l'éclat

lyber

2-84162-003-4

176 p.

14 euros.

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Déclinaisons de l'Europe
Massimo Cacciari

traduit de l'italien et présenté par Michel Valensi

Note du traducteur

Avertissement de l'auteur

I Géophilosophie de l'Europe
Années décisives
Les deux Cavales

II Guerre et mer
Platon réaliste
Le discours de l'hybris.
Thalassocraties
Le rire

III Les Héros
Juges et héros
Venise perdue
Le duel

IV L'Hôte ingrat
L'hôte ingrat
Le déracinement du nomos
Le déclin des ‘monstres sacrés'

V. La patrie absente
Violence et harmonie
Tolérance et intolérance
Conjecture de paix

Epilogue

 

III.

Les Héros

 

 I. Juges et héros

 

Dans la cité, tous les agathoí devront être considérés comme des natures démoniques et divines, des démons bienveillants. Il faudra vénérer leurs tombes comme on vénère celles des démons, mais il importera surtout d'honorer ces êtres bons qui, au travers du plus implacable agón, sont non seulement parvenus à la connaissance du Bien, à sa nóesis, mais éduquent également les autres en vue de sa ressemblance. Après la mort, les gardiens-philosophes s'en iront demeurer aux Îles des Bienheureux et, si la Pythie est consentante, il sera possible de faire des sacrifices en leur honneur et de leur consacrer des monuments, comme le veut la coutume quand il s'agit de démons ou d'êtres bienheureux (République, vii, 540 b-c). À ces Îles «auprès d'Océan aux gorges profondes» où trois fois par an la terre fertile porte des fruits doux comme le miel, ne parviennent ni cette génération d'hommes «qui vivaient comme des dieux» et qui, après une existence loin des maux et des peines, «s'en allaient mourir comme pris par le sommeil», ni cette autre «d'argent ... bien inférieure et nullement semblable à la génération d'or, tant par la forme que par l'esprit». La première a produit des «démons vénérables» (esthloí, bons, bienfaisants), des esprits «loutloutodótai», dispensateurs de richesse, qui vont sur la terre «vêtus d'air». Par contre, Zeus a enseveli la deuxième sous terre, à cause de son hybris, de sa démesure. Ce sont des démons inférieurs, de ‘second rang', quand bien même sont-ils «mákares», heureux, et dotés d'une timé, d'une considération et d'une charge particulières (Les Travaux et les Jours, 106-142). Seuls quelques héros, «hemítheoi», demi-dieux, demeurent «aux confins de la terre» (Odyssée, iv, 563; Les Travaux et les jours, 168), aux Îles des Bienheureux, selon ce que Zeus a établi. Ménélas, «gendre de Zeus» (Odyssée, iv, 569), et quelques autres de ceux qui combattirent sous Thèbes aux sept portes et à Troie, «à cause Hélène aux beaux cheveux» (Les Travaux et Jours, 162-165), sont destinés à cet heureux séjour.

Deviennent bienheureux les héros qui ont expérimenté le plus durement le «pólemos kákos», la plus abominable des guerres, et le «fier cri de la bataille». La terre, où jamais le froid ni la pluie ne sévissent et où toujours souffle le Zéphir sonore, leur accorde une nouvelle vie, les rafraîchit et les réanime («anapsychein » dit le verbe homérique). Ceux qui, avec tout leur courage, ont affronté le mal terrible de la guerre, ont l'honneur de voir leur âme renouvelée; ils méritent de resurgir dans la plaine d'Elysée, jouissant enfin d'un repos bien différent de celui qu'ils avaient jadis connu de leur vivant, et qui n'était qu'intervalle, trêve, pacte éphémère entre les harcèlements de la guerre. Ce repos-là, au contraire, est eiréne pure, et non plus eiréne tês stáseos, déterminée par le génitif qui la suit et la ‘possède': pause de la guerre.

Aux côtés des héros, en cette ultime demeure (en cette terre dont on ne prend plus congé, de laquelle plus jamais on n'appareille), le Grec imagine une autre catégorie d'hommes divins ou demi-dieux véritables qui ne se caractérise pas par le courage, l'andreía guerrière. Ce sont les juges, les ministres représentants de Diké, de la Loi éternelle et divine, de la racine céleste de toute ‘constitution' humaine. Dans la plaine de la Paix se pourrait-il que ne se trouvent pas Eunomia, le Nomos bien fondé, et Diké, filles de Zeus, ou encore Thémis, sœur puînée, venue juste après celle que le Père de l'Olympe eut avec Métis, dont l'esprit sait toutes les choses? Sur terre, qui finalement apaise les peines du héros, règne la souveraine Justice. Règne le blond Rhadamanthe, que Platon appelle «agathós», «dikastès agathós», juge éminent et «gardien de la loi» (Minos, 320 b-c). Mais celui-ci, formé par Minos, ne connaît pas toute la «téchne basiliké», l'ars regia, l'art royal. Il n'est pas fondateur, mais administrateur et garant de la loi. Le fils inspiré de Zeus est Minos, héros par excellence, destiné à être juge de tous les hommes et de tous les héros. Il est le héros de la loi en tant qu'expression de Diké, le héros qui règne avec le sceptre de Zeus et qui éduque en se fondant sur sa doctrine (Minos, 320 d). Seul Minos converse ‘face à face' avec Zeus «sophistés», «maître de sagesse» (Minos, 319 c). Tous les neuf ans, il visite l'antre crétois, avant d'enseigner à l'homme la juste politeía. Il ne faut pas croire à la réputation qui lui est faite à Athènes. La tragédie – cette poésie qui, le plus, séduit les âmes (Minos, 321 a) – représente toujours les dieux en conflit, violents et destructeurs, aussi ne dit-elle pas la vérité à propos de Minos, en le décrivant comme un être grossier et rustre, «chalepós» (Minos, 320 e 1), sous prétexte qu'il combattit contre Athènes et la contraignit au célèbre tribut.

Ainsi, aux Îles des Bienheureux nous retrouvons, conçue sub specie aeternitatis, dans sa forme la plus pure, la relation entre les deux ‘fonctions' fondamentales1: la timé des dieux fondateurs des lois et gardiens de leur valeur, et celle des dieux guerriers, des purs représentants d'Aidós et Diké et de ceux qui, au contraire, doivent faire l'expérience des destructions nécessaires et des violences de la guerre. Certes, là aussi, le héros guerrier est finalement en paix, sous le parfait gouvernement de Zeus; mais il se caractérise pourtant toujours de la même manière: il est inexorablement celui qui vient de Thèbes, de Troie, après d'interminables vicissitudes de par les mers et sur la terre. Ce ne peut être lui qui détient le sceptre d'or, revenant au fils du Dieu suprême. Aux Îles des Bienheureux, les deux ‘fonctions' ne prennent pas fin, et non seulement les traits qui les caractérisent ne se confondent pas, mais elles se distinguent avec une netteté jamais égalée pendant la vie mortelle. C'est précisément ce que nous enseigne le drâma de la République : le gardien-philosophe doit, au prix des plus grandes peines, au prix de la lutte la plus implacable, tenter de concilier en soi le héros Minos avec le héros guerrier, l'aidós et la díke du sage le plus pur avec le courage et la rudesse du guerrier1. Les Tragiques nous trompaient, qui représentaient Minos comme un être rude, mais c'est Platon lui-même, comme nous l'avons vu, qui dit que tel doit être aussi le gardien de la cité2. Dans la polis de l'homme, les deux ‘fonctions' fondamentales de l'héritage indo-européen tendent toujours, nécessairement autant que dangereusement, à se confondre. Le gardien-philosophe platonicien exprime avec une douloureuse conscience cette nécessité et ce danger. Après la mort, la récompense de sa peine sera le repos, la paix aux côtés des grands héros conduits par Minos le long de la ‘voie royale' – mais son caractère complexe se scindera-t-il alors, comme l'androgyne de l'Aristophane platonicien, ou subsistera t-il encore aux Îles des Bienheureux? Il est vrai que, dans la polis, le roi devra conjuguer et harmoniser en soi la bienveillance du pur amant de la sophía et la rudesse du guerrier1. Ici-bas, les deux visages du héros sont en conflit potentiel – ce n'est que dans l'éloignement, vers les confins du monde, qu'ils pourront véritablement s'harmoniser dans la parfaite distinction.

