l'éclat

lyber

2-84162-003-4

176 p.

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Déclinaisons de l'Europe
Massimo Cacciari

traduit de l'italien et présenté par Michel Valensi

Note du traducteur

Avertissement de l'auteur

I Géophilosophie de l'Europe
Années décisives
Les deux Cavales

II Guerre et mer
Platon réaliste
Le discours de l'hybris.
Thalassocraties
Le rire

III Les Héros
Juges et héros
Venise perdue
Le duel

IV L'Hôte ingrat
L'hôte ingrat
Le déracinement du nomos
Le déclin des ‘monstres sacrés'

V. La patrie absente
Violence et harmonie
Tolérance et intolérance
Conjecture de paix

Epilogue

 

v

la patrie absente

 

 

I. violence et harmonie

 

Tous les mortels, s'ils ne vivaient pas selon leur propre et particulière intelligence, devraient être persuadés de l'Ordre auquel visiblement obéissent les ‘dieux invisibles' de l'univers. Et le fait d'être-en-paix consisterait-il en autre chose que de se rattacher au logos commun à toutes les choses, et de faire notre Nomos à son image? Toutefois le logos n'affirme pas simplement que le tout est un, mais que son unité advient, qu'elle advient-et-devient selon Eris et Nécessité (Héraclite, DK B 50, B 80). Diké ne peut se donner qu'en tant qu'Eris («il faut savoir ... kaì díken érin»); lorsque l'un est vu-et-connu, nécessairement il apparaît comme conflit, différence. Et il n'y aurait pas de logos commun à tous s'il n'était pas logos de la différence, car le tout est divisible indivisible, engendré inengendré, mortel immortel. Le tout est concordant discordant en soi; les choses sont l'un du tout, et l'un, en tant qu'il est, est toutes les choses (B 10, B 50, B 51). Le fait d'être-en-paix équivaudra alors à ‘convenir', en le comprenant, de ce rythme éternel du cosmos qu'aucun dieu n'a créé, ‘convenir' de son drâma, selon lequel Eris-Polemos fait naître la multiplicité de l'être à partir de l'un, et toujours la résout de nouveau dans l'un – ou mieux encore, dans lequel l'un, en tant qu'il se nomme Polemos, exprime l'être dans sa différence, et Polemos, en tant que père de toutes les choses, résout de nouveau toutes les choses dans leur unité. Être-en-paix signifie s'harmoniser avec une telle Harmonie, qui n'est pas état, disposition immobile, mais palíntropos1: ‘conversion' de l'un dans le tout, et du tout, de nouveau, dans l'un.

Pourrions-nous avoir une idée de la paix qui ne soit pas liée à l'harmonie? Qu'est-ce que la Paix, pour nous, sinon la connexion des parties qui, finalement, sortent de leur rêve de dormeurs, ignorant leur chemin (Parménide DK B 1, 7), ápeiroi, et reconnaissent le commun, le Xynón, le Cum originel? Mais le commun est ce qui rassemble les parties; sans elles, il ne serait pas concevable; et l'harmonie provient de la «différence des parties», «ek tôn diapherónton», (Héraclite DK B 8). Toutes les choses sont engendrées par l'Eris qui est en conflit avec la pure unité; de ce conflit sont engendrés les multiples; et du conflit entre les multiples est engendrée, de nouveau, l'harmonie. Nous revenons toujours à ce point fondamental: si la paix est harmonie, elle est mouvement, et ce mouvement se détermine selon Eris et Nécessité, selon la nécessité du conflit. Il faut que les différents en tant que différents se donnent, qu'ils ek-sistent; il faut qu'ils se ‘dépassent' en se résolvant dans l'un, à partir duquel ils ek-sistent; et il faut également que l'un, pour être, se manifeste dans le tout de la différence. L'harmonie est le logos commun à toutes les parties et à tous les moments de ce movimentum. Là où, précisément, rien ne semble vraiment demeurer, rien n'existe qui ne soit en relation à l'autre, rien n'existe qui ne soit sans in-quiétude – sinon précisément, le logos qui comprend la conjonction de l'opposé, qui saisit les parties et en produit l'har-monie. Voici donc les deux sens du terme: l'harmonie est la connexion accomplie des parties, mais c'est aussi la loi, le Nombre qui détermine la connexion; l'harmonie est cette disposition déterminée des éléments, mais également l'idée qui l'informe et lui donne forme, l'Ordre sur la base duquel elle a été produite. L'harmonie qui apparaît, qui est engendrée à partir de la connexion des différents: et l'Harmonie aphanésinapparente – qui, en tant que telle, ne vient jamais à la lumière (ni ‘cachée', parce que le caché se détermine de la même manière que l'apparent – ni ‘invisible', parce que le logos la ‘voit' et, donc, la connaît), qui n'est jamais saisissable. Harmonie des plus belles (B 8) en tant que résultat de la connexion: des plus belles et donc des plus apparentes. Harmonie in-apparente, en tant que Loi de la connexion elle-même, et donc kreítton, manifeste, en tout plus puissante que l'autre (B 54).

C'est dans la relation entre les ‘deux' harmonies que l'Europe a pensé la paix. D'une part, elle ne peut se concevoir sans l'idée d'une commune origine de toutes les choses. – Si la différence était originelle, comment l'ordre harmonique pourrait-il se déterminer sinon comme simplement contingent, simple hasard? – D'autre part, elle est le produit d'un conflit entre les multiples, d'où naît cette connexion, cette harmonie visible, constituée par les différents éléments. Cette harmonie visible coïncide avec la direction, avec le sens du conflit. Eris, en effet, engendre tout d'abord les multiples à partir de l'un. Eris ne ‘tolère' pas des unités simples, indifférenciées. Puis elle distingue les multiples, les constitue comme réellement différents et les oppose les uns aux autres. Il n'y aurait aucune harmonie sans cette opposition; aucun ‘accord' ne peut naître sinon du contraste. Mais Eris crée et oppose les différents pour les contraindre à la connexion. Eris est essentielle tant pour constituer la différence que pour la résoudre, parce que sans le conflit contre la permanence des différents en tant que différents, sans la lutte – le pólemos, pour les faire passer dans leur Cum –, il n'y aurait finalement aucune harmonie. Tout le mouvement est sur-ordonné par l'Harmonie aphanés; tout le rythme est image de Dikè. Mais il ne peut s'agir de deux dimensions, parce qu'alors, elles-mêmes devraient s'harmoniser, et la loi de leur harmonie deviendrait la plus puissante, et ainsi à l'infini. L'Harmonie in-apparente est ‘ce' qui gouverne toutes choses, l'un de jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, satiété-faim; Harmonie immanente au mouvement qui distingue-harmonise. Nous voyons ces conjonctions et saisissons ces dissonances, du fait qu'elles signifient toujours l'Harmonie in-apparente en tant qu'in-apparente. Elles montrent comment cette harmonie déterminée, n'est pas l'Harmonie, et également, dans le même moment, font signe à la puissance de l'Harmonie, dans laquelle et par laquelle tout le mouvement advient.

Dans la très puissante pensée tragique héraclitéenne, il n'y a donc pas de place pour une Harmonie abstraitement séparée de Polemos et d'Eris. Certes, l'Harmonie manifeste (kreítton) n'est pas le résultat de la connexion, tour à tour déterminable, mais, pour cela, elle n'est pas ‘en paix' en quelque lieu au-delà du ciel; elle est plutôt l'âme insaisissable, la psyché aux voies trop profondes du conflit, la ‘foudre' qui gouverne tous ses mouvements. Certes, en en comprenant le logos, nous savons que les distincts ne valent pas comme immédiatement différents, mais comme proto-agonistes de l'harmonie elle-même, que les différents éléments sont éléments de l'harmonie – mais l'harmonie, comme on l'a vu, n'est que la signification du conflit. Et Eris ne pourra jamais disparaître, de même que l'Harmonie très exactement ne pourra jamais décliner. Ce n'est qu'à travers le conflit que nous reconnaissons l'harmonie, et par l'harmonie l'Harmonie. Archétype de la catharsis, de l'apprentissage par la souffrance.

