l'éclat

Venise
Naissance d’une ville

 

Sergio Bettini

 

 traduit de l’italien par Patricia Farazzi

 

Parution : octobre 2006

Collection Philosophie imaginaire

 

130 illustrations noir et blanc

320 pages,  relié 45 euros

 

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N.D.E.

Introduction

I. Venise: mythe et réalité

II. Venise, entre fonction et utopie.

III. Naissance de Venise

IV. Le miracle de Saint-Marc et Byzance

V. Les ateliers vénitiens à l'oeuvre

VI. Derniers sursauts du "byzantinisme" vénitien

Bibliographie

Glossaire

Index

Crédits photographiques

 

I. Mythe et réalité de Venise






Avant d’aborder la question «historique» de la naissance et de la formation de la ville de Venise et de son art, il convient de commencer par un examen, inévitablement succinct, des «mythes» qui ont accompagné l’image de cette ville, pour les confronter celle que nos recherches nous permettront de considérer comme sa «vérité».
Il s’agit de formuler une critique qui n’ait pas seulement une valeur et une fonction académiques, mais qui puisse également servir à aborder les problèmes actuels: il s’agit, en outre, de mettre en évidence certaines constantes propres à la manière dont la civilisation vénitienne met en forme le monde, et qui sont celles qui sous-tendent l’originalité, la singularité ou, en d’autres termes, le «style» de ses formes. Cette reconnaissance aurait évité et éviterait encore aujourd’hui de commettre des erreurs grossières, comme celles qui furent commises, par exemple, au XIXe siècle, après la chute de la République: par exemple, celle de combler les canaux et de s’évertuer à rapprocher autant que faire se peut la structure de Venise de celle d’une ville de la terre-ferme, ce que l’on continue encore aujourd’hui de faire au nom d’une conservation à tout prix, en interdisant de cette manière la réalisation du projet du petit palais de Frank Lloyd Wright sur la volta du Grand Canal, où il aurait été à sa place tout en étant très moderne. Wright, qui est probablement l’architecte le plus génial du XXe siècle, avait su interpréter l’originalité de la forme vénitienne, sans en répéter servilement les clauses linguistiques, mais en en vérifiant les constantes formelles à l’intérieur d’une nouvelle structure propre. Mais venons-en aux mythes. Je dois dire avant toute chose que, dans l’imposante littérature sur Venise, il m’a rarement été donné de trouver des pages de critique authentique, en tout cas dans toutes celles que j’ai pu lire. Le premier essai de ce genre, écrit au début de notre siècle, est celui de l’un des philosophes allemands les plus subtils et les plus sensibles: Georg Simmel.
Simmel compare la structure de Venise à la structure de Florence et observe que, alors que celle de Florence traduit directement la vérité intime de la vie florentine, celle de Venise semble avoir perdu le sens de la vie vénitienne. Elle ment à Venise, donnant une impression artificielle. Son aspect extérieur est «visiblement séparé de l’être: la face externe ne reçoit de la substance interne aucune sorte de direction ou d’aliment; elle n’obéit pas à la loi d’une réalité spirituelle impérieuse, mais à celle d’un art, qui semble précisément destiné à la démentir».
«C’est – dit encore Simmel – comme si les couches superficielles de l’âme, simples reflets et simples jeux, étaient les seules à respirer, tandis que ce qui en constitue la pleine réalité restait en marge, comme perdu dans un rêve indolent.» C’est pourquoi l’art vénitien, et Venise même, comparés à l’art florentin et à Florence, ont toujours, pour Simmel, quelque chose d’incomplet et de superficiel. «Seul l’art peut nous faire saisir la vie réelle à travers l’apparence qu’elle nous offre. Et pour cette raison, l’art n’est parfait et supérieur à l’artifice qu’à la condition de se dépasser lui-même. Telle est Florence, qui donne à la vie la certitude merveilleusement claire d’une patrie. Tandis que Venise n’offre que la beauté équivoque de l’aventure, qui flotte sans racine dans la vie, comme une fleur coupée au gré de l’eau. Le fait qu’elle a été et reste la ville classique de l’intrigue amoureuse n’est que l’expression sensible du destin ultime que devait subir son image: image qui pour notre âme peut être une aventure, mais non une patrie.» – Paroles d’une grande beauté, mais qui ne saisissent pas, d’un point de vue critique, l’essentiel.
Il est évident, en fait, que cette image simmelienne de Venise n’a rien de concrètement historique: nous pouvons dire qu’elle est un mythe, une idée de Venise, pour laquelle une expérience concrète de la ville n’est même pas forcément nécessaire, comme c’est du reste le cas pour d’autres évocations d’écrivains.
Par exemple, je ne sais pas si Voltaire connaissait Venise quand il faisait dire par son Candide à Cacambo: «J’irai t’attendre à Venise: c’est un pays libre, où l’on a rien à craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des inquisiteurs.» Ni s’il avait assisté au célèbre Carnaval, où il rassemble si curieusement, dans la dimension démocratique de cette République aristocratique, tous les souverains plus ou moins sans royaume, et ces personnages donnés plusieurs fois pour morts et puis miraculeusement ressuscités se retrouvant ensemble dans cette galère*. Pour Voltaire, évidemment, Venise est déjà un lieu symbolique.
Il en va de même dans la Recherche de Proust, où Marcel commence à avoir une idée de Venise bien avant de s’y rendre. Avant d’accomplir enfin le voyage, si longtemps attendu, avec une anxiété maladive, et tant de fois reporté, il a non pas une seule, mais plusieurs idées de Venise, extraordinairement intenses et précises, dès les premières pages de Du côté de chez Swann. Il est curieux de noter que, bien que la première idée de Venise lui vienne «d’après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la Lagune», l’image qui se forme aussitôt dans son esprit ne doit rien au XVIe siècle, et encore moins au Titien. C’est une image claire, toute tramée de cette sorte de tendresse, de douceur sérieuse dans la pompe et dans la joie, qui caractérisent certaines pages du Lohengrin – écrit-il.
Donc, une image encore gothique-flamboyant, ou en tout cas, d’un Quattrocento encore vert: de ce moment où l’été de la Saint-Martin du gothique déborde dans la sérénité des ciels et des eaux d’un Gentile Bellini ou d’un Vittore Carpaccio. Ou, si l’image voulait «être» XVIe siècle, il ne s’agira certainement pas du XVIe du Titien, mais de celui, pour nous faire mieux comprendre, d’un Joachim du Bellay – qui aima tant Venise qu’il écrivit contre elle son fameux sonnet satirique. Et je ne serais pas étonné si, dans la première idée de Venise de Proust, n’entraient justement, portées par les mystérieuses dérives du cœur, des réminiscences, non pas tant du séjour vénitien de ce poète enragé de la Pléiade, que de la netteté*, de l’élégance*, et en même temps de la fadeur exquise* de sa poésie chantée*. Et plus encore, peut-être, agit en Marcel le souvenir de la lecture de l’essai, par tant de côtés si proustien, de Walter Pater.