Le visage guerrier du héros ‘fonctionne' en tant qu'il est essentiellement autonome par rapport à celui ‘éduqué' par Zeus. Dans le Rig Veda, le préfixe sva- :‘auto-', ‘par soi', se retrouve dans la plupart des épithètes qui se référent à la divinité de la fonction guerrière. Indra est «svákshatra»: autonome, «svátastas»: fort par soi-même. Son action dénote d'une nature de ‘classe', d'une volonté propre, elle exprime une svadha qui ne peut être confondue2. Celui qui agit en guerrier parfait se détache et s'éloigne des coutumes et des habitudes: il a un ethos propre à partir duquel se forme la sodalitas, la fraternité commune des héros. Tous ces termes constituent un même ensemble et proviennent de la même racine. Ethos appelle une singularitas. Mais comment la parfaite individualité, la forme accomplie qui se différencie de toute autre forme, pourrait-elle ne pas sembler dangereuse et menaçante? Comment sa beauté pourrait-elle ne pas être chalepós, précisément: âpre et rebelle? Le guerrier doit posséder toutes ces qualités – la maîtrise de soi, l'autonomie, la liberté –, sans quoi il n'affronterait pas la guerre, qui exige que l'on sache également rompre le pacte, ne pas respecter la parole donnée, puisque hybris est immanente au «fier cri de la bataille». ‘Ici-bas' dans la polis, Minos ne peut se séparer du guerrier, et le guerrier ne peut seulement obéir à l'aidós et à la díke du roi souverain. ‘Ici-bas', la souveraineté est double: le krátos de Minos, son pouvoir, est inséparable de bía, la violence à laquelle le guerrier doit savoir recourir – cette violence qui, de plus, appartient à sa nature propre. Aucune force ne doit pouvoir retenir le véritable guerrier. Le terrible danger de l'hybris est lié à la nécessité de devoir surmonter tous les obstacles, de devoir aller outre toutes choses. Seul un guerrier parfaitement pacifié pourrait se libérer de cette terrible ‘liberté', mais elle serait, alors, libertas defunctorum: liberté des ‘trépassés'.

Les héros sont des ‘pécheurs'1. Ils commettent souvent des fautes opportunes pour l'homme. Ils assument la faute qui consiste à outrepasser ce qui fut établi, le culte ou le rite traditionnel, pour sauver l'homme. Et, en effet, celui-ci pourrait-il vivre si la Justice régnait souveraine, inaltérable et rigoureuse? À force de guerres, de conquêtes, de ‘bonifications' contre les puissances terrestres, le héros crée un espace pour l'homme. Mais c'est pour cela qu'il est guerrier et qu'il tue, et c'est pour cela qu'il peut à chaque instant devenir la proie de l'impiété et de l'arrogance. Il n'est pas fils de Zeus – et pas même seulement d'Arès. Comme Arès, il est le plus souvent áphron : il ne calcule pas, il ne raisonne pas – c'est la seule manière, pour lui, d'atteindre le comble de l'audace. Toutefois, comme Athéna, il a un esprit, une noésis – mais qui n'a rien à voir avec le raisonnement abstrait et général. L'esprit du guerrier fidèle à Athéna est celui qui est compris dans l'ethos (th;n ejn tw/` h[Jei novhsin, Cratyle, 407 b), raisonnement qui se fonde sur la valeur de la volonté propre et autonome, de la svadha. Arès ne se préoccupe pas du droit, il reconnaît une justice qui reflète uniquement l'équilibre de la puissance. Mais Athéna, au contraire, admet seulement la guerre ‘juste' ou le ‘hieròs pólemos', la guerre menée avec une claire intelligence des valeurs de l'ethos, et donc toujours ennemie de la stásis.

Distinction parfaitement claire mais irréalisable en tant que telle dans la polis, qu'il est nécessaire de gouverner et, si possible, de transformer. Ici, Arès et Athéna se fondent en un seul et même guerrier et constituent la ‘guerre civile' qui domine son âme. Mais plus encore: cette figure, déjà double en soi, se confond avec celle du roi-juge, du philosophe-roi, avec celle de Minos. L'ethos, la ‘classe', du guerrier n'est pas séparable de celle du souverain de la première ‘fonction'. Et il faudrait reconnaître une fois de plus le réalisme de la construction platonicienne: le roi-philosophe-guerrier, plein de piété, bienveillant et chalepós, signifie la coïncidence des contraires qui doit se réaliser dans toute politéia concevable. La clarté parfaite des distincts régnait quand des démons divins menaient au pâturage les hommes-troupeau – et il n'y avait alors aucune polis, aucun multiple à gouverner. Désormais, hors de cet état de ‘santé', l'homme ne peut souhaiter pour lui-même, comme plus grand salut possible, que le règne des mortels héroïques à honorer comme des demi-dieux, contenant et maîtrisant une impulsion guerrière et une volonté pacifique, l'affirmation intransigeante de son propre ethos et la sagesse de Diké qui ne décline jamais. Même le plus sage des rois exprimera en lui les traits du héros soumis à Arès, bien qu'il en invoque la fin, comme Achille dans l'Iliade xviii, 107. Même Minos, l'archétype platonicien du philosophe-roi, doit faire la guerre pour venger les offenses – ce qui le fait apparaître comme le fondateur de l'idée thalassocratique –, mais sa nature peut également le pousser à transgresser les normes que les dieux dictent aux mortels. La mythologie le concernant ne manque pas d'épisodes au cours desquels le Juge-Législateur est victime de la face obscure, ‘coupable' du héros. Dans le Dithyrambe iii, Bacchylide raconte que Minos ramenait en Crète Thésée et les quatorze beaux koûroi ioniens sur son navire «à la proue sombre», quand le frappa le «don terrible» d'Aphrodite et «il ne put s'empêcher de porter la main sur une vierge, en effleura les joues candides ... Thésée le vit, sous ses paupières roulèrent ses yeux noirs, une cruelle douleur déchira son âme et il dit: Fils du très puissant Zeus, n'es-tu capable de gouverner saintement [hósion] ton ardeur [thymós] dans ta poitrine: retiens, héros, ta force [bía] arrogante ... Or donc, je te prie, monarque de Crète, retiens ton hybris mortifère»1. Dans les Îles des Bienheureux régnera le ‘pur' Minos, éduqué par Zeus, – ici, tout comme dans la politéia platonicienne, ne peut régner que le Minos qui s'éduque, qui se dirige vers le Bien, qui s'élève lui-même et élève au Bien, selon l'étymologie de héros, reprise par Proclus2, de aírein: s'élever. Ici – et si le Dieu le commande –, seuls pourront régner les héros – c'est-à-dire ceux qui représentent l'agonisme grec sous sa forme la plus haute, l'agón parvenu à la forme, à l'eîdos. Ici, le philosophe-roi maintiendra en soi, intacte, la force du thymós, car elle seule rend l'âme «impavide et invincible devant tout adversité» (République II, 375 b) – mais elle constitue également le plus grand danger pour qui veut gouverner ‘saintement'.

