l'éclat

  Couverture Jarman

Aline Mopsik: Mythe

Charles Mopsik
Le sexe des âmes
Aléas de la différence sexuelle dans la cabale

Note de l'éditeur

Introduction : Le couple originel et l'unique primordial dans les religions du monde

 1. La femme masculine

I. Très bref survol des antécédents bibliques et rabbiniques

II. Les antécédents mystico-ésotériques

III. Les discordances entre le sexe anatomique et le sexe de l'âme dans la cabale lourianique

IV. Remarque conclusive

 2. Création et procréation

 3. Genèse 1:26-27 : L'Image de Dieu, le couple humain et le statut de la femme chez les premiers cabalistes

 Appendice. Genèse 2:24: « Ils seront une seule chair » : quelques interprétations des mystiques juifs médiévaux

Bibliographie de Charles Mopsik (mise à jour juin 2004)

 


 

Appendice:

Genèse 2:24. «Ils seront une seule chair».
Quelques interprétations des mystiques juifs médiévaux

 

  

Notre principal objectif ici est de montrer comment les exégètes et commentateurs juifs ont peu à peu fait évoluer le sens du verset de Genèse 2:24 en direction d'une approche de plus en plus «spiritualiste». Comment est-on passé d'un énoncé qui parle de l'union physique, charnelle entre l'homme et la femme, à une lecture qui y décèle une référence à l'union avec Dieu, qualifiée ordinairement d'unio mystica? S'agit-il d'une sorte de dérive de type allégorique occasionnelle? Ou bien ce passage assez étrange témoigne-t-il du lent travail de relecture de la Bible à partir d'un regard renouvelé sur ses enjeux? Est-ce qu'union sexuelle et union mystique ont quelque chose en commun dans l'esprit des commentateurs, ou bien cette lecture particulière du verset de la Genèse ne reflète-t-elle que l'opportunisme littéraliste d'exégètes qui prennent prétexte de la présence du mot «un» (la «chair une» ou la «seule chair»), pour se laisser aller à de folles interprétations? Nous allons bien sûr tenter de montrer que ces «folles interprétations des rabbins», comme le dit une formule en vogue dans l'exégèse chrétienne médiévale1, reposent sur une réflexion approfondie concernant la nature de la «relation charnelle» d'une part et le contenu de l'unité divine d'autre part, réflexion qui se déploie dans de nombreux écrits et a été surtout développée par les cabalistes médiévaux et par leurs successeurs. Nous n'entendons pas détacher les exégèses proposées par ces cabalistes de l'exégèse juive en général, qu'elle soit d'origine philosophique ou non. Nous préférons étudier les premières en les considérant comme les variantes révélatrices et expressives d'une forme d'interprétation qui traverse l'ensemble de la littérature juive, du midrach ancien jusqu'aux exégèses modernes.

Une question de méthode tout d'abord. L'exégèse juive de façon générale s'appuie sur chacun des mots des versets, qui sont souvent dégagés de leur contexte pour être rattachés à des contextes très différents à l'intérieur du canon biblique. Il suffit parfois qu'un seul mot soit employé dans deux textes, sans rapport de continuité directe entre eux, pour que les significations qu'il possède dans un des deux contextes soient projetées dans l'autre. Ce procédé, connu aujourd'hui sous le nom d'intertextualité2, est rendu possible en grande partie parce que l'exégète étudie le texte biblique dans sa langue originale (essentiellement l'hébreu, parfois l'araméen), et parce qu'il rédige son commentaire dans la langue même du texte commenté. Il n'y a donc pas de discontinuité linguistique entre le texte de la tradition et le nouveau texte écrit par l'interprète, mais une intime liaison matérielle qui repose dans l'identité de la langue (malgré les multiples différences entre l'hébreu biblique, ou les hébreux bibliques, et l'hébreu tardif ou médiéval). Ce fait joue un rôle considérable dans la nature des procédés employés par les commentateurs. Chaque mot est doté d'un poids non seulement sémantique, mais aussi symbolique: le sens circule et voyage rapidement entre des énoncés sans liens logiques évidents parce que les mots qui le portent n'ont pas besoin d'être traduits dans sa langue par l'interprète, ils ne sont pas arrêtés ou mis en suspens et conservent l'essentiel de leur transparence initiale. C'est ainsi que dans l'expression: «ils seront une seule chair», les derniers mots, en hébreu basar ehad, comportent un terme hautement significatif, le mot ehad, «un», qui ne pouvait qu'entrer en résonance avec le mot «un» de versets comme celui du Deutéronome 6:4: «le Seigneur (YHVH) est un.» Nous verrons que c'est sur cette base que la plupart des exégètes ont établi des rapprochements et construit des liens entre l'unité de la chair par l'union conjugale et l'unité divine – ou le fait de «faire un» avec la divinité par l'union mystique.

