l'éclat

Venise
Naissance d’une ville

 

Sergio Bettini

 

 Traduit de l’italien par Patricia Farazzi

 

Parution : 26 octobre 2006

Collection Philosophie imaginaire

 

130 illustrations noir et blanc

320 pages,  relié 45 euros

 

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N.D.E.

Introduction

I. Venise: mythe et réalité

II. Venise, entre fonction et utopie.

III. Naissance de Venise

IV. Le miracle de Saint-Marc et Byzance

V. Les ateliers vénitiens à l'oeuvre

VI. Derniers sursauts du "byzantinisme" vénitien

Bibliographie

Glossaire

Index

Crédits photographiques

 

II. Venise, entre fonction et utopie






Venise est un phénomène singulier en cela aussi: bien qu’ayant atteint naturellement sa forme complète après un long effort de plusieurs siècles, elle a toujours eu, dès son commencement, une dimension urbaine. Les fuyards qui peuplèrent, par vagues successives, ces petites îles pratiquement désertes provenaient des villes romaines de la terre ferme, et ils fuyaient non seulement pour échapper à la domination «physique» des envahisseurs barbares, mais également au conditionnement culturel que ces nouveaux maîtres leur auraient imposé. Ils voulaient rester libres: libres de continuer à vivre, précisément, en citadins et non en nomades partiellement civilisés, comme dans tout le reste de l’Europe. En ce sens, leur attachement à leurs origines romaines, dont la ténacité peut sans doute étonner, n’est pas tant un phénomène racial (eux aussi, en fin de compte, avaient été «romanisés»), que culturel. Il est probable que, pour une bonne part, leur engagement à assumer l’héritage de Ravenne (la ville la plus proche, dernière capitale de l’empire d’Occident) et finalement le fait qu’ils se tourne plus volontiers vers Constantinople eurent également cette signification. Byzance, en effet, n’était pas seulement l’unique héritière légitime de la fonction et de la structure de capitale de l’empire romain; elle était la ville kat’exochên [par excellence], la nouvelle urbs, construite sur sept collines, à l’image et à la ressemblance de Rome, qui ne connut pratiquement aucune invasion barbare et qui conserva à travers les siècles du Moyen Âge le «modèle» de la ville – modèle précisément mythique, avec ses six cents coupoles couvertes d’or. Le mirage de cet or resplendit dans les siècles obscurs du Moyen Âge, jusqu’à l’extrême nord, de la Sarmatie à la Scandinavie, dont les peuples chanteront, dans les nuits interminables de leurs hivers, la saga de Miklagard, l’autre ville par excellence, cité splendide et exemplaire où tout est en or. Une des raisons, et peut-être même la raison principale – bien que ce soit aussi, pour ce que j’en sais, celle que les spécialistes de Byzance ont l’habitude de délaisser – du caractère exemplaire qu’eut l’art byzantin pour le Moyen Âge occidental, ce fut précisément cette fonction civilisatrice au sens propre: Byzance offrait des modèles, iconographiques et formels, qui, bien qu’on puisse les identifier comme tels (mais dans une certaine mesure seulement: puisque, dans l’art byzantin, architecture et «décoration» sculpturale et picturale sont une seule et même chose; les séparer l’une de l’autre, comme des arts distincts, est impropre dans une large mesure, car elles sont intimement liées et forment un tout unitaire et cohérent, tant d’un point de vue figuratif que sémantique), reflétaient toutefois dans leur structure interne l’articulation d’un contexte urbain. Ces modèles sont les porteurs emblématiques de la dimension de la ville dans un monde qui, après l’avoir quasiment perdue entièrement, tente péniblement et douloureusement de la récupérer. Mais il y aurait certes bien des choses à dire encore sur la signification et l’importance qu’eurent les exempla (antivolaï en byzantin) dans l’art du Moyen Âge.
Ce problème est lié à celui de l’art de la mémoire au Moyen Âge. Il s’agit là d’un autre point qu’une critique contextuelle devrait approfondir, et je me contenterai pour l’heure d’évoquer le beau livre de Frances Yates, L’Art de la mémoire (1966), qui nous offre une clef herméneutique relativement nouvelle: on peut la résumer par la question qu’elle pose, à savoir «si l’un des points fondamentaux de l’art du Moyen Âge n’a pas été le principe didactique d’enseignement par le moyen des lieux et des images de mémoire». On rétorquera sans doute que cela n’est pas spécifique au Moyen Âge: de tout temps, l’enseignement et l’apprentissage ont été confiés, au moins sur le plan technique, à un exercice de la mémoire, fût-ce sous les formes d’un rappel de modèles plus que de notions. Mais ce qui est caractéristique du Moyen Âge, c’est l’idée d’une memoria artificialis, d’une mémorisation comme technique pour fixer les images significatives, d’une réduction selon certaines règles à des exempla mnémoniques d’images, elles-mêmes filtrées à leur tour par un large éventail de topoi. Le problème que Frances Yates ne pose pas – et qui a pour moi une certaine importance – est celui du pourquoi et du comment se construisent ce qu’elle appelle les «grandes cathédrales intérieures de la mémoire». La première réponse, à mon avis, est que ces cathédrales sont les emblemata de la dimension urbaine et de la structure urbaine. À commencer par les images et les figures, qui sont avant tout anthropomorphiques dans l’art byzantin par rapport au répertoire quasi exclusivement animalier des arts barbares: (c’est ce qui explique l’importance énorme, fondamentale, que les Byzantins accordèrent à la victoire sur l’iconoclasme, victoire de la ville sur la steppe), et bien que ces images puissent nous apparaître quasiment inhumaines dans leur stylisation brutale, jusqu’à l’extrême limite du sensible, figées, particulièrement dans les mosaïques, dans une substance minérale, dans la dure splendeur des pierres précieuses, ce sont toujours les images d’une humanité qui habite une cité idéale: la cité de Dieu. L’or incorruptible du fond des icônes est la métaphore de l’environnement – si l’on peut dire – de la Jérusalem céleste: «De l’or pur, semblable au pur cristal», dit l’Apocalypse.
En effet, s’agissant de la Venise du premier millénaire, il est inévitable de se trouver confronté au problème, moins historique et philologique que critique, de l’art byzantin: problème qui ne me semble pas encore résolu, sans doute aussi parce que nos difficultés d’interprétation dépendent du fait qu’il est tout entier une immense métaphore, étant lui-même sous l’emprise d’une idéologie fondée essentiellement sur la doctrine néoplatonicienne christianisée dans les ouvrages du Pseudo-Denys l’Aréopagite – le rêve théophanique d’un visionnaire syrien, s’exprimant en grec. Mais ce caractère métaphorique reste plus de l’ordre du générique: si nous examinons les différents signes de la structure linguistique byzantine et leurs relations, il convient plutôt de les placer sous l’ordre de la métonymie. C’est pourquoi on peut parler d’«espace» à propos de l’art byzantin sans qu’il s’agisse pour autant de l’espace de la perspective albertienne – qui reste au fondement de la représentation du monde, artistique et scientifique, de tout l’Occident moderne, y compris dans les «réponses» anti-renaissances et maniéristes, qui le manifestent dialectiquement, mais toujours «à l’intérieur» de sa rationalité spécifique –, mais qui est composé de rapports discontinus, dont on pourrait dire qu’il sont obtenus par proximité. C’est un espace transhistorique, litanique: une séquence qui s’intègre dans les extases répétitives des hommes: litanie répétitive – qui est finalement l’essence de la prière, dans toutes les religions – devenue figure. Historiquement, après la crise profonde de l’Antiquité tardive, qui, dans l’art, avait brouillé l’espace et perdu la mesure du temps et s’était orientée vers le refus de la représentation de l’image de l’homme, l’art byzantin est à sa manière une récupération de ces dimensions antiques: il déchiffre le réel en suggérant à la vision du monde un ordre «intelligible» – comme l’a bien vu André Grabar.
