l'éclat

Venise
Naissance d’une ville

 

Sergio Bettini

 

 traduit de l’italien par Patricia Farazzi

 

Parution : octobre 2006

Collection Philosophie imaginaire

 

130 illustrations noir et blanc

320 pages,  relié 45 euros

 

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N.D.E.

Introduction

I. Venise: mythe et réalité

II. Venise, entre fonction et utopie.

III. Naissance de Venise

IV. Le miracle de Saint-Marc et Byzance

V. Les ateliers vénitiens à l'oeuvre

VI. Derniers sursauts du "byzantinisme" vénitien

Bibliographie

Glossaire

Index

Crédits photographiques

 

Introduction

 




Venise a été une capitale. C’est par sa fonction culturelle que se définit une vraie capitale: fonction dont la valeur est surtout qualitative et qui ne dépend pas nécessairement de la présence de centres de pouvoir – généralement bureaucratique – ni d’une prédominance démographique, économique, sociale, ni même enfin de quelque uniformité ou cohérence, fussent-elles ethniques, de population. On peut évidemment y retrouver ces différents éléments, mais quand bien même ils seraient réunis, ils ne suffisent pas à qualifier une ville de «capitale». À ce titre, la comparaison avec Paris est bien utile, et je conseillerais la lecture du livre de Hermann von Keyserling, Analyse spectrale de l’Europe (1928). Certes, la province française (et ce terme désuet de «province» n’a plus guère de sens qu’en France) a sa vie propre; si propre et si forte qu’aujourd’hui l’idée de régionalisation a retrouvé une certaine vigueur. Mais il n’a jamais été question que la province puisse supplanter Paris, et c’est même la profondeur et la force de cet esprit provincial qui garantissent cette permanence de la «fonction» de Paris. Quiconque, en France, est ou croit être plus ou moins doué ne reste pas à Grenoble, à Lyon, à Bordeaux, ou à Strasbourg – qui sont pourtant des villes agréables et actives, pleines d’une vitalité spécifique et personnelle – mais aspire à «monter» à Paris, et le simple fait qu’il «monte» le transforme, naturellement, en «Parisien», sans que rien ne l’y contraigne. De sorte qu’il est bien connu que les Parisiens de souche sont une minorité: la majorité de la population venant d’ailleurs, d’autres régions de France, ou d’autres régions du monde. Mais voilà que cette majorité devient parisienne tout simplement parce qu’elle intègre, sans effort, une dimension culturelle qu’elle perçoit comme sienne et qui confère à la ville ce «sens», exigeant que sa propre couche se réorganise et se renouvelle continuellement, par une circulation permanente de ses éléments. De sorte que Paris n’existe qu’en vertu de son aptitude purement qualitative et serait condamnée dès lors qu’elle n’aurait plus ce sens et cette fonction. En attendant, cette aptitude a une telle assurance, qu’elle peut, au début, accepter «toute chose », sans préjugés, mais sera d’autant plus exigente par la suite à la «consacrer».
Cette comparaison nous permet de comprendre ici, par analogie, la fonction de capitale authentique, sans doute unique en Italie, qui fut jadis celle de Venise. Capitale d’un empire hétérogène, qui s’étendait pour les trois-quarts au Levant et ne fut que partiellement établi par les armes, devenant pourtant vénitien sans grand effort, de sorte que (pour rester dans le domaine des arts) un Domenikos Theotokopoulos [Le Greco], né à Candie, ou un Antonio Vassilacchi, né à Milo – tout en restant attachés à leur terre natale–, durent, pour s’affirmer face au monde, obtenir la ratification de Venise précisément. Un fait sans doute plus surprenant encore advint lorsqu’au cours des premières années du XVe siècle, la République décida de s’emparer de l’intérieur des terres de la Vénétie, en soumettant des villes souveraines qui avaient eu au Moyen Âge leur propre histoire, leur propre prestige civil, leur propre culture, différente et, par bien des aspects, opposée à celle de Venise. En moins d’un siècle, toutefois, ces terres devinrent si vénitiennes – tout en conservant leur physionomie particulière, leur inflexion linguistique, que Venise n’éprouva jamais le besoin de les