Le héros est destiné à tirer, à é-duquer, à élever à la lumière. Pour se faire, il devra violer ce qui restait caché, obscur. Pour ‘libérer' ari-hagne, Arianne, la très-pure, l'inviolable, il devra outrepasser les limites du Taureau-Poséidon, défier les ‘abîmes'. Arianne devient lumineuse: c'est Phèdre. Mais Phèdre est une lumière qui tue. Comme Hadès, de nouveau. Et, avec Hadès, la voie de l'hybris, du conflit, du délit qui y conduit. C'est dans cet espace qu'oscille l'être du héros: stásis de ténèbres et splendeur.

 

 

II. Venise perdue

 

Tonalité funèbre du héros: sentinelles qui protègent et qui gardent (la même racine que Héra?), mais très proches des Lares. Leurs noms résonnent depuis le lointain (kléos, l'in-clitus latin), quasiment comme les noms de la mémoire. D'une très grande clarté dans l'instant même de leur résonance, leur éloignement n'en est que plus soudain et insaisissable. Héroïque est le passé inimitable de Thèbes et de Troie; héros, Minos et Rhadamanthe, aux confins du monde; héros, également, l'aède Démodocos, qui, par son chant, ré-vèle ces lointaines extrémités. C'est pourquoi la violence du héros frappe et inquiète; elle ne peut se séparer de l'aspiration à la paix et de l'aspiration au kléos, à la gloire, que seul le chant promet (et ce dernier est si ‘impératif' que Platon, République iii, 386 c, écarte aussitôt le doute terrible de l'ombre d'Achille dans la nékyia, «l'évocation des morts» au onzième chant de l'Odyssée : qu'il serait préférable de vivre en esclave que de régner sur les morts). Précarité de la ‘grande forme' héroïque, toujours sur le point de ‘transgresser' de timé à timé, d'un ordre à un autre, de l'une à l'autre des différentes ‘compétences' divines, nécessairement aussi en conflit entre elles.

 

Simone Weil1 nous apporte l'un des plus hauts témoignages du corps à corps de l'intelligence, de la nóesis platonicienne, avec le destin de guerre, mais elle ne rend pas compte jusqu'au bout de cette dialectique tragique du héros. Elle sait bien que toute guerre, qui est toujours livrée dans un but déterminé et, donc, entend toujours causer un mal déterminé, en réalité contient l'indéterminé (I, p. 135), l'aóriston qui, pour le Grec, implique l'absence de forme de ce qui est laid et mauvais. Il ne peut y avoir de guerre sans la présence potentielle d'hybris, car aucun mal ne peut être causé sans bía, sans violence, et la violence n'a pas naturellement en soi les limites du krátos, de la force. Il n'est pas question ici de la ‘juste cause' du vainqueur ou du vaincu: «le mal que fait soit la victoire soit la défaite n'en est pas moins évitable. Espérer y échapper est défendu» (I, p. 134), car le mal est implicite dans le fait de devoir recourir à l'énergie indéterminée du thymós – ce qui associe la guerre à la passion d'Eros (I, pp. 64, 230), à sa démesure.

Mais le monde est un enchevêtrement de limité et d'illimité; l'exercice du pouvoir apparaît terrifiant, pour ce qu'il peut comprendre d'illimité (et qu'il ne peut pas ne pas comprendre), mais ce qui s'y oppose n'est nullement une idée utopique d'Eiréne, de Paix. Pour Simone Weil, le plus grand agón consiste à repenser la notion de tempérance – mais tempérance entre contraires, qu'aucune dialectique conciliatrice ne peut éliminer. Comment rendre compte de la nécessité de la guerre? Ou, en d'autres termes, comment attribuer un logos, une mesure, un nombre, un ordre, à la démesure? Comment la saisir en nous, de sorte que sa violence ne nous rende pas esclaves, ne nous rende pas muets, ne nous ‘enchante' pas? La science grecque, et son idée de metaxy, de milieu, n'est pas suffisante, alors, pour accorder réellement et concrètement les contraires. Elle a en horreur l'incarnation. Il faudra la repenser à la lumière du Christ. Mais le Christ, à son tour, devra ‘se compléter' avec le Chant du Bienheureux, la Bhagavadgîtâ (I, p. 134). Car l'extraordinaire mesure de liberté qu'il annonce devra être lue en fonction de la nécessité, sans quoi elle engendrera autant d'aveugles espérances, de désirs, de projections dans le futur: arrogance et démesure, hybris, à nouveau. La guerre, avant tout, est supportée sans aucune tentative d'en ‘réduire' le mal: pólemos kakós, comme le sait aussi le héros homérique (Iliade, xvi, 494), au moment même où il doit s'y engager. Elle représente la privation radicale de Dieu (i, p. 135); il ne pourrait rien y avoir ‘au delà'. Hormis la résurrection. Aucune idée de puissance, aucune idée de ‘juste cause' ni de politeía parfaite ne peut se mettre en ‘balance' avec la guerre. C'est sur ce point que le classique doit être ‘complété', que son Nomos et sa Diké doivent être ‘complétés'. ‘Au-delà' de la guerre, et susceptible d'en ‘comprendre' de nouveau la démesure, il n'y a que le Christ, qui ne tente pas même de descendre de la croix et, en tant que Crucifix, resurgit – sans même faire la ‘guerre à la guerre', mais en assumant en soi cette privation de Dieu qu'est la guerre, de manière à changer l'âme de celui qui tue, de manière à l'arracher à son rêve hypnotisant, à sa passion, à son eros aveugle, de manière à provoquer en lui le désir de s'éveiller (I, pp. 141-143).

