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lyber

2-84162-003-4

176 p.

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Déclinaisons de l'Europe
Massimo Cacciari

traduit de l'italien et présenté par Michel Valensi

Note du traducteur

Avertissement de l'auteur

I Géophilosophie de l'Europe
Années décisives
Les deux Cavales

II Guerre et mer
Platon réaliste
Le discours de l'hybris.
Thalassocraties
Le rire

III Les Héros
Juges et héros
Venise perdue
Le duel

IV L'Hôte ingrat
L'hôte ingrat
Le déracinement du nomos
Le déclin des ‘monstres sacrés'

V. La patrie absente
Violence et harmonie
Tolérance et intolérance
Conjecture de paix

Epilogue

 

II

Guerre et mer

 

 

  

 

I. Platon réaliste

 

Et pourrait-il jamais se trouver une constitution de cité, une politeía, capable de résoudre durablement et dans l'unité cet agón de l'âme, ce ‘combat' qui est l'âme, même quand sa partie hégémonique parviendrait à s'élever jusqu'au tópos au-delà du ciel (subissant alors également la violence des coursiers et contemplant avec peine «tà ónta», la réalité de l'être: Phèdre, 248 a)? Se pourrait-il qu'advienne, dans les limites d'une polis, ce qui, à l'âme, jamais n'advient, pas même dans les traces du Dieu: la contemplation continue – dès lors que toutes, un jour ou l'autre, «recrues de fatigue», s'alourdissent et perdent leurs ailes et se précipitent de nouveau jusqu'à terre (248 b-c)? Ceux qui s'obstinent à interpréter la philosophie platonicienne sur (et dans) la polis comme philosophie politique, prétention à résoudre le politique dans la theoría du philosophe, volonté d'éliminer de manière abstraite le caractère contradictoire du politique dans l'unité de l'idée1, sont oublieux de ces questions. L'équivoque remonte à Aristote, pour qui le caractère impossible de la politeía platonicienne tiendrait au fait qu'elle se serait donnée, comme cause dernière, « la plus complète unité » – alors que la polis est, par nature, un multiple, et s'annulerait si elle devenait toujours plus une (Politique, ii, 1261 a). Ce que d'aucuns vantent comme le plus grand bien pour la polis, en réalité la détruit, car elle n'est pas un ensemble d'éléments tous égaux, mais précisément ensemble d'éléments différents les uns des autres et se devant de conserver une telle diversité. La polis n'est pas une famille d'hommes tous bons (iii, 1276 b sq.), elle est un ensemble de propriétés et de vertus spécifiques qui ne pourra être normalisé selon des principes universels et nécessaires, mais plutôt en fonction de différentes formes de constitution. De même que varient ces parties qui constituent la polis, de même doivent varier les constitutions. «La constitution, en effet, est ordonnance de charges et tous distribuent les charges selon la force de ceux qui participent à la constitution» (iv, 1290 a).

Mais la critique aristotélicienne masque le caractère dramatique effectif de la politeía platonicienne et inaugure ce lieu commun selon lequel elle ne serait qu'une «statue» parfaite d'un point de vue artistique, mais ne pourrait supporter la moindre confrontation avec les «hommes vivants», étant «inanimée» (Polybe, VI, 47). Pourtant, la politeía platonicienne ne se présente aucunement comme constitution d'une polis saine – dont les articulations internes seraient ainsi unitairement résolues, à l'image de celles des corps d'une armée, et dans laquelle les rapports d'échange sont si parfaitement réglés qu'ils ne donnent lieu à aucun conflit. Cette polis – dans laquelle les citoyens passeront leur existence «en paix et en bonne santé [en eiréne metà hygieías] et, mourant vieux, laisseront en héritage à leurs descendants une vie semblable à la leur» (République, II, 372 d) – est sans rapport aucun avec l'idée que Socrate ‘poursuit'. La politeía à laquelle il entend donner ‘forme' (eídos) concerne une cité qui s'étend et s'agrandit, une cité qui ‘invente' des besoins et des consommations. La polis saine ne suffit plus (373 b). Et si la santé vient à faire défaut, «il faudra recourir aux médecins bien plus souvent qu'auparavant» (373 d). La constitution, production ultime de l'‘art politique', ne permet pas à ce qui est déjà sain de se maintenir en bonne santé, elle permet de ‘soigner' (de prendre soin de) ce qui a perdu la santé. Elle présuppose le conflit. Et sa fin n'est pas non plus le ‘rétablissement', le retour à un ‘état sain'. Car elle serait alors impossible ; cet ‘impossible' dont parle Aristote. Elle entend plutôt montrer à quelles conditions, selon l'arché de quelles normes, une cité qui devient toujours plus grande (372 b 2) peut être maintenue-en-forme, peut ne pas se désagréger ou ne pas changer de forme en devenant autre que soi.

Paradoxale, certes – dans la mesure où ici le próblema consiste à penser une polis qui, étant devenue, cesse en quelque sorte de devenir; ou encore une polis qui, tout en conservant en elle ces forces ou ces impulsions qui l'ont poussée au-delà de la ‘santé', parvient à se donner une forme stable, à ‘être un état'1. Mais, comme nous le verrons, ce caractère paradoxal, loin de rendre utopique le discours platonicien, permet, au contraire, d'en éclairer le profond réalisme. Contentons-nous pour le moment de constater que tout le développement de l'argumentation platonicienne découle de l'abandon de l'hypothèse d'un ‘état sain'. Les textes parallèles du Politique et des Lois le montrent très précisément. L'‘état sain' est celui dans lequel vivent les hommes lorsque le monde est soutenu par le Dieu, et sous la conduite des «pasteurs divins» ils se dirigeaient vers les pâturages (Politique, 271 d-272 b). Le Dieu qui, alors, éprouvait de l'amour à notre endroit, nous garantissait la paix (eiréne) et la pietas (aidós), des lois justes (eunomía) et une justice non plus fondée sur la jalousie (aphthonia díkes), grâce à ce « génos meilleur que nous », les démons de souche divine. Dieu savait que l'homme ne serait jamais parvenu de lui-même à se doter d'un tel ‘état'. Et, en effet, se peut-il que nous soyons stupides au point de confier le gouvernement des bœufs aux bœufs, ou celui des chèvres aux chèvres? Le Dieu savait «qu'aucune nature humaine n'était en mesure de gouverner à elle seule les affaires qui sont du ressort de l'homme, sans regorger d'injustice et d'hybris » (Lois, iv, 713 c-e).

Quand Dieu se tient au timon, au temps d'une archè bienheureuse (eudaimon – et, en effet, tous ses ministres sont autant de démons!), il n'y a de place ni pour pólemos, ni pour stásis, ni pour aucune sorte de guerre (Politique, 271 e). Eiréne domine dans toute sa perfection. Mais il n'y a pas de polis! En effet, le terme utilisé pour définir ce «troupeau divin» est plutôt oíkesis (Lois, iv, 713 b 2): une société ‘organique', une ‘famille', qui ignore encore cette propension à croître, cette volonté de puissance, qu'est la polis. Si nous voulions traiter de la polis comme d'un oîkos, nous ne pourrions que vouloir la détruire – comme nous l'apprend justement Aristote. La politeía, la constitution de la polis, s'impose comme un problème inéluctable, précisément parce que nous avons abandonné l'Harmonie du Dieu, sa ‘santé', parce que nous ne sommes plus ce «troupeau divin», parce que notre cité nourrit des appétits qui la rendent toujours plus exiguë (République, II, 373 d 5) et la contraignent, par conséquent, à s'agrandir en se lançant à la conquête d'autres territoires, d'autres ‘pâturages'. De fait, la polis qu'il faut constituer est déjà une polis ‘naturellement' en guerre (373 e) et ses «gardiens» se devront d'être aussi ses guerriers. Cette exigence, affirmée dans le Protagoras, selon laquelle la téchne polemiké est une part essentielle de la politique, se retrouve dans la République. Mais elle implique également que la nature même des gardiens ne pourra être ‘simple': en effet, ceux-ci devront être tout à la fois magnanimes à l'égard de leurs concitoyens et fermes à l'égard des ennemis. De plus, ils devront toujours savoir se prémunir contre des ennemis et les anéantir avant que ceux-ci ne le fassent (375 c). Toute la ‘construction' du philosophe-roi, qui occupe les livres V, VI, VII, commence par ce constat brutal selon lequel l'idée de polis en tant que telle implique une multiplicité d'appétits, un ‘état' de guerre et des gardiens-nochers qui ne sont pas des démons bienheureux, mais des ‘doubles' démons. Certes, ils devront être éduqués de manière à savoir ‘contrôler' leur duplicité naturelle, mais leur âme restera semblable à celle de tous les autres hommes: le lieu, la scène d'un agón qui jamais ne s'apaise. Et, à ce titre, la question d'Adimante, au début du livre iv, est révélatrice: «Comment te justifieras-tu, Socrate, si l'on t'objecte que tu ne donnes guère de bonheur à ces hommes?». L'eudaimonía qu'ils peuvent poursuivre ne sera jamais celle de l'‘état' de Cronos; elle sera le fruit d'extraordinaires batailles, du dépassement de toutes sortes d'épreuves, pour se libérer des liens de la dóxa, pour se détourner «des ombres vers les images et vers la lumière, sortir du monde souterrain vers le soleil» (vii, 532 b), et puis, de nouveau, éprouvant de la pitié pour les ‘prisonniers', revenir finalement dans leurs ténèbres et, leur apparaissant désormais comme étrangers, risquer d'être mis à mort (vii, 516 c- 517 a).

Notre gardien est homme de guerre et philosophe (vii, 525 b 8; viii 543 a 5); mais il est polemikós pour des raisons bien plus essentielles que sa simple mission de défense de la polis (qui consiste également, comme nous l'avons vu, à l'offensive). Polémique devra être sa nature, pour qu'il puisse se vaincre lui-même jusqu'à posséder toutes les vertus (vi, 485 a sq.). Polemikós est son logos qui convainc et tout à la fois é-duque. Et il ne pourra être polemikós à l'égard des seuls ennemis extérieurs et des parties déraisonnables de l'âme, mais aussi, nécessairement, polemikós à l'égard des malfaisants de sa propre polis – et le plus grand nombre de ceux qui habitent la polis sont malfaisants, kakoí, voulant sans cesse en faire un ‘produit' leur appartenant en propre. Si se vaincre soi-même est la première des victoires et la plus belles entre toutes (Lois, i, 626 e), vaincre «tò plêthos», la multitude des malfaisants, est la tâche à laquelle doit se consacrer celui qui a conquis la première couronne. Aucune contrainte à l'égard du ‘malfaisant' ne serait légitime venant de quelqu'un qui n'aurait pas déjà vaincu le ‘malfaisant' en lui. Mais, en même temps, celui qui s'est vaincu lui-même doit savoir contraindre l'«animal polycéphale» à obéir à sa loi (Platon insiste continuellement sur ce devoir 1: le philosophe ne pourrait vouloir le bien de tous réellement – et donc le bien même – s'il se dérobait à sa tâche qui consiste à tenter d'être roi, quand bien même n'est-il aucunement désireux de se consacrer à la polis, République VII, 520 b). Comment pourra-t-il advenir que les malfaisants soient contraints d'obéir sans opposition, sans lutte et, en somme, sans stásis? La construction de la politeía platonicienne tourne autour de la distinction radicale entre pólemos et stásis, tant dans les Lois que dans la République 2. Courageux, éduqués à la téchne de la guerre, «athlètes de la guerre» (République vii, 521 d 5), implacables contre les ennemis de la polis – tels devront être aussi les gardiens-philosophes, mais contre le barbare, contre l'étranger qui menace, contre les peuples avec lesquels subsiste une «inimitié naturelle» (v, 470 c). Polemikós est le philosophe-roi, au sens où il doit connaître la téchne du pólemos s'il veut donner-forme à la polis. La stásis, la guerre civile, au contraire, détruit la polis et apparaît, de fait, comme négation de la politique. L'‘art de la guerre' n'est d'aucun recours à l'intérieur de la polis, pour régler les conflits qui pourtant s'y expriment, pour contraindre à l'obéissance les malfaisants qui y vivent et agissent. Dans ce cadre, la paix ne peut être produite par la guerre, elle doit surgir de la force conciliatrice de la parole, de la bonté des lois, de la justice, de la sagesse et de la tempérance du juge, de la philía à laquelle doivent être formés les citoyens. Jamais le gardien ne pourra songer à résoudre le conflit interne par la destruction des kakoí (Lois, i, 627 e 630 c).

Un drâma grandiose, une véritable historía du caractère problématique de la ‘cité de l'homme', qui ressemble à une page de Thucydide, se déploie devant nous, dans le ‘ciel' de l'idée. La cité n'est pas un troupeau (et ni même une armée); le philosophe-roi n'est pas le Dieu (et ni même un démon bienheureux). Certes, le pólemos est nécessaire (même si ce n'est nullement «la meilleure chose», Lois, I 628 c 9), car toujours la guerre est menée en vue de la paix; mais entre polis et stásis il n'y a aucun ‘moyen terme': aut-aut absolu. Pourtant, même dans l'âme du philosophe était stásis. Ne devrait-on pas alors affirmer que l'authentique politeía est produite par la stásis? que l'harmonie ne peut surgir que du conflit (en concevant le conflit comme arché)? En outre, les kakoí se définissent essentiellement par leur rébellion à l'égard de l'«union fidèle» (pistótes) (Lois, 630 c 5). À quel titre sont ils kakoí, sinon par le fait qu'ils sont en rébellion, qu'ils n'obéissent pas à la philo-sophie? Le kakós c'est celui qui veut la ‘guerre civile'. Mais alors, il est l'ennemi naturel de la sodalitas qui caractérise la ‘société' des bienfaisants, les agathoí. Les malfaisants, en réalité, ne constituent pas une ‘société', mais une multitude indistincte de passions et d'intérêts. En quoi pourraient-ils se différencier de l'étranger, du barbare, à l'endroit duquel existe une inimitié naturelle? Ce qui semble commun n'est que simple apparence. Les dieux? Le Dieu du philosophe n'est pas le Dieu du plêthos. La langue? Comment le malfaisant pourrait-il comprendre véritablement le langage de la plus haute areté, de la perfection du juste? À quel autre langage pourrait-il réellement obéir sinon à celui de la force? Pourtant, s'il avait recours à un tel langage, le philosophe cesserait d'être tel, et, par ce fait, disparaîtrait cette seule transformation «ni mineure ni facile» qui permet de penser la possibilité de la politeía platonicienne (République v, 473 b sq.).