réprimer. Par exemple, non seulement elle ne transféra pas au cœur de la Lagune, mais permit que reste à Padoue sa glorieuse université, qu’elle protégea et renforça même jusqu’à la doter de privilèges particuliers; et ce fut un Vénitien, Alvise Cornaro, qui s’employa à faire revivre le dialecte padouan et consacra la gloire de son plus illustre représentant, le Ruzzante, dont il fit jouer les comédies dans son palais et dans ses villas – si vénitiennes, disais-je, que ces territoires reconnurent, avec une incroyable promptitude et sans que cela leur fût jamais imposé, Venise comme leur propre et véritable capitale, dans le sens que je me suis efforcé de définir. Cette histoire est d’autant plus significative dans le domaine spécifique de notre étude, celui de l’art en général et de la peinture en particulier, que c’est précisément là qu’elle est la plus paradoxale. On sait en effet pertinemment qu’au Moyen Âge, et pendant tout le XIVe siècle, la peinture vénitienne avait en quelque sorte tourné le dos à la terre-ferme de la Vénétie, même la plus proche: il suffit de penser à Giotto, qui, au début de ce même siècle, laissa à Padoue ses plus grands chefs d’œuvres, non seulement ceux de la Chapelle Scrovegni, que l’on peut encore voir, mais les grands cycles de fresques, hélas perdus, du couvent de la Basilique Saint-Antoine-de-Padoue et du Salone du Palais communal; pourtant Venise ignora dans une large mesure un ensemble aussi extraordinaire, qui fit école dans toute l’Italie aussi bien que dans une bonne partie de l’Europe. En moins d’un siècle, disais-je, tous les peintres de Vénétie, y compris ceux qui œuvraient dans les territoires de terre-ferme appartenant au dominio de Saint-Marc, «parlèrent» picturalement vénitien: Giorgione est de Castelfranco, Titien de Pieve di Cadore, Paolo Caliari de Vérone, Jacopo da Ponte de Bassano, Gianantonio Sacchiense de Pordenone, Andrea Schiavone est dalmate, Moretto de Brescia, etc. Nous pouvons dire que, jusqu’à la chute de la République à la fin du XVIIIe siècle – c’est-à-dire jusqu’à Francesco Guardi, originaire de Trente, mais né à Vienne –, la plupart des grands et des petits maîtres en peinture furent des «provinciaux» (au sens, précisément, français du terme) et pourtant on ne peut plus vénitiens, puisque c’est à Venise qu’ils furent consacrés.
Comment, alors, s’est développée pour Venise, au cours du Moyen Âge, cette fonction de capitale authentique, exceptionnelle en Italie? Selon quel «sens d’origine» (pour reprendre l’expression de Husserl et de la phénoménologie), et donc selon quelle «intention eïdétique»? Cette recherche est précisément une des raisons du choix de la thèse que je me propose de développer ici.
Nous verrons que la forme, la structure formelle, des différentes œuvres d’art comme de la ville tout entière, obéit, avec une fidélité jamais démentie à travers les siècles, à un kunstwollen, une «intention artistique», que l’on peut résumer par la formule de la «continuité de la couleur». C’est pourquoi Venise ne se peut comprendre véritablement à partir d’un procédé anthologique, c’est-à-dire en détachant de leur contexte les éléments formels les plus remarquables et en s’arrêtant à leur contemplation (comme on pourrait le faire pour une ville «classique»). Il faut voir Venise, sentir Venise dans sa continuité ininterrompue. Mais cela ne suffit pas encore: il faut en faire l’expérience d’un juste point de vue, et selon un tempo sensible également juste.
Une telle situation spatio-temporelle se comprend facilement. Venise peut être vue selon toutes les façons possibles: en marchant au gré des calli1, en s’arrêtant sur les ponts, et même du haut du Campanile de Saint-Marc ou en survolant la ville en avion, Venise est toujours belle. Mais le point de vue privilégié est, évidemment, depuis la surface de l’eau, sur laquelle se donnent à voir les façades de ses principaux palais. Comment, par exemple, pourrait-on faire l’expérience d’un élément aussi fondamental que le Grand Canal sans le parcourir, naturellement, par la voie des eaux? Et cela ne suffit pas encore: il faut également que le