Parcourons rapidement quelques échantillons exégétiques du verset de Genèse 2:14.

Une lecture «classique» de ce verset a été avancée par l'un des tout premiers cabalistes, qui était aussi et surtout un grand décisionnaire rabbinique vivant à Narbonne au xiie siècle. Abraham ben David de Posquières, président du tribunal rabbinique de la localité, explicite les implications de ce verset sur un plan légal et éthique. Dans son introduction au Sefer Baaley ha-Néfech (le Livre des maîtres de soi), il montre comment ce verset légitime les relations conjugales ainsi que la domination de l'homme sur la femme3:

«“Les œuvres du Créateur sont extraordinaires”, qui comprendra leur secret? En effet, toutes les créatures ont été créées mâle et femelle tandis que l'homme a été créé un, ensuite Il a créé pour lui à partir de lui-même une “aide face à lui”. Qui pourra soutenir la profondeur de Ses merveilles, pour parvenir au bout de la sagesse, la sagesse de Ses actes. Seulement l'homme doit réfléchir avec l'indigence de son intelligence et avec la petitesse de son intellect au fait que toute œuvre accomplie par Dieu, Il l'a faite avec sagesse, avec intelligence et avec connaissance, c'est ainsi qu'il a tout fait. Moi je dis, avec mon léger intellect, que c'est pour le bien de l'homme et pour son profit qu'il l'a créé un. Car s'il l'avait créé mâle et femelle à partir de la terre, à la façon dont ont été créées les autres créatures, la femme aurait été auprès de l'homme comme l'animal femelle auprès du mâle. Cette femelle n'accepte pas la domination du mâle et ne se tient pas auprès de lui pour le servir. De plus, l'un se dérobe à l'autre et l'un se rebelle contre l'autre, chacun suit son propre chemin, ils ne sont pas appropriés (meyouhad) l'un à l'autre, chacun ayant été créé pour lui-même. C'est ainsi que le Créateur vit le besoin de l'homme et ce qui lui est profitable et il l'a créé solitaire. Puis il a pris une de ses côtes et bâtit à partir d'elle la femme. Il l'a amenée ensuite à l'homme pour qu'elle soit une épouse et pour être auprès de lui une aide et un appui, puisqu'elle est considérée par rapport à lui comme un de ses membres créés pour le servir, et pour que l'homme la domine comme il domine ses membres. Cela afin qu'elle le désire ardemment, de même que ses membres désirent ardemment le bien de son corps. Ce que dit l'Écriture: “Pour l'homme, il n'a pas trouvé d'aide face à lui” (Gen. 2:20). Cette “trouvaille” ne vient pas après une recherche et une exploration comme les autres trouvailles, il ne convient pas de parler ainsi du Créateur, mais elle se trouve au sein de la Pensée primordiale. Lorsque est monté en Sa pensée [l'idée] de créer toutes les créatures mâle et femelle à partir de la terre, il a scruté et a vu le meilleur pour l'homme et son intérêt. Et il ne trouvait pas pour lui d'aide dans cette création, c'est pourquoi il n'a pas voulu le créer comme les autres créatures, aussi, quand il mentionne la création de l'animal, de la bête sauvage, des volatiles, il dit: “Pour l'homme, il ne trouvait pas d'aide face à lui” (ibid.). [Le verset] veut dire: s'il crée l'homme comme il a créé le bétail, il ne trouvera pas pour lui d'aide face à lui. Et il dit: “Il n'est pas bon que l'homme soit seul”, c'est-à-dire: il n'est pas bon que l'homme s'isole comme l'animal dont la femelle ne reste pas unie (mityahedet) auprès du mâle. Pour cette raison, “je lui ferais une aide face à lui”, je le créerai de façon telle qu'il y ait pour lui une aide face à lui. Une aide qui soit à son service pour tous ses besoins. “Face à lui”: pour qu'elle se tienne constamment auprès de lui. En conséquence l'homme dit en la voyant: “Il a connu qu'elle avait été prise de lui, c'est ainsi que l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme pour qu'ils soient une seule chair” (Gen. 2:24). Autrement dit: Celle-ci est apte à être sans cesse auprès de moi, et moi auprès d'elle, c'est-à-dire “une seule chair”. Il faut donc que l'homme aime sa femme comme son corps, qu'il l'honore, s'attendrisse sur elle et qu'il la garde, de la même façon qu'il garde un de ses membres. Ainsi a-t-elle l'obligation de le servir, de l'honorer et de l'aimer comme son âme, car de lui elle a été prise. Aussi, le Créateur commandait-t-il à l'homme à propos de sa femme: “Sa nourriture, son vêtement, son ‘temps', il ne diminuera pas” (Ex. 21:10). Et afin que l'homme sache qu'il a un Créateur qui le domine, il lui a prescrit une loi et une règle [qui s'applique] lorsqu'il se joint à la femme, de même qu'il a prescrit ses lois sur tous les dons [que Dieu fait] à l'homme, si par exemple il lui donne un champ, il lui prescrit des lois concernant les labours, les semailles et la récolte, lui commandant de ne pas labourer les mélanges végétaux interdits ni d'en semer.»