Si l'harmonie se réduisait au produit de la connexion, elle serait simplement un artifice. Et le multiple des éléments à harmoniser serait originel. L'unité du contraire est l'Harmonie originelle, in-apparente; ‘ici-bas', par contre, nous voyons seulement le distinct et sa connexion. Mais nous devons également reconnaître, par la force du logos, que la distinction et la connexion sont une seule voie, ou, en termes plus précis, qu'Eris est de l'ordre de la Nécessité. Et nous devons voir cette Harmonie et savoir ce qu'elle est plus clairement que tout autre. Elle ne nie nullement le conflit, l'opposition, mais les révèle comme relation, comme nécessaires afin qu'advienne la connexion. Elle nie que les distincts puissent ‘souffrir' d'une séparation absolue. Ce ‘mal' est l'impossible.

L'harmonie ne tolère pas l'immédiate déconnexion. C'est précisément Eris, le conflit, qui frappe tout être prétendant s'établir dans la déconnexion: en lui faisant la guerre, elle le contraint à se connecter avec l'autre. Et, ainsi, elle produit de l'harmonie. Cette harmonie peut se produire parce que Harmonie domine toutes choses. Parce que Harmonie ne permet à aucun être de demeurer dans l'a-dikía, de demeurer hors de la connexion cosmique. L'affinité radicale entre la première pensée de l'Occident, le ‘dit' d'Anaximandre, et Héraclite est ici évidente. Mais la paix n'est alors, pour nous, rien d'autre que la connexion qui n'admet pas de séparation, qui fait la guerre à toute a-dikía ; la paix c'est l'harmonie, armée contre toute déconnexion, sur la base du Principe aphanés, in-apparent, et pourtant très puissant, de l'unité originelle du contraire, c'est-à-dire de l'Harmonie. Tout être qui ‘refuse' de se résoudre dans l'Harmonie, se place ainsi hors de Dike. Il est, dès lors, mal. Pourtant, il est impossible que ce mal perdure, parce qu'il est impossible qu'un être soit plus fort que Dike. Le conflit le saisira à nouveau et le reconduira à la connexion nécessaire. Mais, en même temps, il est nécessaire que le différent, dès sa première apparition, se détermine simplement comme tel, et qu'à travers le mouvement du conflit, à travers cette ‘punition', il soit reconduit à l'unité du tout. Et donc Harmonie dispose en soi de cette déconnexion que ‘justement' elle ne tolère pas. Dans une telle perspective, la paix n'est certainement pas pensable comme simple pacte ou artifice, mais pas plus comme fin véritable du conflit. Il n'y a jamais d'Harmonie sinon en-conflit avec l'apparition immédiate du différent. Dans le pythagorisme, chez Philolaos (et dans le Timée platonicien), harmonie semble valoir comme metaxy, véritable élément moyen sans lequel aucun cosmos ne pourrait être. L'harmonie apparaît comme harmonie du composé, du cosmos en tant que composé par des éléments illimités et des éléments limitants (Philolaos DK B 2).Les dissemblables existent, mais ils ne pourraient pas pour autant apparaître en soi, mais uniquement par le fait d'un ‘tiers' qui les harmonise. Alors, ils existent (et sont connaissables) en tant qu'ils sont harmonisés (B 6). Or, cette ‘grande harmonie' (dans le Timée, le Même, amerés, sans parties, vaut pour l'ápeiron de Philolaos, tandis que l'Autre, meristón, composé, divisible, pour le péras, la limite, le limitant) constitue un cosmos ‘musical' intègre, ‘sauf'. Tout nombre irrationnel en est exclu – comme l'epos et la tragédie le sont de la polis. Mais, par cela même, le Conflit en est banni pour toujours. L'harmonie, dont le logos est parfaitement déterminé, institue la relation entre les dissemblables selon un nombre parfait, immuable. Mais plus encore – l'harmonie n'apparaît plus immanente à la différence, comme chez Héraclite, et donc comme ce mouvement de la différence qui la conduit par nécessité à la connexion; elle apparaît ici comme nombre-logos en soi, intermédiaire qui rend définitivement dialectiques les dissemblables, sans appartenir à leur ‘série'.

La position pythagorico-platonicienne est en étroite relation critique avec celle héraclitéenne. Si l'harmonie n'est pas le nombre-logos qui, sans mensonge en soi, sans aporie (Philolaos, DK B 11), relie le dissemblable, mais le mouvement même par lequel se révèle l'unité des contraires, dans le sens où ce qui apparaissait comme opposé se résout, du fait même qu'il subit le Conflit avec l'autre, en relation avec l'autre, en xynón – alors la pensée semble ici se heurter à une insurmontable difficulté: comment concevoir chaque élément comme semblable-dissemblable, comme soi-même et autre que soi? N'est-ce pas la voie dont Parménide voulait nous éloigner? Dans le fragment DK B 6, on retrouve exactement le terme héraclitéen qui définit l'harmonie: palíntropos, mais il indique ici le chemin de toutes les choses, comme le comprennent les «ákrita phyla», les lignées de ceux qui sont incapables de se décider, les «hommes à deux têtes», pour lesquels «être et non-être sont le même et ce qui n'est pas le même». Palíntropos est le chemin de l'«esprit errant», qui noue son fil de l'un vers les multiples et le re-noue vers l'un, qui à partir du dissonant pro-duit harmonie et de l'harmonie voit s'engendrer le conflit de nouveau. Palíntropos: l'entrelacs des deux voies, que Parménide sépare radicalement (même s'il est nécessaire de les connaître toutes deux: DK B 8,53, B 1,30).

L'harmonie renvoie nécessairement à l'idée de connexion, de composition. Tout comme l'Harmonie aphanés, car elle n'est que la Loi de la connexion harmonique du dissemblable, l'unité in-apparente de tous les contraires. Dans le pythagorisme, ce renvoi est encore plus explicite: harmonique est ici la physis du cosmos, sa nature en tant que composée, et l'harmonie elle-même apparaît quasiment comme élément de la composition (quand bien même est-elle cet élément essentiel pour que la composition se donne, et donc pour que le dissemblable apparaisse). Mais l'être parménidéen n'est harmonie d'aucune manière, parce que d'aucune manière composé. L'être se connecte à l'être seulement; de l'être rien ne peut naître hormis lui-même; et il n'est pas divisible (diairetón), parce que tout entier égal en soi, sans parties; immobile «dans les limites des liens puissants», il ne connaît ni arché ni fin, ni naissance ni ruine, toujours identique à soi dans le même état il repose en lui-même, ne manquant de rien, parfait, accompli. C'est seulement le kósmos trompeur des mots qui établit qu'il y a la naissance et le dépérissement, l'être et le non-être, les changements et les mutations – qui établit, en d'autres termes, l'ordre apparent de toutes les choses, où les distincts semblent subsister et s'opposer et de nouveau se connecter. Kósmos, terme pythagoricien: harmonie des contraires qu'Harmonie produit – chez Parménide le même terme est employé pour indiquer l'ordre trompeur des noms des mortels et du ‘cosmos' qui dans de tels noms se révèle.