Cette possibilité n'est concevable que si l'on se dote du langage de la pure conviction, du langage parfaitement persuasif. À défaut de quoi il faudra affronter les malfaisants sur leur propre terrain, celui de la stásis. Le philosophe doit être roi précisément pour conjurer cette issue qui équivaudrait à la destruction de la polis. Seul le philosophe, en effet, est dialecticien – il sait parvenir à un discours qui, en tant que tel, se révèle invincible. Seule la force divine d'un tel discours pourra espérer obtenir l'obéissance des malfaisants, faire régner la paix, sans avoir à ne tuer personne (Lois, i, 627 e - 628 a)1. Mais s'accomplit ici un pas décisif: le philosophe-dialecticien qui, grâce à son propre logos, est parvenu à capturer le logos de l'être (534 b 3-4), comme au combat (République vii, 534 c 1), a dépassé le domaine des hypothèses, celui de la diánoia, de la pensée, pour parvenir à l'epistéme, à la solide science du Principe. Et il aura donc également dépassé la dimension des technaí, intermédiaires entre la simple dóxa et l'épistéme (533 c-d). Mais la politique en soi est téchne. Donc, celui qui sera capable de dépasser la stásis destructrice et de garantir ainsi l'espace propre de la politique, sera celui-là même qui disposera d'un savoir au-delà du politique2 – et c'est seulement grâce à la force persuasive d'un tel savoir que la stásis pourra ne pas s'avérer. Aucune téchne politiké ne peut convaincre les kakoí sans avoir recours à bía et à krátos, la force et la violence, parce qu'elle est nécessairement et entièrement du domaine de l'hypothétique. Et si cette «transformation, qui n'est ni mineure ni facile», était considérée comme impensable ou impossible, alors il faudrait nous convaincre du fait que le principe de la ‘guerre civile' est immanent à l'ordre de la polis, que la polis ne peut d'aucune manière être guérie ni de pólemos, ni même, à plus forte raison, de stásis.

Aucune utopie, comme on le voit. Atopía, tout au plus – comme est átopos Socrate lui-même. Discours ‘absurde', mais à travers lequel les nombreux discours sur les différentes dimensions de l'être sont profondément bouleversés. La téchne politiké est destinée à faire ses débuts sur la scène de la guerre civile – dès lors qu'elle est imposée par la menace insistante des forces destructrices qui prévalent dans la simple synoikía (Protagoras, 322 b-c). Mais elle ne possède pas en elle la puissance pour la dépasser réellement. Si et lorsque le philosophe sera roi et saura convaincre tous les citoyens au Principe non hypothétique, alors seulement il y aura la paix: cette Eiréne, dans laquelle résonne la racine de harmé (union), d'harmonie, d'areíon, l'excellente – cette Paix qui, étant l'áriston, la meilleure chose, sera le but même des áristoi, des Bons. Mais ce But transcende les limites du Politique: il se conforme aux pouvoirs de la Persuasion dont est capable un discours précisément méta-politique. Et même, un discours semblable à celui que pourrait tenir le Dieu! Une affaire digne d'un démon (République, vii, 531 c 5), un érgon, une énorme tâche (531 d 5) dès ses premières avancées, qui devrait être récompensée par des honneurs sans précédent, «comme pour des démons» précisément (540 c 1-2). Les gardiens-philosophes sont les héros de la polis, parce que c'est pour eux que se ‘représentent' aídos et díke, ces dons divins, sans lesquels il n'est pas même possible de parler de polis. Comment pourra-t-on, alors, indiquer réellement la méthode de leur ‘production', c'est-à-dire de leur é-ducation (paideía), dans les limites de cet ensemble multiple de passions, d'intérêts, d'opinions qu'est la cité ‘non encore' véritable polis, la cité encore dominée par le plêthos, avant l'avènement du héros philosophe-roi? Platon, pleinement réaliste, ne répond pas. Il est littéralement extraordinaire que le vide dramatique de ce silence n'ait jamais fait l'objet d'une attention particulière, ou ait été immédiatement comblé par le récit, par le mythos de l'áskesis auquel le philosophe-roi promu doit se soumettre (fût-ce au prix de son ‘malheur'). Et pourtant ce mythos dépend entièrement de ce silence originel: l'apparition d'une telle nature est un hasard divin et bienheureux. Dans les conditions actuelles de la cité, toute chose qui parviendra à se sauver, devra son salut à la Moire du Dieu (République, VI, 492 a- 493 a) – et si, dans le cadre des politeîai, dont aucune ne convient à la nature du philosophe, il se trouve quelqu'un qui parvienne tout de même à le devenir, cela ne pourra s'expliquer que par une intervention divine. Seule une «inspiration divine», «une heureuse fortune (ek tyches)» (499 b 5, c 1), excédant tout projet, toute prévision raisonnable, peut expliquer le véritable amour d'une véritable philosophie – que le philosophe véritable veuille bien s'occuper de la polis – et qu'enfin la polis se persuade d'en devenir sujette. Philosophe, fils de Tychè, à l'image et plus encore qu'Œdipe lui-même1.

Mais même la meilleure politeía, quand bien même pourrait-elle naître de tels hasards miraculeux, ne serait que «mímema», imitation du gouvernement de Dieu (Lois, iv, 713 b 3). L'imitation exprime et donne la mesure d'une dis-parité. La différence est au fondement de toute analogie. Les hommes ne sont pas des bœufs dociles; leur ‘état' ne se reproduit pas simplement, mais doit croître et s'agrandir2. Leur logos est polemikós bien ‘avant' que n'éclate le moindre pólemos. Et, en effet, les démons de Cronos non seulement ne devaient surmonter aucune stásis, mais de plus ne connaissaient aucun pólemos. Les philosophes-rois, au contraire, devront expérimenter la stásis en soi avant que d'‘administrer' un quelconque pólemos. Et la guerre continuera d'être ‘leur affaire', leur prâgma. Mais la source de la guerre est la source des passions et des appétits, c'est-à-dire celle des maux privés et publics les plus grands (République, ii, 373 e). Et donc, pas même le philosophe-roi ne pourra véritablement en éliminer la violence ni détruire la matrice qui continuellement produit les kakoí. Il devra être comme un bon démon pour les contraindre sans violence (ou avec la seule ‘violence' du logos) à obéir à la loi – ce qui n'implique nullement leur élimination. Alors, oui, nous serions en présence d'une utopie – et non de la ‘très réaliste' atopie de la République. L'élimination des malfaisants rendrait, en fait, superflue toute politeía. Et c'est au contraire précisément de la politeía, pensée à ses limites extrêmes, selon son caractère aporétique ultime, qu'il est question ici. On ne peut concevoir de politeía que comme élimination de la stásis. Mais éliminer le principe de la ‘guerre civile' signifie placer aux commandes la science invincible du Principe, ce qui demeure en tout cas un événement absolument ‘non rationalisable'. Il faudrait, par quelque heureux hasard (et en admettant que la chose ne soit pas simplement impossible), que la raison ait l'arché. Une authentique politeía ne peut se concevoir qu'à condition que le commandement dépende d'un Principe qui transcende le Politique, un principe qui ne peut se produire à partir du Politique. Et qui, s'il se réalisait effectivement, rendrait superflue toute téchne politiké.

Aucun ‘désenchantement' dans cette argumentation. Elle est déjà parfaitement désenchantée et peut être simplement mise à l'écart ou oubliée. Mais la critiquer, parce qu'elle ignorerait la multiplicité des constitutions et l'être-multiple de la polis, signifie être désormais devenus sourds et aveugles à son drâma. Quand, avec Aristote, cette critique commence sa carrière séculaire, le terme de polis ne désigne plus désormais que l'‘hypothétique' pacte fondé sur l'intérêt réciproque des polîtai, des parties (et des ‘partis') de la cité. Le renversement du rapport pólis-polítes en celui de civis-civitas est déjà amorcé1. Et de manière cohérente, la politique devient ‘munus alienum', une tâche impropre pour le philosophe. Mais par ce fait, le philosophe et le politicien doivent se déclarer tout à fait incompétents pour répondre et ‘correspondre'2 au próblema platonicien: comment penser la polis en tant qu'élimination du principe de la stásis. Pourtant, la philosophie pratique, même aristotélicienne, semble partager avec Platon l'idée que la guerre civile implique la dissolution de la polis. Platon affrontait l'obstacle dans toute sa terrible réalité. Le ‘réalisme' politique successif tendra toujours, au contraire, à ‘feindre' que la convention des lois suffit à s'opposer à cette ‘nature' d'où surgissent tous les maux et toutes les guerres. Les véritables héritiers du désenchantement platonicien seront bien plus ces ‘maudits' qui, de Machiavel à Marx, considéreront la guerre civile, le conflit surgissant toujours dans la cité, comme la source de toute décision et de toute constitution. Ceux-ci inverseront le paradoxe platonicien (pour eux stásis n'est pas négation mais, au contraire, production de politeía), mais tout en le reconnaissant dans toute sa prégnance herméneutique, et taxant d'irréalisme cette recherche d'un ‘état' politique fondé sur la mesótes, la médiété, qui prétendait démontrer la vanité de l'‘extrêmisme' philosophique de la politeía platonicienne.

Jamais, la ‘constitution' platonicienne n'a déduit abstraitement du Principe l'utopie d'une polis-toute-une, mais elle se demande à quelles conditions est pensable une polis dont la multiplicité n'est pas toujours aussi une guerre civile en puissance. La réponse peut susciter une bordée d'éclats de rire (République, v, 473 c 7-8), elle peut apparaître comme une sorte de petteía, de partie de trictrac, qui se joue non plus à coups de pions mais à coups de discours (vi, 487 c 2-3), mais c'est précisément sa distance, sa distance tragi-comique à l'égard de tout ‘état' réel, qui permet de saisir l'aporie de ce dernier. Oui, seul le Dieu pourrait concéder l'amitié (philía) et la fidélité (pistótes) qui sont postulées ici. Seul le Dieu fait don d'aídos et díke. Cela n'implique pas qu'une politeía formée à partir de telles valeurs soit impossible; cela signifie qu'elle est seulement mentalement pensable. Et même qu'elle doit être pensée – sans quoi, comment le multiple de la polis serait-il concevable en tant que tel, si l'on n'avait aucune idée de l'unité? Toute philosophe pratique, comme toute prâxis, ne tendent-elles pas vers une forme d'unité? Celui qui ne percevrait pas cette tendance et concevrait la téchne politiké comme une simple machinerie pactisante, occasionnelle, serait l'objet de quelque sorte d'enchantement. Au contraire, l'homme du vrai ‘désenchantement' est celui qui assume comme telle cette tendance ‘naturelle' et montre dans quelles conditions paradoxales elle pourrait se réaliser, et bien plus encore: celui qui montre qu'elle est une simple imitation d'un ‘état véritable', quand bien même en pourrait-il imaginer la réalisation. Pas même la polis parfaite – la polis qui n'est plus réellement polis, la polis au-delà de l'espace du Politique: l'idée, donc, sur laquelle se construira une si grande partie de la philosophie politique européenne – ne peut être considérée comme un Bien, une ‘incarnation' du Bien. Mais mímema, précisément, imitation, et donc inégalité, différence, non-Bien. Ce n'est que de cette manière, en se niant, que le Bien pourrait se représenter. Mais les vertus humaines ne suffiraient pas non plus à cette représentation-négation: l'heureux hasard, l'inspiration divine, seront nécessaires. La République n'est pas le discours sur l'‘état véritable' qui n'est pas, mais sur l'idée qui seule peut donner la mesure des constitutions existantes. Discours ‘inutile' entre tous, et nécessaire entre tous. Il éveille, il désenchante, il illumine l'«améchanon kállos», l'«inconcevable beauté» du Bien (République vi, 509 a 6), parce qu'il fait voir comment, d'une certaine manière, tout ce qui participe du Bien, n'est pas le Bien. Lumière qui différencie et distingue ce qui, dans les ténèbres, apparaissait confondu, semblable ou même unifié. Et qui, de fait, distingue absolument l'‘état' même du Dieu, sa ‘santé', du Bien supra-essentiel.

 

II. le discours de l'hybris

 

Spectacle atroce entre tous, l'hybris déchaînée par la guerre civile. Hybris, et non pólemos, est le terme qui s'oppose réellement à eiréne. L'hybris est la violence qui dépasse toutes les autres, qui va au-delà de toute mesure (hypér = super = superbus). Le pólemos s'accomplit dans les limites d'une inimitié naturelle (République V, 470 c); la stásis, par contre, n'est pas naturelle, parce qu'elle interrompt les liens de parenté (syngéneia) et est donc toujours expression de l'hybris. Seul le spectacle de la peste, chez Thucydide, est aussi terrifiant que celui de la stásis. L'audace déraisonnable, «alógistos», se nomme courage, la prudence est appelée paresse, la modération vilenie, le lien sectaire précède le lien de sang, et l'on ne prête plus serment au nom de la loi divine mais, bien au contraire, pour violer les lois humaines. Sinistre carnaval, monde à l'envers, dans lequel il faut lutter par tous les moyens pour se dépasser soi-même et où aucune neutralité n'est admise. Ainsi c'est à Corcyre qu'apparaît, pour la première fois chez les Hellènes, la plus cruelle de toutes les guerres (Thucydide, III, 82-84). Le commentaire de Nietzsche (qui admettait aussi l'authenticité du chapitre 84) propose une inversion très éclairante du texte grec: ce qui pouvait être compris comme le déchaînement macabre de la plus basse ambition (philotimía) (III, 82, 8), devient pour Nietzsche, expression du fait que ni le logos, ni le serment (hórkos)1 ne peuvent empêcher l'«homme supérieur» d'infliger l'offense. Au contraire de l'áristos auquel pense Thucydide, qui respecte le Nómos divin et, de fait, a toujours en horreur la stásis2, l'homme supérieur ne peut se considérer comme tel qu'en tant qu'il ne reconnaît rien qui lui soit supérieur.