Les idées défendues dans ce passage se retrouvent chez l'un des successeurs espagnols d'Abraham ben David, Salomon ben Abraham ibn Adret, pour lequel aussi la «chair une» fait référence au fait que seul le couple humain est stable et vraiment uni, à l'opposé des couples d'animaux où chaque sexe est pour l'autre un partenaire occasionnel, sans relation hiérarchique et sans attache exclusive:

«Il faut expliquer ici deux sujets qui sont à mon avis tous deux véridiques, les paroles de Rabbi Abahou [dans Berakhot 61a]: “Au début il est monté dans la pensée [de Dieu] de créer deux [êtres humains, un mâle et une femelle].” On sait que les paroles des Écritures et des Aggadot sont des allusions et des images matérielles visant à représenter les choses dans les âmes. Afin d'avertir que tout a été créé avec vigilance de Sa part, béni soit-il, selon une extrême perfection, [le docteur] a rapporté les choses à une chose réfléchie dans la Pensée [divine], et il a dit que la création de l'homme a été méditée dans la Pensée et l'Intelligence; [l'idée] de créer deux êtres est montée dans la Pensée [divine], chaque être en lui-même, existant à part soi, sans que l'un reçoive de l'autre et sans que l'un enfante de l'autre. La forme du mâle et celle de la femelle étaient respectivement analogues à celle du soleil et à celle de la lune. Ensuite la Sagesse a décidé qu'il n'est pas bon que l'homme, qui est l'essentiel de la création, soit seul, mais qu'il faut que lui soit un agent et que la femelle soit comme un instrument (kéli) dont il s'aidera pour agir, il en va comme de la pensée et de l'acte au sujet de la lune et du soleil, dont nos maîtres, de mémoire bénie, ont dit: “La lune a déclaré devant le Saint béni soit-il: Maître du monde, il est impossible que deux rois se servent d'une même couronne. Le Saint béni soit-il lui a répondu: Va et fais-toi petite” [Houlin 60a]. La lune n'est en effet qu'un instrument pour que le soleil agisse sur elle et elle en reçoit [la lumière]. C'est ce que dit Rabbi Abahou: Au début est venue à la Pensée [de Dieu l'idée] de créer deux êtres, chacun à part soi, et finalement il n'en a été créé effectivement qu'un seul, qui est le mâle. Et bien que la femelle ait été extraite de lui et qu'ils aient été deux, la femelle n'est pas comptée dans la création car elle n'est que comme une chose accessoire à l'essentiel, elle a été prise de lui pour assurer son service, c'est pourquoi nos maîtres, que leur mémoire soit une bénédiction, l'ont appelée “queue” [dans Berakhot 61a]. Il faut encore expliquer la phrase: “Au début est venue à la Pensée [de Dieu l'idée] d'en créer deux”, en la rapportant à la création des autres êtres vivants, où le mâle est à part soi et la femelle à part soi, mais à la fin n'en a été créé qu'un, le mâle seul, afin que la femelle soit prise de ses côtes pour être impartie (meyouhedet) à son service, comme l'un de ses membres dédiés à son usage, et pour qu'elle désire ardemment le bien de son époux et que l'époux désire ardemment le sien, ce que dit l'Écriture: “Os de mes os et chair de ma chair, [...] c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère...” (Gen. 2:24), à savoir: elle a été créée os de ses os pour que leur attachement soit vrai et solide, davantage que celui qui lie le fils au père et à la mère, lui qui provient de leur corps, cet [attachement à la femme] est plus, car il s'agit d'une chose qui a été prélevée en tant que partie substantielle de ses membres. Il se souciera donc de son bien comme il se soucie du bien de son propre corps – telles sont les paroles de notre maître, que sa mémoire soit une bénédiction» (texte cité par Bahyah ben Acher de Saragosse dans son Commentaire sur la Torah, éd. Chavel, Jérusalem, 1977, p. 72-73)4