La recherche de l'harmonie contraint, donc, dans l'ordre de l'apparent, du contraste et du devenir; elle doit assumer le distinct comme réel, en admettre les changements et les mutations. Elle est connexion et conflit; guerre et paix; elle est l'unité de la connexion et la multiplicité de la différence. Dans l'harmonie, il est nécessaire de penser en même temps le contradictoire. Mais cet ordre, ce cosmos, n'est nullement effacé par la theoría du «cœur qui ne tremble pas de la parfaitement ronde Aletheia»; et c'est précisément en tant que tel, sans plus en être trompé, que celui «qui de tout en tous sens s'instruit», devra s'en instruire également. Ce que pensent les mortels est connu précisément dans sa séparation absolue du pistòs lógos, du discours qui convainc, du discours ‘imbattable' – qui consiste à considérer que l'être est connexion des distincts, et le considérer ‘cosmos' d'apparences différentes et contraires. Et si l'être est tel, alors il devra se transformer, naître, périr. Si l'être est harmonie, et l'harmonie est connexion des éléments et élément elle-même, ou alors ce qui, en tant que Loi, sous-entend pourtant toujours la conjonction du distinct, jamais absolutisable par le mouvement à travers lequel s'opère une telle conjonction cosmique, l'être ne pourra se dire parfait, accompli, immobile, immortel. À des telles conclusions conduit l'«esprit errant» des mortels qui suivent le chemin palíntropos et non celui de Peithó, de la Persuasion. Mais, d'autre part, ce chemin est tout à fait étranger à celui des hommes (Parménide, DK B 1,27), dont l'opinion n'est pas trompée, mais est tromperie en soi. Leur vie, dirons-nous, consiste à croire que les deux voies peuvent se rejoindre, que l'être peut devenir et être harmonie, que l'être peut s'appeler du nom de mort.

Ce n'est qu'à l'aune du ‘terrible' discours parménidéen que nous pouvons comprendre les doutes, les incertitudes de Platon lorsqu'il s'agit d'affronter l'idée d'harmonie. Même si, après Parménide, nous en parlons encore en termes pythagoriciens, comme mélange, krâsis, selon des mètres bien définis, d'éléments divers (Philolaos, DK B 10: harmonie est hénosis de termes en mélange et symphrónesis de pensées séparées), il ne nous est plus possible de lui attribuer aucune stabilité, aucune ‘félicité'. Ce qui est véritablement divin et immortel ne pourra être simplement en harmonie1. La megíste mousiké, la plus haute musique que ‘chante' Socrate dans le Phédon (accord parfait d'enquête et de mytho-logie, de diaskopeîn et de mythologeîn : 61 e 1-2), celle que chante les âmes au terme de leur préparation à la mort, quand déjà elle devinent leur imminente félicité, n'est pas adressée à la ‘très belle harmonie' mais au divin et immortel qui l'excède. Elle est louange du destin de l'âme, qui ne se résout pas en connexion du distinct, en tant qu'il est également connexion des éléments distincts ou facultés. S'il était harmonie, en effet, il ne pourrait subsister avant les éléments qui la composent, mais il est nécessaire que l'âme nous pré-existe, puisque connaître c'est se souvenir; si l'âme était harmonie, elle serait de la nature des éléments qui la composent, tandis que l'essence de l'âme c'est son pouvoir hégémonique sur les affects et les passions qui la concernent, donc quelque chose d'un autre genre par rapport à ceux-ci; si l'âme était harmonie, comment pourrait-elle continuer à être, tandis que les cordes qui la produisent finissent par se rompre? Si l'âme était harmonie, en somme, elle serait nécessairement un composé, et en tant que composé elle ne pourrait jamais être dite immortelle. Dans la seule mesure où elle participe du Bien simple, indivisible, l'âme jamais n'accueillera «en soi le contraire de ce que toujours elle porte en elle» (105 d 10), et puisque, où qu'elle soit, elle apporte la vie, elle est principe de vie, jamais elle ne recevra la mort. De ce qui est immortel, il n'est pas possible de penser ‘harmoniquement' qu'il est vie et mort, semblable et dissemblable, jour-nuit, faim-satiété.

Mais, ici-bas, la nature hégémonique de l'âme immortelle est en conflit avec les passions, les affects, les désirs; elle n'est ni libre ni débarrassée «de ces lieux terrestres sembables à des prisons» (114 b). Sur la «vraie terre», après la mort, elle apparaîtra dans sa pure simplicité; ici-bas, c'est encore le conflit, stásis. Et comment pouvoir gouverner le conflit sinon grâce aux mètres de l'harmonie? Le chemin de l'harmonie revient s'imposer à nouveau, comme s'impose le Démiurge qui, précisément, est appelé à relier mortel et immortel, à produire des composés (et tout ce qui est lié est dissoluble, même les dieux : Timée 41 a-b. Seule la volonté du Démiurge qui, en agissant en parfaite imitation du Bien, ne peut désirer que les choses parfaitement conjointes se dissolvent, est le lien qui garantit de leur immortalité. Mais ne faudrait-il pas se souvenir, à ce propos que, également chez Parménide, c'est seulement par le pouvoir de la Déesse que le koûros est initié à la connaissance de toute chose? que ce qui excède l'harmonie, la téchne de la connexion, ne peut se penser que comme don divin?). Et donc le long itinéraire semble se conclure ainsi: la paix serait tout à la fois la parfaite conjonction avec l'Harmonie in-apparente; rester immobile sur le cœur qui ne tremble pas d'Alethéia; la ‘joie' de parcourir seul le sentier de la Persuasion; la vraie vie de l'âme sur la vraie terre. Mais, d'aucune manière, l'agón harmonisant que l'âme accomplit en elle-même et entre les différents éléments n'est concevable comme paix parfaite. Et toutefois, comment pourrions-nous penser la paix ici-bas, sinon comme connexion, composition, en laquelle les différents sont présupposés dans leur conflit nécessaire, réciproque et dans le conflit qui conduit à eux cette âme qui veut les harmoniser? Mais une paix qui soit le produit de la connexion des distincts est, par nature, mortelle. C'est une paix qui accueillera nécessairement en soi son propre contraire, qui a en soi le principe qui la nie. Tout comme le conflit – qui existe seulement en vue de sa fin, en vue de la résolution harmonique des contraires qui le constituent. Paix et conflit redeviennent expression du logos – commun à eux deux et à tous. Les mortels à deux têtes ne savent pas les dé-cider. Pourraient-ils dé-cider, à partir de l'harmonie complexe de paix et conflit, la voie de la Persuasion, la vie pure, simple de l'hégémonique de l'âme immortelle? Probablement, si Thémis et Diké le consentent1. Mais, même dans ce cas, la vie persuadée ne serait pas simple, une, immobile, vraiment immortelle, puisque les hommes parviendrait jusqu'à elle de toutes façons à travers un détachement, une séparation, traînés, éconduits par l'agón, par la grande et difficile lutte que l'harmonie représente. Et ils devraient en tout cas continuer de connaître la vie-sans-vie, l'ábios bíos, de l'infatigable disjonction et conjonction; ils continueraient à en avoir la mémoire, même sur la vraie terre, et cette mémoire, bien plus que l'«oubli» (Phèdre 248 c), finirait par les alourdir et les précipiter de nouveau jusqu'à terre. Palíntropos harmoníe: nous connaissons désormais un autre nom de l'agòn mégistos, du plus haut et plus dur des combats.