Il est certain que les voies à travers lesquelles la forme d’une œuvre d’art se concrétise dans la conscience sont infinies, divergentes, et souvent inaccessibles; seuls ceux qui voient les valeurs esthétiques comme des objets matériels, qu’un œil ouvert ne peut manquer de percevoir, sont portés à croire qu’une œuvre d’art est ce qu’elle est, et qu’elle est telle pour tous. De fait, la «vérité» de l’œuvre d’art n’est pas l’évidence ou la probabilité: elle est seulement conformité avec les structures de la sensibilité.
Ce qui ne veut pas dire, naturellement, que son image ne peut pas se référer à quelque chose d’historiquement vrai. Mais ce n’est pas ce qui importe, ou, s’il m’est permis d’utiliser un terme qui aurait besoin d’une plus longue explication: sa vérité est plus une vérité du «corporel». «Achille, dit Santayana, aurait pu être purement imaginaire, il a pourtant, probablement, existé: mais c’est sans importance. Un professeur qui se proposerait d’exposer une vie critique d’Achille nous ferait rire.»
Toutes les villes non ordinaires sont des œuvres d’art. Œuvres d’art dont on ne peut dire, tant s’en faut, qu’elles appartiennent au passé. Parce que non seulement elles vivent actuellement leur temps, c’est-à-dire qu’elles passent d’une forme à une autre, mais elles vivent en tant qu’elles sont les villes d’hommes vivants qui les réalisent dans leur propre temps. En d’autres termes: parce qu’elles sont l’expérience actuelle d’un individu. Mais, parmi toutes ces villes, aucune sans doute plus que Venise ne possède ce caractère de disponibilité et d’inépuisable «interprétabilité». Le lieu commun qui considère Venise – je veux dire du point de vue esthétique – comme une forme achevée, comme un musée, et qui soutient qu’elle ne peut être que l’objet d’une contemplation admirative et non d’une participation immédiate (c’est-à-dire d’une identification de son «espace» avec notre «temps» en acte), ce lieu commun est le fruit d’une équivoque qui interdit à une grande partie de la critique encore attachée aux catégories métaphysiques du XIXe siècle de comprendre véritablement les arts non classiques: l’art contemporain, par exemple, celui de la fin de l’Antiquité, l’art byzantin, ou celui du haut Moyen Âge. C’est un fait qu’aucune autre ville noble au monde n’a fait et ne fait encore l’objet d’autant d’interprétations si différentes: ni Rome, ni même Florence, pour ne rien dire d’autres villes de moindre homogénéité stylistique. La position singulière de Venise ne suffit pas, à mon avis, à expliquer cela: d’autres villes sont construites sur l’eau. Pas plus que son caractère si péremptoirement artificiel, Venise étant une ville tout entière édifiée par l’homme, à commencer par son propre sol, consolidé et renforcé de pieux et de digues pour pouvoir y construire ses demeures. Mais même cette particularité n’est pas sans autres exemples. Pour moi l’explication tient à la «forme», à la structure formelle même de Venise, interprétée non pas en référence à des catégories idéales, ni en relation avec un «devoir être» idéal, à la manière du XIXe siècle, mais grâce à un langage critique qui reflète dans sa propre structure sémantique la structure formelle de l’œuvre.
L’équivoque romantique est précisément ce qui a empêché de se rendre compte de la «vérité» artistique de Venise, même pour un philosophe aguerri et aussi subtil et à la frontière extrême du romantisme, tel que Georg Simmel. Dans cette même étude sur Venise, il a donné, comme je l’ai déjà dit, la première et peut-être à ce jour la seule véritable analyse esthétique de notre ville: une demi-douzaine de pages, pleines d’observations incisives et pertinentes, mais à mon avis contaminées par une «esthétique générale» encore pleinement romantique, que nous ne pouvons plus accepter. Simmel croit encore, et déclare, qu’il y a une «exigence de vérité» à laquelle l’œuvre d’art doit se soumettre, bien que cette exigence ne provienne que de l’œuvre elle-même. Mais quelle est cette vérité pour lui? C’est une vérité de caractère classique, rationnel, catégoriel. Une vérité, disons, newtonienne. «Si une lourde architrave – argumente Simmel – s’appuie sur des colonnes dont la solidité ne nous inspire pas confiance [...], nous sentons l’absence d’une vérité, d’une concordance entre l’œuvre d’art et sa propre idée.» Quand cette concordance fait défaut, il n’y a pas de vérité dans l’art, mais du mensonge. «Il faut que les forces qui soutiennent suffisent à la charge, que les ornements se trouvent à leur juste place pour accomplir leur mouvement intérieur, qu’aucun détail ne soit infidèle au style dans lequel se présente l’ensemble», etc. Tout cela est précisément ce qui manque à la forme de Venise, et c’est pourquoi, pour Simmel, Venise a la beauté mensongère et tragique d’un masque. Ainsi, ce qu’il y a pour lui d’intimement tragique en Venise, c’est précisément cela: qu’elle symbolise un ordre unique des formes selon lesquelles nous concevons le monde. La surface s’est détachée du fond, l’apparence sous laquelle ne vit plus un être se présente toutefois ici à Venise comme une chose complète et substantielle, comme le contenu d’une vie qui peut être réellement vécue.
À Florence, dit Simmel, «nous avons la quasi certitude que les forces qui ont formé son sol et en ont fait surgir les fleurs et les arbres sont aussi celles qui ont conçu, en se servant des mains de ses artistes, le Paradis d’Orcagna ou le Printemps de Botticelli, la façade de San Miniato et le Campanile de Giotto. C’est pourquoi, la vie de l’âme qui servit d’intermédiaire entre ce fond obscur et les formes cristallisées de l’esprit peut avoir disparu depuis longtemps et n’avoir laissé subsister qu’une apparence esthétique. Mais celle-ci n’est pas mensongère: parce qu’en elle vibre encore l’essence qui les situe à leur place légitime. Ce n’est que lorsqu’une apparence qui n’a jamais correspondu à la réalité et qui a perdu ce qui formait son antithèse, c’est seulement quand cette apparence prétend pouvoir présenter une vie et une totalité, qu’elle devient mensonge et que l’équivoque de la vie se cristallise en elle. Nous retrouvons cette équivoque dans ces petites places vénitiennes étroitement recluses dans des murs symétriques sans que n’y passe jamais la moindre carriole, et qui prennent l’aspect de chambres, dans ces ruelles