Mais le réalisme thucydien ne sépare pas d'emblée stásis et pólemos. Si nous considérons les deux formes de guerre dans l'ensemble de l'œuvre, elles sont absolument liées l'une à l'autre. Comme c'est d'ailleurs le cas dans l'extrait que nous venons de citer: pólemos c'est ce qui, en éliminant l'euporía (la facilité à se procurer ce dont on a besoin) en temps de paix, devient maître violent (bíaios didáskalos) de l'âme du plus grand nombre, du plêthos, et livre la cité à la guerre civile (III, 82, 2-3). Pólemos – et il n'est de polis sans pólemos, pas même dans l'idée de Platon – est ici maître de stásis. Véritablement père de toutes choses, alors, pourrions-nous ajouter ‘ironiquement'.

Mais pólemos peut engendrer la stásis uniquement parce qu'il a déjà en lui cette hybris qui parvient à son état de ‘perfection' en cette dernière. Le discours guerrier le plus froid et sobre, le plus calculateur, le plus éloigné de toute «tólma ... alógistos», audace déraisonnable, est toujours en ‘dialogue terrible' avec la violence dévastatrice, «tant que la nature des hommes, leur physis, sera ce qu'elle est» (III, 82, 2). L'aspect le plus inquiétant du discours des ambassadeurs athéniens aux Méliens ne concerne pas tant les mots auxquels ils ont recours, que le rythme avec lequel ils les prononcent: mots de mort implacables, scandés «kath'hesychían», en toute tranquillité. Sans émotion, sans fureur. Sans impatience. Seul celui qui est absolument sûr de posséder la vérité, absolument sûr que son action repose sur un fondement inconcussum, inébranlable, ‘procède' ainsi. Et c'est en cela que ce discours se distingue nettement de celui des sophistes: ce n'est qu'en apparence qu'il peut se traduire tout entier dans la ‘maxime' selon laquelle la justice est l'utile du plus fort. Et il n'affirme ni la supériorité de l'injustice ni n'exalte la tyrannie. Le discours des Athéniens prétend valoir comme le seul discours juste – non seulement pour les hommes, mais aussi pour les dieux: le Nomos qui pousse à utiliser sa propre arché contre ceux que l'on peut dominer par la force, n'appartient pas au plus grand nombre, aux nómoi conventionnels de la cité, et il n'a pas non plus été établi par les dieux; il découle d'une nécessité de nature (V, 105, 2). Il n'est pas ‘mesuré' par l'homme, il le ‘mesure'. Il n'a pas été ‘inventé' par des hommes perspicaces et sages, mais les hommes sont perspicaces et sages dès lors qu'ils s'y tiennent. Ainsi, les Athéniens peuvent affirmer, la conscience tranquille, qu'ils considèrent que l'appui divin ne leur fera pas défaut (V, 105, 3). Les Méliens cherchent, impatiemment, à persuader les Athéniens de l'injustice de leur action, du fait qu'ils sont hors de la Diké, et que toute leur argumentation n'est en quelque sorte qu'‘idéologie' – mais les Athéniens, patiemment, répondent que, de leur côté, il n'y a pas seulement la raison du plus fort, mais le Nómos divin lui-même auquel, en réalité, ils ne font qu'obéir, tandis que les Méliens prétendraient follement s'y soustraire par la rébellion. Ce sont les Spartiates, tout au plus, qui estiment beau ce qui plaît et juste ce dont on jouit (V, 105, 4)! Les Athéniens suivent, au contraire, le logos commun à tous les éveillés, fondé sur la nature nécessaire des choses humaines et divines. Ce logos affirme, pour toujours, qu'il ne faut pas s'opposer à celui qui est sans conteste le plus fort (V, 101), que c'est folie de donner la primauté au son et à la séduction des mots plutôt qu'au salut de la seule patrie (et donc que le mot ne peut se substituer à la chose), que ce qui est présent et visible est plus solide et sûr que toute espérance ou désir, que le sage ne compte pas sur la tychè mais sur sa propre areté. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre l'affirmation initiale des ambassadeurs selon laquelle « pour ce qui concerne les choses de la justice, on juge, dans le raisonnement humain, sur la base d'une égale nécessité, tandis que [si telle égalité ne subsiste pas] le plus fort exerce son pouvoir, et le plus faible doit céder» (V, 89). Ananké (comme en V 105, 2) est le terme-clé. Pour les Athéniens, il ne peut en être autrement. Contrairement aux Méliens, puisque leur praxis est contre-nature. Les premiers savent («epistaménous» V, 89), les seconds délirent, comme délire le plus grand nombre, tandis que s'accroît le danger et, avec le danger, la nécessité de l'évidente décision, confiant son propre sort à d'aveugles espérances (V, 103). À y bien regarder, il y a aussi, parmi ces espérances, le fait que les Méliens considèrent qu'ils ont affaire à de purs sophistes. Ce sont les Méliens, en effet, qui se placent avec insistance du point de vue de la recherche de l'utile: si vous nous frappez, nous qui sommes neutres, tous ceux qui n'ont encore fait alliance ni avec vous ni avec Sparte deviendront vos ennemis (V, 98). Ils affirment qu'ils sont contraints à ce point de vue, parce que les Athéniens ignorent celui du juste. Mais il n'en est pas ainsi: les Athéniens soutiennent, sub specie aeternitatis, que la justice est, pour l'homme doté de logos, échange entre des équivalents, que l'on ne peut donner d'autre définition réelle de la justice sinon celle d'équilibre entre les puissances. La Paix est pour eux ‘naturellement' synonyme d'un tel équilibre. Ils auraient pu citer Pascal! «Ne pouvant fortifier la justice, on aura justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût qui est le souverain bien» (Pensées, 299, éd. Brunschvicg).

C'est ce qui rend le dialogue terrible – et son ‘inventeur' lui-même, Thucydide, semble y assister sans mot dire. Parce qu'ici non seulement pólemos se manifeste sous le visage de l'hybris, mais l'hybris elle-même raisonne, elle est logos et prétend avoir valeur de nécessité: il est juste que le mal soit. Justice, dans le discours des Athéniens, n'est pas synonyme d'utile (comme le croient, à tort, les Méliens) mais de nécessaire. Et il est nécessaire que cette audace qui, de par les mers et les terres, a laissé des monuments éternels de sa propre kalokagathía, laisse également d'inoubliables signes du mal, monumenta irae (II, 41, 4)1: c'est ainsi que s'‘harmonisent' la mesure du Parthénon et le massacre des Méliens.

En quoi consiste essentiellement l'hybris du logos athénien (que Xénophon dénoncera ouvertement dans les Helléniques: ce n'est pas par vengeance mais par hybris qu'Athènes a massacré les populations de tant de petites cités: II, 2, 10), sinon précisément en sa ‘délirante' prétention à harmoniser des principes si dissemblables, à accorder ce qui doit resté distinct? Les Athéniens ne donnent-ils pas la preuve qu'ils se considèrent supérieurs à toute limite, et donc superbes, aveuglés par l'hybris, en affirmant précisément qu'ils savent réduire à un seul rythme les dissonances extrêmes? que leur propre logos sait renverser toute différence, rendre dialectiques les contraires? N'est-ce pas en cela que réside l'‘impardonable' audace des grands discours de Périclès, le cœur de ténèbres de leur splendeur? L'amour de la beauté et l'amour de la sagesse (II, 40, 1) y apparaissent comme ‘naturellement' liés à la puissance de la cité, affirmée avec arrogance dans son autonomie: «seule cité qui se montre encore supérieure à sa réputation, elle va maintenant à l'épreuve ... Devant tous nous déployons les signes et les preuves éclatantes de notre puissance, sujet d'émerveillement pour les hommes d'aujourd'hui et de demain, sans besoin des louanges d'Homère ni de quiconque» (II, 41, 3-4). Du haut de cette puissance, qui n'a confiance qu'en elle même, que rien de soudain ou d'inattendu ne doit pouvoir plier (II, 61, 2-3), il faut s'avancer vers les ennemis non seulement avec l'âme sûre, avec une orgueilleuse sûreté («mè phronémati mónon»), mais aussi avec mépris («alla kaì kataphronémati», II 62, 3), ce mépris qui naît de la confiance absolue en sa propre supériorité1. L'évaluation exacte des moyens dont on dispose permet de prévoir le futur, sans devoir se fier à l'espoir, qui concerne uniquement la maîtrise de l'incertain – et c'est sur la base de l'exacte évaluation des rapports de force que l'on méprise l'ennemi. Athènes n'a jamais parlé autrement aux Méliens. Apparition terrible d'une nouvelle forme d'hybris: entièrement fondée sur le logos. Et qui peut donc être immanente à Polemos, à la téchne de la guerre. Hybris de l'illuminisme du logos: avoir confiance en sa propre force, savoir la calculer, ne fonder ses espérances que sur ce qui est visible, sur les «phaneraì elpídes», les espérances visibles, et ne pas avoir recours à la mantique et aux oracles (V, 103)2. Les formes traditionnelles du religieux ne doivent pas ‘religare' les plus forts – mais les plus forts sont tels non pas par fureur aveugle, ni par simple audace, mais parce qu'ils savent ce qu'est réellement la justice et correspondent au Nécessaire. Pas même la philía ne peut valoir pour eux comme principe suprême (la philótes platonicienne, garantie contre l'hybris de la stásis): la ‘respecter' dans ces circonstances déterminées n'est qu'un signe d'«asthéneia», de faiblesse. Mieux vaut la haine, en ce cas, car la haine à l'endroit des plus forts est précisément la preuve de leur force (v 95). La Philia apparaît toujours, de quelque manière, comme recherche d'un ‘moyen', d'un juste milieu harmonique – mais elle n'a plus sa place dès lors que la lutte devient décisive, dès lors que la lutte devient véritable. Est impossible, alors, toute forme de neutralité. Est dommageable toute temporisation.

Viendra alors, avec Isocrate en particulier, le temps des réévocations idéologiques des gloires passées, de la paídeia athénienne, dans la tentative d'en ‘extraire' l'hybris puissamment évoquée par Thucydide – mais aucun art oratoire ne pourra jamais effacer la conscience impitoyable qui, chez ce dernier, associe pólemos à hybris, la nécessité de la guerre pour la vie de la polis (qui est dynamis, pouvoir d'accroissement, de renforcement) à ces monuments de défaites infligées qu'elle dissémine. Une nécessité incombe à la ville, qui doit désormais exprimer sa puissance: elle ne peut plus échapper au commandement, et le commandement inexorablement suscite différentes formes d'inimitié. Car le commandement existe toujours aussi comme tyrannie (ii, 63). Et plus encore, celui qui exerce le commandement subit lui-même le pouvoir quasiment comme une tyrannie. Celui qui est contraint de commander sera tyrannisé par la nécessité de l'arché dans toutes ses conséquences, et celui qui voudrait s'en libérer ruinerait la cité. Dans une cité qui commande, il faut savoir accepter la tyrannie du commandement, au prix même de paraître injuste.

 

 

III. thalassocraties

 

La politéia platonicienne, tout entière tendue à penser la possibilité d'une ‘grande forme' politique authentique, après l'irrévocable abandon de l'idée d'‘état sain' sous quelque forme que ce soit, est ainsi prise en compte et contredite ante litteram par l'historía thucydienne. Pour Thucydide, comme pour Platon, il est nécessaire que la cité fasse la guerre pour progresser et se renforcer il est nécessaire qu'elle tende à l'arché en ‘transgressant' sans cesse ses limites originelles. Ce qui, toutefois, implique l'hybris – et, en fin de compte également, le mal non seulement pour les autres mais également pour soi. Aucun philosophe-roi ne peut s'opposer à cette fin auto-destructrice, immanente à l'instinct politique en soi, comme le dit Nietzsche dans son essai sur «l'État chez les Grecs»1. La cité est conatus : effort. Elle n'existe qu'en tant qu'organisme en situation de croissance, elle est tout entière tournée vers la ‘journée' qui devra ‘décider' de son arché ou de sa défaite2. Et en cette ‘journée' décisive, on ne doit pas se préoccuper de ce qui est juste ou injuste: «Lors qu'il s'agit de délibérer du salut de la patrie, il ne doit y entrer aucune considération ni de ce qui est juste ou injuste, humain ou cruel, ‘noble' ou ignoble, et même, avant quelqu'autre considération, suivre en tout ce parti qui vous assure le salut et la liberté». Comme le dit Machiavel, dans les Discours III, 41 – qu'on relise l'extraordinaire Troisième Livre de L'art de la guerre, où l'âme, presque comme en un rêve, court à la bataille décisive («En vérité, Seigneur, j'imagine déjà votre armée et brûle du désir de la voir à l'œuvre. Et, pour rien au monde, je ne voudrais que vous fissiez le Fabius Maximus, vous attachant à tenir à distance l'ennemi et différant l'offensive, car je dirais alors pis de vous que ne dit jadis le peuple romain de celui-là» III, 6), sans que ce désir furieux («vous avez avec tant de fureur vaincu cette journée») n'entrave jamais ce calcul, cette disposition ‘logique' des forces. Mais dans le désenchantement du florentin a disparu l'autre aspect du désenchantement grec qui rendait son discours tragique: à savoir que ce conatus furieux-rationnel s'avère finalement auto-destructeur, et que la sève qui fait vivre et croître la cité finit nécessairement par causer également sa perte. Non pas en vertu de schémas cycliques abstraits, mais pour des raisons politiques immanentes, du fait de la logique même de l'arché, qui est avant tout arché dominant les sujets qui l'exercent. Le Grec ne connaît pas seulement la nécessité de la guerre – c'est une stupide banalité. Il sait qu'il est impossible de livrer une guerre à l'autre, sans se la livrer, en même temps, à soi-même. C'est pourquoi il est impossible, finalement, de séparer pólemos de stásis.

C'est le cas pour Athènes. En faisant la guerre pour la suprématie, elle ne suscite pas seulement la haine et l'hostilité (Thucydide, ii, 64,5), mais elle consume nécessairement sa propre forme politique. Ou, pour être plus précis, la recherche de la suprématie rend impossible le ‘gouvernement des bons'. Et comment pourrait-il en être autrement, dans la mesure où les bons sont justement ceux qui ne désirent pas la suprématie? Antinomie insoluble du discours platonicien, aporie qui, déjà, avait été résolue décidément par le Pseudo-Xénophon1: si le but c'est l'archè, si le ‘bien' vers lequel la cité tend c'est le commandement, aucun compromis n'est possible avec les gennaîoi et les chrestoí, les nobles et les riches. Toute la politéia devra se structurer en fonction de cet utile suprême, en fonction du symphéron, de l'avantage, sans tenir compte «ni de ce qui est juste ou injuste, humain ou cruel, noble ou ignoble».