 

 

II. tolérance et intolérance

 

Intolérable est, pour l'harmonie, tout ce qui résiste à la connexion, tout ce qui refuse de passer dans le composé, et donc de devenir élément du composé. L'harmonie ne tolère pas la distinction en tant que distinction absolue, c'est-à-dire ayant en soi la possibilité de la séparation; elle ne tolère aucune différence qui ne manifeste pas sa vérité comme élément de la connexion. Seul l'individu en tant qu'il est destiné au composé, a un sens et un prix pour la ‘très belle harmonie'. Mais harmonie n'est autre que le nom des différentes formes du faire. Chaque forme du faire est, pour l'Europe, harmózein, harmóttein2; chaque élément du faire est harmós, articulation de la connexion, membre du composé. Faire c'est empêcher que le distinct apparaisse comme tel, c'est le concevoir a priori comme partie, en fonction du composé projeté. Tout ce qui ne passe pas de quelque manière que ce soit, dans le commun, tout ce qui se refuse au logos commun précisément parce que connectant toutes les choses, sera ‘grossier', difforme, il-limité, in-déterminé, et donc, également, ‘mal'. Mais, en même temps, le caractère prédicable de l'existence effective de ce ‘mal', est hautement incertain: l'il-limité, l'ápeiron, peut-il être apparent, s'il ne rencontre pas ce qui a une limite? Tout ce qui apparaît, apparaît en tant qu'il est doté d'une forme qui résulte de la combinaison de ce qui est limité et de ce qui est illimitant. Donc, nous devrons affirmer que cet être, ainsi constitué, ainsi structuré, est non seulement harmonikós, mais que telle doit être la caractéristique de chaque être en tant qu'être simplement. Et que le ‘mal', ne l'étant pas, n'est pas. Dans ses différentes philosophies de l'histoire et dans les nombreuses variantes de sa théodicée, l'Occident a toujours ‘justifié' bien plus sa propre conception du faire, que la bonté et la pureté de ses dieux.

La guerre est kakós, mauvaise – et ce depuis les origines de notre paideía, depuis Homère. Mais elle est mauvaise lorsqu'elle est considérée en soi, abstraitement; lorsque sa violence prétend être sans limites. En tant que partie, au contraire, elle peut être aussi harmonikós. C'est la bonne Eris qui engendre les distincts et toujours, de nouveau, les résout. C'est pourquoi la Paix – qui est la cause finale de la guerre –, si elle est pensée comme paix véritable, pax profunda, ne peut être conçue que comme le résultat d'une extrême et très parfaite harmonie. D'une harmonie capable d'engendrer une connexion définitive. Mais il n'est pas possible, comme on l'a vu, de concevoir une harmonie immortelle. Tout composé est, par nature, dé-composable – et donc, toute harmonie qui pourrait être produite, porte en soi le germe de sa propre décomposition et, en même temps, la possibilité de nouvelles harmonies. De même que les distincts doivent ‘passer', pour qu'une harmonie puisse se produire, de même l'harmonie devra purger sa ‘peine', ne pourra échapper à son destin qui consiste à laisser-place de nouveau au distinct et à d'autres connexions. Chaque harmonie devra, alors, combattre le distinct qui veut se maintenir en tant que tel, mais se combattre également elle-même, combattre son inéluctable prétention à demeurer comme ultime et parfaite connexion: elle devra combattre ce qui refuse de ‘passer' dans le commun, mais surtout combattre l'hybris qui menace sa propre ‘beauté': se vouloir éternelle. Non seulement l'Europe a toujours pensé la ‘pax profunda' comme le produit d'une extrême et radicale harmonisation du distinct – et donc comme le résultat d'un conflit ultime – mais elle a également toujours conçu les différentes formes de l'harmonie (les différentes ‘paix' par lesquelles son mouvement est passé) comme en elles-mêmes conflictuelles, comme formes d'un double et douloureux trépas.

La preuve, difficilement falsifiable, que la tonalité du ‘faire' de l'Europe est celui de l'harmózein, réside dans le fait que l'idée de tolérance, qu'une grande part de la paideía européenne considère comme sa plus grande valeur, ne renvoie finalement à rien d'autre qu'à cette intolérance à l'égard de l'absolument distinct qui anime les travaux et les jours d'Harmonie. Il en est ainsi de la tolérance que nous pourrons qualifier de ‘sénile': la tolérance de celui qui a perdu toute foi en lui, ou toute foi en la puissance de sa propre ‘harmonie', et qui dissimule cette perte, ce manque, derrière un désir universel et cosmopolite de cohabitation et de paix. Il est une autre forme de tolérance, étroitement liée à la première (représentée de manière emblématique par l'antique temperatia de Symmaque versus la violence d'Ambroise1, versus cette harmonie nouvelle et si sûre d'elle) que nous pourrions qualifier de ‘négligente', plutôt qu'indifférente et agnostique: il s'agit de l'oubli ou de la ‘suspension' systématique de ces valeurs fondamentales qui, dans le conflit, distinguent les adversaires, afin de parvenir à une mauvaise imitation de la ‘complexio oppositorum' dans laquelle les opposants ont été préventivement ‘dépurés' de ce qui les constituait précisément comme tels. Il n'y aurait alors de Paix qu'en dépotentialisant, en réduisant la différence à un méson commun, un moyen terme qui, en réalité, n'appartient à aucune des différences, ou alors en considérant les distincts sous les seuls aspects par lesquels ils ne se distinguent pas, ce qui revient bien évidemment à ne pas les considérer du tout. Ainsi, la différence ne serait qu'une apparence illusoire – et la tolérance est le produit conséquent de cette intolérance à son égard. Les armes de l'harmonie sont encore plus évidemment à l'œuvre dans les formes de la tolérance propres à l'Aufklärung: à partir de l'arrogant préjugé de la suprême évidence de son propre cogitare, les autres cultures sont tolérées en tant que précisément in-fantes, et donc in itinere, ‘en route' vers cette seule forme contrôlable, vérifiable, productrice du langage qui est celle de la raison discursive. Tolérées, mais, également, éduquées. Ici aussi la tolérance n'est qu'un moment précisément défini de l'harmonie globale qu'il faut atteindre.

Aucune forme de tolérance ne tolère le risque de pouvoir se transformer dans la relation-conflit avec l'autre, ni ne peut consentir à ce que le différent de soi bouleverse cette vérité sur laquelle elle se fondait. Et pour une simple raison nécessaire: on ne peut tolérer que ce l'on ne considère pas comme vrai1. La tolérance ne s'explique que comme acte de la volonté, qui admet que l'on donne ce à quoi la raison ne peut consentir d'aucune manière. Mais un acte de la volonté qui n'est pas fondé sur une raison quelconque est arbitraire – et l'ombre du pur arbitraire plane aussi sur la plus pure des idées de tolérance. D'aucune manière la vérité n'est tolérée, elle persuade ; si l'apparition de cette position distincte est tolérée par nous, cela signifie qu'elle nous apparaît étrangère au chemin de la Persuasion. Mais comment pourrions-nous ne pas tenter de ‘dépasser' ce qui nous apparaît comme non vrai? comment est-il possible de ne pas tenter de l'harmoniser avec cette représentation du vrai sur laquelle doit se fonder notre propre tolérance? Et, par là même, il est nécessaire que la tolérance se dépasse, car à peine est-elle pensée de manière cohérente, qu'il faut penser à un accord bien plus profond entre les distincts, fondé véritablement sur le logos commun (que le ‘tolérant' est supposé posséder nécessairement). Non seulement, donc, l'idée de tolérance, sous toutes ses formes, ne vient pas à bout de l'intolérance de l'harmonie, mais elle rend encore plus évident le caractère ‘mortel' du faire harmonique, la connexion de la paix qui annonce le conflit, et ce conflit même qui, de l'intérieur, le menace et enfin le dissous.