Il est possible qu'Abraham ben David comme Salomon ben Abraham ibn Adret aient eu en tête la légende ancienne de la première Eve, qui était l'égale d'Adam créée en même temps que lui5, quand il a rédigé son interprétation de la création du premier couple que nous avons citée précédemment. Cette première Eve avait été identifiée à Lilith, épouse rebelle qui luttait pour ne pas être dominée par Adam6. La femme idéale, dans le plan divin initial, devait être l'égale d'Adam, mais elle ne lui aurait pas été soumise ni disposée à le servir pleinement, aussi Dieu créa-t-il finalement la femme en tant qu'appendice de l'homme, extraite de lui et ayant un statut semblable à celui de l'un des organes de son corps. En s'unissant à sa femme, l'homme retrouve sa plénitude parce qu'il retrouve l'usage de l'un des membres qui lui avait été arraché. C'est son intégrité physique qui se reconstitue. L'attachement de l'homme à sa femme est donc bien plus étroit que celui qu'il a avec ses parents, qu'il doit quitter pour reconquérir une partie de lui-même. Cette thématique de l'unité fondamentale de l'être humain, ou plus précisément de l'homme quand il a retrouvé par l'union avec sa femme son unité corporelle originelle, constitue l'arrière plan des développements que nous allons explorer et qui proposent une doctrine de l'âme qui deviendra la conception de base de la cabale théosophique dans ce domaine. Le devenir du corps, sa décomposition originelle et sa recomposition par l'union sexuelle ou le mariage (les textes ne les distinguent guère), sert de modèle au destin de l'âme.

Un texte important de R. Joseph Gikatila (1248-1325), cabaliste castillan et commentateur de Maïmonide, dans son petit opuscule intitulé Le Mariage de David et Bethsabée, va nous montrer comment la «chair une» du verset de la Genèse se rapporte aussi bien à la nature de l'âme. La reconstitution par le mariage et l'union charnelle de l'âme de l'homme avant sa venue sur terre et sa séparation en deux parties séparées est évoquée par le verset de Genèse 2:24. De plus, l'unité divine équivaut à l'unité du couple humain et en découle, parce que l'homme (le «juste») qui, par la vertu de ses actes, unifie les deux aspects masculin et féminin de la divinité appelés Yessod (Fondement) et Malkhout (Royauté), qui sont la neuvième et la dixième émanation divine, mérite d'épouser la femme qui lui était destinée avant sa venue en ce monde et de retrouver pour lui-même l'unité originelle de son âme: au «un» divin correspond le «un» de la chair constitué par le «mariage». Le texte de Gikatila décrit la dynamique des âmes et leur rencontre après leur venue en ce bas-monde. Les versets du deuxième chapitre de la Genèse qui décrivent la création de l'homme et de la femme, celle-ci ayant été tirée d'un côté de l'homme puis amenée à lui, sont relus comme relatant les étapes du voyage de l'âme: de sa descente ici-bas, de sa séparation en deux parties, une masculine et une féminine, et de la reconstitution de son unité brisée grâce au mariage avec le partenaire idéal. Ces versets ne décrivent donc pas la création matérielle de l'homme et de la femme au sens ordinaire et ne se rapportent pas à la situation générale et commune au sort de tous les hommes, mais ils traitent du processus de formation, de scission et de reconstitution de l'unité de l'âme des justes. La création de l'homme exposée dans la Genèse signifie pour le cabaliste l'élaboration de l'homme idéal en tant que juste parfait, dotée d'une âme dont les parties masculine et féminine ont été réunifiées:

«Et si l'homme qui a été créé met ses affaires en ordre et accomplit les commandements de façon telle qu'il conjoint le Yessod (le Fondement) et la Malkhout (la Royauté), qui constituent l'unité parfaite, alors par ce mérite cet homme est digne de trouver sa partenaire féminine, à savoir: la femelle dans laquelle a été jetée l'âme qui était sa partenaire féminine au début de sa création au sein de la forme androgyne, c'est ainsi qu'il a trouvé sa partenaire féminine. Et c'est le secret du verset: “Des jumelles sont nées avec les tribus” (Genèse Rabba 82:8, 84:21), il s'agit là forcément d'un grand secret. Et c'est ce que signifie: “Le Seigneur Dieu bâtit en femme le côté qu'il avait pris à l'homme et il l'amena à l'homme” (Gen. 2:22) et alors ce couple marchera bien, ce qu'indiquent les mots: “Il s'attachera à sa femme et ils seront une chair une” (Gen. 2:24), “une” (ehad), évidemment! L'homme était androgyne et il y avait une unique forme, qui fut ensuite scindée et ses parties se tournèrent face à face et s'accouplèrent, alors il trouva une partenaire féminine, c'est ce qui est énoncé: “Cette fois c'est l'os de mes os et la chair de ma chair” (Gen. 2:23). […] Ainsi donc, quiconque mérite de joindre Yessod et Malkhout mérite de trouver la partenaire féminine qui lui est destinée; il est écrit: “YHVH est un” (Deut. 6:4) et il est écrit: “Il s'attachera à sa femme et ils seront une chair une” (Gen. 2:24) […] et c'est cela l'accouplement parfait et bon qui ne comporte aucune trace d'indignité. […] L'homme qui est vraiment un juste conjoint Yessod et Malkhout si bien qu'ils sont appelés “un”, aussi mérite-t-il sa partenaire féminine si bien que lui et elle sont appelés “chair une”; tu en as un symbole dans le verset: “L'un touche l'autre et pas un souffle ne s'interpose entre eux” (Job 41:8), car il n'y a entre eux ni obstacle ni empêchement pour qu'ils s'approchent l'un de l'autre. [….] Le premier [type de] mariage concerne le juste qui mérite de trouver sa partenaire féminine selon le secret de: “Le Seigneur est un” (Deut. 6:4) et selon le secret de: “Ils seront une chair une” (Gen. 2:24). A son propos il est dit: “Dieu installe les uniques dans la maison” (Ps. 68:7), les “uns”, bien sûr7

L'unité divine et l'unité humaine dont la formule est proposée dans Genèse 2:24 ont une structure identique. L'une comme l'autre implique la réunion de principes masculin et féminin; dans le cas de l'homme, il s'agit de l'union charnelle de l'homme et de la femme; dans le cas de la divinité, il s'agit de l'union des sefirot ou émanations masculine et féminine, Yessod et Malkhout.

L'idée d'une interaction entre le plan humain et le plan divin, le premier provoquant l'union du second par un processus que l'on qualifie en général de «théurgique8», est déjà présente, de façon relativement discrète, dans le texte de Joseph Gikatila qui vient d'être cité. Elle occupe au contraire la première place dans les textes du Tiqouney ha-Zohar, un écrit pseudépigraphique de la fin du xiiie siècle ou du début du xive, probablement rédigé en Espagne du nord. L'homme et la femme du verset biblique sont identifiés à deux entités supérieures appelées «Saint béni soit-il» et «Chekhinah», qui sont d'autres désignations des sefirot ou émanations masculine et féminine du monde divin – ici les sefirot Tiferet (Beauté) et Malkhout (Royauté). Tout ce qui relaté dans la Genèse à propos du premier couple et en particulier leur nudité d'avant la faute et leur attachement pour être ensemble «une seule chair», se rapporte à ces deux figures divines. Le moment de leur union «charnelle» annoncée dans le verset 2:24 désigne la théophanie du Sinaï, quand Dieu se manifeste dans son être même, sans les oripeaux des divers filtres qui lui permettent en général d'apparaître sous couvert d'attributs particuliers ou de métaphores variées. La manifestation du Dieu masculin et son union intime dans la nudité avec son aspect féminin est d'ordre linguistique et équivaut à la révélation de la Torah:

«Lorsque Moïse descendit la Torah à Israël [...] en ce temps où Elle [la Chekhinah] se débarrasse de ses vêtements, Elle s'unit à son Epoux en un contact charnel (qarov bisra), c'est ce qui est écrit: “Os de mes os et chair de ma chair, celle-ci sera appelée femme, car c'est d'un homme qu'elle a été prise, et c'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme et ils seront une seule chair” (ibidem 2:23-24), puisque l'habitude est que mâle et femelle s'unissent en un contact charnel. Il s'agit là de l'adhésion (divouqa) de l'union d'en haut pour qu'il n'y ait rien qui s'interpose. C'est que les maîtres de la Michnah ont enseigné: Lorsque l'homme prie et unit le Saint béni soit-il à sa Chekhinah, il faut que rien ne s'interpose entre lui et le mur – Sa Chekhinah – [...] pour qu'il ne se forme pas de séparation entre le Saint béni soit-il et Sa Chekhinah, c'est le secret du verset: “Tous deux étaient nus, l'homme et sa femme” (ibidem 25), “nus” en un contact charnel sans aucun vêtement, et du temps où le Saint béni soit-il et Sa Chekhinah sont ensemble sans aucun vêtement, il est dit: “Ton maître ne se tiendra plus à l'écart et tes yeux verront ton maître” (Isaïe 30:20).» (Tiqouney ha-Zohar, 58, fol. 92a).

Les «vêtements» qui font obstacle à l'union totale du Saint béni soit-il et de la Chekhinah ainsi qu'à la contemplation directe du Maître, ce sont les multiples surnoms divins qui enveloppent le tétragramme, Nom de Dieu par excellence, et qui font obstacle à sa révélation intégrale et immédiate. Ce texte du Tiqouney ha-Zohar a fait des emprunts à Joseph Gikatila, notamment à son ouvrage principal, le Cha'arey Orah («Les portes de la lumière», fol. 49a-b). Les vocables qui évoquent d'ordinaire l'union mystique, comme les mots devéqout et yihoud, sont utilisés ici pour désigner une union qui se forme à l'intérieur de la divinité entre ses aspects masculin et féminin, et c'est le verset de Genèse 2:23-24 qui fournit le paradigme du processus d'unification et de manifestation intégrale de Dieu. Pour un cabaliste comme l'auteur anonyme de ce texte, la Bible ne peut raconter de simples faits de la vie courante, ceux-ci ne sont que le reflet des processus supérieurs qui sont, eux, le véritable objet des Écritures. Mais en retour, ces faits de l'existence humaine se trouvent valorisés à l'extrême, leur bon déroulement est le garant de la bonne marche des processus intradivins. Ainsi, le rituel religieux, auquel participe l'ensemble des activités quotidiennes, y compris l'union sexuelle, provoque les gestes d'union au sein des entités divines. C'est ce que souligne un autre passage du Tiqouney Zohar (tiqoun 67, fol. 98a):

«Quand l'homme doit unir le Saint béni soit-il à Sa Chekhinah [lors des prières], il faut qu'il se défasse de toutes les pensées qui sont des coquilles sur lesquelles il est dit: “Nombreuses sont les pensées dans le cœur de l'homme” (Proverbes 19:21) et il lui faut élever Sa Chekhinah auprès de Lui par une pensée une [ou concentrée], comme il est écrit: “Mais c'est le dessein de YHVH [la pensée qui se concentre sur le tétragramme seul] qui se réalise” (ibidem), à la manière de l'homme qui s'unit à sa compagne en ôtant ses vêtements afin d'être un avec elle, c'est ce qui est marqué: “Et ils sont une seule chair” (Gen. 2:24), de la même façon il faut ôter de soi toutes les autres pensées au moment où l'on unit le Saint béni soit-il [à sa Chekhinah] deux fois par jour [en récitant]: “Ecoute Israël, YHVH notre Dieu, YHVH est un” (Deut. 6:4).»