Le Vieil Oligarche fait peu de cas des lamentations des laudatores temporis acti. Le but de la suprématie n'impose pas seulement ses lois, mais porte en soi sa propre loi tyrannique immanente. Exiger de lui philía ou pístis, reviendrait à lui demander de se suicider: il ne peut aimer que son propre pouvoir; il ne peut avoir foi qu'en sa propre force. Telle est sa ‘religio' – non pas un Nomos inaltérable, non pas les valeurs traditionnelles, la mantique et les oracles. Pour le comprendre, il est nécessaire d'en saisir le logos, de l'observer scientifiquement. L'ennemi ‘parfait' de cet ‘ordre' ne sera pas celui qui le conteste d'un point de vue moral, mais celui qui sape de l'intérieur son langage, et y participant, en dévoile le côté obscur et terrible. Parce que cet ‘ordre' peut durer tant qu'en demeure cachée l'horrible part: à savoir qu'il est nécessaire que ce soient les pires de ses membres qui commandent, si le but est le commandement. Ce n'est qu'en dévoilant ce ‘secret', en faisant la lumière sur cette dimension qui doit rester cachée, que l'on fait effectivement la guerre à l'ignoble politéia. Seule une telle critique peut en déterminer la crise. L'«ápistos dêmos» (Thucydide, viii, 70, 2), le «dêmos sans foi» qui s'empare des charges profitables et compensatoires (Constitution des Athéniens, i, 3-4), qui dénature toute «belle» activité en la transformant en source de profit (i, 13), qui exploite avidement les alliés en en faisant des esclaves (i, 14-18) sait bien ce qu'il fait et pourquoi il le fait. L'expression «le démos sait parfaitement» (gignóskei gàr ho dêmos), est caractéristique du féroce pamphlet. L'ignorance et la malveillance ne sont pas aveuglement et fureur; elles apparaissent, au contraire, comme les ‘vertus' nécessaires pour celui qui veut gouverner uniquement en vue de son propre profit et de sa propre liberté. La multitude, le plus grand nombre, ne peut reconnaître d'autre valeur que ce qui lui est utile en propre; et la manière dont elle s'y emploie est tout à fait rationnelle. Si elle laissait le commandement de la cité aux bons et aux nobles, son pouvoir ne durerait que peu de temps (i, 14). Nous sommes fort loin désormais du tópos oligarchique de la multitude álogos (et qui, en conséquence, aurait besoin d'un guide, d'un nocher). Le dêmos est «ápistos»: dépourvu de foi, mais nullement dépourvu de logos – au contraire: son absence de foi est une garantie rationnelle de suprématie. Nous pouvons penser que les malfaisants qui ont conquis l'arché, sont injustes mais nullement incohérents ou ‘irresponsables' par rapport à leurs fins. Ils ne font qu'exercer au mieux le mauvais gouvernement.

Le ‘terrible' de l'historiographie thucydienne – l'hybris implicite dans l'affirmation de la volonté de puissance, le germe de la guerre civile qu'elle contient et son caractère rationnel-calculateur – avait déjà fait son apparition chez le Pseudo-Xénophon. S'il est légitime – comme l'affirment les ambassadeurs athéniens – que le plus puissant commande, alors le gouvernement des mauvais est légitime également. S'il est nécessaire que celui qui détient le pouvoir veuille par tous les moyens l'accroître (et pas seulement le conserver), il est légitime que, pour se renforcer, le dêmos lutte contre les bons, qui sont ses ennemis naturels (Constitution des Athéniens, i, 4). S'en étonner serait bien irrationnel, ce que n'est pas le dêmos, pour lequel tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins. Ce que Thucydide dénonce est le destin auto-destructeur d'une telle pratique. Et c'est sur le spectacle de l'hétérogénèse des fins à laquelle est condamnée toute action politique fondée sur le présupposé du caractère nécessaire et naturel de la recherche de l'utile, que Platon tentera de construire sa propre atopía.

Mais le Vieil Oligarche – comme Thucydide plus tard – connaît aussi les raisons historiques qui conduisent au gouvernement du plus grand nombre, des polloí-kakoí. C'est la thalassocratie qui impose la forme démocratique. La maîtrise des mers exige que «le peuple qui conduit les navires» ait le commandement (Constitution des Athéniens, i, 2). Si, par principe, le but de l'utile c'est l'arché de l'‘ignoble', dans la situation présente et effective de la cité, la démocratie est imposée par l'exigence d'être maître des mers. Quand la forme de gouvernement est la forme démocratique, la téchne nautiké est le cœur de la téchne politiké. Mais cette forme est ‘simplement' nécessaire quand la puissance de la cité et, de fait, son propre salut, dépendent de la mer: c'est de cela que Périclès veut convaincre les Athéniens – et Thucydide lui-même est convaincu de ce lien logique. Dans le Livre Premier, «tout le développement de la Grèce jusqu'aux guerres médiques est décrit en termes de puissance navale»1, et c'est ce développement qui, de toute évidence, explique le caractère-démon qu'Athènes a peu à peu assumé: «Ce sont des innovateurs [neoteropoioí], prompts à concevoir, prompts à mettre en actes ce qu'ils ont conçu ... audacieux au-delà même de leurs forces ... ils agissent et vous temporisez, ils sont prêts à abandonner leur patrie, contrairement à vous qui ne voulez jamais sortir de la vôtre, et ils considèrent en effet qu'ils peuvent acquérir quelque chose qui s'en trouve éloigné, tandis que vous tremblez, en partant, à l'idée de pouvoir perdre ce que déjà vous possédez» (Thucydide, I, 70, 2-4). C'est ce que disent les Corinthiens à propos des Athéniens, pour inciter les Lacédémoniens à la guerre. C'est le démon de la téchne nautiké, du marin-colonisateur, du voyage – le démon de celui qui ‘déplace' sans cesse les confins de sa propre ‘terre' (l'innovateur) et qui, donc, jamais ne possède véritablement une terre, jamais ne possède de véritable racine terrestre. Non point noble, donc, ni de bonne naissance, déraciné plutôt et, de fait, déracinant: et il n'est pas faux d'affirmer que les Athéniens sont nés pour ne pas avoir d'hesychía, de quies, de répit, ni pour le concéder aux autres (I, 70, 9).

Cette caractérisation de la ‘fièvre' athénienne, dédaigneuse de la tranquillité et de l'état de paix, revient en substance dans les grandes ‘apologies' périclésiennes de Thucydide. La terre ne doit pas ‘retenir', la maison n'est pas un bien dont on peut raisonnablement déplorer la perte. Ce n'est pas en cela que consiste le pouvoir: maison et terre ne sont qu'un nid, un jardin, une couche, ou encore un luxe dont il faut à chaque instant savoir se libérer. Toute la puissance est dans la mer – et il n'est personne, ni roi, ni peuple, qui puisse dompter celle d'Athènes quand elle se manifeste dans toute sa plénitude (II, 62, 2-3).

Comment définir avec quelque certitude ce qui différencie cette audace de l'hybris? Comment distinguer, selon de fermes principes, volonté de puissance et thalassocratie, thalassocratie et gouvernement du dêmos, guerre externe menée par celui-ci et guerre civile – et distinguer également tout cela de la superbe outrecuidance? Mais plus encore, Périclès n'a-t-il pas raison, profondément raison, quand il exalte tout à la fois l'arché d'Athènes et sa philo-sophía ? Les Corinthiens en sont bien conscients, dans un autre passage extraordinaire de leur discours aux Lacédémoniens: les Athéniens considèrent le corps comme quelque chose de totalement étranger, ne portant aucun avantage à la cité, tandis que la gnóme, l'esprit, est la chose qu'ils chérissent entre toutes (Thucydide, I, 70, 6). L'esprit, la pensée, la volonté de savoir est pour Athènes, l'oikeiótaton, la demeure familiaire. Dans l'esprit, et non dans le corps, l'Athénien véritable a établi sa maison. Mais pour y parvenir, il lui faut se soumettre aux plus dures épreuves, à l'agón extrême, et affronter les plus difficiles voyages. Les voyages aériens de l'âme vers ces espaces au-delà du ciel auraient-ils pu être imaginés par un peuple qui n'aurait pas été prêt à abandonner sa propre terre, son propre oîkos, à considérer l'extraordinaire ‘artifice' du navire comme sa véritable demeure? L'Athénien aime le philo-sophe – mais Amour n'est pas seulement «pauvre toujours», toujours nécessiteux, il est aussi áoikos, sans demeure, «couchant à la belle étoile» (Banquet, 203 c-d). L'hybris de la thalassocratie, en somme, donne-forme aux métaphores constitutives de l'‘audacieux discours' du philosophe, depuis les origines, en cette Ionie dont Athènes est l'héritière1. «Yes, as everyone knows, meditation and water are wedded forever»: «Tant il est vrai, ainsi que nul ne l'ignore, que la méditation et l'élément de l'eau sont conjoints à jamais»2.

Commence ici, entre philosophie et mer, une relation difficile. D'un côté, c'est la philosophie qui met en lumière cet aspect ‘terrible', ce ‘periculosum maxime' de la mer, qui est au cœur de l'historía de Thucydide, mais qui était déjà frappant chez Hérodote. De l'autre, la philosophie ne peut pas participer de cette ‘démonisation' de la puissance de la mer et sur mer que l'on trouvera chez Isocrate, mais qui est déjà explicite, comme on l'a vu, chez le Pseudo-Xénophon. La philosophie ne peut partager l'hybris de la thalassocratie, mais elle ne peut pas non plus ne pas en partager la force déracinante. La philosophie doit ‘prendre le large' par rapport à toute dóxa, par rapport à tout Nomos acquis par la seule force de la tradition – mais, en même temps et de toutes ses forces, elle doit s'opposer à l'équivalence entre le juste et l'utile, entre le juste et le simple équilibre des puissances, entre le juste et l'effectif. Le voyage de la philosophie aura alors pour but de gagner une terre encore plus ferme que celle qu'elle aura abandonnée: un Nomos finalement bien fondé1. La mer sera une voie, une méthode; et la possession de la méthode, de la diá-noia, du dis-cours, une véritable téchne nautiké, l'instrument nécessaire à la noésis, à la parfaite et tranquille intuition du vrai. La thalassocratie sera ainsi dialectiquement comprise par la philosophie comme sa partie et non sa fin. Sur la mer, aucune cité, aucune politéia ni aucune paix ne pourraient se concevoir. Mais cet abandon originel de l'oîkos (pour la philosophie également, la ‘maison' n'est pas autre chose qu'un kepíon, qu'un accessoire) marquera de son démon toute l'aventure successive. On l'a déjà vu: il ne pourra jamais plus y avoir de politéia ‘saine' – jamais le Dieu ne tiendra le timon de la ‘navicula' de la cité1 – toujours la polis s'accompagnera de pólemos – et infirme, précisément comme un bateau dans la plus terrible des tempêtes, apparaît la séparation entre pólemos et stásis – et stásis est hybris. De nouveau, le cercle se resserre: la nouvelle-vraie terre de la philosophie apparaît, tout au plus, comme une île entourée par l'Océan. Mais une île vit et donc s'enrichit et se renforce, à la seule condition de dominer l'élément qui l'entoure. C'est le destin de toute Utopie: l'agriculture ‘paisible' est sa première activité2, mais à peine sa population croît-elle qu'il conviendra d'abandonner la maison, de fonder de nouvelles colonies, de chasser de leurs terres ceux qui n'en acceptent pas les lois: les habitants d'Utopia estiment qu'il est tout à fait juste, en effet, de faire la guerre à ceux qui possèdent une terre et ne s'en servent pas, et même la gardent inoccupée et improductive3. Comme pour les Athéniens, c'est leur force productive-projettante qui en légitime l'arché. Mais cette force pourra-t-elle être orientée, philo-sophiquement, en vue du bien, et non de l'utile, du symphéron ? Seul un dieu le pourrait...

Malade est la cité riche en ports et en arsenaux. Les Thémistocles et autres Périclès diront qu'ils lui auront ainsi donné sa grandeur – mais en réalité ils n'auront fait que la destiner à ce mal, mis en évidence par le désastre en Sicile et la défaite contre Sparte: destin auto-destructeur de l'hybris thalassocratique (Gorgias 518e-519 b). Mais la philosophie ne peut renoncer, ou espérer renoncer, comme les vieux oligarches, à ce póros, à cette voie par excellence qui se trace sur la mer, à cette ex-perientia de la voie la plus périlleuse, qui s'accomplit en affrontant la mer et qui requiert la plus haute téchne. Póros qui se donne, certes, le port comme fin – mais un port qui est à son tour lieu d'échange, lieu à partir duquel les hommes et les choses repartent, prennent congé: porte et passage. La philosophie est vouée à harmoniser, dans cette racine commune, tous ces sens. Certes, la ‘nostalgie' de la maîtrise des mers est corruptrice; certes, elle est cause d'infirmitas pour la cité, et pourtant elle est nécessairement liée non seulement aux exigences de sa croissance, mais aux termes mêmes qui disent l'expérience, qui disent l'étude et l'amour du savoir. Le danger de la mer est donc affronté, mais avec mesure et prudence. C'est une douce chose que de la côtoyer, jour après jour, mais elle peut s'avérer en réalité saumâtre et amère, puisqu'à travers les trafics et les affaires, elle engendre dans les âmes des hommes, une disposition à se dédire sans cesse et à être de mauvaise foi («éthe palinmbola kaì ápista», Lois, IV, 705 a). Être sur la mer, bien pourvu en ports, signifie accueillir «une variété désordonnée d'habitudes mauvaises» (704 d 8), renforcer ou même créer l'ápistos dêmos. Et le pouvoir de ce dernier ira de pair avec une forme de guerre, susceptible de détruire l'honneur et la valeur de la bataille antique: personne ne restera à son poste dès l'assaut des ennemis, comme les solides hoplites de jadis: les hoplites-marins auront toujours tendance à fuir honteusement et à trouver refuge dans leurs trirèmes1. «La cité qui doit sa puissance et, en même temps, son salut, à sa flotte de guerre, ne confère certes pas un grand honneur aux meilleurs de ses soldats» (707 a): il est nécessaire au contraire qu'une puissance navale s'appuie sur le pouvoir de la multitude, «fort peu considérée» (707 b 1), qui conduit les navires. La bataille de Salamine, en ce sens, doit être ‘démythifiée': ce n'est pas là, sur la mer, que la Grèce a été sauvée. C'est en premier lieu à Marathon, et ensuite à Platées (707 c)1.