exiguës qui forcent les passants à se rapprocher, à s’effleurer constamment, et qui donnent l’illusion d’une confidentialité et d’une intimité qui manque pourtant à la vie de la ville. Et cette même vie, cette vie constituée, d’une part par l’ensemble des ruelles, et de l’autre par l’ensemble des canaux, de manière qu’elle n’appartient ni à l’eau, ni à la terre, n’est-elle pas elle-même vie de duplicité? Il semble que la vie sur l’eau et la vie sur la terre soient des formes mouvantes, empruntant tour à tour l’une à l’autre pour pouvoir mieux exercer leur séduction. Et dans les canaux obscurs, l’eau s’agite et court de manière si inquiétante qu’on ne peut discerner aucune direction. Il y a certes un mouvement constant, mais on ne sait pas où il s’en va finir. Si notre vie, comme dit Schopenhauer est «totalement équivoque», c’est parce qu’elle n’est que l’avant-scène derrière laquelle la seule certitude c’est la mort. Or, si l’apparence ne surgit pas d’une racine qui la nourrit avec ses sucs et la maintient dans une “seule” direction, elle est vouée par avance à tout ce que l’interprétation, quelle qu’elle soit, a d’arbitraire.»
J’ai cité longuement ce passage de Simmel, parce que son interprétation de Venise est pleinement indicative – et également, comme telle, très subtile – de ce que fut l’idée «romantique» de Venise; et la citation m’évite de rassembler et de présenter les innombrables variations sur le thème des écrivains et poètes du romantisme, surtout dans sa phase ultime. Ç’aurait été sans doute un excellent sujet pour un chapitre que Mario Praz aurait pu ajouter à son livre sur l’agonie romantique, jusqu’au D’Annunzio de La Nave et du Fuoco.
En effet, cette idée de Venise, à la beauté déjà mûre et presque faisandée*, couverte de fard et d’oripeaux, ville d’aventures, magicienne Circé, séduisante, équivoque, dangereuse, est une des hantises* du romantisme, un de ses démons familiers, et j’irais jusqu’à dire: un de ces diables qui semblent murmurer inlassablement aux oreilles des mauvais maîtres* et des poètes maudits*. Rien ne lui manque, pas même le moralisme inversé de l’éducation sexuelle et sentimentale, pas même le zeste piquant de nécrophilie; rien en somme des ingrédients caractéristiques de la Stimmung de la fin du romantisme – qui sont d’ailleurs ceux-là mêmes qu’on retrouve en d’autres «lieux symboliques» du romantisme, en d’autres «dimensions» du décadentisme: Byzance, par exemple, et plus généralement, l’Orient, avec Théodora; la Jérusalem de la Salomé de Wilde, ou encore celles de Mallarmé ou de Huysmans; l’Égypte des différentes Cléopâtre, etc.
Il est tout de même intéressant d’observer qu’on chercherait en vain cette idée d’une ville trouble et ambiguë chez des écrivains ou des poètes voyageurs d’autres époques. En tout cas certainement pas au Moyen Âge ou à la Renaissance, où ce qui transparaît des écrits de ces visiteurs est une admiration émerveillée pour la magnificence, la richesse et la puissance de la ville.
Des chroniques de Villehardouin et de Robert de Clari au XIIIe siècle, puis des écrits de Guillaume de Machaut, de Christine de Pizan, de Félix Schmidt, de Sancto Brascha, de Jean de Tournay ou de Philippe de Voisins, des chants des troubadours, des souvenirs des Croisades, des récits des pèlerins de Terre Sainte, des marchands, des voyageurs, ressort une image de Venise comme lieu d’une extraordinaire puissance maritime, d’une activité commerciale inouïe, de fabuleuses richesses. Il suffit de rappeler les expressions d’admiration presque puérile d’un Georges Lengherand: «À parler des maisons sumptueuses, des richesses de marchandises, des bouticles et de touttes aultres quelzquoncques choses; j’ay esté à Paris, à Bruges et à Gand; mais ce n’est riens contre le fait dudit Venise. L’on parle des marchans de Bruges et de la Bourse, c’est tout peu contre ce que j’ay cy veu ès galleries dudit pallais.» Quant à la forme de la ville, l’idée la plus claire et d’une certaine manière la plus exemplaire est celle, bien connue, que nous a laissée, à la même époque (fin du XVe s.), Philippe de Commynes: image nullement trouble, et même extraordinairement limpide, fraîche, brillante, cristalline, comme une marqueterie de pierres dures.
Au XVIe siècle, on sait précisément ce qu’a été la Venise somptueuse, et d’une vitalité retentissante, du Sansovino, de l’Arétin, etc. (Il ne faut pas faire trop cas de ce que disent à cette époque les auteurs français: les batailles de Fornovo et d’Agnadello eurent dans les consciences des deux peuples un poids bien plus grand que n’eut Marignan, et on ne peut s’attendre à un jugement objectif. Tandis que les Vénitiens, de leur côté, «ne s’en faisoient que rire» des Français, comme le rappelle un témoin, Claude Enoch Virey, les Français se vengeaient en disant et en écrivant des Vénitiens et de Venise tout le mal qu’ils pouvaient en dire ou en écrire). C’est à l’époque baroque, et particulièrement le baroque nordique, que commence à se dessiner l’idée romantique de Venise. Et c’est logique, étant donné les affinités de Stimmung entre baroque et romantique, maintes fois relevées: tous deux sont ouvertures, ou en tout cas tensions, d’une forme plastique fermée. Et une forme, évidemment, ne s’ouvre que lorsqu’elle bouge: c’est-à-dire lorsque, dans son espace, intervient le temps. Alors même son intégrité plastique est dérangée, rongée, bouleversée par la couleur, et l’on comprend à quel point ce goût peut être attiré par l’image détachée de points d’appuis plastiques, toute en couleur et en rythme, de Venise.
De fait, on trouve par exemple quelques préfigurations de l’idée romantique de Venise en Angleterre, dans le goût de la cour de Charles II, si ce fut lui, comme il semble, qui suggéra la fameuse scène masochiste du «Nicky Nacky», et la satire éhontée de Shaftesbury qui apparaissent dans la Venise sauvée d’Otway, œuvre qui contient des accents si préromantiques qu’ils purent être repris et renouvelés par ce représentant typique du décadentisme que fut Hugo von Hofmannsthal dans sa Das gerettete Venedig. Nous pourrions même retrouver à la fin du XVIIIe siècle quelques signes avant-coureurs du romantisme tardif d’un Eugène Sue ou d’un Michel Zévaco, si cela en valait la peine, dans la Venise de Abällino, der grosse Bandit de Heinrich Zschokke, traduit ensuite par Lewis – l’auteur du célèbre Moine – dans son Bravo of Venice.