L'union physique et la constitution d'une «chair une» avec la femme sont considérées comme étant le paradigme de la prière la plus pure, celle qui peut unir le Dieu masculin à son aspect féminin, union qui, une fois encore, s'accomplit dans la nudité, qui est ici celle de la pensée humaine qui se concentre sur le Tétragramme seul. Les vêtements dont l'homme se débarrasse pour s'unir à sa femme sont les symboles des pensées parasites dont il lui faut se défaire pour consacrer toute son attention à ses prières qui réalisent l'union du «Saint béni soit-il à Sa Chekhinah». La récitation de l'Audi Israel, que la règle commande de pratiquer deux fois chaque jour et par laquelle est attestée l'unité de Dieu, est la retraduction «théologique» du verset de Genèse 2:24 qui parle de la nécessité d'une unité charnelle entre l'homme et la femme. Le passage d'un verset à l'autre constitue un saut herméneutique qu'autorise la construction du champ théosophique du système des sefirot à laquelle les cabalistes ont consacré tous leurs efforts. Le monde divin et le monde humain sont organisés suivant des principes fondamentalement identiques. Cette identité structurelle est encore mieux mise en évidence dans un autre passage du même livre où, cette fois, chacune des propositions du verset de Genèse 2:24 est le point de départ d'un rapprochement entre ces deux mondes:

«.... lorsque YHVH sera comme il convient, chaque lettre étant avec sa voisine, comme il est écrit: “Os de mes os et chair de ma chair, celle-ci sera appelée femme car c'est d'un homme qu'elle a été prise, et c'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère” (Gen. 2:23-24); “son père” c'est la [sefira] Sagesse [Hokhmah], “sa mère” c'est [la sefira] Intelligence [Binah], comme il est écrit: “L'intelligence, tu l'appelleras mère” (Pro. 2:3). “Et (vav) s'attache à sa femme” (Genèse 2:24): ce Vav c'est le Fils. Et après qu'il s'est attaché à “sa femme”, qui est , “ils sont une seule chair” (ibidem). Et c'est cela le sacrifice qui monte et descend. Le sacrifice (qorban) c'est la mise en contact (qerivou) des lettres. Grâce à lui le yod s'approche du , le vav du [final du tétragramme], et pour cette raison “Sacrifice pour YHVH” (Lév. 1:2), car la Femme s'est approchée de l'Époux, comme il est écrit: “Un homme (Adam) parmi vous qui approchera un sacrifice à YHVH” (ibidem); qu'est-ce que “un homme”? C'est Yod Hé Vav Hé, qui est l'approche des lettres, et qui s'approche en direction des lettres? C'est la Cause de toutes les causes.» (Tiqouney ha-Zohar, Tiqoun 69, fol. 106b-107a).