Ce semblent des mots du Vieil Oligarche, mais le philosophe sait qu'il est impossible de ‘se retirer' entièrement de la mer: un destin, ab origine, a scellé sa ‘curiositas' à cet élément peu sûr. La mer ne peut être ‘oubliée', mais il faut la regarder à quelque distance. Il faut pouvoir la mesurer, l'observer en perspective, à partir d'une terre et d'un lieu sûrs. Naît, ainsi, la fameuse métaphore: le sage a à voir profondément avec la mer, car le sage est appelé à connaître l'entière nature des choses et de l'homme, à être physiologue, et les hommes sont tous embarqués dans le fleuve-vie2. Mais le sage, contrairement à la multitude, contemple de loin ce spectacle, et peut donc le saisir dans sa totalité, en dominant la mer changeante et illusoire des opinions. Sa cité sera donc fondée loin de la mer, «à près de quatre-vingt stades» (Lois, iv, 704 b5), mais elle aura les ports les plus beaux possibles, et ne manquera pas de matériaux pour la construction de la flotte. L'essentiel est que la cité ne se remplisse pas d'or et d'argent, en multipliant ses trafics grâce à un fort surplus productif (la fertilité du territoire devra être limitée), et que l'ápistos dêmos soit refréné en combattant toute tendance ‘impérialiste'1.

Le ‘compromis' aristotélicien2 développe avec un plus grand réalisme le discours platonicien, mais ne s'en détache pas. Il vaut mieux pour la ville avoir accès à la mer, garder le port ‘à portée de main', mais il est bon également que les deux fonctions restent précisément distinctes, car la trop grande proximité des marchands qui se servent de la mer pour importer et exporter «s'oppose au bon gouvernement» (Politique, vii, 1327 a). Mesótes analogue aussi pour ce qui concerne le problème de la puissance navale: il faut certes posséder une force navale d'une certaine consistance, mais qui soit proportionnelle à la vie et à l'économie de la cité (et non dans le but de mener une politique agressive): de plus, les rameurs des navires, cette multitude qui les font se déplacer, ne devront pas bénéficier du droit de citoyenneté (pour éviter, précisément, que s'instaure le gouvernement des polloí kakoí, cette démocratie donc parlait le Pseudo-Xénophon). Les nombreuses richesses que les grands ports permettent d'accumuler encouragent l'audace, entraînent la cité vers l'hégémonie sur la mer, incitent à l'abandon de la terre ‘bien fondée' des campagnes. La violence des démagogues prend alors le dessus. Les alliés sont traités avec despotisme, comme des esclaves. La téchne polemiké se transforme en hybris. Dans la Constitution des Athéniens (xxiv-xxvii), Aristote rappelle ces critiques traditionnelles de l'arché athénienne, qui avait trouvé en Périclès son champion exemplaire (ce fut Périclès surtout qui «poussa la cité vers la maîtrise des mers: ce qui donna à la foule l'audace de tirer à elle de plus en plus toute la vie politique» xxvii, 1) – mais Périclès est également véritablement philókalos et philósophos. Pour une telle nature, la mer est certes terrible, deinós, mais la peur qu'elle suscite n'est pas celle qui nous contraint à la fuite (phóbos); au contraire, elle nous oblige à regarder fixement, elle nous empêche de détourner le regard. La mer, pour l'amant de la beauté et de la sagesse, devient l'Autre ineffaçable.

Géo-philosophie de l'Europe1: déjà l'inquiétude ionienne rendait impossible tout Nomos simplement terrestre et, en même temps, était la condition du rayonnement de sa paideía2. Athènes exalte une telle vocation, précisément au moment où sa philosophie en comprend le danger. L'Europe n'est plus concevable sans la ferme volonté de l'affronter – et la philosophie prétend représenter ce ‘regard du lointain' qui ‘ordonne' un tel risque, qui l'empêche de délirer. Tâche extraordinairement difficile, car «affronter Thétis» continuera d'être perçu comme la «trace de crimes anciens»: le lien qui relie la mer et la guerre continuera de s'imposer presque naturellement (Virgile, Bucoliques iv, 31-36). Dans l'Enéide, les plus violentes scènes de batailles rappellent fortement des images marines de mers déchaînées par le vent, d'insurmontables tempêtes. La mer hostile et mauvaise est protagoniste du drâma : son apparence est irréductible; son pouvoir féroce et intolérable – mais il faut pourtant bien y aller, supporter les maux du voyage (Enéide, v, 767-769). C'est l'élément ennemi, dans lequel il est impossible de trouver sa demeure, c'est l'élément rebelle à tout Nomos – et pourtant le passage nécessaire vers toute cité. Pour la philosophie de l'Europe, il n'est de terre qu'au-delà de la mer. C'est dans le fait de ‘dépasser' la mer que consiste la partie fondamentale de la téchne polémiké.

On continue pourtant de rêver à l'Âge d'Or, où «toute terre produira toutes choses», «omnis feret omnia tellus» (Bucolique IV, 39), et la Terre maternelle, la Terra fertilis, fidèle et pacifique, peut revenir au centre du culte (comme dans le Carmen saeculare d'Horace) – la cité vivante, c'est-à -dire la cité qui grandit (malade parce que jamais ‘satisfaite' à l'intérieur des limites qu'elle a pu atteindre), devra toujours se risquer sur les mers. Une cité qui devient toujours plus une ne sera plus une cité – et il faut en dire autant d'une cité qui n'est pas aussi sur mer, mais seulement sur terre. Vient un moment où la conscience de cela oublie à quel prix on se déracine de l'oîkos, à quelles conditions ethos et Nomos cessent d'avoir une signification terrestre. Le drâma thucydien et platonicien, que nous avons voulu suivre ici, est contraint au silence: l'étendue infinie de la mer, l'aequor immense, apparaît comme le lieu de la puissance; n'est puissant que celui qui la maîtrise, que celui qui la ‘dépasse'. Les grandes figures antiques, en conflit avec la mer, provenaient de son opposition à la terre. Celles modernes reprennent, en l'exaltant, la fureur marine de l'impérialisme athénien, des Thémistocles et des Cimons, des Périclès et d'Alcibiade lui-même. La terre n'est que l'arrière-pays de la grande flotte. Les ‘compromis' arrangés par la philosophie classique doivent être considérés comme de vaines temporisations. Et l'Âge d'Or lui-même devra être conçu non comme une ‘régression' vers la ‘santé' et l'innocence originelle, mais comme conquête du plus vaste empire, comme parfaite arché du monstruum que constitue la mer (ce «monstre ténébreux» du Zarathoustra-Nietzsche d'où surgissent les plus hautes montagnes).

Lorsqu'Astrée sera «replacée sur son trône/ morte redevenue vivante», la nouvelle progéniture qui descendra du ciel sera formée «de nouveaux Argonautes et de nouveaux Tiphys» capables de «contourner l'Afrique ... et parcourir tous les rivages et les îles voisines / de l'Inde, de l'Arabie et de la Perse». La nouvelle image des ‘temps ultimes' est rythmée par des découvertes et des conquêtes: «Je vois dix hommes chassant mille ennemis, et les royaumes / au-delà de l'Inde à Aragon assujettis ... je vois Hernando Cortez, qui a soumis aux lois césariennes/ de nouvelles cités et des règnes en Orient si reculés / que nous ne connaissons même pas». Pour ces marins (aux antipodes du pavidus nauta, le marin timoré d'Horace!), la mer est devenue une route, comme l'Hellespont de Xerxès. Ils tournent autour de la terre comme le soleil. Et les vers ‘prophétiques' de l'Arioste (xv, 19-35), dédiés, comme on le sait, à l'Empire de Charles Quint, contribuèrent à donner force et voix au mythe élisabéthain1 – au mythe de la plus grande puissance étatique qui, s'appuyant sur son caractère insulaire, comme la Crète de Minos, confie entièrement son propre destin à la maîtrise des mers2. C'est une authentique dé-cision: avec Elisabeth, l'Angleterre lève l'ancre, se décide pour la mer versus la terre. Se libère de l'‘esprit de gravité' terrestre, ce que l'Espagne n'a jamais pu faire. Elle hérite de ce que Venise préfigure, mais elle le réalise à l'échelle planétaire, à la mesure de la lutte entre les ‘monstres glacés' modernes: les grands États nationaux.

Mais cette ‘délocalisation' du pouvoir de la terre vers la mer peut d'autant se réaliser qu'elle apparaît inscrite quasiment a priori dans la géographie de l'Europe. «Quand le Centre et le Nord étaient encore incultes», l'Europe prend nom et forme en cette bande de régions méridionales, de l'Italie à la Grèce, qui «ne possèdent pas de centre», mais sont toutes tournées vers leur mer, la Méditerranée. Le caractère européen se détermine par son libre rapport, à travers la mer, avec l'autre que soi. Aucune racine, aucun principe naturel déterminant ne le peut retenir. «En Asie, la mer n'a pas d'importance: plus encore, les peuples ont fermé leurs portes donnant sur la mer ... En Europe, au contraire, ce qui compte c'est précisément le rapport avec la mer: c'est réellement une différence constante. L'État européen ne peut être véritablement tel que lorsqu'il est sur la mer. Dans la vie sur la mer est implicite cette très particulière tendance à l'extérieur, qui manque dans la vie asiatique: la poursuite de la vie au-delà d'elle-même»1. Le prince Vogelfrei ne se serait pas exprimé autrement.

La caractérisation terrestre de l'oîkos, en contraste avec le principe de l'industrie, avec son «élément naturel», à savoir la mer, est au centre du paragraphe 247 des Principes de la Philosophie du Droit, dont l'importance a été justement rappelée par Carl Schmitt. Mais il s'agit d'une relation-opposition déjà présente comme principe herméneutique fondamental de l'historía classique grecque. Et Hegel ne manque pas de souligner l'inévitable danger que cette vie toute animée vers l'extérieur implique d'outrecuidance, d'hybris: «La recherche du gain, en tant qu'elle comporte un risque pour l'obtenir, élève celle-ci au-dessus de son but et substitue à l'attachement de la glèbe [das Feswerden an der Erdscholle] et aux cercles limités de la vie civile, des plaisirs et des désirs particuliers qui accompagnent le facteur de fluidité, de danger et d'engloutissement possible [mit dem Elemente der Flüssigkeit, der Gefahr und des Unterganges]». Dans cette page classique, Hegel conçoit le destin des grandes puissances modernes à la lumière ‘nécessaire' du démon européen, sans aucune rhétorique utopique: la relation fatale avec la fluidité, condition pour tirer toute la planète «vers les relations de commerce», «le plus grand moyen de civilisation» est en même temps le plus grand danger; ce voyage ne connaît pas de voie de retour. Il ne peut s'achever qu'avec son déclin: «Jusqu'à temps que la mer fût sur nous refermée».

Aucune mer ne peut ‘contenir', en effet, cette «poursuite de la vie au-delà d'elle-même»; ce désir exige toujours de nouvelles étendues. La La mer intérieure, la mer du milieu, jusqu'en son nom même, révèle sa propre limite fixe, sa frontière terrestre. L'emblème de Charles Quint figurait les colonnes d'Hercule ceintes d'une cartouche sur laquelle on pouvait lire: «Plus Oultre»: aucune «douceur», aucune «pitié», aucune «dette d'amour» ne peuvent vaincre «l'ardeur ... à devenir expert du monde». La mer ne parvient pleinement à son propre principe que lorsqu'elle apparaît parfaitement ‘ouverte' devant l'ardeur de l'experiri. Et cette ardeur, pour réussir, doit être plus forte que toute âpreté au gain, et même, telle qu'elle la mette en danger. Mais l'Ulysse de Dante est seul dans son «vol fou», il est embarqué sur une «planche» presque comme un naufragé; il n'arrive que fort tard et déjà vieux là où l'aventure véritable devrait commencer: «Là même où Hercule planta ses bornes»1. La scène est tout à fait différente dans la ‘prophétie' ariostéenne et élisabéthaine: de par les mers, naviguent des «capitaines invaincus», jeunes, au comble de leur force, qui outrepassent dans l'élan toute frontière, absolument ‘oublieux' de l'imminent déclin1. Mais eux aussi devront céder à une nostalgie plus forte; l'Île, qui vit tout entière ‘en s'outrepassant', devra céder devant une autre Île qui a devant elle des mers plus ouvertes encore, de plus jeunes énergies. Neoteropoioí, bien assurés d'être destinés à le rester éternellement, pour lesquels l'Île anglaise, ses capitaines et pirates semblent encore prisonniers des principes terrestres, sachant risquer toute possession dans l'entreprise future, et même «considèrent ce qu'ils obtiennent en une entreprise comme peu de chose par rapport à ce qu'ils s'attendent à posséder dans le futur» (Thucydide, I, 70, 7), ils transfèrent outre l'Océan le destin européen de la maîtrise des mers. Grandiose translatio imperii qui se joue tout entière sur la relation entre puissance et mer, entre mer et guerre. Hegel la saisit encore in statu nascenti, mais il voit déjà clairement que l'Amérique est «le pays de l'avenir, où se révélera plus tard ... l'élément important de l'histoire universelle» (op. cit., p. 71). La vieille Europe désormais «ennuie»; la nostalgie de tous les futurs ‘navigants' est désormais tournée vers la nouvelle et grande Île américaine. Nous trouvons là, à l'état pur, cette «Sucht des Erwebs», cette «recherche du gain» dont parle Hegel, cette ambition de l'individu, qui conçoit, pourtant, sa propre ambition comme universelle – mais nous trouvons, surtout, le principe de la mer selon sa plus grande ouverture. «Les États libres de l'Amérique du Nord n'ont pas d'états voisins avec lequel ils seraient en rapport d'hostilité ... le Canada et le Mexique ne les effraient pas»1. Leur mer ne souffre pas des frontières, des restrictions comme celle européenne, elle n'est pas divisée en autant de ‘petits États'. Elle s'étend partout, littéralement: soit que le regard et le désir se projettent à l'extérieur, soit qu'ils se retournent sur eux-mêmes. C'est toujours la mer. Une immense plaine d'eau sans frontières entoure l'île – un immense océan de terres en constitue l'intérieur. C'est pourquoi la mer est sans frontières – et la maîtrise des mers devient la seule concevable. C'est surtout cet Océan ‘intérieur' qui fascine Hegel. Depuis la thallassocratie athénienne, les paysans européens avaient incarné le principe de l'enracinement, de la fermeture sur soi, de la résistance à la «fluidité» et au danger2. Les paysans américains, au contraire, sont eux-mêmes des marins: «De ce côté des Monts Alléghanys se succèdent chaque année de nouvelles vagues de paysans qui occupent de nouveaux territoires». Cette expression témoigne d'une arrogance barbare qui s'abat, en le détruisant, sur quelque précédent ethos ou oîkos. Arrogance qui est pourtant ‘juste' héritière de cette civilisation d'Europe qui a inscrit «Plus Oultre» sur son emblème. Hegel voit l'Amérique comme une sorte de rajeunissement barbare du Vieux Monde; mais cet extraordinaire événement n'est concevable que parce que le destin tout entier des États libres d'Amérique du Nord ne peut se jouer que sur mer – et la terre est pour eux comme une mer ouverte, libre, sur laquelle les normes, les nomoí, les droits et les coutumes n'ont plus cours. Hybris complémentaire et opposée à celle antique des Perses.