Il ne s'agit pas d'un exercice de non-violence. Simone Weil est trop bonne philosophe pour ne pas voir que la non-violence se mesure seulement à l'aune de l'efficacité, comme les actions des Athéniens contre les Méliens (I, p. 234). Simone Weil a des ennemis, et elle est prête à tuer ses ennemis. Ceux-là mêmes qu'il lui est commandé d'aimer, parce qu'il est dit «aimez vos ennemis» (CS, p. 311). Sa position consiste à ‘résoudre' le paradoxe suivant: il est nécessaire de faire la guerre contre ceux qui détruisent les êtres et les choses que nous aimons, mais non seulement il faut faire cela «avec une vive douleur, avec le plus grand regret» (loc. cit.), mais il faut également accomplir ce destin en aimant son ennemi. Ce thème central est évoqué au début de la Bhagavadgîtâ, dans les paroles de vénération qu'Arujna profère à l'intention des «maîtres» qu'il s'apprête à frapper, mais aussitôt Krishna réprime ce sentiment. Non seulement il est nécessaire de faire ce qui est conforme à la lumière que l'on a en soi, ce pour quoi l'on s'est décidé – et c'est en cela que Simone Weil est en accord avec les mots de Krishna (ii, p. 234) –, mais il faut l'accomplir précisément parce que l'on aime. Et c'est en cela que consisterait, pour elle, le paradoxe proprement chrétien. Mais comment le penser? Selon le modèle platonicien du temps comme image éternelle de l'Aión immobile ou, de même que l'on peut imaginer que le son est imitation du silence, se pourrait-il que la guerre soit image de la paix (I, p. 181)? Et si cela était, de quelle manière? Certes, non pas au sens, maintes fois répété par le Grec, selon lequel la guerre est en vue de la paix – car ce qui est affirmé ici c'est que la guerre en acte est image de paix, qu'elle ne se contente pas de tendre vers la paix, mais la représente ici-et maintenant. Est-ce, alors, au sens où la souffrance qu'elle provoque en nous, non seulement induit une connaissance (ce qui également est la quintessence de la sagesse classique), mais est en soi une chose divine ? «Dieu a souffert», et pour cela «la souffrance qui fait horreur, qu'on subit malgré soi, qu'on voudrait fuir, dont on supplie de ne pas être frappé», celle-là précisément et «non point les compensations, consolations, récompenses», est une chose divine (CS, p. 26). Nous devrions, en somme, affronter la nécessité de la guerre sans aucun prétexte, sans aucun masque de ‘juste cause', endurer jusqu'au bout la souffrance, sans recourir à l'espoir consolateur qu'elle puisse, à la fin, nous racheter. Cette souffrance est sans rédemption1. Et plus encore, le fait de prétendre qu'elle puisse, de quelque manière, ‘être amenée à disparaître' dans le futur, est la plus grande violence. Si, en somme, nous réussissions à faire passer en nous, intégralement, tout le mal de la guerre, si nous réussissions à le transformer en douleur pure, alors seulement il pourrait arriver que la guerre se ‘métamorphose' en image de paix. Il ne peut y avoir plus de douleur, et il n'est rien d'autre qui puisse la guérir. La mesure est comble. Toute arrogance doit imploser. Tout mouvement ultérieur de la violence devient un mouvement contre elle-même ; la violence est en soi démesure, mais désormais elle ne peut plus aller au-delà qu'en s'abattant sur elle-même. C'est ce que devrait enseigner la souffrance pure, sans plus un mot, sans plus de logos qui la justifie. Aimer son ennemi ne suffit pas, parce que cela présuppose une relation d'inimitié: il doit y avoir un ennemi pour qu'on puisse l'aimer. Mais si on pouvait parvenir à une compassion aussi parfaite au point de rendre impossible jusqu'à sa ‘définition', jusqu'à son ‘isolement' par devant et sur ses côtés, aussi parfaite au point de ne pouvoir d'aucune manière se ‘justifier', alors, peut-être, un grand silence se ferait: une image de paix.

Je ne crois pas qu'on puisse comprendre en profondeur l'idée de guerre et de paix chez Simone Weil autrement que dans cette perspective, correspondant à son idée maîtresse: la decreatio. À l'abdication de l'acte créateur de Dieu doit correspondre l'abdication, à notre tour, «de notre existence de créature» (CS, p. 73), renoncement au pouvoir des œuvres, mais, avant cela même, renoncement à ce ‘bien' qu'apparaît être le moi (philopsychía). C'est pour avoir sa ‘propre part' que l'on veut pouvoir, parce que l'on ne se contente pas de passer, de mourir (CS, p. 168). Nous justifions ainsi nos guerres: revendiquant ce qui nous ‘attend'. En poursuivant ce qui nous ‘attend', nous nous re-créons continuellement – nous nous laissons re-créer; c'est en cela que consiste le péché (CS, p. 71). Nous ne savons pas imiter Dieu qui nous a fait en se retirant, en renonçant au pouvoir sur nous, mais au contraire, nous l'avons transformé en une odieuse idole toute puissante. Ce n'est que dans le vide que nous pouvons imaginer l'homoíosis theôi, le fait d'être «semblables à Dieu» (CS, p. 264); en nous vidant et en devenant muets nous nous assimilons à Sa kénosis, à Sa vacuité. C'est en cessant d'être que l'on passe du côté de Dieu (CS, p. 176).