C'est l'aporie qui domine toute la tradition humaniste du ‘de pace fidei'. Ici l'accord n'est certes pensé ni en termes séniles ni en termes négligents, ni selon une dépotentialisation indifférente des distincts – mais précisément dans le cadre de la démonstration selon laquelle tous les distincts s'avèrent en un seul logos: et dans le Logos qui s'est lui-même avéré, en se réalisant parfaitement (nativitas perfecta). La tolérance devient le moyen par lequel il est possible d'‘éduquer' le plus efficacement ceux qui ignorent encore l'Événement. L'Oratio de Pico est l'exemple inégalé d'une telle idée de paix1: c'est précisément en développant ce qui, dans les autres traditions, reste implicite ou insu, qu'il est possible de les faire parvenir toutes au Cum. Ce qui implique que l'Événement chrétien constitue leur Originel même, et que reconnaître ce fait revient à découvrir finalement sa propre vérité. La démonstration hégélienne du christianisme comme ‘religion parfaite' se fondera sur les mêmes présupposés dialectiques. Et en somme: dès lors que l'idée de tolérance est affrontée avec la cohérence nécessaire, elle ne peut que resurgir à nouveau dans celle d'harmonie.

Sur quelles voies, alors, faut-il s'aventurer? Pouvons-nous penser la paix hors de l'idée d'harmonie et de connexion? C'est précisément ce qui a été tenté à travers l'idée de tolérance. Nous pouvons affaiblir jusqu'à l'infini cette idée, sans pour autant ne jamais en dépasser les apories; même si la tolérance se réduit pour nous à un vague sentiment d'affinité, à une ‘sympathie' incertaine et éclectique à l'égard du différent, elle n'est concevable que par rapport à ce qu'on ne peut d'aucune manière considérer comme expression de vérité. La Paix ne peut être séparée de l'Harmonie, sinon en faisant de l'Harmonie une dimension, une partie, et donc en la plaçant nécessairement en conflit avec les sentiers de l'opinion. Il ne semble pourtant pas possible d'éluder le problème qui impose son idée: il est nécessaire de penser ce qui dans le conflit rend véritablement, essentiellement communs les distincts (communs, et non simplement semblables ou proches). Il faut penser la distinction comme distinction absolue et non comme connexion en puissance ou comme destinée à la connexion (car, alors, justement, l'harmonie équivaudrait à une intolérance à l'égard du différent et non à une connexion des distincts); mais, en même temps, la distinction absolue ne peut être pensée comme négation de la connexion – et non seulement pour la raison, évidente et logique, selon laquelle distinguer signifie mettre-en-relation (et que le parfaitement distinct implique la plus parfaite connexion en soi, avec soi), mais précisément parce que la distinction en tant qu'absolue, non occasionnelle, implique la nécessité de ce de quoi elle se distingue. En tant qu'absolument distinct, le distinct est nécessairement lié à ce de quoi il est distinct. La perfection de la distinction implique que ce qui regarde essentiellement le distinct soit ce de quoi il se distingue. Jamais l'absolument distinct ne peut ek-sister sinon avec ce, et en même temps que ce de quoi il se distingue. Dans le Cum, dans le Xynón, il est véritablement tenu par la «kraterà Anánke», la «puissante Nécessité» qui l'identifie.

C'est au tréfonds de la distinction que se révèle la plus profonde connexion. Mais en son cœur se tient également la possibilité de la séparation. Soit la distinction se volatilise comme harmonie en puissance, comme mouvement-devenir de l'harmonie, soit elle doit valoir comme possibilité de la connexion et de la séparation. Mais nous avons vu que la distinction absolue n'est pensable que comme une nécessaire ‘considération réciproque' des distincts – devrions-nous conclure que précisément cet autre, celui absolument distinct qui se sépare, qui nous abandonne, qui bouleverse la connexion, est ce qui, le plus grandement, nous ‘considère' et nous regarde1? et compléter ainsi l'affirmation précédente: cette singularité ne peut-elle se donner qu'avec l'autre de quoi elle se distingue – non pas un autre ‘paisible' dans sa distinction, mais bien plutôt un autre qui s'enfuit, un autre saisi toujours dans l'instant de son congé? Et, sans cela, quelle sorte d'absolument distinct serait-il? Un distinct fixe en son lieu, selon une mesure définie, est a priori un élément et une fonction d'une composition harmonique, partie d'un cosmos, et jamais une singularité. Nous cherchons ici, au contraire, cette forme de la connexion qui n'est pas différente de l'absolue distinction; eh bien nous devons alors penser qu'est nécessaire et indépassable cette relation qui advient avec ce qui fuit toujours, ou qui peut toujours fuir, hors de la relation, avec ce qui jamais ne sera assuré à la relation. Avec ce distinct véritablement absolu (et donc libéré de toute nécessaire connexion), je suis dans une connexion qui ne peut s'avérer absolue (qui ne peut être libérée): avec ce distinct qui m'abandonne, qui me manque, que jamais, en tout cas, je ne possède, que jamais je ne pourrais ‘calculer' dans le Nombre d'une harmonie, a priori de son événement.

Qu'est-ce que le Commun, tò Xynón, sinon la différence? en quoi chaque être est commun, sinon en ce qu'il diffère? Mais alors effectivement la distinction n'a de valeur que quand elle est la possibilité de la séparation; alors la connexion est vraiment ‘puissante', quand elle connecte l'absolument distinct, c'est-à-dire ce qui peut se séparer – quand l'abandon signifie l'extrême proximité, et l'extrême proximité est ‘sauve' précisément dans la possibilité de la séparation. Le mouvement d'ensemble s'ordonne, ainsi, selon ces temps: reconnaître que le Cum n'est ni méson, ni moyen harmonique, ni dénominateur commun, qu'il n'est aucun des éléments, aucune représentation déterminée en soi, mais la différence même; reconnaître que les distincts, précisément parce que tels absolument, se regardent l'un l'autre, que l'un a besoin de l'autre dans sa vérité, précisément pour être l'absolument distinct qu'il est; reconnaître que les distincts, ainsi considérés, doivent se regarder jusqu'à la possibilité de leur séparation, et donc de leur propre défection en tant que distincts, qui est la limite extrême de leur relation, et donc ce qui donne forme à tout leur rapport. Aucune harmonie, aucune connexion a priori, aucune Loi cosmique ne les contraint à la connexion (ce qui signifierait en annuler de fait la qualité de distinct, ne pas en tolérer la réelle distinction), mais ils se connectent de par l'apparition de leur différence – une différence ‘libre' de parvenir à la pure séparation. Les deux, les absolument distincts, se connectent parce qu'ils manquent chacun de la vérité de l'autre, et reconnaissent en ce manque (et donc dans la vérité qui leur manque) précisément ce qui les constitue. Leur connexion ainsi existe, en tant que toujours-absente. Ils sont distincts parce qu'ils ne pourraient apparaître sans l'autre, qui est véritablement tel uniquement quand il s'enfuit-abandonne. Et dans une telle relation et du fait d'un tel risque, il est possible d'en penser la connexion – qui ne sera jamais une structure donnée, un système déterminé, et qui toutefois toujours existera précisément dans la forme de la distinction, c'est-à-dire dans son absence.

 

 

III. conjecture de paix

 

C'est précisément quand le danger est à son comble que la distinction apparaît comme opposition violente, contre laquelle ne semble pouvoir valoir qu'une harmonie tout aussi violente – c'est peut-être alors que l'Europe a tenté de penser, avec le plus de force, la vérité de l'autre comme indépassable et constitutive du distinct, au-delà de toute idée d'harmonie et de tolérance. Cette Europe, quasiment secrète et silencieuse – mais toutefois pourtant toujours inextricablement entrelacée avec celle dominante de l'Harmonie et du Conflit – fait signe depuis les pages du De pace fidei de Nicolas de Cues, l'ultime et suprême résultat d'une tradition médiévale vers lequel confluent les voix d'Abélard, de Yéhudah Halevi, de Ibn ‘Arabî et de Ramon Llull1.