Tocqueville a des pages qui semblent conçues tout entières en dialogue avec Hegel. Sous la pression envahissante des européens américains la vieille terre doit périr. «Les races indiennes se fondent en présence de la civilisation de l'Europe, comme la neige aux rayons du soleil ... Tous les dix ans à peu près, les tribus indiennes qui ont été repoussées dans les déserts de l'Ouest, s'aperçoivent qu'elles n'ont point gagné à reculer et que la race blanche s'avance plus rapidement encore qu'elles ne se retirent». Alors, elles se rebellent, «parcourent le pays, brûlent les habitations, tuent les troupeaux, enlèvent quelques chevelures. La civilisation recule alors, mais elle recule comme le flot de la mer qui monte»1. Le pionnier agriculteur constitue l'avant-garde de la ‘famille européenne': il ouvre la voie («áporos ep'oudén» disait Sophocle à propos de l'homme: «à lui s'offre toujours une voie») vers de nouveaux déserts, comme il s'est ouvert toutes les routes de la mer. Et même plus, sa relation avec la mer s'est tellement intériorisée, que lui-même est devenu le flux d'une mer, une vague immense, effrénée. Et le spectacle terrible auquel Hegel et Tocqueville assistaient encore avec ‘crainte et tremblement' deviendra sous peu, chez Whitman, la «superbe musique» de la brise, des rafales qui courent libres «sifflant par les prairies». Même le doute ou l'interrogation apparaîtront, alors, obstacle, terre ferme, pour le chantre du «nouveau culte, / le vôtre, capitaines, explorateurs, navigateurs,/ le vôtre, ingénieurs, architectes machinistes». Et ces jeunes et prodigieuses vagues sont sûres de leur propre mission, comme celles athéniennes s'abattant sur Mélos. Il ne s'agit pas simplement d'une recherche du gain; les trafics, les commerces, les profits ne sont que des représentations du désir en tant que tel d'aller au-delà de soi-même – désir divin: «un nouveau culte, je chante ... non pas de seul commerce ou des trafics / mais au nom de Dieu, et pour ton salut / ô âme».

Pas même sur la mer, en tant qu'élément originel encore, ne pourra, pourtant, s'arrêter cet élan éradiquant. La thalassocratie ne peut lui suffire: la mer est au niveau de la Terre. Il faut que l'antique demeure soit dominée de l'en haut pour en pouvoir disposer pleinement. Les ‘vols' métaphoriques par mer doivent devenir réalité. Alors véritablement la Terre apparaît comme cette ‘prison', ce cercle clos, duquel on est vraiment libérés – ce corps-écrin que déjà les Athéniens, au dire des Corinthiens, considéraient comme nul. Les ‘vagues' des conquistadores européens tout d'abord, puis américains, avaient déjà désigné la Terre comme cible ; mais sa métamorphose n'est parfaite que lorsqu'elle est dominée par le ciel1. L'hybris thalassocratique s'accomplit dans la conquête de l'aequor vraiment infini de l'air. Un enchaînement logique, irréfutable, relie ces différents moments. Et la puissance qui le comprend et l'englobe est ‘justement' la puissance hégémonique du dernier siècle.

Dans l'arrogance panoptique de la maîtrise de l'‘océan du ciel', nous revient, sous ses traits les plus inquiétants, la violence du logos. Le philosophe voyait et connaissait l'extraordinaire puissance de la mer, mais ne s'embarquait pas: il possédait un lieu élevé, duquel il pouvait l'observer. Il dominait de son regard le duel entre la mer et la terre. Paradoxalement, plus la philosophie s'est voulue immanente à ces tempêtes, plus elle a renoncé à son ciel, et la forme de la guerre en a assumé l'antique vocation. La forme de la guerre n'a plus rien à voir avec des déterminations de lieu, et pas même avec des éléments originels. Une fois le dernier élément conquis, tous deviennent indifférents. La guerre se déplace a priori dans l'espace comme pure forme, toute ‘à disposition' de la téchne calculante. Aucun lieu ne résiste, ni aucun temps vécu; lieux et temps sont déracinés, tirés vers l'en haut, dans l'unité du regard qui les domine depuis les hauteurs. L'‘en haut' n'indique pas un nouvel autre lieu mais, au contraire, le dépassement de toute détermination terrestre et temporalo-terrestre. Auf-hebung parfaite: le lieu est vraiment re-placé ‘en haut', il est surpassé, c'est-à-dire qu'il ‘passe' au-dessus, conçu dans l'unité supérieure de son idée, c'est-à-dire parfaitement visible. À ce non-lieu se devait d'aboutir le voyage de ceux qui croyaient fermement ne pouvoir ‘acquérir' qu'en abandonnant leur propre terre, de ceux qui étaient «nés pour n'être jamais en paix», comme Thucydide appelle les Athéniens.

 

 

IV. le rire

 

Le ‘gai savoir' nietzschéen enseigne une ‘liquidation' du terrestre, un déracinement d'ethos et Nomos, identiques à ceux que nous avons suivis jusqu'à présent. La progression de l'esprit universel vers l'Occident, et donc vers l'Amérique, est celle-là même que Jünger définira comme la «Mobilmachung», la mobilisation universelle, et que Nietzsche nomme la «moderne Unruhe», la perte moderne de toute quiétude (Humain, trop humain, I, 285)1. Différences nationales, génies des lieux, cercles sociaux définis se trouvent bouleversés par la progression de l'aequor indifférent. Sur celui-ci on est appelé à mener une vie nomade qui donnera naissance à une nouvelle race mêlée (ibid., 475), curieuse de milles choses, toujours prête au départ, amante des «brèves habitudes» (Le gai savoir, iv, 295), infidèle : ápistos dêmos.

L'attitude de Nietzsche à l'égard de ce ‘progrès' n'est pas toujours cohérente. Dans les pages de Humain, trop humain que nous venons de citer, la Bewegtheit (la Flüssigkeit de Hegel!), l'agitation, semble empêcher la culture supérieure de porter ses propres fruits à maturation, «comme si les saisons se succédaient trop rapidement»; l'«absence de quiétude» conduit à «une nouvelle barbarie» («in eine neue Barbarei») (et ici aussi, les affinités avec le discours de Hegel sur le Nouveau Monde sont frappantes). Ailleurs, au contraire, c'est justement l'imperfection du voyageur, du nomade, de celui qui hait les habitudes durables, qui apparaît comme la seule atmosphère respirable pour le Freigeist, pour l'«Esprit libre». La naissance de la «race du mélange» est alors acceptée avec reconnaissance. C'est le destin de l'homme européen, contre lequel s'obstine à combattre un «nationalisme artificiel», «un état d'urgence et de siège», qui «a besoin de ruse, de mensonge de violence pour maintenir son crédit» (Humain, trop humain, I, 475). «L'efficacité et l'intelligence supérieure des Juifs» – poursuit Nietzsche dans le même fragment – l'aura compris et défendu depuis «les temps les plus sombres du Moyen Âge», «contre l'Asie» (l'Asie ‘sans' mer, la grande Terre de l'universel non déterminé, non individualisé, du simple substantiel – et le rappel de la géo-philosophie hégélienne s'impose ici encore). À la fébrile activité juive, à sa pensée désenchantée, nous sommes redevables de ce que «l'anneau de civilisation qui aujourd'hui nous relie à la culture de l'antiquité gréco-romaine n'ait pas été rompu». Si l'esprit européen, aujourd'hui, est encore dans le prolongement de celui des Grecs, on le doit avant tout au judaïsme, tandis que le christianisme «a tout fait pour orientaliser l'Occident». Toutefois, dans un fragment successif, daté du printemps 1880, Nietzsche écrit que l'Europe est redevable aux Juifs d'«un excès de moralité orientale» qui se manifeste tant dans le dévouement à leur Dieu que dans «le mépris de soi». C'est cette morale qui aurait rendu impossible en Europe «das Griechische», l'élément grec (Fragments posthumes 1879-1881, 3 [128])1.

Il s'agit de ces ‘fluctuations' manifestes et si caractéristiques du génie nietzschéen2, qui mettent toutefois d'autant plus en évidence le cœur de sa réflexion: à l'inquiétude due à la peur de ce qui menace, peur de l'«héroïsme féroce» et du mépris de soi, s'oppose l'inquiétude des Athéniens qui ne reconnaissent rien qui leur soit supérieur et semblent donc toujours sur le point de s'outre-passer, de se ‘renouveller'. En réalité, c'est la confluence de ces deux formes d'inquiétude qui détermine la «Tätigkeit», l'activité européenne inouïe – en guerre permanente sur la mer ‘extérieure' comme sur celle ‘intérieure', en pólemos et en stásis tout à la fois, destructrice et auto-destructrice, ennemie de toute quiétude. In-firmitas d'Europe3, contre laquelle luttent les ‘étatolâtres' de toute confession qui ont en horreur ses metabolaí continues, métamorphoses du paysage comme de l'âme, du climat comme des habitudes. In-firmitas qui est certainement aussi in-sanité, folie: «Europa ist ein Kranker», l'Europe est un malade, un malade incurable. Mais nous devons remercier l'éternelle vicissitudo de ses souffrances: le fait d'être constamment en danger (de par les mers) a engendré finalement «eine intellectuale Reizbarkeit», une «irritabilité» intellectuelle (le Nervenleben simmelien) quasiment semblable au génie, «et en tous cas, mère de tout génie» (Le gai savoir, I, 24).

Mais, qu'on y prenne garde: quasiment semblable au génie. Le simple Nervenleben ne peut pas plus donner vie à une ‘grande forme' qu'une soif de paix nostalgique ou une fuite hors du monde. Le ‘bon européen' de Nietzsche devrait pouvoir conjuguer la force solitaire de la contemplation avec l'insatisfaction pour tout ce que l'on a déjà atteint, le calme et la constance de ce ‘faire-sans-faire', propres à l'antique scholé, avec l'ouverture de l'experientia. C'est, au fond, cette même relation que nous avons vu s'établir entre l'esprit thallasocratique et la réflexion philosophique: seule la pleine acceptation en soi de la vicissitudo destine à s'élever «toujours plus haut» (cime et abîme marin scellés: Ainsi parlait Zarathoustra, III, «Le voyageur»). Si une telle relation fait défaut, alors la maîtrise des mers se transforme en maîtrise du plus grand nombre, maîtrise de cette multitude exécrée par Théognis de Mégare, un des poètes de Nietzsche1. Comme le Vieil Oligarche, sans ressentiment, sans esprit de vengeance, Nietzsche interprète cette Unruhe spécifique, cette inquiétude moderne, qui rend impossible das Griechische, comme le symptôme le plus pregnant du processus de démocratisation. C'est cette «démocratisation qui s'épand» qui déracine les coutumes traditionnelles, les frontières entre les nations, qui exige l'in-différenciation de l'espace et du temps. «Sous la domination du principe démocratique avide d'innover et d'expérimenter» s'affirme la liberté de l'individu en opposition avec toute sodalitas présupposée (Humain, trop humain, II, 292). Et toutefois, comme dans l'analyse thucydienne et dans l'átopia platonicienne, un tel processus est saisi dans l'hétérogenèse de ses fins. La désagrégation de l'ethos commun rend finalement impossible toute volonté politique en tant que telle; le désenchantement calculant, qui est au fondement de l'affirmation autonome de puissance, détruit cette dimension mythique sans laquelle aucune grande entreprise n'est concevable; les hommes supérieurs ne sont tenus à aucun ‘serment' – mais ce même ‘principe' condamne leur suprématie à l'infirmité. C'est la condition paradoxale de l'agathós au temps de l'inquiétude universelle: il ne peut ‘se représenter' comme signe d'aucun Nomos, d'aucune Dike supérieure, qui ne soit cette idée de justice que les Athéniens déclarent à Mélos delenda. Mais, en vertu du même logos, il sera toujours lui-même malade. En enseignant l'athéisme véridique (accomplissement, pour Nietzsche, de la paideía classique), il enseigne les formes de sa propre désacralisation radicale (Le gai savoir, V, 357). En subvertissant les anciennes ‘superstitions' (c'est-à-dire en montrant que les anciennes valeurs ne sont que cela), il affirme implicitement que toute obéissance à sa propre domination ne serait encore que superstition. En démasquant le caractère idolâtre du vieux culte, il révèle que sa propre prétention de pouvoir est une idole. Et il va même jusqu'à dire que le Pouvoir dans son essence est idole, dans la mesure où son affirmation s'accompagne nécessairement de la terrible nécessité de l'État.