Ainsi, si le mal consiste à vouloir être, à croire que l'on est, et à résister inexorablement en cette illusion, aucune action ne pourra le détruire. Non seulement aucune guerre, mais également aucune ‘action de paix'. La souffrance que nous subissons et que nous infligeons en agissant, devra se transformer en pure passion tournée vers le non-être, et donc en pur sacrifice de soi, pour qu'une véritable image de paix puisse apparaître. Image de paix qui, chez Simone Weil, finit, par contre, par être équivalente à l'idée du Bien pur, au-delà de toute détermination d'essence. La conclusion est inévitable et rigoureusement im-politique: la seule guerre qui pourrait être ‘sauve' de la violence est celle que livre l'âme contre elle-même pour s'annihiler, pour se sacrifier, pour ‘guérir' du péché originel d'avoir accepté d'exister (CS, p. 168). Politique, entièrement politique – entièrement nécessaire et injuste, étranger à cette justice qui coïncide avec le fait d'aimer sa propre mort – est tout ce qui occupe la première scène de ce sacrifice: tant la violence de Renaud que la pitié de Jaffier1. Jaffier n'a rien à objecter au discours que tient la violence – la formidable leçon de Realpolitik dans la scène iv de l'acte ii. Il en est véritablement «entièrement pénétré». La ‘pitié' qu'il éprouve pour Venise ne peut que ‘s'incarner' dans la trahison de ses compagnons – et donc encore, en un langage parfaitement politique, comme le reconnaissent finalement ses bourreaux. Et cette même hallucination du pouvoir qui possède et cause la perte des conjurés, possède également Venise. Le Secrétaire reproduit à la lettre les paroles de Renaud. Venise ne se sauve pas parce qu'elle est ‘juste'. Elle est convaincue, tout comme ses ennemis (et tout comme les anciens Athéniens), «que les êtres pensants sans exception tendent à exercer tout le pouvoir qu'il leur est possible d'exercer». Il s'agit d'une loi naturelle, semblable à la loi de la pesanteur (cette réflexion revient chez Simone Weil précisément en référence à Thucydide). Tout est finalement «vil, cruel et bas», même en son orgueil (l'hybris vénitienne est dénoncée tout au long de la pièce). Non seulement elle n'aime pas ses ennemis, mais elle n'éprouve aucune compassion à leur égard. Jaffier, désespéré, la maudit. Il lui souhaite de mourir de cette mort que la seule pitié lui a empêché de donner. Certes, à la fin, Jaffier s'éloigne «des lieux des vivants». Il semble que sa figure trépasse véritablement par le feu qui annihile. Mais il parvient à cette énergie en maudissant. Sa pitié n'a jamais été pure, sans attente, sans considération pour ses propres fruits. Il voulait sauver la beauté de Venise; cette beauté l'avait enchanté. Mais Venise n'est pas le Beau en soi – sa beauté est la beauté d'une ville. Et une ville se défend, comme l'affirme le Secrétaire, exactement avec la même téchne politiké qui permet d'en faire la conquête. Est-ce la timé du Dieu qui prend possession de Jaffier, alors que son regard s'ouvre sur la beauté de Venise? S'il en était ainsi, pourrait-il dire alors qu'il la hait? Partout, Simone Weil parle de la beauté comme ‘incarnation' de Dieu, comme metaxy – et déjà en soi cet héritage platonicien (mais nous pourrions dire également platonico-augustinien) contredit de manière évidente son autre source: la gnose. Il n'est pas lieu ici de nous intéresser à cette antinomie constitutive de toute la pensée de Simone Weil1, mais demandons-nous simplement si Jaffier distingue ‘en ordre' la beauté de Venise, c'est-à-dire celle de la créature, du Dieu qui l'a créée? On ne trouve, chez lui, aucune trace des étapes qui, platoniquement, doivent suivre le contact avec le beau, pour s'approcher de Dieu. Jaffier demeure dans le pur ‘esthétisme'. Et de fait, à la fin, dans les limites de la polis. Tout comme Venise, qui est toute entière polis, comme le reconnaît également le Secrétaire, en en désacralisant totalement l'image. Et si nous devions, alors, continuer de nous interroger dans cette même perspective de l'idée de decreatio qui constitue indubitablement le fonds de la pensée de Simone Weil, il ne nous sera pas possible d'éluder la question, à savoir si Venise est créature – une créature qui ne veut pas passer et qui, pour ne pas passer, doit recourir à tous les moyens de la raison d'état – pourquoi devrait-il être ‘juste' de la préserver? Qu'une cité lutte pour se conserver par tous les moyens est une loi de la nature. Mais nécessité et justice ne sont nullement synonymes. Pourquoi ce qui est né devrait être, à tout prix, défendu? Ni Jaffier, ni les ‘gardiens' de Venise, ne pourront répondre à cette question. Mais pas même Simone Weil. Augustin, lui, le peut – et sa réponse est drastiquement négative. Non, aucune cité terrestre ne peut prétendre être éternelle. Seuls ses cives peuvent être destinés à l'éternité, s'ils se font citoyens de la cité de Dieu, qui est, encore, pérégrine. Aucune beauté, aucune ‘forme', ne peut racheter des guerres et des batailles qui meurtrissent la cité terrestre, aucune victoire ne peut la libérer de vices qui toujours la subjuguent («quaerit esse victrix gentium, cum sit captiva vitiorum» De civitate Dei, xv, 4), aucune paix n'est exempte de «guerre laborieuse».

Simone écrit: «Faire sentir que le recul de Jaffier est surnaturel. Jaffier. Il est surnaturel d'arrêter le temps. C'est là que l'éternité entre dans le temps». Mais comment? Jaffier parvient à la pitié pour sa victime, mais jamais à la pure souffrance. Il recule devant la destruction de Venise, il ne recule pas par rapport à lui-même. Nulle part il ne dit aimer son ennemi. Il aime son ami Pierre, il l'aime d'un eros véritable, de cette passion inséparable de la figure du héros guerrier. Jaffier est un parfait personnage du Trauerspiel, hésitant entre nature et sur-nature, destiné à l'action et indécis quant aux raisons de son action, voué à elles et toujours incertain quant à l'origine de sa propre vocation. Multiple, comme est multiple la cité, qui est la scène du deuil, le conflit intramondain, dont le religieux même devient fonction, et où les différentes timaí divines qui structuraient la tragédie, se confondent ou tombent en morceaux. Le seul ‘dépassement' concevable du Trauerspiel est le congé de la cité (mouvement opposé à celui tragique): «On ne voit nulle aube où je vais, et nulle cité», et la beauté même de Venise se révèle un songe, comme sont des songes les délires de puissance de Renaud. Un songe: telle est la cité parfaitement belle, authentique incarnation du divin. Poussé vers la mort, Jaffier en a l'intuition. Dans un éclair ultime, son savoir se transfigure en pur meléte thanátou, en pur être pour la mort, comme celui de Sigismond à la fin de La Tour de Hofmannsthal.

 

 

III. le duel

 

Jaffier n'est nullement une image de paix. Mais aucune image de paix n'est concevable sur la scène de la polis. Nous ne pouvons en saisir la fulgurance que dans le seul instant du congé; mais c'est lorsque nous sommes poussés vers la mort que nous abandonnons la cité. À cette ascèse, les héros seraient-ils étrangers? La guerre du héros ignorerait-elle les dialectiques déchirantes de la compassion et de l'amour, de la purification et de la pitié, du juste et du nécessaire, à partir desquelles Simone Weil construit la trame de son discours sur la guerre et la paix? C'est autour de cette question que tourne un de ses essais les plus extraordinaires, «L'Iliade, poème de la force»1, mais également, à notre avis, toute sa conception du classicisme grec.

«L'Iliade, poème de la force» fut publié en décembre 1940 et janvier 1941. Simone Weil y avait travaillé au cours de l'hiver précédent, parallèlement à sa Venise Sauvée. «Force» traduit ici le terme grec bía. Nom-racine, im-médiat, une violence qui surgit et qui frappe simultanément, le sifflement de la flèche que l'on entend toujours trop tard. Cette force supprime l'humain, elle fait de l'homme une chose, elle le «transforme en cadavre». Il ne s'agit pas seulement de cette «très cruelle sorte de mise à mort» qui, selon Vico, constitue le «caractère sublime» de l'Iliade ; la violence ne s'exerce pas dans le seul et ‘simple' fait de tuer, mais bien plus dans le fait d'asservir, de réifier ce qui est vivant. Et le ‘spectacle' devient alors insupportable: lorsqu'un être vivant qui continue d'apparaître tel, n'ayant pas été abandonné par la psyché (le souffle pénétrant toutes les fibres du corps, qui est en jeu dans la máche, dans les androktasíai, les carnages d'hommes), gît sans mouvement, nu, face contre terre, contredisant de la manière la plus criante jusqu'à son propre nom: celui qui porte son regard vers le haut, l'ánthropos.

Mais la puissance réifiante de la force n'épargne pas non plus les vainqueurs. Vainqueurs et vaincus sont soumis à sa loi, qui est le règne d'Ananké, la dure nécessité. Et Simone Weil insiste: règne naturel. C'est en cela – en tant qu'elle est une scène de la dure nécessité – que l'Iliade est scène de l'absence de Dieu. Vainqueurs et vaincus sont frappés par la même absence; ils s'affrontent immédiatement comme de purs contraires, par nécessité. Et la nécessité, en son emprise, les rend identiques; elle élimine brutalement leur caractère individuel, elle les réduit à une identité morte. Toute metaxy est absente: règne le contraste immédiat – et l'immédiate identité. Le Dieu qui toujours géométrise est encore pur avenir. Il ne vit, dans l'Iliade, que comme aspiration inexprimable, comme contrecoup de l'insupportable violence. Une pensée, une nostalgie muette: rien d'autre n'y trouve place. Tandis que sur la scène n'apparaît que la domination de Bía.