Mais laissons donc là ces ombres: et laissons aussi en paix, peut-être peu pragmatiquement, les ombres de Musset et de Byron (cette dernière évoquée par Barrès, précisément, dans sa Mort de Venise, parmi celles «qui ont toujours voulu se détruire», «qui flottent sur les couchants de l’Adriatique»); et même si les pages de l’esquisse sur Byron à Venise – dans le deuxième volume des Cahiers sont parmi les meilleures (et il est vrai qu’elles ne furent pas nombreuses) sorties de la plume de Barrès. Ce dernier en tout cas résume ainsi – et cela peut valoir pour tout le monde – l’idée de Venise, comme un des «lieux nostalgiques» des romantiques, où la beauté se corrompt sous l’ombre imminente de la mort. «Désespoir – écrit Barrès – d’une beauté qui s’en va vers la mort. Est-ce le chant d’une vieille corruptrice ou d’une vierge sacrifiée? Au matin parfois, dans Venise, j’entendis Iphigénie, mais les rougeurs du soir ramenaient Jézabel... Ceux qui ont besoin de se faire mal contre la vie, de se déchirer sur leurs pensées, se plaisent dans une ville où nulle beauté n’est sans tare.»
Même D’Annunzio ne devait pas en arriver à un tel degré de simplicité, dans son fameux discours de Stelio Effrena au Palais Ducal. La Venise du Feu est sans doute d’un romantisme attardé et il ne serait pas difficile de retrouver la trace (ce qui a déjà été fait en partie) de tout ce qu’il a emprunté, pour la construire, aux pires auteurs, français et anglais, du décadentisme. Mais c’est pourtant une Venise non désespérée, et même pleine de vie, débordante de couleurs, d’odeurs, de sons, jusqu’à l’étourdissement. Son désir évident de donner de la ville une sorte d’image symbolique de la triste et mûre beauté de la Foscarina et de son amour pour elle, désormais fatigué et proche de la mort – thème évidemment romantique –, est dépassé par l’abandon, auquel l’écrivain ne parvient pas à se soustraire, à un style oratoire dense, sensuel, bariolé, torride, de sorte qu’en réalité cet écho, trop subtil, se perd.
Celui-ci résiste au contraire (et en constitue même la trame secrète) dans le Tod in Venedig d’un autre fils du XIXe siècle, selon sa propre expression: Thomas Mann. Ici, l’image de la ville (toujours un topos atopos) est pour ainsi dire le miroir du modus animi continuus du héros, Gustav Aschenbach, ou (depuis peu) von Aschenbach. Venise, la Venise romantique, est présente d’emblée comme thème, comme «dimension de l’aventure», dans cette inquiétude, dans cet ardent désir, dans ce sentiment si vaste de vouloir vivre, dans cette manie dévorante de voir, de voyager, qui saisit cet écrivain allemand mûr et jusqu’alors sérieux et paisible, au seuil de la vieillesse. Il est assailli par une préoccupation tourmentée de ne pas arriver à temps; par la terreur que l’heure passe sans qu’il la puisse saisir; par le désir de fuir, la nostalgie de l’éloignement, l’anxiété de se libérer de tout le passé, d’émancipation, d’oubli... et, tout d’abord indécis, il pense aller dans quelque joyeuse ville du midi. Puis un jour, sa destination lui apparaît, soudain, mais soudainement évident, inévitable. Où peut donc aller un écrivain allemand, inopinément malade de l’anxiété dévorante d’une incomparable, fabuleuse anormalité? À Venise.
Mais déjà au début du voyage, l’ambiguïté mortelle du but – thématique wagnérienne, pourrions-nous dire, de la «mort en beauté» – se préfigure sur le bateau, par exemple, sous les traits d’un certain jeune homme, en habit d’été jaune clair, coupé à la dernière mode; avec une cravate rouge, un panama hardiment replié d’un seul côté, qui se fait remarquer parmi les compagnons de voyage par sa jovialité et sa voix de corneille. «Mais – dit Mann – l’ayant considéré de plus près, Aschenbach constata avec horreur qu’il avait devant lui un faux jeune homme. Nul doute, c’était un vieux beau… Le carmin mat de ses joues était du fard, sa chevelure, noire sous le chapeau à ruban de couleur, une perruque; la petite moustache … teinte, les dents … fausses...» Ainsi, avant même que le héros ne parvienne à Venise, le monde commence à prendre des apparences trompeuses, à se dégrader en formes étranges et inhabituelles. L’eau est sale. Le marin qui le sert est bossu. Le steward porte un frac graisseux. Le ciel est gris, le vent humide. Il pleut. Le gondolier qui l’enlève, à peine arrivé, et le conduit presque de force au Lido, s’appelle Caron; c’est un type sinistre, qui n’est peut-être même pas Italien. Venise, ensuite, est vue principalement du Lido, dans une sorte d’éloignement brumeux. Aschenbach vient rarement en ville, traversant la lagune méphitique, et il est alors accablé par la chaleur répugnante des calli, par les exhalaisons dégoûtantes des canaux, par l’intimité trompeuse des contacts humains, par la décrépitude visqueuse de toutes choses.
Inutile de poursuivre. Il s’agit évidemment d’une image de Venise d’un romantisme attardé, avec tous ses oripeaux corrompus. Mais il faut ajouter que, pour Mann, à la différence des vrais romantiques, cette Venise est un «moyen de catharsis symbolique» un moyen de se libérer justement des mythes du Romantisme. Comme l’a souligné à raison Enzo Paci, le contenu de cette poétique mannienne est toujours «une vision active du monde, non contemplative, qui exige un mouvement, une expérience, au sens que Dilthey donnait au mot Erlebnis». Ce contenu, pour Mann (dont la patrie est, selon ses propres dires, le XIXe siècle), ne peut être que romantique, si le romantisme est «la découverte d’un moyen terme obscur, où le souci de la forme n’est pas encore apaisé, et où, en réalité, plus que la présence de l’esprit, prévaut la continuelle approximation, la permanente pression de l’esprit, pour sa propre réalisation, dans le sens renouvelé et renaissant du mot». Mais à ce monde «bruissant de ferments secrets, magiquement tendu sur les plus audacieuses analogies, saturé d’éros, prêt à traîner l’homme dans les aventures les plus dangereuses», Mann oppose la volonté de discipline, d’ordre, qui seule peut le dominer: l’éros et l’obscurité ne se peuvent nier seulement en les ignorant. C’est ce sens symbolique et cathartique qu’a, avec une extrême évidence, la Venise de Mann.
Plus qu’aucun autre homme, selon Mann, l’artiste possède une nature d’aventurier. Du danger propre à cette condition, il ne peut se défaire qu’en donnant forme au coup de dès* de son hasard. Dans la forme artistique, le temps s’arrête: et se referme donc la possibilité de projection dans le futur, sans laquelle il n’y a pas d’aventure. En cela, évidemment, Mann n’est plus un romantique: c’est déjà un contemporain de l’existentialisme. En effet, la libération, même si elle se concrétise dans la forme artistique, ne vaut pas tant sur le plan esthétique que sur le plan éthique.