C'est la volonté de puissance ne supportant aucune frontière terrestre qui déclenche le processus de démocratisation. Et ce dernier porte en lui les germes de la dissolution de tout instinct politique. Il exige à la fois l'accroissement continu d'attentes et de questions, une vie nomade, et la ‘paisible' jouissance de la possession et une égoïste indépendance. Il élève au rang d'idole l'action de l'histoire, fait de la praxis le lieu de l'homme (et nomme cette idolâtrie «athéisme»)1, mais, en même temps, il prétend que sa fin est assurée. L'inquiétude du dêmos est, alors, celle du Moderne, singeant celle d'Athènes, infirmitas des esclaves rebelles, exemples parfaits de philopsychía, d'attachement exténuant à soi, de recherche de la sécurité. L'Europe est le monde du déclin des valeurs, de leur déracinement: mais plus encore, l'Europe est l'Occident en soi, et donc le déclin de cette énergie que ces valeurs manifestaient comme un positum de sa propre volonté. L'Europe n'apparaît pas, au terme de son itinéraire de terre à mer, de mer à ciel, comme outrepassement des valeurs, mais au contraire comme leur ‘simple' désacralisation, et donc désacralisation-démythification de la prétention à les outrepasser. L'Occident des valeurs coïncide avec le déclin de la volonté d'outrepassement. Et le voyageur qui abandonne la vieille cité pour voir à quel point sont hautes ses tours, ne voit précisément que cela: la hauteur de ce qui décline à l'horizon, et de quoi il a désormais pris congé pour toujours.

L'héroïque in-sanité de la volonté de puissance court ainsi nécessairement le risque de se transformer en figure tragi-comique, précisément du fait de l'hétérogénèse des fins qui la caractérise. Elle demande à ses propres navires de prendre leur envol – mais seul le dêmos peut les déplacer; elle demande que tout soit outrepassé, et donc d'être outrepassée elle-même. Elle exige que toute inquiétude s'en retourne à la paisible et constante contemplation (et Hegel aussi pensait que le Nouveau Monde se serait à la fin replié sur lui-même, aurait pris chambre en lui-même, après avoir conquis toute sa ‘mer intérieure'), mais détruit, dans son développement, les présupposés de toute scholé. Elle conçoit la guerre civile comme la destruction de toute forme, et en réalité transforme toute guerre en guerre civile. Sa véritable ‘figure', qui serait celle de l'exercice purement désintéressé de l'art du gouvernement (et de la guerre), finit par coïncider avec l'arrogance de la philopsychía. Et la ‘paix' que celle-ci désire, la paix ‘assurée', exprime la seule idée de paix qu'il soit donné encore de penser dans le lieu du ‘parfait' Occident.

Cet hybride de l'homme européen, précisément dans son aspect carnavalesque, n'était-il pas, au fond, déjà présent dans la «dérision aristophanienne du monde» (Par delà bien et mal, 223)? A la dénonciation de l'hybris thallasocratique, poussée par l'insatiable recherche du gain, à la démythification de la guerre, la représentation des raisons qui poussent au refus de l'agón constitue un cruel contre-chant1. La paix que le paysan, exténué par les ‘seigneurs de la guerre', va chercher en chevauchant son escarbot, la paix que seuls les paysans sont disposés à sortir du trou dans lequel Zeus a décrété qu'elle était, est celle à laquelle aspirait le brave Cratinos (Aristophane l'appelle sophós) qui mourut d'un coup au cœur quand les Laconiens envahirent sa terre et «vit une cruche de vin éclater en morceaux» (La Paix, 702 703), tout comme Trygée espérait qu'au plus vite le marché serait de nouveau rempli de pastèques et de poires, de canards et d'oies. «Ils étaient soûls de la guerre, et ils se mirent à manger. Que chante le repas maintenant!» (1284-1285). Il n'est pas du tout utile de faire la guerre – affirme Lysistrata, celle qui dissous les armées – alors que l'on pourrait être heureux. La guerre serait-elle alors contre-nature? La conception de la paix comme temps ultime, Âge d'Or où le loup épousera l'agneau et que seuls les dieux pourront nous donner, ne serait-elle alors qu'une idéologie d'embrouilleurs devins, d'oracles soudoyés? N'est-ce pas à nous, au contraire, à faire la paix, à éliminer les horreurs de la guerre civile, en reconnaissant comme désenchantement nos intérêts, ceux à tous commun? Mais ces intérêts sont ceux de l'oîkos, comme le rappelle continuellement Aristophane. Et la polis ne peut naître ‘directement' de ceux-ci. Aucune ‘main invisible' n'harmonise les intérêts différents et particuliers, sans en même temps les contraindre à soi, sans décider dans le cadre de leur conflit naturel. Athéna est la déesse de la polis – cette Athéna «très puissante et guerrière» dont le nom conclut Lysistrata. Mais cela revient à affirmer qu'il ne peut y avoir de paix que dans la polis, que dans le multiple de la polis qui ‘représente' le multiple de l'âme – et donc dans l'absence de paix.

Le ‘caractère terrestre' de la grande comédie n'a donc rien de régressif, de nostalgique, d'un point de vue philosophique. Elle saisit avec une grande lucidité quels intérêts, quelles classes sociales sont pacifiques, et s'opposent à l'envol des belles trirèmes. Mais, avec autant de désenchantement, elle fait voir à quel point la poussée universelle vers la recherche de paix n'est autre que la défense de l'utile particulier. Et, de fait, dénonce la racine qui contraint la polis au pólemos. «Pourrais-tu m'indiquer une polis sur laquelle s'étendre comme sur de la douce laine?» (Oiseaux, 121-122) demande Evelpidès à l'Epops; mais ce qui pousse le peuple des oiseaux c'est la guerre sacrée contre les dieux (556). La recherche de son propre ‘bonheur', le bonheur ‘idiot' que moque Aristophane, se tient-contre nécessairement, porte en soi de manière immanente, la potentialité de la stásis. «Fallacieuse chose [dolerón] toujours, dans tous ses aspects est, par nature, l'homme» (451-452).

Et la comédie ne pourrait ajouter: «À moins que les philosophes ne deviennent rois dans les cités, ou que ceux auxquels on donne maintenant le nom de roi et de prince ne deviennent philosophes, authentiquement et comme il faut» (République, V, 473 c-d). Vouloir que la mesure du logos ait la suprématie sur les affaires de l'homme est absolument déraisonnable. Les utopies de paix de la comédie bouleversent celles de la philosophie, puisque le caractère démon de leurs ‘personae' rend évidente le caractère inconcevable d'une paix ‘véritable'. Seule la distance du rire1 permet d'en parler, rend juste notre discours à son propos sans en faire une vaine utopie, un bavardage de sophistes. Mais c'est de la même distance que part la construction platonicienne: je dirai comment il est pensable de transformer la polis, même si une vague de rire devait me submerger. Cette expression sera prise terriblement au sérieux: penser véritablement la paix n'est pas possible sans penser en même temps aux ‘personnages' qui devraient la représenter – ‘personnages' inimaginables en état de paix, parce que ce qu'ils entendent par ce terme n'est que philopsychía, et donc lutte victorieuse d'une partie de l'âme contre l'autre. La comédie, qui s'élève au point de pouvoir rire d'une telle antinomie, nous permet de la vivre, de ne pas être simplement écrasés par elle. «On pardonne à toute la grécité d'avoir existé» grâce à ce rire qui connaît et libère, qui transfigure la souffrance outre la connaissance même. «Je ne sais rien qui m'ait fait autant rêver au sujet de la mystérieuse nature de sphinx de Platon que ce petit fait, heureusement conservé: sous l'oreiller de son lit de mort on n'a trouvé de “bible”, rien qui fut d'égyptien, pythagoricien ou platonicien – mais un Aristophane. Comment un Platon aurait-il pu supporter la vie – une vie grecque à laquelle il avait dit non – sans un Aristophane!» (Par delà bien et mal, 28)1.

Nous devrions ajouter: comment un Nietzsche aurait-il pu supporter le discours de Zarathoustra aux guerriers (Ainsi parlait Zarathoustra, I, «De la guerre et des guerriers») sans un Aristophane? et qui fut non point dissimulé sous son oreiller, mais bel et bien éveillé en son esprit. «L'homme est quelque chose qui ne se peut que surmonter» ... Peut-on affirmer cela sérieusement sans pressentir, en même temps, qu'une vague de rire aristophanien est sur le point de s'abattre sur nous? Est-il possible de réfléchir sur ce logos terriblement sérieux et difficile, si l'on n'est pas prêt à subir la terrible eironeía, l'ironie avec laquelle un Aristophane aurait pu en parler? Mais Nietzsche le sait de son Zarathoustra, comme Platon, l'aimé-et-haï, le sait de sa République – «j'ai sanctifié le rire: ô vous, les hommes supérieurs, apprenez donc – à rire» (ibid. iv, «De l'homme supérieur», 20)1. Et ne rit vraiment que celui qui sait rire de lui-même (ibid., «le réveil»).

 

Notes

1. La critique d'une telle prétention (qui est à la base de toutes les grandes Rhétoriques révolutionnaires) est au centre du livre de R. Esposito, Nove pensieri sulla politica, Bologna, 1993. C'est dans ce sens que j'avais, il y a quelques années, orienté ma lecture de Canetti, cf. «Il linguaggio del potere in Canetti. Uno spoglio» in Laboratorio politico, 4, 1982.

1. N.d.t. – Le texte italien dit « ad essere stato », qui, hors contexte, aurait pu tout aussi bien se traduire par « à avoir été ». Le jeu de mots (qui sera repris dans le chapitre iv, p. 125) insiste sur le fait que le « devenir Etat » de la polis est déjà une forme du passé.

1. C'est un des problèmes fondamentaux de l'interprétation platonicienne. Le caractère intersubjectif de son idéalisme implique nécessairement, pour le philosophe, le fait de devoir communiquer ses propres idées (C. Jermann, Philosophie und Politik, Stuttgart, 1986, pp. 270 sq.), sans pour autant en ‘réduire' le caractère impopulaire, inactuel, en somme paradoxal. Le philosophe doit ‘faire de la politique' de telle manière qu'il rende cela ... impossible!

2. C'est ce qu'a remarquablement montré U. Curi, Pensare la guerra, Bari, 1985, pp. 25-51.

1. De manière analogue chez Xénophon, Hiéron, Le traité sur la tyrannie, XI, 12-15: le bon tyran doit s'efforcer de vaincre tout le monde en faisant le bien; ses sujets devront lui obéir sans y être contraints. Mais Hiéron se tait devant cette utopie qu'énonce Simonide: dans les conflits de la polis réelle, elle est depuis fort longtemps et à jamais dépassée.

2. Dans son essai sur L'idée du bien entre Platon et Aristote (Heidelberg, 1979), Gadamer saisit parfaitement la ‘déduction' de la politique à partir du Bien et le caractère dialectique de la science qui est demandée au philosophe-gardien, mais il ne met pas en évidence, ensuite, la conclusion paradoxale de tout le discours platonicien (H. G. Gadamer, Studi platonici, a cura di G. Moretto, vol. II, Casale Monferrato, 1984, pp. 191-216).1. Je fais ici allusion à l'essai fondamental de Carlo Diano, «Edipo figlio della Tyche», in Saggezza e poetiche degli antichi, Vincenza, Neri Pozza, 1968.

2. Jamais un auteur classique n'aurait pu demander avec Augustin : « Ut magnum esset imperium, cur esse deberet inquietum? » (De civitate Dei, III, 10).

1. E. Beneveniste, «Deux modèles linguistiques de la cité», in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1974, tome II, pp. 272-280. C'est à Rome que le concept de ‘pars' prend une valeur positive: P. Catalano, Populus Romanus Quirites, Torino, 1974, p. 158-159; et également du même, « La nozione di ‘romano' tra cittadinanza e universalità», et « Popoli e spazio romano tra diritto e profezia », in Atti del Seminario: Da Roma alla terza Roma, 1982 et 1983: il s'agit de textes très importants, également pour notre développement du chapitre iv à propos du thème du déracinement du Nomos. Mais l'affirmation de la pleine et indiscutable supériorité du civis sur la civitas, et donc le complet renversement de la forma mentis gréco-latine, n'adviendra, ici aussi, qu'avec l'apparition de l'Europe chrétienne. «Qu'est-ce que Rome, si ce n'est les Romains? » demandera Augustin dans un discours datant de cette même année tragique de l'occupation de Rome par les Goths d'Alaric. « Certes non point seulement des pierres et des charpentes, de hauts immeubles et de très larges murs. Ceux-ci avaient été faits pour être, un jour, détruits » (in S. Mazzarino, La fine del mondo antico, Milano, 1988, p. 71).

2. N.d.t. – Corrispondere au sens étymologique de ‘répondre ensemble', laissant entendre que cette possibilité de réponse commune est déjà ‘correspondance', au sens d'un «rapport d'affinité».

1. La désacralisation du hórkos constitue un chapitre fondamental de la géo-philosophie de l'Europe: si je n'en parle pas ici c'est parce que P. Prodi a déjà dit l'essentiel à ce sujet, dans son livre Il sacramento del potere. Il giuramento politico nella storia costituzionale dell'Occidente, Bologna, 1992.

2. Même Thucydide, après Hérodote, reconnaît encore le nomos basileus (cf. chap. I, note 1, p. 26). Cf. V. Ehrenberg, Sofocle e Pericle, Brescia, 1959, qui aborde la question du point de vue de la «loi non écrite», dominant l'Antigone.1. Je traduis comme Nietzsche et comme il me semble que Luciano Canfora ait tendance à traduire, « Introduction » à Tucidide, Il dialogo dei Melii e degi Ateniesi, Venise, 1991. Cf., également à propos de nombreux arguments de ce chapitre, du même Canfora, Tucidide e l'impero, Bari, 1992.

1. Abyssale et ‘coupable' distance de l'ethos épique et tragique, où le mépris pour l'ennemi est preuve immédiate d'hybris. Cf. le propos sur les Perses au chap. I.

2. La «formule» des Athéniens est «terrible» pour Simone Weil (Cahiers, Plon, Paris, 1970, vol. I, p. 207) mais elle y voit aussi le juste rejet de toute idée superstitieuse de l'intervention divine in politicis.

1. Cf. Écrits posthumes 1870-1873, in Œuvres philosophiques complètes, I, 2 (KGW III, 2], Gallimard, Paris, 1975, pp. 176-197.