tempo de cette expérience ait sa juste mesure: celle pour laquelle les choses que nous voyons ont été faites. C’est une illusion de la critique idéaliste de croire que l’œuvre d’art, et en général tout objet de l’expérience, est quelque chose d’accompli et de fini, qui est là, immobile, entier en chacune de ses parties, attendant la venue de celui qui la contemple, et que notre contemplation actuelle est indifférente à la réalité de l’œuvre: quelque chose qui peut être ou ne pas être, dans la mesure où l’œuvre est un «en soi», égal à lui-même pour l’éternité, en dehors de l’expérience que chacun de nous peut en faire. Il s’agit en réalité d’un rapport dialectique, et un courant bien connu de la critique actuelle affirme que l’œuvre, le texte, est un centre vide, autour duquel tournent nos possibilités de lecture, n’atteignant jamais ce centre, mais le redessinant sans cesse à travers le tracé de ses frontières.
Il est vrai que les œuvres d’art sont un trésor virtuel si personne n’en fait l’expérience en acte, ici et maintenant: c’est alors seulement qu’elles intègrent notre destin. Et leur forme – leur réalité formelle, qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont: des œuvres d’art justement – n’est pas fixe et immuable: elle change non seulement au gré de la personne qui en fait l’expérience, mais également en fonction de la manière dont cette expérience est faite. Cette manière est en relation avec le donné spatial (le point de vue, justement, la «situation» dans laquelle on se trouve pour voir certaines choses) mais aussi temporel: la mesure du temps dans lequel cette expérience est faite. Cette «vérité», imposant une exigence qui investit évidemment aussi notre manière de faire de la critique, c’est-à-dire de traduire par des mots, de donner une voix à ce silence qu’est l’œuvre d’art, ne me paraît pas être suffisamment prise en compte dans les analyses des critiques d’art, y compris les plus célèbres. On trouve dans leurs essais, souvent fort bien écrits, des descriptions d’objets fixés dans un espace et un temps immobiles, et dans le meilleur des cas des invariants et non pas des variantes.
Certes, la critique marxiste, ou plus largement sociologique, la sémiotique la plus récente etc., ont partiellement corrigé cette tendance à l’abstraction, en permettant de considérer l’art non plus seulement comme une collection d’objets gratuits que l’on peut contempler, mais comme une activité concrète, faisant partie de la problématique générale d’une culture. Mais ces critiques ont aussi introduit un risque de catégorisation, qui peut mener à une plus grande généralisation. Il me semble que l’analyse contextuelle, nécessaire et féconde dans certains cas, n’est jamais probante si elle n’est pas menée à son terme: c’est-à-dire jusqu’au point où l’on retrouve un lien entre les structures sociales, économiques, politiques, et les structures «formelles» des œuvres; sans quoi, si nous nous limitons à relier par exemple (je veux parler du point de vue de la signification) un certain type de monument ou d’image sculptée ou peinte avec un certain type de société, ce qu’il y a de spécifique dans l’art – qui est et ne peut être que la «forme» – demeure exclu. Le lien inévitable pour parvenir à un discours critique pertinent sur ces bases est celui qui déplace les schémas d’une structure sociale déterminée vers des modes de comportements humains, et en particulier, quand il s’agit d’arts visuels, auditifs ou cinétiques (peinture, sculpture, architecture, urbanisme, cinéma, danse, etc.) de comportement corporel, ou mieux du propre du corps* selon la définition de Merleau-Ponty.
Cette expression de la corporéité (qui n’est pas tant du domaine du logos que de celui de l’eros) se fait «art» en devenant structure, et ce, en un sens strictement structuraliste, mais surtout sémiologique: c’est-à-dire un moyen de communication, qui, étant justement intersubjective, ne peut survenir qu’à travers une référence à des codes: mais ces codes doivent à leur tour se maintenir soigneusement dans l’ordre du propre du corps, pour être pertinents à la sphère de l’art, et non à celles des poétiques ou des «manifestes».