Bía rend muets et est muette également. Elle ne se justifie pas, elle n'invoque aucune raison. Comme le Secrétaire vénitien, elle ne répond pas («Vous ne répondez pas? Vous ne répondez même pas? ... Parlez-moi ... parlez-moi... Tournez les yeux vers moi»). Et l'on pourrait dire que son travail est de l'ordre de l'évidence. La force répond à la force; celui qui est sans armes, tel Jaffier qui a rejeté tout pouvoir, ne peut être entendu par la force. Et celui qui a perdu tout pouvoir, ou y a renoncé sans comprendre le poids de sa décision (comme Jaffier justement), se retrouve «comme une bête», et comme tel il n'entend pas les mots autour de lui, mais simplement «un bruit qui me fait mal». Bía est muette, comme dans le Prométhée d'Eschyle: ‘personnage' décisif du silence qui abolit l'être humain. Et de fait, son silence impose le silence: quand finalement la victime cessera de demander et d'implorer, alors sa perte, sa défaite, seront consumées, parfaites («Le Secrétaire: “Tu vois, Bassio, il n'est plus dangereux maintenant”»). Seul le silence du sacrifice, ou le silence de la dé-création pourrait s'opposer à la dure, intraitable nécessité qui anime et met à mort le héros de l'Iliade.

Mais, dans le Prométhée d'Eschyle, aux côtés de Bía, il y a Kratos. Et Kratos parle. Tout comme dans l'Iliade. Simone Weil l'ignore – et cet ‘oubli' est des plus révélateurs. Il signifie que, pour elle, ce n'est qu'avec la science pythagoricienne du nombre, avec l'idée platonicienne du Bien, ce n'est, en somme, qu'avec l'intellectualisation du héros épico-tragique que commence à s'affirmer, dans l'espace européen, une image de paix. Avant cette ‘époque axiale' dominent Bía, violence et hybris. Il s'agit d'un schéma ‘progressif,' comme celui qui rythmera ensuite, chez Simone Weil, le passage du monde classique au monde chrétien. Mais, non seulement il ne tient pas pour des raisons sur lesquelles nous avons insisté – à savoir que parce qu'en Minos, en cette idée de justice que les ‘gardiens' représentent, il est nécessaire qu'il y ait aussi la face obscure du héros: parce que l'idée de politeía parfaite ‘tient' encore à la polis (et donc est concevable comme metaxy) en tant qu'elle ‘tient' au multiple et à pólemos – mais aussi parce que, chez le héros épico-tragique, l'exercice de la violence est inséparable de celui de la force comme krátos. En sanscrit, Kratu c'est l'intelligence, la volonté intelligente: sa tonalité se rapprocherait du nóos. C'est la force, certes, mais qui vainc l'élan sauvage, qui se domine elle-même: c'est la force qui in-forme – en tant qu'elle donne forme – et ne déchire pas, ne ruine pas, ne déforme pas simplement. Certains héros, tel Nestor, l'expriment dans toute sa prégnance, mais tous en sont pourvus à des degrés divers. Et pour une raison que nous qualifierons de transcendantale a priori par rapport aux différents comportements du héros. Loin d'être l'immédiate expression d'une nécessité aveugle, la violence qu'il exerce est toujours manifestation des timaí divines. Le héros n'a pas l'arrogance du génos d'argent, ni ne se préoccupe d'Arès seulement, comme le génos de bronze, qui est sans peur mais avec un cœur de fer. Le héros participe de l'humain et du divin dans toute leur ‘terrible beauté'. Il y participe et il en souffre; il peut s'adresser avec pietas à son dieu, avec hybris à ceux étrangers, il peut pécher, mais il est toujours pris dans une harmonie plus vaste. Il est consacré au jeu des forces divines qui continuellement s'entremêlent et sont en conflit. Qu'il en soit pleinement conscient ou qu'il subisse cela comme une marionnette, sa ‘mesure' est toujours certaine – et c'est précisément cette ‘mesure' paradoxale, éminemment dangereuse, qui consiste aussi dans la possibilité d'excéder les limites imposées à l'humain. Qu'il accomplisse consciemment sa fonction de gardien, de défense (le servare latin renverrait-il à la même racine que héros?), exprimée de la manière la plus haute par Hector, ou que sa force se déchaîne, indomptable, comme celle d'un animal féroce, son action réalise ce que le krátos qui lui est assigné lui permet, à savoir ce qu'exige cette part que l'harmonie entre les différentes timaí divines lui a destinée. Aucune Bía ne pourra jamais excéder de telles frontières, sans que Nemesis ne la reconduise à l'intérieur.

Puisque sa violence correspond à une telle harmonie cachée, le héros peut affirmer qu'il poursuit le kléos, la gloire, qu'il veut que son nom résonne au loin. Simone Weil ignore l'instance impérative par laquelle une telle recherche de ‘gloire' s'impose au héros. Achille peut désirer n'être jamais né, mais il ne peut pas ne pas vouloir le kléos. Le héros est condamné à avoir un nom. Mais le nom n'est pas silence, il contredit par nature la violence muette et qui fait taire. Le héros, même quand il est vaincu, ne subit jamais véritablement une défaite, parce que son nom continue de résonner, continue d'être appelé. De ce point de vue, le héros ne pourra jamais être réduit à l'état de chose par aucune violence. C'est pourquoi il tend toujours au kléos – pour dépasser toute défaite et toute ruine. Le désir de ‘gloire' constitue son agón ultime, celui contre la pure violence. Le héros ne ‘dépasse' pas seulement la forme de la simple survie (qu'il perçoit, surtout, comme absence de forme, absence d'areté), mais il doit dépasser également la violence que Bía inflige au caractère tranquille et terrestre de la survie. Bía, en effet, est tout autant négation de forme que la vie semblable à une ombre de rêve de la multitude anonyme, impuissante à parvenir au kléos.

Certes, il ne peut y avoir d'harmonie ‘à l'abri' d'Arès. Mais le héros arrache toujours à Arès son nom, ou, mieux encore, prononce ce logos qui sert de médiation entre la pure violence et le chant qui donne la ‘gloire'. Le héros-guerrier ‘remet' au héros-chantre sa propre geste – et, ensemble, ils donnent forme au héros, qui aura toujours voix. Une telle harmonie vaut-elle également pour Achille? Et vaut-elle également pour celui qui comme un chien poursuit sa proie, ou pour celui qui ne prête pas attention à Peithó, pour celui qui ne semble pas reconnaître la valeur persuasive du logos, ni éleos, ni aidós? C'est ainsi que Priam le voit, avant leur rencontre. Il le contraint tout entier à cet aspect du héros, qui se constitue à partir du dé-lire de sa force, aspect nécessaire, mais qu'il faut, précisément, ‘géométriser'. Car Achille ne peut être séparé de son ‘double': il forme avec Patrocle l'uni-dualité héroïque de frénésie et de pudeur, d'inimitié impitoyable et d'infinie philótes. On pourrait même dire que l'infini, l'incommensurable du premier terme, est défini par le second, et réciproquement, que le rythme entre limite et illimité se produit quasiment par la rencontre des deux énergies en elles-mêmes illimitées.