On comprend que, devant la logicisation de l’expérience de l’Antiquité hellénique et de la Renaissance florentine, l’entreprise byzantine – perpétuellement ponctuée par des jeux rhétoriques et se prêtant souvent à des symbolismes ambigus – ne soit pas parvenue à une sphère que l’on pourrait définir, avec Heidegger, comme «mondaine». Elle comble un espace qui ne peut se parcourir: tout son répertoire d’images fixées dans une géométrie aléatoire dessine une dimension close, inviolée, où l’on cherche à vaincre le temps par l’exercice d’une patience méticuleuse.
On observe depuis longtemps que nous avons perdu aujourd’hui cette manière d’exorciser le temps par la technique patiente «de l’oignon et de l’artichaut». En même temps, c’est devenu quasiment un lieu commun que d’assimiler la période historique du déclin du monde antique – dont la culture byzantine est sous bien des aspects la continuation, mais aussi la résolution – au nôtre, également en crise profonde: ce que nous sommes en train de vivre et de souffrir. Il ne fait pas de doute que les affinités sont nombreuses. Nous aussi, dit-on, nous avons commencé à avoir peur du temps, après le XIXe siècle. Le moyen de vaincre cette peur semblerait être, aujourd’hui, celui du «travail» élevé au rang de mythe; encore ce dernier est-il dominé, dans la conscience de l’individu, par un caractère irréparable, un sens de perte définitive.
La pensée classique, celle de la Renaissance et, entre les deux, la pensée byzantine, avaient tenté d’endiguer la fuite du temps en la transformant en son contraire: dans l’espace immobile de l’Utopie de Platon et de Thomas More, et de la dimension céleste du Pseudo-Denys. Mais il semble qu’une telle récupération ne nous soit pas permise. Nous qui pouvons sortir de l’orbite terrestre, nous restons immobiles; au bout du compte, nous ne savons plus où aller, pas même dans l’île au Trésor de nos enfances. Perpétuellement pressés, nous gaspillons le temps dans un espace toujours plus pauvre de sens et de rêves.
L’art byzantin, avec son or et ses pierres précieuses, a tenté pendant des siècles de s’opposer à l’opacité du monde. Son abstraction visionnaire formelle est tout entière baignée d’une lumière propre, «non naturelle», mais elle ne repousse pas la grande métaphore figurative de l’image de l’homme (fût-elle chargée du mystère chrétien, comme symbole visible de la deuxième personne de la Trinité). Un espoir renaissant, qui est au fondement à la fois de son christianisme et de son hellénisme, se refuse à admettre que le monde visible a disparu*.
C’est pourquoi ses œuvres ont eu, pour le Moyen Âge d’Occident – bouleversé par l’«irruption de préhistoire» des invasions, qui apportaient avec elles une pensée sauvage*, rompant non seulement les liens syntaxiques qui avaient articulé rationnellement la «logique» des langues anciennes, mais menaçant d’imposer la démesure d’un «espace» opaque, concentré et dense, ou tout au plus parataxique dans les expressions artistiques; et d’expulser l’anthropomorphisme figuratif –, ces œuvres ont eu, disais-je, valeur de modèle: constituant le répertoire, d’un indiscutable prestige, des signes iconiques exemplaires. Exemplaires, non seulement parce qu’ils sont liés à la vision céleste de la «ruche innombrable» – comme dira Dante, qui n’est pas un gothique pour rien, dans la dernière flèche de sa cathédrale de mots – mais surtout parce qu’ils sont le fruit d’une épochê séculière: d’une réduction du visible à des substances figuratives essentielles, distillées lentement dans ses secrètes alvéoles.
Pour comprendre la situation particulière de la culture à Venise, et spécifiquement la culture artistique, par rapport à celle de Byzance, une enquête dans le sens que nous venons d’indiquer apparaît comme absolument nécessaire. Car enfin, le fait que Venise a été à l’origine administrativement un duché byzantin n’impliquerait-il pas nécessairement aussi une adhésion culturelle, avec un privilège en réalité unique en Occident? La raison de sa sympathie à l’égard de cette «manière de mettre en forme le monde» doit être recherchée plus profondément, plus au-delà de la «poussière des faits» rassemblés par l’historiographie canonique. Et il faut avant tout souligner que Venise, même si je ne pense pas qu’on puisse dire qu’elle se soit calquée «urbanistiquement» sur Byzance, eut dès l’origine cette vocation «urbaine»: être non seulement une ville (dans une région où les villes – à commencer par Padoue, qui fut sans doute la plus importante de ses progénitrices – étaient détruites par les barbares, et plus particulièrement par les Lombards) – mais une «capitale».
Toutefois, avant de vouloir reconstruire, dans la mesure du possible, cette aventure, il faut au moins évoquer le problème non pas des mythes plus ou moins romantiques de Venise, mais celui de sa «vérité», qui hésite entre «fonction» et «utopie», comme pour toute autre ville; mais, dans ce cas, avec une connotation particulière.
Ainsi Venise est peut-être la ville la plus ville qui soit: je veux dire le lieu le plus «construit» par l’homme. Non pas «projeté» à partir d’un dessin qui en fixe déjà a priori certaines fonctions et, avec elles, leur réponse architecturale, et donc menace de tomber dans une abstraction, c’est-à-dire dans une immobilisation du temps. En effet, ce ne sont pas seulement les structures urbaines et architecturales (et, bien entendu, les discours les concernant) qui courent le danger de devenir abstraites quand on oublie la relation entre la fonction et la forme: ce danger guette aussi les projets qui se présentent délibérément comme fonctionnels, si ces fonctions dont ils veulent dépendre sont assumées comme invariantes ou au moins comme typiques. Les «figures» auxquelles elles se rattachent alors ne peuvent être que rhétoriques au sens large; donc, à proprement parler – puisqu’il s’agit de figures spatiales – des topoï, utopiques toutefois parce qu’en dehors de l’existence concrète; et sur lesquels on pourra tenir des discours critiques aussi raffinés que précieux, mais qui ne serviront pas à grand-chose si l’on veut y «vivre». Et il ne suffit pas de rappeler que Venise est une ville qui naît, grandit, se construit, se forme à mesure que naît, grandit et se forme la