Borges marque un moment d’hésitation stupéfaite qui lui laisse le sentiment d’avoir déjà vu la même scène, de la voir se briser en deux, tirant aussi bien vers le passé que vers l’avenir, chaque objet se superposant à lui-même pris dans un autre temps.

Se produit une espèce de réplique de ce qu’il perçoit, un écho, une doublure induisant l’impression de voir en décalé, un peu comme il nous arrive de loucher dans l’espace en le dédoublant. Dans le même instant, la rue donc se fibre, se met à fourcher, procurant le sentiment de superposer un souvenir à sa perception actuelle. Cela pourrait presque ressembler à un paysage cubiste, peint par Picasso, scindé en deux aspects contemporains, vus de face et de profil, selon des moments qui, cependant, s’excluent et se détournent (Paysage méditerranée, 1952). Une fente – une hachure – se saisit alors de la durée comme pour y produire une fourche ouvrant sur un laps de temps illocalisable. Un moment ambigu dont on ne sait que faire et que Borges considère d’abord sous la forme d’une méprise, d’un accident superflu à la pointe duquel s’ouvre peut-être une porte sur l’éternité, voire sur un éternel retour des mêmes conditions.

Cela, bien sûr, n’est pas intentionnel et ne concerne pas la capacité à visionner les dédales d’une vie antérieure. Au début de la déambulation borgésienne, aucune conscience ne préside au choix d’un itinéraire, aucun projet ne cible le chemin, sauf celui d’éviter les grands boulevards, pour se perdre plutôt en de petites ruelles, composées de murs qui s’enchaînent et s’emboîtent sans répit. Délice de la flânerie vaine, de l’inconsommable et de l’inutile! On y éprouvera presque le sentiment d’atteindre l’autre côté des choses connues. On aura l’étrange intuition de subir toujours un revers devant soi, un coude étroit, coupé par un pan de maçonnerie sans terme véritable. Au détour d’un de ces innombrables entassements de bâtisses, Borges tombe enfin sur un coin de rue que sa fatigue devait simplifier à l’extrême, réduire à une espèce de schéma de peintre composant d’un seul aplat sa masure. Situation aussi irréelle qu’en un tableau de Braque dont l’architecture montre de grands cubes monolithiques tandis que les murs flamboient d’une unité qui semble provenir de l’intérieur. Percé de quelques fenêtres confectionnées par «la substance infinie de la nuit», il y avait là, sur ce pan de crépi rose, un reflet de la lune. Son éclat donnait l’impression d’être une émanation directe de sa surface uniforme et massive. Une adhérence complète de la lueur au revêtement nous met ainsi en présence d’un réel posé hors du devenir, là depuis toujours, suivant une confiance en la stabilité des choses rarement atteinte. Cette couleur est donc comme une couleur sans temps ou plutôt une couleur défraîchie qui y insiste, endurante et persistante, adossée à la solidité des pierres dont on dirait qu’elles ont poussé là, sans origine ni fin.

Cela arrive sans doute à tout le monde de se -sentir à l’abri dans une poche d’espace que l’agitation de l’histoire ne peut atteindre, un sas que rien ne vient inquiéter, indestructible et incréé, rempli d’un air qui semble provenir du fond des âges, secret et inamovible. Mais, sous l’œil de Borges malvoyant, cela tourne à un ralentissement qui dure des siècles, à un arrêt de l’instant, branché directement sur tout ce qui ne passe pas, refusant de se laisser refouler. Le mur rose qui l’aveugle se met à piétiner sur place comme si l’écrivain argentin se souvenait de l’avoir déjà enduré un jour, étonné de le trouver là, dans son objection radicale, mais sans qu’on puisse savoir comment cela s’est déjà produit. Le moment s’impose avec une telle certitude qu’il devient difficile de le situer. Il vaut pour soi et non par une localisation plus large, ni par une inscription dans un continent qui le borde. On le voit donc lui-même, de lui-même ou en lui-même comme le mot «é/vidence» le suggère par ses origines latines. On éprouve alors la nette sensation que cela n’a pas été vu hier ou avant-hier, mais depuis toujours, certain de la stabilité des murs et des pavés. Et, dans un moment si vertigineux, l’espace se peuple de détails perçus hors tout âge et toute géographie: le chant d’un oiseau, la rumeur des grillons ou un chien qui hurle à la mort.