Mais qu'il y ait rapport, médiation, accord dans la guerre de l'Iliade, dans la terrible dureté de son dieu, que son dieu également géométrise – qu'Eris ámotos, la discorde sans mesure, ne puisse être chassée, même devant le mal de la guerre, c'est le héros qui le souhaite (et, de ce point de vue, Héraclite continue le poème qu'il critique si âprement, en essayant précisément de rendre compte de la guerre, d'en révéler le logos et, donc, de ne pas en supporter seulement les androktasíai, les massacres) –, que le nóos accompagne, para-doxalement, les carnages les plus cruels, en témoigne sans aucun doute possible, la forme du duel, que la bataille tend toujours à assumer. Et, avec une force toute particulière, la rencontre entre Diomède et Glaucos (VI, 119-236), qui se reconnaissent xenoí, «hôtes», ou encore ce duel inoubliable du livre VII entre Hector et Ajax, les deux guerriers les plus purs dans leurs timaí respectives, les plus obéissants à l'égard du dieu qui en a marqué de manière irrévocable le caractère. Et le caractère (c'est ainsi qu'il faut traduire le fameux fragment d'Héraclite) est ce qu'il y a de divin dans l'homme.

Comme des «lions mangeurs de chair ou des sangliers sauvages» les deux héros se jettent l'un sur l'autre; face à face ils s'affrontent, solitaires comme sont solitaires au fond toujours les héros, avec leurs longues javelines, avec d'énormes pierres, avec leurs épées. Tous deux guerriers armés de lances (aichmetaí), tous deux aimés de Zeus «rassembleur de nuées». Mais nullement sourds dans leur violence, nullement muets dans leur thymós qui brûle de guerroyer et de lutter, ils obéissent à la présence sacrée de la nuit : ajgaJo;n kai; nukti; piJevsJai1. Peithó, la Persuasion, descend sur leur force invincible – et les dompte. Ils combattront encore, certes, «jusqu'à ce qu'un dieu nous sépare et concède aux uns ou aux autres la victoire», mais pour le moment «il est bon de se laisser persuader par la nuit» ... «suadentque cadentia sidera somnos». Les héros s'en réjouiront et s'en retourneront auprès de leurs amis et de leurs compagnons. L'inimitié extrême, loin d'en annuler l'idée, est en rythme avec la philía. Mais non seulement avec la philía à l'égard de ses propres amis, de son propre génos, mais même à l'égard de ceux qui brûlaient de se réduire en morceaux (et ne manqueront pas de le vouloir encore), et qui maintenant se reconnaissent amis. C'est un instant extraordinaire: l'apparition soudaine d'une puissance supérieure à toutes les autres forces, qu'elles se nomment bía ou krátos, dont l'homme dispose, la Nuit noire, matrice de l'ardeur brûlante du ciel (aithér) et du jour (hemére), matrice seconde en ordre après l'Ouvert, le Chaos (Théogonie 116-125), arrête leurs mains, apaise leur fureur. Les Troyens et les Achéens diront: «Tous deux se sont battus pour l'eris, la querelle qui dévore les cœurs, et se sont séparés après avoir formé un amical accord (301)». Un dieu leur a donné une grande bía (288) mais en même temps une sagesse (pinyté : c'est précisément la sagesse qu'un dieu inspire: pnéo, pneûma: la sagesse qui permet au héros de demeurer silencieux non pas devant la violence, mais devant l'arrogance de l'archaïque, du principe, exprimé ici par la Nuit.

Certes, c'est Hector, le héros d'Ilion la sacrée, qui prononce les mots qui, à eux seuls, suffiraient à annuler l'idée de l'Iliade comme poème de la force – mais Ajax, son adversaire, l'écoute et en est persuadé. Il correspond aux dons du Troyen, «lui faisant don d'un ceinturon tout éclatant de pourpre». C'est comme si une vaste clairière, une Lichtung, s'ouvrait dans l'horreur du carnage1. À la tombée de la nuit, le héros illumine sa face secrète, son harmonie cachée. Il ne fuit pas la guerre, il n'en a pas peur, il regarde en face le terrible (deinón), mais pas un seul instant il ne s'y abandonne en esclave. Il en connaît la nécessité mais ne s'y soumet pas pieds et poings liés. Il participe de sa fureur – mais il participe également de ce ‘grand Rythme' qui la comprend depuis toujours. Dans l'Ouvert du Chaos, dans le giron de la Nuit s'établissent, de toute éternité, toutes les guerres. C'est là qu'elles se résolvent. Et leur résolution, toujours nécessaire, doit pouvoir se représenter aussi dans le duel des héros, qui devient ainsi une véritable imitation d'un tel drâma cosmique. Rien ne m'est moins étranger que mon ennemi; rien ne me regarde de plus près et plus directement. Rien n'est plus ‘mien' (philos = suus?). Une même force qui absolument sépare, absolument harmonise. Mais alors la stásis ne serait-elle pas précisément la forme éternelle de la guerre? cette forme que la philosophie veut bannir, n'apparaît-elle pas ici comme la seule ‘juste'? Et ne se nomme-t-elle pas stásis, précisément, cette guerre que l'on livre en son âme, entre ses forces inévitablement distinctes? Est-ce cela la guerre «image de paix», invoquée par Simone Weil? C'est justement dans le poème de la force qu'elle pouvait en découvrir une trace véritablement divine.

Et, au contraire, elle ignore le duel. Pour prouver sa distance à l'égard de tout sens de l'épos et du tragique, elle sépare les noms de l'‘arme' et de l'‘harmonie', les noms d'Arès et d'Athéna. Séparée par máche, par la danse d'Arès, seul le sacrifice de l'être peut devenir image de paix. La paix est l'impossible de l'être, et puisqu'elle est telle, son désir engendre une profonde amertume. C'est dans cette tonalité que se conclut l'essai de Simone Weil: la tonalité de la compassion, propre au Trauerspiel, et de l'évocation nostalgique d'un temps qui n'appartient pas à la guerre. Ce n'est que hors de la guerre qu'elle conçoit la paix. Dans la guerre, il n'est possible, pour elle, que de parvenir à la passion de la misère humaine universelle, passion qui engendre máthos, la doctrine, le savoir. Elle perçoit dans le dialogue entre Andromaque et Hector une extraordinaire ‘praeparatio' de cette «ultime et merveilleuse expression du génie grec» qu'est, selon elle, l'Évangile. Mais le dialogue entre les époux ne peut être séparé de la lutte entre les ennemis: ‘de manière providentielle' les deux épisodes se succèdent. Le problème qui séduit, qui fascine et inquiète, n'est pas l'appartenance mutuelle des amis, mais le fait qu'ils s'aiment, l'incroyable ‘transfiguration' d'Hector et d'Ajax qui, désormais, sont face à face en philóteti, et ne cessent pas pour autant d'être ennemis, parce que le héros est la nécessité de la guerre. Mais cette guerre, conduite par le héros, n'apparaît-elle pas comme «image de paix»? image du ‘grand Rythme' qu'aucune violence jamais ne pourra infléchir? Tant que la passion ne parvient pas à cette reconnaissance, elle ne sera pas máthos. Il ne suffit pas d'affirmer que l'epos et la tragédie n'admirent jamais la force en soi, ne méprisent jamais les infortunés, ne réduisent jamais la justice à l'une ou l'autre des positions en question – il faut saisir dans l'établissement du héros, dans son ‘stare', la stásis qui en bouleverse l'âme, l'incessant duel qui s'y trame entre bía et krátos, entre inimitié et amitié, entre fureur et pudeur, entre thymós et nóos. Pour la grandeur de cette bataille, il veut le kléos, la gloire, pour la fatigue et la peine que cela lui coûte d'harmoniser amour et division, affinité et abandon. Il exige le kléos pour le savoir qu'il représente: se séparer-en-harmonie, être en harmonie dans la séparation. Son combat consigne à la philosophie, c'est-à-dire au savoir á-oikos de l'Europe, l'élaboration de ce problème.