civilisation vénitienne vivante au cours des siècles. C’est si évident qu’il semble inutile de le préciser. Nous verrons que ce lieu d’une cohabitation précaire du point de vue de l’existence et culturellement héritière du terrible hiver du Bas-Empire, puis des raffinements, des ruses et des cruautés byzantines, put bien être, à ses tout premiers commencements, une simple constellation clairsemée de villae (à la fois dominicae et fructuariae) et, d’une certaine manière, fortuites, également parce que situées dans un archipel inhospitalier (entre autres du fait de l’espoir des fuyards de pouvoir un jour «retourner chez eux»); avec, tout au plus, quelque embryon de concentration dans les couvents, qui, eux aussi, n’étaient rien d’autre que des établissements semi rustiques: le tout relié par les seuls méandres d’une eau dont le cours était dans une large mesure imprévisible. Évidemment, on peut penser que la ville au sens propre se sera formée uniquement dès lors que tout espoir de «rentrer chez soi» fût éteint, après quoi on décida de rester sur ces îles pour toujours. C’est alors – par un processus sans doute lent – que se précisèrent les fonctions premières; la prépondérance des activités marchandes sur les activités agricoles (des tout premiers immigrés) et des activités de pêche (en partie déjà existantes) entraînèrent un resserrement des champs, des jardins, des potagers; ces activités déterminèrent non seulement la plus grande densité progressive des zones construites, mais imposèrent une typologie de la construction courante (à savoir non pas des monuments au sens propre, connotés par des valeurs, et donc par des idéologies – politiques, religieuses, etc. –, tels les palais du gouvernement, les églises) dont le modèle ne pouvait plus être évidemment celui de la villa bas-empire, mais devait résulter de la transformation de cette villa en entrepôt (fondaco). Ce dernier, du fait d’une opportunité fonctionnelle élémentaire, devait avoir une ouverture sur l’eau, toujours plus nécessaire; à tel point que son «signe» le plus significatif – et donc aussi de plus grand poids formel –, fut la façade; et bien que la trame en soit encore distendue, toute l’agglomération urbaine commençait de s’aligner le long des canaux.
Je me contente pour le moment de présenter ce que je serai amené à mieux expliquer par la suite, surtout pour souligner que ce moment précis, cette sorte de metabasis de la terre à l’eau, constitue la décision fondamentale pour le destin de la structure urbaine, et de toute la civilisation, de Venise.
En effet, au cours des siècles qui suivirent, et tout le long de son histoire, Venise a confirmé, articulé, précisé ce choix premier, même à travers les transformations de son contexte social et de toute son epistèmé: même quand les anciennes maisons-entrepôts perdirent, ou en tout cas virent décroître, leur fonction d’origine et que prévalut un «second» code de connotation, comme diraient les sémiologues, qui est d’ailleurs celui qui devait également devenir dominant dans les exercices de lecture de cette cité singulière.
Ce code est celui que la célèbre et brillante urbaniste Françoise Choay nomme la sémiogénie (s’opposant à celui de l’utopie). Il prévaut quand l’architecte-urbaniste «peut dépasser la “fonction” pour accéder au “signe”; à une expression libérée de toute utilisation concrète et qui au lieu de s’agripper aux gestes de l’utilisateur, permet au regard finalement souverain une affirmation spéculative».
Il est clair que le pas le plus important dans cette voie a été accompli par Venise au cours du XIVe et au début du XVe siècle, lorsque les zones jusqu’alors vides commencent à se remplir et que toute la ville se construit – et disons même se marbrérise –, et s’offre enfin au regard comme une continuité de transgressions urbaines sur l’espace «neutre» – essentiellement marin – et en même temps, au moins dans ses parties les plus célèbres, comme symbole d’elle-même, de sa puissance, de sa richesse, qui sont davantage des «valeurs» que des fonctions. C’est au moins à partir de ce moment qu’apparaît évident, également aux polloï, qu’une lecture anti-classique de la ville est nécessaire: une lecture qui serait fondée non plus sur une structure en perspective de l’espace urbanisé, mais sur la continuité temporelle de cet espace. C’est précisément ce critère que j’ai adopté ailleurs pour «expliquer» le caractère non seulement chromatique – c’est-à-dire des couleurs de surface – mais également rythmique, des «signes» sur lesquels, fondamentalement, s’impose la forme de cette ville, dans son enchaînement continu de séquences martelées de colonnes de baies à plusieurs ouvertures (polifore) alternant avec des pauses brèves de torreselle: un poème riche de rimes, mais aussi d’assonances, d’enjambements*, dont la structure à la fois chromatique et métrique restera intacte également au cours des siècles de la Renaissance et jusqu’au XVIIIe, quand les édifices, les calli, les fondamenta et les ponts sauront s’y intégrer sans mettre en danger la continuité de l’ensemble.
Mais naturellement la période «sémiogénétiquement» privilégiée restera la période gothique et surtout celle du gothique flamboyant*, quand ce «style» architectural sera devenu un langage maniable, décomposable dans ses signes, s’éloignant de la captieuse logique interne des origines, abandonnant la rationalité sévère (rapport de conséquence nécessaire entre poids et soutien déclaré par la connexion verticale des éléments, etc.) qui avait donné forme au gothique «classique», surtout avec l’adoption du syntagme de la contre-courbe qui rompt la connexion de ce rapport. Elle permet que les signes d’un langage aussi incertain et aussi impur que celui du gothique tardif lombard, en particulier du Dôme de Milan, importés à Venise et incorporés au tissu de la ville, y acquièrent une cohérence nouvelle et différente et une singulière originalité imaginative, absolument sans comparaison avec ce que l’on peut trouver ailleurs. Quand nous voyons, sur les façades vénitiennes des Palazzi Erizzo, Giustinian, Foscari, Contarini (la Ca’ d’Oro), etc., et même du Palais des Doges, la ligne qui marque le dessin de la chute des arcs changer tout à coup de direction, revenir irrationnellement sur elle-même, s’enrouler et fleurir en rosaces, d’ailleurs «vides», nous avons la nette impression qu’une telle entreprise linguistique n’appartient pas aux équilibres architecturaux «normaux» fondés sur la plasticité. Ces surfaces ajourées, ces grandes transennes qui semblent sans poids puisqu’elles reposent sur le seul socle de l’eau, contredisent les agencements traditionnels de l’architecture non seulement sur le plan figuratif, mais aussi dans l’ordre, temporel, du rythme; de sorte que là où dominait pendant tout le XIVe siècle une cadence monodique, elles insinuent maintenant un rythme à plusieurs temps. L’équilibre apparemment compromis de cette irrationalité se rétablit, on le comprend, mais selon un autre ordre structurel: celui de la continuité de la couleur des surfaces, pour laquelle la déclaration formelle des rapports poids-résistance n’a quasiment plus aucun sens.