Avec son Gustav Aschenbach, Mann aime Venise, mais d’un amour qui est «passion». «Et qu’est-ce que la passion?», écrivait-il lui-même dans un de ses derniers essais, quelque temps avant de mourir, à propos de Nietzsche et la musique. Comment s’insinue cet élément du «pâtir» dans le concept d’amour? Il s’insinue avec le doute, observe-t-il. L’amour pour une femme dont on doute devient passion. Certes, le doute est lui aussi dans l’ordre «temporel». On doute parce qu’on ne sait pas ce qui va advenir (dans le temps). On comprend alors pourquoi c’est précisément la forme non classique, la forme ambiguë, ouverte, versée dans le temps, de Venise, qui est la plus adaptée à transformer l’amour en passion. Il est cohérent que Mann oppose à une telle idée trouble de Venise, l’eidos platonicien, la beauté classique, paradigmatique de Tadzio, l’éphèbe vivant aimé d’Aschenbach. Il en surgit une antithèse irréductible sur le plan de la vie, et, de fait, Aschenbach en meurt. La mort de l’homme dans l’aventure, est la vie et la victoire de l’artiste: du grand écrivain Aschenbach; de Thomas Mann, enfin, qui comme Goethe avec son Werther, se libère de l’eros trouble en lui donnant une forme. Forme qui doit être d’autant plus parfaite et claire qu’elle s’actualise sur un contenu fuyant, fragile, ambigu. Comme l’a noté justement Mittner: le contenu est la nature, précisément ambiguë, de l’artiste: «En aucune autre œuvre de Mann l’artiste ne subit une condamnation plus infamante, en aucune autre œuvre l’art ne resplendit plus pur.» «Le style nuancé et pourtant éblouissant est d’une densité et d’une précision presque pédantes.»
C’est ainsi seulement que l’œuvre d’art peut accomplir sa fonction cathartique: par une forme parfaite donnée à un contenu qui ne peut être que trouble, obscur, ambigu, et entremêlé de mort; en d’autres termes, mythique, puisque c’est le mythe, précisément, qui réfléchit la polyvalence de l’existence, et sous-entend toujours l’exigence d’un salut par un renouvellement total: mort et résurrection.
Chez Mann aussi, donc, Venise est un symbole de l’art: Venise et son incomparable beauté, «formant» et donc rachetant l’aventure de l’existence qui, pour Mann, est mue toujours par un cupio dissolvi [«je désire disparaître»].
Chez Proust (pour nous en tenir aux auteurs de premier plan), nous retrouvons une idée de Venise sans doute plus proche de nous – je veux dire qui correspond davantage aux structures de notre sentiment contemporain. Pour Marcel Proust, Venise est véritablement la patrie de l’âme. Avant même son «Séjour à Venise» – si important pour lui dans l’économie de la Recherche qu’il ressent le besoin d’en faire un des rares chapitres distincts, avec un titre propre (dans le deuxième tome d’Albertine disparue), au milieu de la confusion presque chaotique du récit –, l’idée de Venise revient, comme un fil de lumière tissé d’un bout à l’autre de cette trame et resurgit et resplendit ici et là.
Le printemps s’annonce (dans Du côté de chez Swann), et Marcel pense que «le soleil du printemps teignait déjà les flots du Grand Canal d’un si sombre azur et de si nobles émeraudes qu’en venant se briser aux pieds des peintures du Titien…» et qu’il fait sans doute encore froid sur le Grand Canal à la veille de Pâques: il faut donc prévoir un habit de plus dans la valise d’un voyage que, bien entendu, il ne fera pas. Dans les Jeunes Filles en fleurs, Saint-Marc surgit, évoqué par la sonate de Vinteuil. Les tableaux d’Elstir, les tissus de Fortuny, insinuent en lui le désir, brûlant comme un amour, de Venise. Dans Le Côté de Guermantes surgissent ça et là, tout à coup, sans raison apparente, des évocations comme celle-ci: «Ainsi plus tard, à Venise, bien après le coucher du soleil, quand il semble qu’il fasse tout à fait nuit, j’ai vu, grâce à l’écho, invisible pourtant, d’une dernière note de lumière indéfiniment tenue sur les canaux comme par l’effet de quelque pédale optique, les reflets des palais déroulés comme à tout jamais en velours plus noir sur le gris crépusculaire des eaux…» Et même après son voyage, après son expérience directe de la ville, revenu dans le triste et morne Paris de la guerre, il suffit d’une irrégularité dans le pavé d’une cour pour qu’«un azur profond enivr(â)t mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi, et dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger...»
«Chaque fois, continue-t-il, que je refaisais, rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit:“Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche de résoudre l’énigme de bonheur que je te propose.” Et presque tout de suite, je la reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit, et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés.»
Venise est donc une des formes de l’âme même de Proust: comme les autres lieux de la mémoire, comme Combray – mais avec une différence substantielle. «À Venise, dit Marcel, où la vie quotidienne n’était pas moins réelle qu’à Combray: comme à Combray le dimanche matin, on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête, mais cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d’une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu’elle fléchît, y appuyer leurs regards…» À Venise comme à Combray le dimanche matin, on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête, mais cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d’une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu’elle fléchît, y appuyer leurs regards…» À Venise comme à Combray, les habitants «sortaient des maisons alignées l’une à côté de l’autre dans la grand’rue; mais ce rôle de maisons projetant un peu d’ombre à leurs pieds était, à Venise, confié à des palais de porphyre et de jaspe…». En somme, à Venise, Marcel retrouve les thèmes fondamentaux des lieux de son âme, mais portés au plus haut degré d’expression civile, à une élaboration de perfection humaine sans autres exemples. «Ainsi, dit-il, les promenades mêmes seulement pour aller faire des visites et corner des cartes, étaient triples et uniques à Venise, où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d’une visite à un musée et d’une bordée de mer.»
Marcel Proust n’est plus romantique, à la manière d’un Wilde ou d’un Barrès, ni même en polémique avec le romantisme, comme Thomas Mann. Proust est l’un des pères de notre Stimmung actuelle; et c’est précisément pour cela qu’il adhère sans doute plus qu’aucun autre écrivain à la forme singulière de Venise, qui est la ville la plus «actuelle» qui soit: parce qu’elle n’a jamais été une ville «classique» – comme Florence, par exemple; mais elle a toujours été et est encore une forme ouverte, versée dans le «temps», et donc trouvant sa résolution en rythme et en couleur.