Il est clair qu’une structure telle qu’une ville communique avec nous en référence à ces codes fondamentaux, ou primaires, que l’épistémologie appelle l’«espace» et le «temps». Lesquels, bien entendu, ne sont pas des termes fixes, mais des coordonnées: des variables interdépendantes. L’espace, nous l’avons déjà dit, c’est évidemment la «situation» dans laquelle nous nous trouvons par rapport à l’œuvre, et dans laquelle l’œuvre se trouve par rapport à nous. Le temps est la mesure qui scande l’œuvre, et dans laquelle a lieu notre expérience de cette mesure. C’est sur ce point que peut intervenir la critique, de manière plus subtile et féconde que d’ordinaire.
Cette parenthèse méthodologique pourra sembler de la plus grande évidence, mais elle me paraissait utile, et j’y ajouterai quelques exemples. Nous devons faire une critique de l’art baroque à Rome qui soit un peu moins simpliste que celle qui consiste à décrire tout simplement les œuvres de Borromini ou du Bernin. Pour nous défaire de la caution idéaliste de l’«esthétique de la contemplation», nous intégrerons avant tout ces œuvres dans le contexte de la ville de Rome tout entière, et en particulier dans le «moment historique» de sa formation baroque, c’est-à-dire au moment où le pape Sixte Quint décide de confier à l’architecte-urbaniste Domenico Fontana la tâche d’«éventrer» sans pitié la Rome du Moyen Âge et de la Renaissance, pour lui donner une structure nouvelle. Pour comprendre le «principe» qui devait présider à une telle entreprise d’envergure selon l’intention du pape, il nous faut comprendre ce qu’était, précisément, cette intention. Elle n’avait rien de «formaliste» ou de «gestaltiste»: les préoccupations du pape étaient bien différentes. Le catholicisme romain, malgré quelque ramification marginale, était resté un bloc compact de culture et de pouvoir jusqu’à la révolte luthérienne, et menait une lutte sans merci contre les sécessions protestantes qui menaçaient son autorité. Le Concile de Trente avait déjà pris position, mais il fallait agir plus profondément, plus concrètement, dans le sentiment de pietas de chacun des hommes. Les expédients furent nombreux: le plus connu pour ce qui nous concerne plus précisément, fut celui de l’art jésuite de la Contre-Réforme – si chargé de cette terrible langueur.
Mais il fallait surtout redonner vigueur à l’idée œcuménique de Rome comme caput mundi christiani, centre incontestable du catholicisme, et donc destination ultime des pèlerinages religieux. Voici donc que le pape Sixte porte son attention sur les rues (et non plus seulement sur les bâtiments, comme c’était le cas dans l’esthétique «classique» de la Renaissance), et c’est une avancée révolutionnaire: la rue devient désormais le «verbe» du langage urbain. Sixte ordonne à Domenico Fontana de sectionner Rome, en y traçant des rues autant que possible rectilignes, parce qu’elles doivent avoir surtout une fonction, celle de relier les sept grandes églises de Rome, destinations des pèlerinages des fidèles: et c’est ainsi que, bien avant Sullivan, la fonction détermina la forme. Mais ce caractère de la prévalence et de la continuité des rues dans le tissu urbain ne suffit pas pour comprendre la forme de la Rome baroque, parce qu’il ne nous en donne que la raison «spatiale».
La raison «temporelle» nous est évidemment donnée par l’expérience en acte de ceux qui sont destinés à parcourir ces rues. Pèlerins et processions cheminent à pied: et marchant ainsi, avec un tempo assez lent, ils peuvent saisir précisément les détails formels de ces édifices qui bordent les rues et en définissent la forme. C’est pourquoi les façades de ces édifices, bien qu’intégrées dans la continuité de la rue, peuvent conserver des caractéristiques accentuées propres, en restant pourtant dans le cadre du goût baroque. La rue de la Rome baroque, tout en étant perçue comme continuité de parcours, ne se déroule toutefois pas à l’infini; elle a un commencement et une fin plastiquement visibles. Ce sont en général de grands monuments (l’abside de Santa Maria Maggiore au