Un discours urbaniste composé de tels signes se prête-t-il à une lecture utopique? On ne le dirait pas; ou tout au plus dirait-on qu’il présente plus de difficulté que pour toute autre ville. Mais je dois rappeler ici plus précisément la distinction de Françoise Choay, que j’ai adoptée parce qu’elle m’a semblé assez pertinente, et surtout, simplifiante. Il faut surtout garder à l’esprit, en effet, que chaque texte dont nous parlons constitue une lexia (au sens que lui donne Jean-Louis Schefer), c’est-à-dire qu’il offre des possibilités infinies de frottement entre la structure signifiante de notre «lieu élocutoire» (plus simplement: de cette langue-ci, faite de mots, que je parle en ce moment) et les structures du texte (dans notre cas, la ville). Par exemple, un discours relativement actuel, structuraliste-sémiologique – imposé et même théorisé brillamment également en Italie en particulier par des confrères tels que Italo Gamberini, Giovanni Klaus König, Umberto Eco et d’autres – part de l’hypothèse que tout édifice ou toute ville est avant tout une structure – évidemment sur le modèle de la linguistique de Saussure et consorts –; et une structure sémiologiquement active, ce qui veut dire qu’elle communique à travers ses signes. Ainsi cette critique s’emploie à découvrir dans l’édifice ou dans la ville les unités fondamentales de la signification architecturale ou urbaniste. Il est clair que de cette manière, avant même d’enquêter sur «ce» qu’elle communique, elle s’efforce d’identifier les points possibles, non pas de coïncidence évidemment, mais de compatibilité entre les signes du texte et les signes de notre langage: en conclusion, la structure du discours urbaniste se reflète d’une certaine manière dans la structure du discours verbal, sans quoi elle s’avérerait sans aucune ou de moindre pertinence.
De là découle toute une littérature proprement alluvionnaire, parce que ses ramifications peuvent être infinies. Elles portent par exemple sur l’enquête générale de l’espace construit et de ses modalités de communication, côtoyant la «proxémie», et donc l’anthropologie ou même la biologie – en tant qu’implication de l’«espace» dans la communication et dans le comportement de tous les êtres vivants: et aussi, plus évidemment encore, la sociologie urbaine, c’est-à-dire l’enquête sur un espace désormais acculturé, sémantisé selon l’ordre de sociétés, humaines naturellement, à quelque niveau que ce soit.
Il semble que ce soit le sens de ce qu’écrit Lévi-Strauss sur les villages des primitifs, dans lesquels l’organisation de l’espace dépend d’un système institutionnalisé de signes, à leur tour dépendant d’un ensemble de significations et de comportements, reconnus et respectés comme un bien commun, qu’il faut défendre à tout prix contre toute «transgression spatiale», interne ou externe.
Dans la mesure où tous, en vivant, occupent et parcourent un certain espace, l’organisation de cet espace devient le facteur privilégié de l’intégration sociale, et nous offre donc aussi la clé sémantique pour l’interprétation de la structure des différentes sociétés, qu’elles soient primitives ou développées. – Tout cela est bien connu, c’est pourquoi je m’excuse de le rappeler ici, même sommairement, mais c’était pour ne pas oublier qu’à un certain point, il n’est pas nécessaire de faire des discours qui prétendent servir de toile de fond à l’univers tout entier. S’agissant de la ville de Venise, il est clair que, bien qu’on puisse dire qu’elle naît matériellement de rien, ou, plus précisément, qu’elle s’impose sur un espace dépourvu de qualification culturelle (des petites îles à moitié désertes, bancs de sables), ses «signes» ont derrière eux, pour ceux qui la construisent, l’épaisseur historique d’une culture urbaine. Il est toutefois indéniable que les Vénètes avaient d’une certaine manière coupé les ponts avec leur histoire antérieure et se trouvaient confrontés à un désert, ce qui semblerait la dimension la plus adaptée pour la naissance d’une Utopie. Il ne s’agit pas, bien entendu, de l’Utopie de Le Corbusier, fondée sur le rationalisme sociologique du XIXe siècle, avec quelques veinures d’un socialisme plus proche de Fourier que de Marx, ni même de celle du deuxième livre de l’Utopie de Thomas More, qui décrivait minutieusement «la ceinture de murailles hautes et larges qui enferme la ville […] des édifices qui forment deux files continues suivant toute la longueur des rues dont la largeur est de vingt pieds … dont les maisons possèdent chacune une porte sur la rue et une porte sur le jardin … les quatre quartiers (en lesquels est divisée la ville) égaux et au centre de chacun se trouve le marché des choses nécessaires à la vie … Hors de la ville, les abattoirs et les quatre hôpitaux…» etc.
Mais en fin de compte, même sans remonter à Platon, il a existé dans la civilisation antique une structure urbaine utopique dans la ville d’Hippodamus acceptée également par les Romains à côté de la structure de campement militaire des villes qui contribuèrent à la naissance de Venise, comme Padoue. De plus, une fois passée la peur des invasions, il ne semble pas qu’il y ait eu des difficultés si insurmontables qu’elles auraient empêché les habitants de ces îles de concevoir une ville moins hors normes, au moins du point de vue de la taxinomie de ses structures. Combler la plus grande partie des canaux, créer des terre-pleins reliés à la terre-ferme en exploitant les bancs de sables, etc. pour ne citer que quelques exemples, et sur un tel socle édifier une nova urbs semblable à toutes les autres, à celles dont ils venaient eux-mêmes (ce qu’avaient fait jadis les habitants de Patavium [Padoue] sur le réseau de leurs fleuves et de leurs marais, ou plus récemment, les habitants de l’ancienne Aquilée à Grado, dont les conditions de nature insulaire étaient analogues à celles de Venise), n’aurait pas été plus difficile ni plus coûteux que d’affronter et supporter pendant des siècles l’énorme effort toujours renouvelée, de consolider les îles avec les pylônes, d’endiguer les berges, de maintenir les canaux à une certaine profondeur, de contrôler le rythme des marées, d’empêcher l’enterrement de la lagune, en somme de faire tout ce que les Vénitiens ont fait pour construire et maintenir en vie leur paradoxe.