Une grande multitude «non potest esse sine multa diversitate», mais la diversité est source de malheurs et de misères quand chaque partie conçoit sa propre vérité ‘sans hospitalité', comme pivot de toute harmonie possible. Et pourtant, c'est pour sa vérité que chaque partie est en conflit avec l'autre: «propter te enim ... est haec aemulatio». Peut-on éviter l'affrontement en réduisant la vérité à la multiplicité des évaluations? Il faudrait pouvoir contraindre toute affirmation de vérité à se reconnaître comme superstition idolâtre – mais pour pouvoir seulement le vouloir, il est nécessaire de considérer fermement comme vraie, inexpugnable, sa propre position et construire alentour l'harmonie. Toute forme de négation de la vérité du distinct – même celle apparemment destinée à éviter le conflit, et peut-être celle-là plus que tout autre – est non seulement contradictoire, mais aussi, dans son essence, violente. Et pourtant, à cause de toi, Vérité, les hommes combattent et mènent la plus misérable des existences. Comment faut-il te considérer pour que la paix puisse être en toi? La réponse de Nicolas de Cues n'est nullement linéaire: c'est une pénible ascension qui requiert toute sa pénétration théologique et sa puissance logique. Les premières étapes reparcourent le thème traditionnel de la concordance des fois autour de la Vérité, apparue de manière manifeste avec le christianisme. C'est la force avec laquelle le christianisme fait-apparaître la vérité, en apportant la preuve que l'homme est capax divini, qui doit convaincre chaque partie de s'harmoniser avec le Logos-Christ. Toutes les parties ne s'accordent-elles pas dans l'idée que Dieu est créateur? Mais ceci implique qu'en Lui subsiste un lien interne, une relation non contingente, qu'en Lui l'unité absolue est pensée comme coïncidence ou connexion des contraires (coimplicatio). Son unité est égalité avec lui-même et co-implication du multiple, lien entre unité et égalité et lien de l'unité-égalité divine avec la créature. Quand les musulmans et les juifs comprendront que la Trinité n'est pas simplement pluralité, mais «fecunditas simplicissima» de l'Un, alors, «perlibenter acquiescent»; ils ne pourront pas ne pas être en accord avec ce raisonnement «ab isto intellectu». Utopie ultime de la construction harmonique parfaite fondée sur le seul intellect (qui parvient à définir comme ‘des représentations impropres' les noms mêmes du Père, du Fils et du Saint Esprit).

La religion chrétienne est autorisée à se nommer «perfectio omnium religionum» essentiellement par la force argumentative de ses représentations, par la cohérence avec laquelle ses ‘noms' sont harmonisés. Ici, la perfection de la religion chrétienne n'est autre, en réalité, que la perfection de sa théo-logie, due à son fondement classique (pour De Cues essentiellement néoplatonicien). Le logos de Jean agit ici aussi comme le grand Conciliateur («Mais enfin vint Jésus comme pacificateur et médiateur. En Lui sont unies la nature divine, vénérée par les Juifs, et la nature sensible, déifiée et vénérée par les païens» Prêche 118, «Tu es Petrus»). Pour De Cues (et, en cela, il est le véritable et principal précurseur de l'idéalisme), la religion chrétienne apparaît, à la différence des autres, intrinsèquement tournée vers le théologique – mais la force discursive de la théologie n'est pas dévoilante, elle ne représente pas la Vérité (ce qui la rend inassimilable à quelque forme d'idéalisme). La supériorité de la religion chrétienne ne réside pas dans le fait qu'elle ‘possède' pleinement la Vérité, dans son Offenbarung, sa “Révélation”, dans le fait de ‘rendre-ouvert' le mystère, mais précisément d'en reconnaître, à travers le Logos, le caractère inaccessible. Et c'est ce qui doit devenir commun, pour que la paix soit: savoir qu'aucune représentation de la Vérité n'est la Vérité, savoir qu'aucune onto-théologie ne peut valoir comme scientia dei, cette connaissance de Dieu, identique à la connaissance que Dieu a de soi, Scientia supérieure à la scientia beatorum, la «connaissance des bienheureux» (cette dernière égale à la visio facialis Dei, et donc encore contenue dans les limites de la relation entre sujet et objet).

Alors, si Dieu, comme créateur, est un et trin, il est, d'un point de vue discursif, explicable dans un tel lien, comme infini; par contre, «il n'est ni trin, ni un, ni aucun des autres noms qui peuvent être employés. Les noms en effet, que l'on attribue à Dieu, sont déduits par les créatures, tandis que Lui même est en soi ineffable et au-dessus de tout ce qui peut se nommer et se dire». Tous les noms – des anges et de Dieu – dont l'homme se sert, manquent de ‘précision' («non esse praecisa» De venatione sapientiae, 33): le mot est en soi temporel – comment pourrait-il posséder l'éternité qu'il signifie? Ce que l'homme peut savoir (et à cette doctrine parvient le sommet de la théologie) c'est que tout ce qu'il sait n'est pas Dieu, qu'aucun nom, pas même celui de néant, ne peut Le définir (De deo abscondito). Et toutefois ni les noms, ni les images ne sont condamnés: il est nécessaire de les assumer, au contraire, et pas seulement parce que cela est imposé par nos propres limites créaturelles, mais parce qu'en voyant le visible et exprimant l'exprimable, je vois que personne ne voit Dieu et je peux dire que personne ne dit l'Inatteignable. Ce n'est qu'en voyant et en représentant, que je sais que je ne peux pas voir-et-représenter l'Infini – et donc, d'une certaine manière, je le ‘vois' comme l'In-définissable super-exaltatum.

Tous sont ‘communs' au fait de devoir reconnaître que «tout ce qui peut s'exprimer, n'exprime pas l'ineffable» (De filiatione Dei, 73). Les noms de chacun, les termes que chacun des distincts utilise pour indiquer l'ineffable ne sont que des conjectures. Toutes les représentations et tous les dogmes des différentes fois ne sont que des conjectures. Pas une qui ne soit dévoilement de l'ineffable. Non que la conjecture soit insignifiante ou impuissance – mais parce que l'ineffable n'a pas de nom. Et donc la conjecture est vraie en soi, précisément lorsqu'elle témoigne de son ignorance de l'inatteignable. Malheur à celui qui désespère d'elle, qui la considère simplement oiseuse. La conjecture est une authentique ré-vélation de ce qui, d'aucune manière, ne peut être dévoilé; elle est la forme sous laquelle nous connaissons le caractère ineffable de l'In-définissable. Les doctrines, et même les dogmes des différentes fois, sont les traces que laisse l'approche de l'insaisissable Vérité; non pas illusions, non pas vides apparences, mais véritables traces d'un inlassable travail ré-vélant. La conjecture montre l'Inatteignable précisément dans les formes de son exode vers lui. Ici, les distincts pourront être cum, en sym-pátheia, compatissant de la même science (savoir que tout savoir est conjecture) et d'une même absence (savoir que la conjecture est le véritable se-donner-se-représenter de l'Irreprésentable en tant qu'irreprésentable). L'inatteignable n'est pas simplement l'absolument Autre, mais l'absolument Autre qui se ré-vèle in alteritate conjecturali, en cet autre de soi qu'est la conjecture. La conjecture est certainement autre chose que la Vérité, mais, dans son altérité, elle fait-signe réellement et véritablement à l'altérité de la Vérité. Et dans le même temps, en déterminant-et-signifiant un cadre de l'être, la conjecture signifie qu'elle ne peut déterminer l'Inatteignable. La même proposition discursive signifie, et signifie qu'elle ne peut signifier. Si la Vérité pouvait se représenter dans les noms de manière exhaustive, elle ne serait qu'être ou relation entre les êtres; si elle restait ‘ensevelie' en un abîme absolu de silence, elle devrait être définie encore comme cette partie qui s'oppose abstraitement au logos. Mais la Vérité est l'Inatteignable qui se ré-vèle dans la conjecture. Tel pourrait être son nomen propinquius, son nom le plus approchant.