L’oiseau que j’entends n’entonne-t-il pas le même chant, unique et sans défaillir, depuis la nuit des temps? Et les grillons, ne sont-ils pas restés les mêmes depuis l’éternité, produisant un timbre identique dans l’entrechoquement de leurs élytres? Cette alouette n’est-elle pas celle qui devait déjà se mettre en vol au matin du monde, en un unique Eden? Rien n’a bougé, tout est là, intact, entre cigales et trilles de rossignols posés de manière presque mécanique sur une branche. Tout rentre ainsi en une résonance intemporelle devant ce monde que Borges percevait «en spectateur abstrait», quelconque, anonyme. La promenade hébétée, la langueur de la chaleur de l’été, les incertitudes de l’obscurité laissent place non pas seulement au souvenir d’une expérience semblable qui remonterait vers un passé lointain. Ce n’est pas la mémoire qui est mobilisée en direction d’une scène d’enfance, c’est plutôt un présent qui englobe tous les temps auquel on se mesure. L’expérience à laquelle se réfère Borges est sans doute très différente de celle de Proust qui, en goûtant une madeleine, associée à la saveur du thé, se souvient d’un passé immémorial et ressuscite son enfance vécue à Combray. Le moment auquel Borges s’arrête n’est pas comparable à celui qu’il aurait éprouvé il y a longtemps déjà. Il ne lui ressemble pas, c’est strictement le même! Il s’impose au passé non moins qu’au futur pour embrasser l’infini.

La chose est complexe à saisir. Il faudrait revenir, pour la comprendre, au tableau de Braque réalisé en 1908, celui d’un Viaduc à l’Estaque, posé dans le bleu élémentaire de l’horizon, avec en contrebas, dans le vert de la végétation, un ensemble de murs jaunes d’un seul tenant. Aucun souffle ne vient perturber la disposition des éléments. Les murs en orange pâle, sous un ciel lourd de plomb, vert de gris, se réclament d’une chaleur qui n’est pas vraiment le reflet du soleil. Il s’agit d’une radiation qui leur appartient en propre. On ne saurait détacher le ton de la masse murale qui l’expose à sa pauvreté essentielle. Malgré le grand dénuement du lieu, l’intrication de la couleur et des surfaces est si puissante que rien ne saurait les disjoindre ou en abolir l’union éternelle. Le viaduc fait partie intégrante de la nature en une unité qui dure de toujours. Les maisons donnent le sentiment d’avoir éclos là, en même temps que les pins et selon un flash indistinct, inusable, sans se dissoudre ou se corrompre. Cette perception n’est pas celle qui se réclame d’une heure particulière, d’un jour défini. Elle s’impose en une vue intemporelle sur des cubes fermes et solides comme des montagnes. On touche ainsi au fait «qu’on ne puisse ni distinguer ni séparer un moment de l’apparent hier et un autre de l’apparent aujourd’hui1». C’est l’étonnement qui impose l’éternité d’une vue qui n’est de personne, qui vaut pour les siècles et les siècles, installée dans le calme impersonnel du temps mort ou du contretemps. Alors, sous la palette de Braque, que nous mettons en consonance avec la vision de Borges, l’éternité s’arrête en un pur aujourd’hui, sans terme, sans fin, bouclé sur soi, dans le formol d’une lumière aussi dure et solide que les pierres. Le goût de la métaphysique, pour Borges, débute par ce type de sensations insituables qui nous met en contact avec ce que les philosophes nomment, depuis Aristote déjà – on ne manquera pas d’y revenir – l’Être en tant qu’être.

Table

 Introduction

1. Un coin de mur rose

2. L’arrêt du temps ou la nature morte

3. Le repentir du peintre

4. Surprise de Géricault

5. Un flash back étrange de Mankiewicz

6. Trous de mémoire

7. Chevaux de Troie

8. L’éternel retour

9. Le bord du monde

10. D’une assiette à Istanbul

11. L’étrange

12. Des muses et des démons

13. L’annonciation d’une étoile

14. Coup de tonnerre dans la philosophie

15. L’épreuve de la futilité

16. Leçons de contemplation.

17. Les catleyas ou les signes d’un amour

18. L’insignifiance de l’Être

19. La machine à gazouiller selon Paul Klee