Ce à quoi je pense ne se ramène pas à une lecture utopique qui, en fin de compte, ne pourrait accepter le paradoxe urbain parce qu’elle se fonderait sur la logique de l’espace construit. Mais il est vrai que l’Utopie est une structure permanente et inévitable de notre pensée, et donc aussi de nos projets. Contrairement à ce que propose Françoise Choay, je pense qu’il y a Utopie chaque fois que l’on veut répondre rationnellement à la question: «Comme codifier spatialement un système quelconque non seulement formel, mais aussi fonctionnel.» Pour moi, l’Utopie n’est pas seulement un jeu taxinomique avide de modèles qui «prescrit la différence, ignore les alternatives, écarte les aspirations individuelles, ne cherche pas à classifier des êtres désireux de vivre, mais à définir des besoins universels». Même la projection la plus fonctionnelle, dans les intentions, peut être utopique, chaque fois que les programmes apportent des réponses spatiales permanentes à des fonctions considérées elles-mêmes comme permanentes.
Ce sont des utopies non seulement parce qu’elles sont hors du lieu (ce qui est inexact dans une certaine mesure, puisque l’île de Thomas More est aussi un lieu, et de surcroît défini géographiquement, en tant qu’île justement) mais surtout parce qu’elles sont hors du temps; ou mieux encore, elles sont arrêtées, fixées en une dimension abstraite qui contredit précisément le temps concret. C’est leur uchronie (ce système spatial qui bloque le temps) qui les rend théoriquement parfaites; mais à la longue, justement parce que telles, peu habitables – jusqu’à ce que le temps des hommes n’y ait intégré quelque imperfection, qui donne une saveur, un intérêt, une concrétude enfin, à l’équilibre toujours instable de la vie des individus et de la collectivité.
On comprend parfaitement que Brasilia ait été «rejetée», et qu’on lui ait préféré Rio, qui est bien moins «fonctionnelle» ; qu’il ait été difficile de transférer les habitants des Sassi [habitations troglodytes] de Matera dans des appartements, quand bien même ces derniers étaient pourvus de toutes les commodités, et les exemples ne manquent pas dans la mesure où il ne fait pas de doute que les Brasilia pourront correspondre à certaines fonctions typiques, mais ne pourront pas apporter le bonheur. Celui-ci est indéfectiblement lié, comme la vie même, au sens intime du temps, et donc à la possibilité de l’imprévisible, à l’espérance d’aventures: et que peut-on espérer de neuf là où tout a été prévu, là où non seulement on a déjà répondu par avance à toutes les fonctions, mais également à tous les besoins et à tous les désirs? Les villes vivantes, qui ne sont pas des Utopia, ont une épaisseur historique qui donne consistance au temps de ceux qui les habitent, comme s’il s’agissait de leurs propres souvenirs personnels: elles ont des imperfections, des incertitudes, des inquiétudes qui naturellement ne pourront jamais être supprimées, pas même dans la plus parfaite des Utopia; elles n’y trouveront jamais une résonance dans les structures spatiales. Le langage urbain d’Utopia manque en somme de redondances, qui sont essentielles à la vie; il est pauvre en métaphores, indispensables pour donner un goût à la vie.
Quoi qu’il en soit, le discours utopique convient sans doute moins à Venise qu’à toute autre ville, dans la mesure où mises à part les considérations que j’ai sommairement rappelées ici, et du fait que le discours utopique est inévitablement – on pourrait même dire constitutionnellement – contemplatif, il pourra tout au plus servir, avec ses nécessaires articulations, à décrire une ville de type classique dans laquelle les espaces urbanisés sont fermés et donc susceptibles d’être contemplés, mais non pas une ville où le flux de la temporalité prévaut à ce point sur l’autotês, qu’il en devient précisément le lien, le verbe, de sa constitution en unité urbaine. À Venise convient évidemment un discours du type de celui que Françoise Choay – par un néologisme sans doute nécessaire – a défini comme «sémiogénétique». Elle explique: «La sémiogénétique est un “récit” ou plutôt une symphonie de récits que s’entremêlent pour raconter la genèse de la ville aux différents plans sémantiques de la logique (les éléments de base et les règles de leurs combinaisons), de la mythologie (origine des premières constructions), de l’archéologie (l’histoire que révèle l’analyse des ruines ou des textes antiques), de la psychologie (analyse opérative de la création).»
«En effet, poursuit-elle, ce récit entremêlé est construit comme une architecture et constitue par cela-même, la métaphore de son objet: il mime d’une certaine manière le processus constructif.» Je crois que c’est précisément ce que j’ai essayé de faire – et on voudra bien me pardonner cette auto-citation – depuis bien longtemps maintenant, au cours de mes exercices répétés de lecture de la ville de Venise. Mais je voudrais ajouter aujourd’hui que la sémiogénétique telle que la définit Françoise Choay n’est pas suffisante à mes yeux, en ce qu’elle reste, malgré tout, sur le plan de la description, ou d’un croisement de descriptions. Il ne fait pas de doute que celles-ci sont nécessaires à tout exercice critique, et qu’elles doivent être pertinentes: il ne fait pas de doute non plus que par «pertinence», j’entends la correspondance entre les signes du discours critique et les signes du discours urbaniste. Ce qui pose un certain nombre de problèmes qu’il est essentiel de résoudre. Je ne prendrai qu’un exemple.
Nous parcourons le Grand Canal, nous en décrivons le parcours, et déjà ce récit temporel de notre expérience actuelle d’une forme qui se déploie est cohérent avec la continuité de la surface de ses «murs» architecturaux (comme le serait, sur le plan visuel, un discours cinématographique). Mais ce mode de lecture peut également cacher un piège, parce que nous pourrions finalement être amenés à voir, et donc à «dire», le Grand Canal, comme une unité finalement perspective.