Les conjectures sont les distincts. Une seule conjecture n'aurait aucun sens. Il y a une seule scientia dei, – mais elle est pour nous l'Inatteignable. Le multiple des conjectures est la seule forme de Sa ré-vélation. Aucune des conjectures ne peut prétendre constituer le Nom, la Forme; cela équivaudrait à prétendre ne pas être conjecture et être identique à la scientia Dei. Mais chaque conjecture doit aussi parvenir à reconnaître la trace laissée par l'autre comme nécessaire à sa propre constitution. Une conjecture existe en tant que d'autres existent, et s'en distinguant absolument. La conjecture doit, en même temps, se vouloir parfaitement distincte, ‘tenir' radicalement à la vérité de sa propre distinction, et vouloir que les autres distincts soient, et qu'ils gardent tout aussi radicalement leur propre vérité. La véritable conjecture ne peut se confondre, ni s'harmoniser avec les distincts; elle est in-dividuelle, et, en même temps, jamais seule1. Elle ne recherche pas de compromis, de pactes, de médiations, ni d'harmonie; elle ne recherche, précisément, que sa propre et parfaite distinction – et cette recherche conduit à la reconnaissance de la nécessité de tous les autres noms et de toutes les autres conjectures. Ce n'est que dans le reflet de l'autre que je comprends ma propre conjecture, en tant que conjecture – et dans le fait de la distinguer de l'autre, je sais que jamais elle ne pourrait exister sans elle.

Aucune conjecture n'est la Vérité, mais l'Esprit peut, s'il le veut, les animer toutes. Je ne sais pas où il souffle plus fort, précisément parce qu'il souffle où il veut. Aucune conjecture, ou nom, ou lettre, ne peut le ‘destiner', de même qu'il n'est aucun lieu où on le vénère vraiment, sinon dans le fond-non-fond de l'éndon ánthropos, de l'homme intérieur. Mais celui-ci est la singularité parfaite et indicible de cet homme. Et donc, ce n'est qu'en faisant retour à la parfaite singularité, que nous trouvons le commun de tous les noms et de toutes les prières. Nos conjectures ‘conjecturent' précisément d'une telle insaisissable Singularitas; elles sont en-commun pour l'Inatteignable qui en anime l'exode, mais aussi pour être toutes distinctes et pour le soin qu'elles portent à de telles distinctions, et pour la caritas que chacune peut exprimer à l'égard de l'autre. Caritas n'est pas un sentiment générique, il est amour pour l'autre en tant que tel, en tant que parfaitement distinct1 et nécessaire, parce que distinct, pour donner forme et expression à chaque conjecture.

Nos langages ‘représentent' une patrie commune: inatteignable. Et ils la représentent véritablement en tant que telle. Ils forment une communauté vers elle: communauté de l'absence2. Communauté des absolument distincts qui, précisément dans la multiplicité de leurs noms, voient la trace ou les fragments d'une patrie commune – et dans chaque tentative de se confondre ou de s'harmoniser –, sa négation et même le comble de l'idolâtrie: vouloir posséder une représentation de l'Inatteignable. Dans le Livre du gentil et des trois sages, le Doctor Illuminatus trouve une puissante métaphore de cette idée: les trois sages ont longuement exposé leurs doctrines (leurs conjectures), avec toute la force et la conviction dont ils sont capables, et désormais le gentil semble devoir choisir «la Loi qui par la grâce de Dieu et selon vos paroles me semble être celle véritable»1. Mais se produit alors un ‘mouvement' extraordinaire: aucun des trois sages ne veut entendre quelle Loi le gentil a choisi en son cœur. Ils ne veulent pas savoir; ils refusent la ‘tentation' de croire qu'ils ont vaincu. En effet, celui qui croit être parvenu à la possession de la Vérité, n'aimerait plus la recherche de la Vérité. Une ‘suspension' inouïe, inattendue, achève le grand dialogue: en cela seulement les trois sages sont véritablement en-commun, dans le fait de savoir qu'ils devront encore débattre, chercher à comprendre – et que c'est la seule manière de L'aimer et de L'honorer. Aucun des trois n'a tenté de ‘dépotentialiser' sa propre doctrine, aucun n'a voulu l'‘harmoniser', mais, à la fin, voici qu'en apparaît la vérité comme vérité de la conjecture, comme savoir de l'exode. Ils prennent congé l'un de l'autre, aimablement; chacun demande à l'autre pardon pour le cas où il aurait prononcé quelque parole irrévérencieuse à l'égard de sa Loi, et chacun pardonne; mais ils décident également qu'ils devront se rencontrer encore et encore, et continuer à débattre, avec tout le pouvoir de la raison, sans négligence, ni indifférence, ni vaine tolérance. Ils décident que leur discussion devra se poursuivre jusqu'à l'Inatteignable, et donc selon la mesure d'une ouverture, qu'aucune représentation ne pourra jamais épuiser. Soit, en termes augustiniens, on cherche non pour qu'une fin achève la recherche, mais parce que dans la recherche croît l'amour de ce qui est recherché.

L'Europe peut-elle devenir le lieu de cette aeterna inquisitio? Inquisitio, elle l'a toujours été – mais pourra-t-elle ainsi la concevoir comme amour du distinct pour le distinct? Saura-t-elle se comprendre comme communauté, mais communauté de l'Inatteignable qui manque, et qui toutefois se ré-vèle véritablement dans le multiple des conjectures distinctes? Ou son inquisitio ne signifiera-t-elle que l'expérience de l'Ulysse de Dante – ou du Colomb de Walt Whitman, et finira donc comme l'ont toujours imaginé les grands poètes de la dernière thallassocratie, de Melville à Lee Masters, dans le naufrage auquel toute puissance maritime et aérienne déracinée, tout oubli de la Terre, est destiné? La chrétienté n'a-t-elle pas représenté justement le plus radical oubli de la valeur conjecturelle de ses noms et de ses dogmes, la volonté la plus profonde d'harmonie et d'assimilation? Mais l'intelligence européenne est aussi le contrecoup de tout cela: c'est une intelligence qui veut savoir, mais qui sait qu'elle ne peut tout savoir; c'est une intelligence qui veut pouvoir, mais qui connaît l'hétérogénèse des fins immanente à toute volonté de puissance; c'est une intelligence qui veut aimer, mais qui sait que l'on ne peut posséder ce que l'on aime véritablement; c'est une intelligence qui veut détruire, mais qui connaît le délire de ceux qui prétendent pouvoir détruire1. En aucune violence, en aucune volonté d'harmonie, l'Europe ne s'est établie. À son démon, elle a toujours demandé ‘où aller'. Elle n'a jamais établi sa ‘résidence' dans le cadre que ses frontières lui assignaient: sa ‘résidence' lui est toujours apparue comme quelque chose à atteindre, et ses différentes positions, autant de moments et passages; des conjectures, précisément, d'une patrie absente. L'Europe a su aussi continuer à être conjecture – et en cela, elle a peut-être su garder la possibilité d'une conversio, non seulement infiniment plus radicale, mais aussi tout à fait différente par rapport à celles qui se prêchent sur une base éthique ou éthico-politique ou dogmatico-religieuse. Toutes parlent au nom de l'harmonie ou de la tolérance – et donc ne représentent aucune conversio par rapport au ‘scandale' de l'histoire de l'Europe, mais, tout au plus, sa dernière utopie.