2. Avec Machiavel, le terme ‘Etat' subit un ‘déplacement sémantique' décisif: non plus situation donnée ou ensembe ‘enraciné' d'organes et de sujets, mais précisément exercice en souffrance de pouvoir, emploi ‘virtuose' de la violence (J. Macek, Machiavelli e il machiavellismo, a cura du L. Antonietti, Firenze, 1980, p. 117 sq.), immanence réciproque d'ordre et conflit (R. Esposito, La politica e la storia, Napoli, 1980, pp. 89 sqq. et du même auteur Ordine e conflitto, Napoli, 1984).

1. G. Serra, La forza e il valore, Roma, 1979, est la meilleure introduction à la Constitution des Athéniens, tirée du corpus des œuvres de Xénophon.1. A. Momigliano, «La potenza navale nel pensiero greco», in Storia e storiografia antica, op. cit., p. 131.

1. Pour Burckhardt, le signe le plus évident qui distingue la polis grecque de l'Etat asiatique (cet Etat qui donnerait à la culture une direction unilatérale et statique) est précisément «l'absence de navigation», chez ce dernier : paideía et téchne nautiké sont mêlées (Über das Studium des Geschichte, München, 1982, pp. 294-295 [tr. fr. Considérations sur l'histoire universelle, Payot, Paris, 1972, p. 112]).

2. H. Melville, Moby Dick, tr. fr. Armel Guerne, Le Sagittaire, Paris, 1954, p. 5.1. La philosophie procède selon une téchne, une méthode: elle veut savoir et rendre raison de son mouvement. Abram, au contraire, abandonne sa maison simplement parce qu'il est appelé. «Le croyant procède sans regarder ni à droite, ni à gauche, sans se demander où il va, sans calculer». Le croyant ne dispose d'aucune téchne nautiké. Le philosophe est le sujet de son mouvement, il le pense – le croyant est pensé par lui : cogitor ergo sum. Mais c'est Chestov qui contredit, du moins en partie, cette affirmation (Athènes et Jérusalem, [1938], Flammarion, Paris, 1993, pp. 307-308), en rappelant, précisément dans la conclusion de son grand livre, comment la parole de la philosophie platonicienne et plotinienne ne consiste justement pas dans le ‘calcul', mais dans l'agón mégistos, le plus grand combat du ‘tout oser' (ibid., p. 346).

1. La métaphore de la ‘navicula' à propos des états de l'homme est dominante chez le représentant le plus tragique de l'humanisme: Leon Battista Alberti (cf. Fatum et fortuna). De ‘navicula' et ‘stultifera navis', il n'y a qu'un pas !

2. Thomas More reprend dans L'Utopie la valorisation des paysans, «amants du beau », déjà présente dans Critias, 111 e. Mais le très ‘réaliste' Platon voit aussi dans la ‘parfaite' Atlantide les germes de l'injuste arrogance et de l'outrecuidance, l'inévitable suprématie de la nature mortelle. La ratio du ‘moderne', de More, au contraire, ne saurait raconter la dégénérescence de sa construction. Le classique concevait avec difficulté l'immortalité de ce qu'il considérait pourtant comme un don divin ; le ‘moderne' recouvre du masque d'immortalité ce qu'il considère sans aucun doute comme étant un pur artifice.

3. G. Ritter, Il volto demoniaco del potere, Bologna, 1958, pp. 86-87. Non seulement en cela apparaît le «visage démoniaque» de l'Utopie : s'ils sont ‘contraints' par le caractère ‘déraisonnable' de l'ennemi, ses habitants savent aussi mener une guerre totale (« ils se vengent des provocateurs de manière à arrêter par la terreur ceux qui oseraient tenter, à l'avenir, de pareilles entreprises » Thomas More, L'Utopie. Sur la meilleure constitution d'une République, tr. fr. V. Stouvenel, Ed. Sociales, Paris, 1966, chap. «La guerre»); sans oublier leur parfait machiavélisme dans l'art de séduire et d'acheter l'adversaire.

1. L'image inoubliable de l'hoplite antique est donnée par Tyrtée (frr. 7 et 8 Young): «N'ayez crainte de la foule des ennemis et ne vous en retournez pas en fuyant; que chacun combatte en allant droit devant lui, se saisissant du bouclier; considérez la vie comme votre ennemi; aimez, comme la lumière du soleil, le noir destin de mort ... Que chacun reste bien planté sur ses jambes, les deux pieds comme enchaînés à la terre »: Areté enchaînée encore au Nomos de la Terre!
Young): « N'ayez crainte de la foule des ennemis et ne vous en retournez pas en fuyant; que chacun combatte en allant droit devant lui, se saisissant du bouclier; considérez la vie comme votre ennemi; aimez, comme la lumière du soleil, le noir destin de mort ... Que chacun reste bien planté sur ses jambes, les deux pieds comme enchaînés à la terre »: Areté enchaînée encore au Nomos de la Terre!

1. Il n'y a, par contre, aucune trace de « triomphalisme marathonien » dans les Perses; cf. G. Paduano, Su I Persiani di Eschilo, Roma, 1978, pp. 17-18.

2. Sur cette métaphore, cf. H. Blumenberg, Naufrage avec spectateur [Schiffbruch mit Zuschauer, Frankfurt am Main, 1979] tr. fr. Laurent Cassagneau, L'Arche, Paris, 1994. Le rôle du ‘spectateur' finit, par contre, bien plus tôt que ne semble le penser Blumenberg – celui-ci a déjà pratiquement disparu entre Pétrarque et Alberti (lesquels reprenaient, à leur tour, des métaphores augustiniennes, toutes développées en polémique avec l'‘arrogance' du stoïcisme).

1. Quand un état parvient à l'archè et vit prospère pendant longtemps, la luxure finit nécessairement par corrompre les mœurs ; le désir de charges nouvelles et le mépris pour la vie modeste se font plus grands. Parmi les hostes domestici, les ‘ennemis intérieurs' qui sapent la stabilité de toute politéia – et plus un organisme historique est grand, plus ce seront ces ennemis-là, et non ceux extérieurs, qui auront pouvoir d'en déterminer la catastrophe : les ‘mondes' authentiques meurent seulement de mort naturelle – comme le reconnaît Ortega y Gasset dans ces pages magistrales, commentant Max Weber, de El Espectador (1919) – tel est le premier ennemi ; les masses seront alors excitées par des espoirs de pouvoir et voudront le changement (metabolé). Sous le nom de démocratie et de liberté s'instaurera la domination de la masse (ochlokratia). Le schéma polybien (IV 57) expliquant la décadence, l'inclinatio des États, résumera en ces termes – et les consignera en ces termes à la culture latine – le débat grec du ve et ive siècle.

2. A. Momigliano, «La potenza navale nel pensiero greco», in Storia e storiografia antica, cit., p. 136.

1. Irrésistiblement attirée par la mer, ravie par la mer, comme la fille d'Agénor, la belle Europe, le fut par le Taureau Zeus-Poséidon : « Puis la regia virgo ose même s'asseoir sur le dos du taureau, nescia quem premeret (ignorant qui la porte); et voici que le dieu se détache du terrain sec, et baigne dans les premiers flots ses pieds trompeurs. Puis il s'en va plus loin et emporte sa proie en pleine mer (mediique per aequora ponti fert praedam). La jeune fille tremble et se retourne vers la plage d'où il l'a enlevée (litusque ablata relictum respicit) » (Ovide, Métamorphoses, ii, 868-874).

2. Cf. la belle «Introduction» de H. Berve à son livre Storia greca, Bari, 1966, pp. 17 sq., intitulée précisément «Terre et Mer ».

1. Sur ces questions, cf. Frances Yates, Astrée. Le symbolisme impérial au xvie siècle, tr. fr. J. Y. Pouilloux et A. Huraut, Belin, Paris, 1989.

2. C. Schmitt, Land und Meer, Leipzig, 1942, Stuttgart, 1954 (tr. fr. J.-L. Pesteil, Terre et Mer, Labyrinthe, Paris, 1985); «Il mare contro la terra» in Scritti politico-giuridici 1933-1942. Antologia da “Lo Stato”, a cura di A. Campi, Perugia, 1983.

1. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, tr. fr. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1970. Plus généralement sur le rapport mer-culture, mer-liberté, Hegel s'exprime avec une emphase extraordinaire : « Le bateau, ce cygne de l'eau, qui laboure la plaine des vagues en mouvements souples et arrondis, ou y trace des cercles, est un instrument qui fait le plus grand honneur tant à la hardiesse de l'homme qu'à son intelligence » (p. 74).

1. Divine Comédie, I, XXVI, 108. Au destin de l'Ulysse de Dante, en tant qu'il s'oppose à celui d'Enée, aurait dû être consacré un des chapitres centraux de ce livre! Que l'on se reporte au moins aux recherches de B. Nardi, «La tragedia d'Ulisse», in Dante e la cultura medievale, Bari, 1983; G. Padoan, Il pio Enea, l'empio Ulisse, Ravenna, 1977; Maria Corti, «La ‘favola' d'Ulisse: invenzione dantesca?», in Percorsi dell'invenzione, Torino, 1993.

1. Il ne faudra pas confondre cette furor avec celle héroïque de Giordano Bruno – qui, au contraire, est bien consciente de la ‘folie' de l'Ulysse de Dante. Il suffit de se reporter au chapitre i du livre viii du De immenso : ceux qui poussés par le simple désir de la sapience, «pour s'arroger le titre de docteur et maître» dissipent leurs propres ressources, consument le meilleur de leur vie, «passent les nuits sans sommeil» et en vain s'épuisent. Ce n'est pas en courant par monts et par fleuves, en avançant de par des plaines désertes – en somme en passant d'une chose à l'autre, d'une possession à une autre possession (la polymathía comme équivalent de la soif de gloire terrestre, de consentement et avantage) – que s'illustre la puissance de l'esprit. Le vol du seul esprit de Bruno est métaphysiquement distinct de celui des généraux de la nouvelle Astrée.

1. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, op. cit., p. 71. Sur Hegel et l'Amérique, cf. La communication de B. Iorio au Colloque sur la cinquième centenaire de la découverte de l'Amérique, Naples, 1992, qui discute en particulier l'essai fondamental d'Ortega y Gasset, «Hegel et l'Amérique» in El Espectador.

2. En Amérique, manque l'obstacle politique de la rente – mais non celui représenté, pour le développement capitaliste, par le producteur propriétaire de ses propres conditions de travail. Mais, même pour Marx, et en parfaite cohérence avec Hegel, c'est là qu'existent toutes les conditions pour que s'affirme ce rapport social, médié seulement par des choses, qu'est le capital ; cette idée de la production pour la production, comme développement indéfinissable de la nature humaine, qui devra finalement abattre les limites du rapport capitaliste. Déjà chez Hegel, l'Amérique apparaît véritablement comme la terre du travail vivant, de l'énergie du travail excédant toute détermination ‘terrestre', «substance créatrice de valeur et multiplicatrice de richesses » comme le dira Marx dans le Chapitre VI, inédit, du Capital.

1. A. de Tocqueville, Voyage en Sicile et aux Etats Unis 1831-1832, Œuvres complètes, V, 2, publié par J.-P. Mayer, Gallimard, Paris, 1957, p. 155.

1. A. Boatto, Della guerra et dell'aria, Genova, 1992.

1. Sauf indication contraire, je citerai Nietzsche à partir de l'édition des Sämtliche Werke, Kritische Studienausgabe, éd. par G. Colli et M. Montinari, München-Berlin-New-York, 1980. [Les références à la traduction française entre crochets renvoient à l'édition des Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, Paris, 1975 sq.]

1. In Aurore, OPC, iv, p. 367.

2. Fluctuations et contradictions qui échappent systématiquement à toute lecture de type païenne, simplement anti-chrétienne, de Nietzsche. L'exemple le plus caractéristique d'un tel nietzschéisme peut être Der Geist der Antike und die christliche Welt (1923) de W. F. Otto.

3. Et in-firmitas de son ‘intellectuel', à partir de Pétrarque, homme noble et « nusquam integer », marqué par l'impuissance à accomplir (« perficere »), par la très grande quantité de desseins (« tanta coeptorum moles »,) par le double regard porté tout à la fois vers l'avant et en arrière (« simul ante retroque prospiciens » sur l'ancien et sur la Novitas). Le thème augustinien fondamental de l'inquietum cor, et du ‘retour sur soi' est ainsi assumé et donc également aussi radicalement transformé.

1. La Dissertatio de Theognide Megarensi, par laquelle Nietzsche prit congé de l'école de Pforta en 1864 a fait l'objet d'une édition italienne accompagnée d'un long commentaire de Antimo Negri (F. Nietzsche, Theognide di Megara, Bari, 1985).

1. María Zambrano, El hombre y lo divino, Siruela, Madrid, 1992, p. 24. M. Tronti, dans Con le spalle al futuro, Roma, 1992, affirme que le monde a pris congé du Deus sive historia, qui aurait trouvé en Marx son propre accomplissement. Mais la victoire sur les ‘pyramides du sacrifice' socialiste (à propos desquelles cf. R. Calasso, La ruine de Kasch, trad. cit., pp. 284-304) n'en constituerait-elle pas plutôt la ‘triomphante' réduction à la mesure de l'homo oeconomicus?

1. V. Ehrenberg, L'Atene di Aristofane, Firenze, 1957.

1. Le rire de la comédie fait connaître, tout comme la souffrance tragique. Tous deux de Dionysos, rire et souffrance libèrent : ils détachent du pathos immédiat, de la simple souffrance. Et la question de la comédie aristophanienne: « Mais pourquoi ont-ils délogés les dieux? » (Paix, 203) est la quintessence du tragique.

1. J. Burckhardt (Über das Studium der Geschichte, cit, p. 296 [tr. fr. cit., p. 114]) montre un enthousiasme analogue pour la libre polis, où « il n'existe pas de livres sacrés imposant une doctrine d'état et une culture fixée une fois pour toutes » et aussi « le succès de Pythagore à Crotone et à Métaponte fut de courte durée ».

1. Y a-t-il ici une différence essentielle entre esprit classique et monde chrétien ? dans le fait que le Christ ne rit pas ? que pour le chrétien le fait d'apprendre en riant est impossible ? Il me faut renvoyer le lecteur à mon livre Dell'Inizio, Milano, 1990, pp. 660-674.