Or, l’espace du Grand Canal a certainement son unité, dans le contexte général de la forme de Venise, mais nous nous méprendrions en accentuant exclusivement cet aspect: en omettant de voir avant tout que le Grand Canal, bien que parfaitement défini dans ses limites figuratives, ne suit nullement le cours «classique» de la Strada Felice de la Rome de Sixte Quint ou de la grand-voie «cartésienne» qui va de Versailles au Palais du Louvre. Le Grand Canal s’écoule en méandres successifs de courbes, d’arrondis et donc d’expansions ininterrompues mais non moins contenues, qui proposent également une expérience, et donc une lecture, du rayonnement des espaces qui en partent, ou qui y convergent. Les plus évidents étant ceux des voies d’eaux, des rii qui se jettent dans le Canal; et leurs points d’embouchure sont parmi les syntagmes les plus délicats du discours urbaniste, si bien que le danger d’une lecture de type classique pourrait se présenter alors à nouveau: nous pourrions voir, et donc dire, ces cours d’eau mineurs, en perspective, et donc en brisant la continuité des murs du Grand Canal; tandis que cette dernière se reconstruit ici visuellement le plus souvent en fonction de l’obliquité de l’embouchure, qui présente au regard le flanc des palais, unissant ainsi la couleur et le rythme des murs. Toutefois nous devons sentir que ce sont des expansions latérales de l’espace; que sa continuité ne se déploie pas seulement dans un sens longitudinal – le long de l’axe de notre progression et de notre regard – mais aussi, pourrions-nous dire, transversalement. Et nous devons sentir aussi qu’une telle expansion latérale, en reflux, ne se produit pas seulement dans les espaces «vides» des rii, mais également, d’une manière très cohérente, dans les espaces construits, c’est-à-dire, en fait, à l’intérieur des palais eux-mêmes. En effet ceux-ci donnent à voir du côté de l’eau non pas des murs épais et aveugles, mais de larges polifore: des grilles de clair-obscur qui, en s’intégrant dans la définition chromatique et rythmique de la surface qui donne sa forme au canal, s’ouvrent sur leur intérieur, donnant le sens du vide du portego au rez-de-chaussée et surtout du salon ou des salons supérieurs. Ces salles, qui sont parmi les signes les plus caractéristiques de l’architecture vénitienne, présentent, à l’extérieur, les écrans subtils des polifore, qui ne limitent pas, mais au contraire qualifient l’étendue de l’espace interne de l’édifice: ils créent une sorte de canal aérien de lumière qui consacre à nouveau la continuité spatiale également à l’intérieur du palais, en mettant en communication le canal avec l’espace en retrait. La prégnance et la cohérence de signification – de cette signification – du «salon» vénitien sont telles qu’il est, qu’il doit être laissé, le plus «vide» et nu possible, avec très peu de meubles – tout au plus quelques meubles bas, collés contre les murs de manière à laisser libre l’espace central – et son sol doit être de terrazzo translucide, parce qu’il doit qualifier lui aussi la libre circulation de ce canal d’air, et ne doit pas s’opposer, par des reliefs opaques ou des agrégats de clair-obscur, à l’irruption de la force sereine de la lumière.
On ne s’étonnera donc pas que, dès lors qu’on aura écarté le discours axiologique sur l’art, et reconnu également que le discours contextuel est certes nécessaire mais insuffisant pour qualifier la singularité de la forme, le critère qui reste valable soit finalement celui de l’analyse de la cohérence interne des structures. Une cohérence qui lie de manière indissociable expérience et utopie, fonction et forme; et dans une ville comme Venise, on ne retrouve pas seulement ce critère dans les grands thèmes urbains les plus évidents (rues, places, canaux, architectures), mais aussi dans les plus petits objets qui deviennent à leur tour des «signes» urbains parce qu’ils signifient la manière concrète de vivre et de se déplacer dans la ville: sans quoi tout notre discours menace de sombrer peu à peu dans l’abstraction. Et pour finir par un exemple précis, je voudrais choisir un objet – un de ces objets les plus typiques de Venise: la gondole; ou plus précisément, la forcola de la gondole. Prenons une forcola de gondole et montrons-là sur un piédestal, comme un pur objet d’art*gratuit à contempler. Nous pouvons dire qu’elle est belle, et nous pouvons ajouter autant d’adjectifs que nous voudrons – et puisque ce type de discours aime les comparaisons, nous pouvons dire aussi qu’elle ressemble, par exemple, à une sculpture de Brancusi ou de Hans Arp, ou, si nous voulons nous en tenir à des comparaisons plus proches de nous, de Luigi Mormorelli. Un tel discours est évidemment utopique, parce que ses signes désignent une forme contemplée en soi, hors des dimensions spatio-temporelles concrètes. Là où la forcola, dans sa forme même, est indissociablement liée à l’espace, c’est-à-dire précisément à la structure urbaine de Venise; et au temps, aux deux sens d’histoire de la ville et de manifestation actuelle de sa fonction.
Il est inutile de décrire la forcola vénitienne. C’est un objet «totalement» fonctionnel, à commencer par sa position, à la poupe et à bâbord (je parle bien entendu de la forcola de poupe, la plus articulée et la plus parfaite): dans les gondoles amarrées, elle apparaîtra avec une «sancatura» (courbe) légèrement déplacée vers l’extérieur, et cela parce que, comme chacun sait, les flancs de la gondole sont asymétriques: le côté droit est plus étroit (de 24 cm) que le côté gauche, de sorte que lorsque la gondole est immobile et vide, elle a cette inclinaison caractéristique, corrigée par le poids du «pope» – le gondolier –, sans quoi il peut arriver que «el gondolier vada a scavezzo in colomba» (je traduis: que le gondolier fasse sortir la «colombe», c’est-à-dire la crête de la quille, hors de l’eau, à la verticale, en déséquilibrant à l’improviste – a scavezzo – la barque). Ce n’est que lorsque le gondolier est à son poste sur le pont à la poupe et qu’il appuie la rame sur la forcola, que la gondole est dans sa bonne position et qu’elle a sa juste forme parce qu’alors elle est en «fonction».
La forcola – je rappelle brièvement sa disposition plastique – est composée dans sa partie inférieure interne d’un pivot vertical à double ondulation: plus rentrant à la base, parce que c’est là que prend appui la rame pour donner l’élan du départ; plus évasé au-dessus, pour permettre de lever rapidement la rame en la plaçant dans la première «morsura» (encoche semi-circulaire), dont la dent inférieure est un peu plus saillante que la supérieure, pour empêcher évidemment que la rame ne glisse et permette qu’elle soit en même temps libre de pivoter sur elle-même, ce qui est nécessaire à la navigation (voga), qui est une alternance d’«andar premando» et d’«andar stagando» [navigation vers la gauche et vers la droite]: la dent supérieure est plus émoussée, parce que l’on doit passer facilement avec la rame à l’encoche supérieure, dont la dent inférieure est toutefois plus saillante, parce que c’est elle qui sert de pivot aux navigations plus longues, plus profondes et plus puissantes – comme lors des derniers coups de rame frénétiques des régates. Au sommet de la forcola il y a une tête (cappa) arrondie, qui permet de passer au-delà de la fourche, de porter la rame sur l’avant et de la retenir avec force pour un arrêt rapide – en prenant appui contre le bec arrière – ou alors pour naviguer plus doucement en marche arrière, en jouant sur la surface de la forcola qui descend comme un arc léger jusqu’à la