Désormais que l'esprit européen semble s'être emparé du monde entier, mais qu'aucun projet n'est capable de le maintenir ‘en-forme' – désormais qu'il semble ne subsister aucune autre frontière à transgresser, que s'est écroulée toute frontière sûre et, avec elle, toute intégrité territoriale – les éléments du conflit pourraient finalement redécouvrir, dans leur propre distinction absolue, cette exigeante et ‘interrogeante' com-passion pour l'Inatteignable, capable de les ouvrir l'un à l'autre, sans les déraciner de la vérité de leurs propres conjectures, sans que l'exode ne se transforme en vague Stimmung, en sentiment de non-fondation et d'abandon. Pour ce nouveau commencement, il est nécessaire que le contre-coup d'Europe signifie son propre déclin. L'Occident accomplit véritablement son histoire quand il se pose le problème de son propre ‘occident'. C'est ainsi que l'Europe doit se vouloir occident de son histoire. Mais, en se rappelant, en même temps, que ce n'est qu'ainsi qu'elle sera elle-même: car seul l'esprit européen peut parvenir à placer en son propre centre le contrecoup versus lui-même. L'esprit européen porte en lui, comme promesse et danger ultimes, son propre déclin. La forme la plus haute de conflit qu'il ait imaginé est la lutte contre lui-même: la lutte interne de l'âme, la lutte contre la philopsychía. C'est sans doute cela le lien le plus profond entre héritage classique et christianisme. Se haïr soi-même – et donc sa propre volonté de conservation, de survie, sa propre résistance inhospitalière à l'appel de l'autre, de l'absolument distinct, de la singularité. Si nous pouvions nous faire-la-guerre à nous-mêmes si impitoyablement, au point de ne rien nous épargner, au point de nous contraindre à tous les obstacles et à toutes les interrogations, au point de n'éviter aucune responsabilité (ce qui signifie correspondre à chaque problème qui nous assaille) – si nous pouvions rester aussi vigilants et insomniaques, contre nous, et non versus l'autre – si nous pouvions nous opposer, excédant toute mesure, au ‘sain' égoïsme – alors, certainement, nous ne trouverions jamais l'énergie pour porter l'agression en dehors de nous. Dans les moments les plus intenses et les plus dramatiques de son histoire, l'Europe n'a imaginé la paix qu'au comble de cette guerre intérieure, de cette destruction interne de toute défense, abri, consolation. Le Fils avait le cœur en tempête, il pleurait et était triste à en mourir, dans l'instant même où il annonçait l'amour comme accomplissement de toutes les lois. Dans aucun lieu ne peut ‘reposer' un souci de paix (qui ne soit pas harmonie, qui ne soit pas tolérance, qui ne soit pas simple pacte) sinon dans la haine à l'égard de la philopsychía.

Cette pensée appartient à l'Europe; elle a accompagné son esprit errant, partout où son démon la conduisait. Nous devons espérer qu'elle l'accompagne jusqu'à ce qu'elle reconnaisse son propre occident, jusqu'à ce qu'elle sache se penser, en tant que constructrice d'utopie, atopía: ‘absurde' non-lieu, où la plus violente expression de la volonté de puissance est en conflit avec elle-même, implose, se donne comme noluntas – et, depuis cette stásis intérieure, remonte à la vision claire du distinct, à l'émerveillement à l'égard de la singularité de toute forme. Alors l'Europe pourra ‘mittere singultus', «laisser là ses sanglots» – comme l'épouse de l'invincible Jupiter, comme celle qui a donné son nom à la moitié du monde, jamais n'eut cesse de pleurer et de condamner aux pleurs1. Comme Occident qui s'accomplit en soi, et seulement en cette forme, elle pourra donner à ses futurs voyageurs ce matin «si pur, si pénétré de lumière, de sereine clarté qui le transfigure» au tintement duquel s'achève le Premier livre d'Humain trop humain, et qui se confond dans l'esprit avec l'heure du congé des trois sages de Lulle aux portes de la ville, vers laquelle, ensemble, ils se dirigent.

 

 

NOTES

1. Palíntonos, comme lit Diano (fr. 26) ou palíntropos (comme DK B 51)? L'harmonie est tension entre des extrêmes opposés (comme l'arc et la lyre), mais cela n'exclut pas aussi son caractère ‘musical'. Et d'autre part, comme je le dirai par la suite, il me semble que la référence à Parménide B 6, 9, s'impose.
1. Icône de l'Harmonie aphanés ne pourra pourtant être aucune construction, aucune structure harmonique – mais, tout au plus, comme chez Plotin, le son pur, la voix nue, la splendeur simple de l'or et même : l'éclat instantané de la lumière (Ennéade I, 6).
1. Ne jamais oublier cette dimension proprement initiatique du logos parménidéen (W. Jaeger, The Theology of the early greek Philosophers, tr. fr., Le Cerf, Paris, 1966 p. 99 sq.).
2. E. Severino, Destino della necessità, Adelphi, Milano, 1990, chapp. viii et ix.
1. Simmaco e Ambrogio, L'altare della vittoria, a cura di L. Canfora, Palermo, 1991.
2. La critique de Rosmini (Frammenti di una storia dell'empietà (1834), désormais in Opere edite ed inedite, vol. 49, Padova, 1977) est, en ce sens, définitive.
1. H. de Lubac, Pic de la Mirandole, Études et discussions, Paris, Aubier, 1974, qui toutefois ne valorise pas la différence entre la pax philosophica de Pico et la perspective de Nicolas de Cues. [N.d.t. Pour l'Oratio de hominis dignitate, De la dignité de l'homme, cf. la récente édition et traduction, dans cette même collection, due aux soins d'Yves Hersant, Combas 1994.]
1. La ‘miséricorde' nous abandonne-t-elle? Mais en quoi devrait-elle consister sinon en l'‘abandon'? Les dieux nous ont-ils délaissés? Mais sous quelle autre forme devaient-ils se révéler comme dieux? En hébreu, le terme qui désigne la miséricorde a la même racine (resh, khet, mem) que celui qui signifie les entrailles maternelles (comme nous l'apprend Haïm Baharier). Les entrailles en cela sont ‘bonnes', du fait qu'elles ouvrent à la lumière, en faisant sortir de soi. L'Âge du Fils est nécessairement le temps des abandonnés-abandonnants – il n'est pas nécessaire, mais seulement purement possible, que le Fils reconnaisse en sa propre condition le lien qui ne peut se rompre avec la miséricorde qui l'a abandonné. Et devienne cet abandonné-abandonnant qui n'est jamais seul.
1. Est-ce le témoignage d'une écoumène méditerranéenne encore possible après l'Achsenzeit constituée non pas tant par les invasions barbares et la fin de l'Empire d'Occident, que par l'affirmation de l'Islam (H. Pirenne, Mahomet et Charlemagne, (1961), Presses Universitaires de France, Paris, 1992)? Ou le cœur d'Europe s'en est-il définitivement détaché? Mais ce sera alors, une Europe sans Rome, et même: sans aucune des trois Romes. Elle sera pur Occident – mais non l'Occident qui, en tant qu'européen, peut aussi savoir se décider pour son propre déclin (cf. les considérations que je développerai dans l'«Épilogue»).
1. Cf. la note 1 p. 151. « Quia solus non sum » («Parce que je ne suis pas seul»), Jean, 8, 16, affirme la personne qui crie sur la croix son propre abandon.
1. Le ‘prochain' est précisément celui que, grâce à sa proximité, je peux distinguer avec le plus de précision ; celui qui ne peut être ni confondu ni assimilé.
2. Jusqu'à son dernier livre ‘de petit format', Le livre de l'hospitalité, Gallimard, Paris, 1991, Edmond Jabès en a présenté tous les ‘parcours'.
1. Raymond Lulle, Le livre du gentil et des trois sages, traduit du catalan et présenté par Dominique de Courcelles, Combas, 1992, p. 233.
1. Sur ce thème, voir l'extraordinaire œuvre de Fernando Pessoa, Faust, tr. fr. Pierre Léglise-Costa et A. Velter, Christian Bourgois, Paris, 1990.
1. Horace, Odes, III, 27, 73-76.