Cette temporalité de Venise est celle-là même que l’on retrouve chez Proust: lente, traînante, irrésistible, qui nous prend dès les premières pages de la Recherche. Elle est non pas seulement la constante formelle de la ville, mais de toutes les expressions artistiques vénitiennes; en elle réside le «secret» de la singularité et la raison de la vérité de Venise comme œuvre d’art. Précisément parce que la forme de Venise n’est pas donnée une fois pour toutes, mais continuellement se dissout et se recompose: elle se crée à chaque instant, renouvelée dans notre temps; c’est précisément pour cela qu’elle ne ment pas. Elle mentirait, si elle n’était pas forme artistique, si elle n’était que fonction urbaine, existence pure. Ce qui vit seulement, ce qui est seulement dasein, ne peut pas ne pas mourir, ne pas se dissoudre dans le néant, et être donc apparence trompeuse, masque. Mais entre le néant de l’existence et l’abstraction de l’être trouve place, justement, la présence, la forme concrète de l’art. C’est précisément parce qu’à Venise cette forme se crée perpétuellement qu’elle est plus vraie, parce que surgit en nous, avec plus d’immédiateté, le conflit entre l’existence et l’esprit.
Laissons maintenant l’évocation des mythes romantiques et, avant de passer à une ébauche de résumé historique, essayons de dessiner un cadre plus général de la réalité vénitienne. Pour ce faire, nous ne pourrons plus recourir à un discours descriptif tel qu’il fut pratiqué au XIXe siècle, mais il nous faudra utiliser un langage plus actuel, plus à la mesure de notre manière actuelle de «dire l’art».
Il faut pourtant reconnaître que la différence, soulignée par Simmel, entre Venise et Florence – ou, plus généralement, entre Venise et n’importe quelle autre ville de type fondamentalement «classique» – est une différence réelle et profonde. Mais si nous voulons trouver une raison à cela, ce n’est certainement pas parce que Venise ment, mais plutôt parce qu’elle est fidèle à elle-même. Je veux dire: parce qu’elle réalise en elle une cohérence imperturbable, son sens particulier de l’interrelation entre «espace» et «temps».
Il est vrai qu’elle donne une impression d’artifice, autrement dit d’être peu naturelle et en grande partie une création de l’homme; mais telle est, après tout, sa vérité.
Aucune ville n’est sortie de nulle part. À Venise, pourtant, non seulement les places et les rues, les palais et les églises ont été, comme partout, construits par la main de l’homme, mais le terrain même sur lequel ces formes se dressent a été «fait» par l’homme. Avant de construire leurs rues et leurs maisons, les Vénitiens ont dû consolider, ancrer leur sol; renforcer avec des pylônes le fond boueux et mouvant des îles; rehausser et butter les berges contre les marées, imposer aux canaux des cours moins incertains. Enfin: construire la base même, nécessaire à l’affirmation de leur volonté de survivre et donner à leur vie une forme et un destin.
Nous pouvons dire alors que Venise est la «ville» (cette forme particulière de la convivialité humaine, qui nous semble naturelle, mais qui ne l’est nullement: elle est une structure inventée par la civilisation méditerranéenne, qui s’est peu à peu imposée ou qui s’impose au moins comme modèle au monde entier; mais jusqu’à hier seulement, les trois-quarts de l’humanité n’a pas considéré la «dimension-ville» comme modèle culturel de sa propre cohabitation), la ville, dis-je, la plus ville qui soit: ce qui a une signification radicale, pour nous qui tentons une critique authentique, surtout si l’on songe qu’elle naît et se forme à un moment où, en Europe, qui avait été une partie de l’Empire romain, c’est-à-dire d’une civilisation fondamentalement urbaine, comme en Italie, les invasions barbares et tout ce qui a suivi avaient entraîné une irruption de pensée sauvage*, c’est-à-dire une pensée qui n’était pas radicalement urbaine, et n’était pas fondée sur la ville, mais sur une structure et une forme de vie différente: le nomadisme.
Il convient de rappeler que l’histoire du Moyen Âge s’établit sur la dimension, que nous qualifierons aujourd’hui de globale, de la civilisation romaine au déclin de l’empire, à laquelle se mêle la dimension «préhistorique», selon le terme de Focillon, des invasions barbares. L’une et l’autre étaient sans épaisseur: celle de la dernière Rome, parce qu’elle l’avait perdue (l’Empire s’étant dissous sans que s’articulent, dans le même temps, des structures nouvelles qui auraient pu assurer une certaine organicité); celle barbare, parce qu’elle n’en avait jamais acquis. Telle était, en effet, la dimension du nomade, sans ancrage à des établissements fixes et donc aussi sans stratification historique dans le temps: c’était le camp sans frontières des déplacements erratiques, en migrations rêvées.
La victoire du Christ n’avait même pas pu donner une consistance et une articulation aux structures décomposées de la dernière Rome, parce que, pour le christianisme primitif, l’expérience vivante des faits du monde d’ici-bas n’avait aucune importance, pas plus que leur lien causal et temporel qui, en se reflétant dans les structures de la langue, en constituait la syntaxe riche et articulée. Le christianisme primitif considère seulement le rapport vertical de l’homme avec Dieu, un rapport qui immobilise le temps et crée le vide alentour: l’immensité infinie du monde extérieur, de la nature, et du monde intérieur de l’homme, avec les images et les possibilités d’expérience illimitée de l’une et les mouvements pourtant infinis et variables de l’autre, n’ont plus de valeur. C’est donc sur une sorte de tabula rasa, de surface déjà aplanie, que tombe le matériau brut, désorganisé, apporté par les invasions barbares.
L’intrusion de ce dernier dans une telle dimension a pour effet d’en morceler l’unité de surface pourtant plane. Dans les langues et dans les arts de l’Europe à l’époque des invasions, nous notons justement un relâchement de ce qui restait des liens antiques: une rupture en des points expressifs particuliers, isolés. Se dessine alors une structure qui sera caractéristique du haut Moyen Âge européen: la structure parataxique, constituée de blocs rigides indépendants, non reliés par une syntaxe organique, mais simplement posés les uns à côté des autres. Observons l’architecture du haut Moyen Âge: malgré son caractère abstrait, l’espace paléochrétien dilaté et unitaire va se figer en blocs inarticulés, juxtaposés, enfermés dans d’épaisses murailles. La sculpture et la peinture décomposent jusqu’à la mesure du rythme monodique, paléochrétien et proto-byzantin, et se recomposent en schémas élémentaires, fixes, circonscrits, sans espace. Même la langue, parlée et écrite, et jusqu’à la langue poétique, avec par exemple l’omission de la conjonction causale remplacée par et, et l’affirmation de l’allitération, de la rime, se résout en blocs linguistiques indépendants posés les uns à côté des autres. Comme le notait Auerbach à propos de la métrique de la Chanson de Roland: «Chaque vers prend l’apparence d’une unité indépendante tandis que la strophe entière se présente sous l’aspect d’un faisceau d’éléments indépendants, comme si l’on avait ficelé ensemble un paquet de bâtons ou de lances de longueur égale et terminés par des pointes semblables.»