base, où elle «meurt», parce que la barque est arrêtée et la rame au repos. Ce sont les points fondamentaux de frottement, dans la mesure où la forcola est, dans tout son volume, modelée tout autour comme l’empreinte en creux de forces opposées: de poids, de poussées, sans qu’il y ait un seul centimètre de sa surface qui n’ait sa fonction. En effet, si vous observez un gondolier, ou «pope», en action, vous vous apercevrez qu’il n’y a pas un seul point de la forcola où il ne prenne appui à tel ou tel moment avec sa rame – ou, pour être plus précis, avec la zone centrale de sa rame, qui est elle-même continuellement en mouvement, et quelquefois fortement pressée, quelquefois effleurant à peine l’appui, quelquefois semble glisser d’elle-même le long des crêtes de la forcola, qui ne sont pas moins importantes que les encoches –, de sorte qu’on peut dire que la rame vénitienne – par contraste avec la forcola, si articulée et modelée – est parfaitement lisse et nue, sans entaille ou aspérité de cuir, anneau de corde, ou toute autre chose qui la retienne: son moment d’équilibre peut continuellement et librement se déplacer, parce qu’elle doit pouvoir être à tout moment dans la position précise que le navigateur veut lui donner par rapport à la forcola. Naviguer à la vénitienne, surtout en gondole, procure, quand on l’a appris, une sensation exaltante que l’on ne peut comparer à celle des autres navigations sur des embarcations apparemment plus raffinées et plus sophistiquées, mais en réalité plus rudimentaires, comme les yoles et autres embarcations semblables. Parce que c’est un jeu d’équilibre dans lequel tout participe d’un système. Corps du navigateur, bois et palme de la rame, forcola, résistance de l’eau, tout est dans un rapport réciproque si exact qu’il suffit qu’un seul de ces éléments manque ou soit non proportionné, c’est-à-dire hors du lieu et du temps précis: il suffit de tenir la rame «trop long» ou «trop court», qu’elle soit trop introduite dans l’eau ou trop à la surface, qu’on la presse ou qu’on la torde avec le poignet pendant un temps plus ou moins long et en un point plutôt qu’en un autre de la forcola, pour que tout le système s’écroule.
Le navigateur en équilibre sur le bord de sa gondole ne tiendrait même pas debout, s’il n’avait pas la rame dans sa main, si la rame n’était pas appuyée sur la forcola, et si la palme n’était pas dans l’eau.
On peut se demander si une telle complexité était nécessaire: s’il n’aurait pas été plus simple de naviguer à Venise comme on le fait partout ailleurs dans le monde, par exemple en caïque, comme à Constantinople. Ici l’histoire de la ville et la constitution de sa structure sociale mais également urbaine (qui sont d’ailleurs interdépendantes), se rappellent à notre lecture «sémiogénétique».
Il est fort probable, par exemple, que le choix de la navigation debout et frontale, et donc des instruments nécessaires à ce type de navigation, ait été essentiellement suggéré à l’origine par les conditions naturelles dans lesquelles vivaient les Vénètes: un réseau intriqué d’îlots, d’affleurements de terre (velme), de bancs de sables, de canaux tortueux. De même qu’aujourd’hui encore dans les valli pour se déplacer dans de tels labyrinthes d’eaux, de cannaies, de chaumes, il ne faut pas rester au niveau de l’eau, c’est-à-dire assis, mais pouvoir voir devant soi et donc se tenir debout; et le timon devient alors encombrant. Mais au fur et à mesure que la ville de Venise se construit, les embarcations s’urbanisent également à l’intérieur, parallèlement à ces espaces construits; et peu à peu, avec l’accentuation croissante du caractère résidentiel de toute ou d’une partie de la ville, avec son aristocratisation progressive, la barque devient gondole, comme ailleurs, là où les chemins sont de terre, la charrette devient carrosse; et finalement surtout gondole «da casada», conduite normalement par une seule personne – également pour des raisons économiques. L’évolution de la forcola suit pas à pas un tel parcours. Comme l’a également noté Jaquillard, dans les premiers siècles la forcola est à peine plus qu’un appui pour la rame, taillée dans une pièce en bois de quelques centimètres d’épaisseur; mais déjà au XVe siècle (dans les célèbres tableaux de Carpaccio, Gentile Bellini ou Mansueti) elle présente une sancatura (courbe) et deux encoches (morsure). C’est au XVIIIe qu’elle atteint sa forme actuelle, qui est non seulement plus articulée, mais surtout semble engendrée par une sorte de vrille tridimensionnelle autour de son axe (par exemple dans Le départ de la gondole de Tiepolo qui fait partie de la collection Quintanilla de Madrid): parce que c’est également au XVIIIe que la ville atteint sa forme définitive, et la société vénitienne sa pleine maturité. C’est alors que la forcola devient sculpture – un objet qui intéresse toutes les dimensions de l’espace – parce qu’«autour» d’elle la rame doit effectuer un mouvement complexe et fluide qui, s’il était traduit en projection linéaire sur une feuille, figurerait un graphique continu, hélicoïdal, de courbes et contrecourbes, dessiné sans jamais «lever la plume», et dont la forcola constituerait à la fois le système de condensation et d’origine des génératrices. Seule une lexia sémiogénétique qui, de signification en signification, s’éloigne de ce signe et symbole jusqu’à «intentionaliser» toute l’epistémè vénitienne – et en premier lieu son développement urbain – pourra permettre un discours critique articulé et concret, qui ne sera peut-être pas inutile également pour affronter le problème actuel du fameux sauvetage de Venise.
Parce qu’une fois qu’on a décidé de la sauver ou d’intervenir pour la sauver, reste la question de comment la sauver: la conservation et la restauration ont une valeur si elles sont guidées par une interprétation critique qui met le doigt sur les structures authentiques et sur leur signification; et dans un ensemble cohérent comme Venise, cette signification ne se retrouve pas seulement dans les grands thèmes urbains, mais aussi dans des objets apparemment négligeables ou marginaux, tels qu’une forcola.