début de la «Strada Felice») ou, si la perspective qui traverse librement toute la lumière de la rue débouche sur une place, elle s’y ancre à l’axe d’une borne (l’obélisque de la Piazza del Popolo). De sorte que la rue baroque romaine n’est un parcours ouvert que jusqu’à un certain point: elle conserve toujours sa physionomie spatiale unitaire. Mais voyons ce que devient ce «principe» révolutionnaire du point de vue de l’urbanisme quand il est appliqué en France, dans le «système» Paris-Versailles. Ce qui prévaut ici n’est pas Paris – résidence des vulgaires bourgeois – mais Versailles, c’est-à-dire le château, qui conserve son sens féodal, celui des rois de France, à l’écart de la ville, isolé dans la «nature» dans toute son outrecuidante splendeur. C’est la forme de Versailles qui détermine celle de Paris, en tout cas dans ses trajets «nobles». Versailles, d’ailleurs, est une structure «cartésienne», non seulement dans sa partie construite – le château et ses différents pavillons – mais aussi dans ses immenses jardins, dans ses allées rectilignes à perte de vue, la plus importante étant celle qui part du château royal et se termine à Paris, au Palais du Louvre. Pour le construire, Louis XIV avait fait appel à Gian Lorenzo Bernini – le plus célèbre, à tort ou à raison, des baroques romains, et celui-ci avait envoyé un projet, dont il existe encore des dessins. La façade était ornée au centre d’une grande conque, d’un goût encore lointainement bramantesque, qui aurait parfaitement pu convenir à Rome, dans l’une de ces rues du pape Sixte. Mais les Français ne réalisèrent que partiellement ce projet. Ils le transformèrent en ce qu’est plus ou moins aujourd’hui la façade du Louvre, supprimant tout d’abord la conque centrale et réduisant la façade à une surface uniforme, continue, rythmée par de très nombreuses fenêtres et des reliefs verticaux. Ce faisant, ils le saccagèrent au dire d’un grand nombre de personnes, car si nous considérons le Louvre comme monument en soi, isolé dans son autotês, il ne fait pas de doute qu’il semble plus laid que celui qu’avait projeté le Bernin. Mais nous comprendrons la cohérence de cette structure si nous la considérons au contraire comme élément du «mur» de la rue qui reliait Paris à Versailles, et la raison de l’uniformité et de la scansion martelée de sa façade nous apparaîtra clairement si nous réfléchissons au tempo selon lequel cette façade devait être «vécue».
Ce n’était pas le temps lent des processions qui s’étiraient le long des rues reliant les sept grandes basiliques romaines, mais le temps bien plus pressé des chevaux et des carrosses. Ceux qui parcouraient la longue route droite qui reliait le Louvre à Versailles n’étaient pas gens à aller à pied: le roi Soleil, sa cour, ses fonctionnaires se déplaçaient toujours en carrosse. Le temps, la rapidité de perception de celui qui passe en carrosse, sont différents de ceux propres à celui qui marche. Ils ne permettent pas la perception d’un trop grand nombre de détails de la forme, qui, pour être saisie dans son unité, doit accentuer, multiplier, avec une certaine uniformité, les éléments particuliers. C’est ce qui se passa le long des grandes allées de Versailles – et, de manière cohérente, sur la façade du Louvre.
Ces exemples, et d’autres encore, veulent montrer que la mesure du temps avec lequel nous faisons l’expérience d’une œuvre, surtout urbanistique, n’est pas «indifférente» à la forme même de l’œuvre. Parcourir à la vitesse normale de nos jours, c’est-à-dire en automobile, une ville «ancienne» (là où cela est encore possible) ne permet sûrement pas d’en comprendre la forme. Ainsi, pour en revenir à Venise, parcourir, par exemple, le Grand Canal en bateau à moteur, même s’il ne s’agit pas d’un moyen de transport très rapide, n’est certainement pas le meilleur moyen pour en faire une critique authentique. Il faut y aller en barque: parce que les murs de cette voie – la séquence ininterrompue des façades – ont été construits pour être vus non seulement depuis l’eau, mais selon le tempo lent et cadencé d’une gondole ou de quelque autre embarcation à rames.