Le processus de civilisation, au sens propre du terme, de l’Europe post-barbare coïncide, évidemment dirais-je, avec le processus de sortie du Moyen Âge, dans lequel la récupération de la ville est véritablement l’emblème, la forme symbolique. Il faut rappeler que par ville, nous n’entendons pas seulement la «construction» urbaine. La ville est un ordre social, politique, juridique, et religieux; elle est une structure particulière de la vie en commun, et même de l’être-au-monde des hommes, et donc également de leur pensée et de leur action, de leur expression et de leur communication, en somme de leur mise en forme du monde: une dimension de l’esprit, à laquelle se rapportent les structures les plus secrètes, à commencer par celles des arts. Il est clair que ce qui donne le ton à la culture du Moyen Âge septentrional par rapport à la culture ancienne (gréco-romaine) et à la culture moderne (de la Renaissance) c’est précisément qu’elle est en dehors de cette dimension: elle ne repose pas sur la ville. Son lien est celui des peuples germaniques, qui pendant des millénaires avaient été nomades et donc dépourvus de civitas. Et quand ils occupèrent l’empire romain et découvrirent les villes, ils s’efforcèrent de les détruire, moins du fait d’une «rage teutonne» que parce qu’ils les sentaient radicalement différentes par rapport à la structure de leur être et de leur existence tout entière; ou ils les abandonnèrent aux Latins qui avaient survécu, fixant leurs sièges dans les châteaux, isolés au milieu de la nature. Pour comprendre le Moyen Âge artistique, il faut garder à l’esprit que la structure de sa société est féodale, et que le noyau résidentiel d’une telle société n’est pas la ville mais le château, organisme non urbain, et dans un certain sens encore nomade: il prend la place de l’ancien campement des Germains en le traduisant en murailles sur l’exemple du castrum militaire romain, que les barbares connurent le long du limes.
Ainsi en Europe, du moins jusqu’à la fin du XIIe siècle, une structure compartimentée, parataxique, remplace la structure syntaxique antique, non seulement dans l’ordre social et juridique (le féodalisme, composé de blocs sociaux juxtaposés) ou linguistique, ou architectural, ou dans les arts figuratifs; mais aussi dans son extension globale. Cet organisme admirablement connecté qu’avait été l’Europe romaine, avec son cœur battant dans l’urbs, devient un vacuum, où disparaissent progressivement jusqu’aux traces des artères, des grandes voies romaines, recouvertes par la forêt ou englouties dans les marais. Cette vaste lande, qui reflète de nouveau l’«espace» du nomade, restera toujours à l’horizon du Moyen Âge nordique jusqu’au XVe siècle: lorsque, ne fût-ce qu’en rêve, ce sera le camp indéfini, non civilisé, non porté à une mesure urbaine où le chevalier errant pourra aller à la rencontre de ses fabuleuses aventures*, évoquées par les romans chevaleresques et par la peinture du gothique flamboyant. Sur elle ne surgissent pas de vraies villes, mais des noyaux isolés et fortifiés: les châteaux ou les couvents. Cette parataxe est à ce point liée à une société féodale de lointaine origine nomade que, jusqu’au XVIIe siècle, le roi de France imposera la suprématie de son château sur la ville: le château royal de Versailles, dont on a vu qu’il était hors de Paris, au milieu d’une nature «contrainte», revendiquera avec son outrecuidante splendeur la suprématie de la résidence isolée du seigneur sur la ville, résidence collective des «bourgeois» méprisés.
Après le XIe siècle, le processus qui résout le Moyen Âge – la lutte du principe citadin, c’est-à-dire de la cohabitation sur un plan de convergence compétitive d’un organisme unitaire mais en soi articulé selon les différentes fonctions, contre le principe féodal qui impose une échelle hiérarchique fixe des pouvoirs pré-constitués immuables–, est fondamentalement l’œuvre de l’Italie, dont l’histoire au cours du deuxième millénaire pourrait se ramener précisément à l’idée d’une récupération progressive, incessante, de la dimension urbaine. La ville, en Italie, ne se perdit jamais tout à fait, au contraire de ce qui s’était passé ailleurs en Europe, pas même pendant la période des invasions, mais surtout elle se perpétua comme idée nostalgique, jusque dans les milieux religieux: la cité céleste d’Augustin, d’Ambroise, de Fulgence. L’image fabuleuse de la ville par excellence, de la Roma perennis, traverse comme un mirage le cours des siècles obscurs, jusqu’à ce que l’activisme des Communes libres italiennes reconstitue les premières nouvelles villes véritables de l’Europe, qui voudront alors se rattacher à Rome, symbole le plus marquant de la dimension urbaine retrouvée. Je ne crois pas qu’il s’agisse de l’affirmation, improbable malgré les interprétations romantiques, d’un sentiment national, mais plutôt de la conscience d’avoir finalement rendue concrète la structure fondamentale de sa propre vie et de son propre destin: la ville, dont les peuples d’Italie, dans les siècles qui précédèrent le XIe siècle, avaient conservé la nostalgie, à peine apaisée par les légendes, par les superstitions, et qui avaient même transmis le souvenir et le prestige des Mirabilia Urbis. À tel point qu’un impérialiste, un internationaliste comme Dante, n’hésitera pas à affirmer, en falsifiant l’histoire, que la ville de Florence est fille privilégiée de Rome, construite «ad imaginem suam atque similitudinem» [à son image et ressemblance].
Il faut bien garder à l’esprit la présence de ce principe, pour comprendre par exemple le caractère monumental de l’art italien du haut Moyen Âge: depuis l’époque carolingienne, dont la peinture, dans le nord, a essentiellement pour objet le livre illustré, facilement transportable et dont l’«espace» est nomade, tandis qu’en Italie elle se déploie surtout en fresques sur des murs d’ensembles architecturaux – structures essentiellement urbaines, bien ancrées dans la terre; et l’on retrouve dans la syntaxe du langage pictural la consistance de figures qui s’appuient sur des murs bien solides et non sur la feuille fragile d’un livre, ou plus tard sur la transparence aérienne du vitrail. Il faut aussi rappeler la différence de structure entre les communes italiennes et celles du nord, où de véritables villes n’apparaissent qu’au XIIe siècle (certains chercheurs voudraient les voir constituées au XIe ou même au Xe siècles: mais il s’agit de centres informes et surtout épiscopaux). Celles-ci se distinguent également des villes italiennes par leur structure toujours parataxique, y compris sur le plan social: les nouveaux blocs sociaux des bourgeois sont disposés les uns à côté des autres et forment une unité de masse; ils ne se «dialectisent» pas l’un avec l’autre, comme c’est le cas des artisans, des marchands, des intellectuels (c’est un fait connu que la culture comme «dimension» nouvelle et distincte, laïque, surgit en Italie et dans un milieu justement urbain), en somme de tout ce qui constitue le corps organique des Communes italiennes. Une telle structure articulée se retrouve dans le contexte linguistique de l’art italien après le XIe siècle: c’est même ce qui le caractérise.