Celui qui suit la maturation de cette civilisation, le développement et la formation de la ville elle-même à travers les siècles, non pas seulement d’un point de vue contemplatif, mais aussi de celui de la construction progressive d’une machine à convivre* répondant à un ensemble cohérent de fonctions et de significations, ne peut se contenter de la forme du Grand Canal, de la Place Saint-Marc ou du Palais des Doges, mais également de la maison dite «à torreselle», de son fóntego et de son salon, et aussi par exemple de la gondole et de sa forcola, parce que tous ces éléments impliquent le même problème d’une forme donnée à la cohabitation humaine, avec ses cérémonies, ses petites et grandes «fêtes» (comme, par exemple, les «visites» qu’évoque le passage admirable de la Recherche de Proust cité plus haut). Alors il lui apparaît évident que tant que la ville, et la vie dans cette ville, aura été un agrégat moléculaire de confinia (paroisses), un appui pour la rame, efficace mais simple, était suffisant pour naviguer; mais cet appui ne peut plus suffire au XVIIIe siècle, dès lors que tout Venise est construite, avec ses palais seigneuriaux et les réceptions qui s’en suivent: réceptions durant lesquelles on ne peut accoster à Ca’ Rezzonico qu’avec une barque capable de se glisser délicatement et au millimètre près entre les autres embarcations des autres illustres invités – tout comme il n’était pas pensable d’arriver en charrette à une réception à Versailles ou à Buckingham Palace ou à l’Ermitage. Dans toute l’Europe alors, chaque forme expressive du comportement de la société qui compte – depuis le palais jusqu’aux habits et aux moindres bibelots – est réglée par des normes d’aisance*, d’agilité, qui semblent mesurées sur le rythme d’un menuet; et, à Venise, les habitants qui utilisent la gondole – ou pour être plus précis, ceux qui déterminent la forme de la gondole – ont comme règle de vie la souplesse* et l’élégance. La lexia de la forcola implique donc nécessairement un discours urbaniste et sociologique, qui ne s’arrête pas aux descriptions de cet objet comme tel, mais le remodèle à partir de toute l’epistémè, de tout le champ de l’expérience, historiquement construit, à travers une définition de ses frontières.
J’ai employé le mot «intentionner», et je peux préciser que j’ai utilisé ce terme dans le sens que lui donne la phénoménologie eïdétique; un sens qui permet peut-être de servir d’intermédiaire entre les deux structures du discours urbanistique de Françoise Choay, opposées peut-être de manière trop rigide: l’utopie et la fonction. Je crois que ce caractère intermédiaire a toujours été perçu par les artistes, souvent peu indulgents à l’égard de la philosophie. En 1924, Juan Gris écrivait par exemple: «Un peintre de mes amis (c’était Braque) a écrit ceci: “on ne fait pas un clou avec un clou, mais avec du fer.” J’ai le regret de le contredire, mais je crois justement le contraire. On fait un clou avec un clou, car, si l’idée de la possibilité du clou n’était pas préalable, on risquerait fort, avec la matière employée, de fabriquer un marteau ou un fer à friser.» Je crois que Gris était loin d’imaginer que son simple raisonnement était du type de celui que Edmund Husserl (par exemple à propos de Galilée) a formulé initialement au moins dans l’essai de prime jeunesse (1887) Über den Begriff der Zahl, repris comme premier chapitre dans Philosophie de l’arithmétique (1891).
Je n’en traduis qu’un passage: «Les nombres (que je pense pouvoir considérer comme symboles d’une dimension utopique) sont des créations de l’esprit, dans la mesure où ils constituent les résultats d’activités que nous exerçons à l’égard de contenus concrets; mais ce que créent ces activités ne sont pas de nouveaux contenus absolus, que nous pourrions retrouver par la suite dans quelque lieu de l’espace ou dans le “monde extérieur”…» Utopie est donc l’idée ou mieux l’eidos de la ville; même Venise, avec tout le caractère mercantile et donc pragmatique de son épistémè, ne peut pas y échapper quand elle se détermine comme forme: alors – si on me permet d’emprunter ici un vers à Shakespeare – elle semble «se transformer en quelque chose de riche et d’étrange». Celui qui la voit, et celui qui la fréquente depuis tant d’années, est saisi par un émerveillement irrépressible, non pas tant par la cohérence des réponses à ses fonctions, souvent singulières, que par cette sorte de ravissement, à la fois tenace et visionnaire, qui l’a faite telle qu’elle est. Et il est difficile alors de ne pas penser à nouveau à cette idée d’Utopie, non pas comme description de la ville idéale, mais comme «intention» formelle fondamentale. Car comme toute chose vivante, elle renvoie à une attitude existentielle, qui échappe à la rigueur quantifiée des utopies classiques. Et elle propose à nouveau la presque insaisissable notion de la «qualité» qu’un discours authentiquement sémiogénétique devrait être en mesure de retrouver en remontant jusqu’à l’acte de configuration, jusqu’à la conception du «message» ; ainsi, le seul fait de disposer des fonctions dans l’espace-temps concret est un choix de vie, avec sa part d’arbitraire, individuel et collectif. Et je crois qu’il est alors inévitable que se pose à nous la question de savoir si Venise est une œuvre d’art; ou, pour être plus précis, quelle structure pourrait avoir un discours critique qui «dit» qu’elle est une œuvre d’art. Le vieux discours, de type formaliste-descriptif s’est avéré depuis longtemps insuffisant, même pour une lecture du Parthénon, a fortiori pour une ville, et pour une ville comme Venise, où la temporalité est essentielle. Ce serait une lecture «utopique», selon la classification de Françoise Choay: qui communique mais n’informe pas, parce qu’en elle le code préexiste au message. On a dû par ailleurs reconnaître, et pas seulement dans ce cas évidemment, qu’une lecture fonctionnelle, dans la mesure où elle est émergente, a un statut ambigu.
Mais c’est cette ambiguïté, qui entr’ouvre cette porte sur l’existence, qui nous permet en fin de compte de l’appliquer au domaine de l’art. À condition de prévenir que dire de Venise qu’elle est «belle dans toutes ses parties, des plus évidentes, comme le Grand Canal ou le Palais des Doges, aux plus modestes, comme la forcola de la gondole, répond concrètement à ses fonctions», ne signifie pas seulement qu’elle est belle parce qu’elle est utile (formule absurde, bien que répandue), mais qu’elle est belle parce qu’elle fonctionne, c’est-à-dire qu’elle place toutes ses parties dans des informations réciproques cohérentes, et elle-même tout entière en information avec nous; elle fait en sorte qu’elles deviennent signes, elle crée des «significations» qui ont valeur de fondement, au sens que Hölderlin donnait à la parole de la poésie. Laquelle peut avoir et a derrière elle des siècles de peines et de souffrances, et même de compromis pragmatiques: tout un effort linguistique, toute une usure de significations, mais qui, au moment où elle est prononcée, semble être offerte au poète.

 

Table.

Introduction

2. Venise, mythe et réalité.