 

NOTES

1. Dans les pages qui suivent, je m'appuierai sur le livre de G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, Flammarion, Paris, 1985, pour tout ce qui concerne le cadre interprétatif du ‘destin du héros'.

1. Le roi synthétise quasiment les trois fonctions et assure la cohésion des parties du corps social (G. Dumézil, L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Paris, 1985, p. 231; Dumézil se réfère ici au symbolisme des couleurs dans le costume du dernier Darius). C'est précisément cette synthèse qui devient une idolâtrie intolérable pour le monde chrétien; cf. le rejet radical de la figure du roi-guerrier chez Augustin, De civitate Dei, iii, 14,2.

2. Le héros platonicien est déjà, en quelque sorte, pietate insignis et armis «insigne, pieux et preux» (Enéide, vi, 403), comme le sera l'Énée de Virgile (qui continue pourtant d'être furiis accensus et ira / terribilis, « terrible en sa colère et saisi des Furies» xii, 946-47). Sur les transformations de la figure du héros dans la culture littéraire européenne (mais héros ne signifie-t-il pas justement figure? Held, dans les langues germaniques, ne sonne-t-il pas comme personne parfaite, personnalité pleine?), cf. les pages de E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, tr. fr. J. Bréjoux, Presses Universitaires de France, Paris, 1956, pp. 206-215.

1. Certes, toute la culture philosophique classique tend à intellectualiser l'andréia guerrière (H. G. Gadamer, Studi platonici, tr. cit. vol. II, p. 192), tendance qui atteint son akmé dans l'hymne aristotélicien à Areté (K. Kerényi, «Il mito dell'Areté» in Scritti italiani 1955-1971, a cura di G. Moretti, Guida, Naples, 1993, pp. 129-139). Elle sera reprise et largement amplifiée par l'humanisme (kléos, gloire, réputation, sont ici des proies de la vertu seulement, et de la vertu qui est sa propre visée: virtus ipsa praemium est), jusqu'à trouver son accomplissement dans le De mente heroica de Vico (1732), où l'héroïque consiste exclusivement à orienter la sagesse vers l'universelle felicitas. La ‘fonction' du héros est ainsi totalement séparée de celle du guerrier. Le drâma est ‘résolu' – et, nécessairement, la parfaite intellectualisation du héros coïncide avec le déclin définitif de la forme tragique.

1. G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, op. cit., p. 77-78.

1. Sur la complexité et le caractère équivoque de la figure héroïque (contre les formalismes typico-idéalisants à la Scheler dans Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, Halle, 1913-1916) l'étude d'Angelo Brelich, Gli eroi greci, Rome, 1958, est très riche.

1. Pour tout homme, et il en va de même pour le héros, l'hybris constitue le danger (la maladie?) mortel. Et la quintessence de l'hybris, comme Solon l'avait révélé à Crésus, est de se croire heureux (se croire dans la condition de pouvoir tout ‘accomplir', de ne pouvoir manquer aucune cible: qui est le sens grec de ‘pécher' : hamartánein).

2. Proclus, In Platonis Cratylum, édit. Pasquali, 108.

1. N.d.t. Les références à l'œuvre de Simone Weil qui suivront, renvoient à la deuxième édition en trois volumes des Cahiers [I, II, III] publiée par S. Pétrement et A. Weil, il y a plus de vingt ans chez Plon (Paris, 1970-1974) ainsi qu'au volume intitulé La connaissance surnaturelle [CS], Gallimard Paris, 1950, qui regroupe les derniers cahiers d'Amérique et ceux de Londres. Une nouvelle édition des Cahiers est actuellement en cours dans le cadre des Œuvres complètes de Simone Weil, chez Gallimard, mais seuls les trois premiers cahiers ont été publiés, ce qui nous empêche de nous y référer.

1. S'agit-il d'une idée proche de ce christianisme paradoxal sans rédemption dont parle V. Vitiello, Cristianesimo senza redenzione, Bari 1995, ou plutôt de la ‘souffrance inutile' dostoïevskienne qu'évoque L. Pareyson, Dostoevkij, Torino, 1993, pp. 170 sq.?

1. S. Weil, Venise sauvée, Gallimard, Paris, 1955.

1. Qu'il me soit permis, à ce propos, de renvoyer le lecteur à mon livre Drân. Méridiens de la décision dans la pensée contemporaine, Combas, 1992, pp. 133 sq.

1. Initialement paru en 1940-41 dans les Cahiers du Sud (sous le pseudonyme anagrammatique d'Emile Novis), cet essai ouvrira le volume La source grecque, Gallimard, Paris, 1953, pp. 11-42.

1. Iliade VII, 282. Zeus lui-même devant la Nuit éprouve une peur sacrée: « Elle dompte les hommes aussi bien que les dieux » (xiv, 259-262).

1. Dans la forêt des carnages, s'ouvre finalement une lumière – qui permet de voir et de mesurer. Tel est le héros : dans l'instant même où il doit participer au carnage, il donne-forme à une clairière autour de lui, il éclaire et constitue un espace. Est-il possible de s'y attacher, ou de s'en remettre à lui pour sortir du pólemos kakós ? Ou alors est ce de l'ordre du destin que le poème virgilien s'achève sur l'image du pieux Énée fervidus, furieux, tandis qu'il trempe son glaive dans la poitrine de la jeune victime ? La gloire païenne, dira Augustin, ne pourra jamais être libérée de l'amor laudis et de l'appétit pour le pouvoir. Elle est toujours aussi passion, à laquelle le héros chrétien doit échapper (sur ce point, le grand contradicteur d'Augustin sera Machiavel, cf. Discours, II, 2). Ce qui vaut également – et surtout – dans le cas de celui pour qui la recherche de la gloire apparaît comme une fin en soi, purement virtuose. La superbia stoïcienne est le plus splendide et pervers des vices païens, dans la mesure où elle nie implicitement l'idée de l'âme immortelle et de la vie ultra-terrestre – Chestov propose, à ce propos, un parallélisme très éclairant entre Augustin et Dostoïevski : Sur la balance de Job (1929), Flammarion, Paris, 1971, p. 208-210. Le ‘symbole' dantesque qui voudrait relier Énée et Paul, seraot apparu à Augustin comme un pur blasphème (cf. De civitate Dei, V, 13-19). Sur la différence entre claritas, gloire païenne et gloire chrétienne, cf. G. Lettieri, Il senso della storia in Agostino d'Ippona, Roma, 1988, pp. 215-217.