À ce propos, la comparaison, établie par Panofsky, entre l’art roman nordique et le roman italien particulièrement en Lombardie, est toujours valable. Tandis que le roman italien (dont l’exemple premier et suprême est Sant’Ambrogio à Milan) se rassemble en une image qui définit linéairement toute direction de l’espace, et distingue ainsi la consistance du corps structural solide de l’espace qui l’entoure, le roman nordique (par exemple, français) renonce à toute distinction articulée de la sorte. Il réduit de la même manière et avec la même résolution corps et espace sur un même plan, l’un et l’autre constituant une seule masse homogène. de cette manière, l’art roman nordique a sans doute dépassé la pure surface figurative du haut Moyen Âge et a atteint le volume à trois dimensions; mais, souligne justement Panofsky, ce volume du nord de l’Europe n’est pas corps, il est masse. C’est une substance homogène, non organique. Le corps se distingue de la masse justement du fait de son organicité: la cohésion du corps est garantie par la liaison en parties distinctes d’extensions individuelles déterminées; la cohésion d’une masse au contraire est garantie par l’homogénéité de la substance. L’art gothique (qui est la conséquence la plus haute et la plus cohérente de tout le Moyen Âge nordique) introduit dans cette masse le principe scolastique de la distinction rationnelle précise, minutieuse: il est évident que le critère («nominaliste» selon Abélard) d’une telle distinction n’est pas l’organicité, mais l’homologie: dans une cathédrale gothique les espaces et les structures, jusqu’aux chapiteaux, sont de taille variable, mais la forme reste identique. Certes, l’art gothique distingue le mur de la statue, par exemple; mais il n’en fait pas pour autant un corps organique, contrairement à l’art roman italien. La statue gothique assume une forme plastique et se détache matériellement des parois, mais continue de constituer une partie de la masse de l’édifice, de ce tout homogène, dont l’unité et l’indivisibilité avaient été fixées par l’art roman septentrional.
Au contraire, l’art du Moyen Âge italien, non seulement à l’époque romane, mais encore lorsqu’il adhéra en partie au goût gothique, ne renonça jamais, même au prix d’écarts linguistiques, à mettre en forme des corps, et non des masses: il ne renonça jamais à l’organicité de la structure, qui alla même en s’accentuant et en se précisant, jusqu’à ce qu’avec les pères du XIVe siècle (Dante, Giotto, Giovanni Pisano, etc.) il fasse justement de ces corps organiques le fondement même de son propre langage artistique. Ce sera la Divine Comédie, dressée comme une cathédrale gothique, avec sa progression par degré croissant de lumière, à travers l’interminable interaction des ogives de la terza rima: elle est en effet quelque chose de radicalement différent des constructions «anagogiques» du Pseudo-Denys l’Aréopagite, traduites en une summa scolastique dans la vision de Siger de Saint-Denis: et justement parce que l’historicité réelle des figures de la Comédie, au lieu de briser cet échafaudage abstrait, lui donne le caractère concret d’un destin humain. Auerbach observera justement que chez Dante «à cause des conditions particulières de l’accomplissement personnel dans l’au-delà, l’être humain s’affirme encore plus fortement, plus concrètement et plus spécifiquement que, par exemple, dans la littérature antique. Car cet accomplissement de soi qui embrasse toute la vie passée, aussi bien objectivement que dans la mémoire, postule un développement individuel, l’histoire d’une évolution personnelle, dont le résultat nous est donné comme définitif, mais dont les étapes nous sont fréquemment décrites dans le détail». On comprend mieux alors, par analogie, pourquoi les auteurs de la Renaissance ont vu en Giotto le précurseur de Masaccio et jusqu’à Michel-Ange: nullement parce que Giotto s’exprime selon la perspective albertienne, mais parce que ses figures sont autonomes, émancipées de la globalité et de l’uniformité de la dimension gothique – parce qu’elles ne sont pas masses, mais corps.
Il est évident qu’à l’origine la poétique de la Renaissance utilise le caractère spatial illimité du gothique; mais elle fait précisément de cette dimension abstraite, de cette masse homologue, un corps organiquement articulé dans ses mesures et ses «distances»; c’est-à-dire qu’elle transfère à toute la dimension spatiale cette organicité, auparavant plus ou moins limitée aux seules figures: la perspective en est un signe; et elle ne serait même pas possible si elle ne s’attachait pas à des «corps» organiques, bien définis, avec une puissance et une subtilité plastique péremptoires – plutôt qu’à des ombres ou des silhouettes* de couleur précieuse, plantées dans un «espace» abstrait, tel que le gothique, dont on peut dire qu’il est illimité au sens où il ne connaît pas la limite.
Ainsi le destin du Moyen Âge italien s’accomplit-il. Il est important de noter qu’au Quattrocento, tandis que dans le Nord, le gothique international continue de colorier des fables fleuries, des jardins comme tapisseries, des femmes comme fleurs ou papillons séchés dans un herbier, et à raconter les aventures de ses nomades errant dans les méandres d’une «nature» mystérieuse – ce qui est, en vérité, le parcours en surface d’une dimension anhistorique, sans espace et sans temps: la dimension, encore, de l’errance nomade rêvée – en Italie, ou en tout cas à Florence, on perd la tête pour la «douce chose» perspective; et Brunelleschi, Alberti, inaugurant la série des pèlerinages romains, vont chercher dans ces «antiquailles», plus que des modèles constructifs entendus d’un point de vue humaniste – qu’Alberti lui-même déclare, nécessairement, inactuels – les disjecta membra, les formes et les connexions, d’une structure urbaine.
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