Il est inutile de nous appesantir ici sur le système de correspondance bien connu entre les lettres du nom divin de quatre lettres (YHVH), les sefirot et les figures anthropomorphes qui les représentent. Indiquons seulement les éléments suivants: le «père et la mère» que le «fils» doit «quitter», ce sont les sefirot supérieures Hokhmah et Binah (Sagesse et Intelligence, symbolisées par les lettres Yod et ), et ce déplacement vise son union au degré inférieur des sefirot appelé Malkhout (Royauté), qui est la «femme» du verset de la Genèse (et que la lettre du tétragramme symbolise). Ce «fils» est la sefira Tiferet (Beauté), représentée par la lettre Vav, qui dans le même verset est la conjonction de coordination «et», préfixe du verbe «s'attacher». L'union du Fils avec la Femme, dimension avec laquelle il forme «une seule chair», parachève le processus d'unification des lettres du nom divin accompli par l'action du sacrifice. Ce qui est décrit comme un rapprochement des quatre lettres du nom de Dieu, opération du sacrifice qui regroupe en un tout unifié les composantes du monde divin, permet l'irruption de la «Cause des causes», appellation d'origine aristotélicienne de la notion cabalistique du Eyn Sof (Infini) souvent utilisée dans le Tiqouney Zohar. Grâce au sacrifice tel qu'il est décrit ici, cette source primordiale infuse pleinement l'épanchement ontique dans le «monde de l'émanation» réunifié, et les sefirot se remplissent, suivant une autre expression du même ouvrage, de cet influx vivifiant. Le sacrifice est considéré comme une opération linguistique qui est effectuée sur des lettres. D'autres passages montrent clairement que la prière ou les récitations rituelles du nom divin agissent de la même manière que les sacrifices de l'époque biblique. Il est possible aussi que la mention de la «chair une» de Genèse 2:24 fasse référence à l'unification des chairs apportées en offrande après avoir été brûlées sur l'autel, unification qui est censée provoquer, par relation de sympathie, l'union des sefirot représentées par les lettres. Une fois encore, l'union charnelle de l'homme et de la femme sert de modèle à l'unité divine. Le verset de la Genèse est entendu comme l'exposé détaillé d'un processus intérieur au monde divin et de portée cosmique. Mais son sens «littéral», pour peu que cette expression signifie quelque chose, n'est pas aboli ou oublié pour autant. Le Tiqouney Zohar est l'un des tout premiers écrits dans la littérature juive médiévale a faire usage de la distinction de quatre niveaux d'interprétation dans les Écritures. Le niveau ésotérique, sur lequel se situe l'essentiel de ses développements et en particulier celui que l'on vient d'aborder, livre bien sûr le contenu le plus profond et le plus «vrai» des versets bibliques, mais les autres niveaux d'interprétation, y compris celui qui est appelé «littéral» ou «simple», délivrent chacun un degré de vérité. Cette approche mène à la conception de l'existence possible de plusieurs niveaux de vérité qui s'étagent en fonction des méthodes de lecture utilisées. La réalisation effective de l'union charnelle peut donc être considérée comme recelant une signification dont toute la portée se déploie dans l'unification des puissances divines que le sacrifice et la prière opèrent en faisant se rejoindre les lettres du tétragramme et les émanations (les sefirot) auxquelles elles correspondent. Mais une autre école mystique judéo-espagnole, dont le chef de file était le cabaliste né à Saragosse, Abraham Aboulafia (1240-ap. 1291), a donné une interprétation différente du verset en question. Ici «l'un» de la «chair une» est considéré comme une évocation de l'unité résultant de l'union de l'homme avec Dieu. Ce que l'on convient d'appeler «union mystique» est tenu pour le «secret» de l'union charnelle de l'homme et de la femme. Ce type d'interprétation se rencontre chez une série d'exégètes, du Moyen Âge jusqu'à la fin du XIXe siècle. Parmi d'autres auteurs, Isaac d'Acre au début du XIVe siècle, Hayyim Vital à Safed, au XVIe siècle, ont adopté cette lecture, sans toutefois rejeter celle qui prévaut dans le Zohar et l'école théosophique de la cabale. Nous citerons pour l'exemple un maître du hassidisme polonais qui vivait à la fin du xixe siècle et au tout début du XXe, R. Tsadoq ha-Cohen de Lublin. Celui-ci écrit, dans le sillage de l'école mystique d'Aboulafia: «Celui qui est attaché au Saint béni soit-il – ce par quoi le roi Salomon a fondé le Cantique des Cantiques – est lié à Lui au point que, si l'on ose dire, “ils sont une seule chair” (Gen. 2:24)» (Sefer Tsidqat ha-Tsadiq, Varsovie, 1885, § 198). L'unité de la chair dans la relation conjugale est le symbole vivant de l'unité constituée par l'union de l'homme avec Dieu. L'union mystique, poussée jusqu'à son point le plus extrême, est appréhendée comme une union charnelle avec Dieu. Ce qui bien sûr ne signifie pas que Dieu est regardé comme ayant un corps de chair. Cela implique plutôt que le contact intime d'un corps à corps amoureux est, d'une part, digne de constituer l'expérience humaine la plus propre à donner un aperçu de l'expérience ultime de l'union à Dieu, et, d'autre part, que l'adhésion à la divinité peut être effectivement éprouvée dans la sensibilité, qu'elle ne s'épuise pas dans une union intellectuelle, à tel point qu'elle est vécue comme une union charnelle.

Après avoir fourni la justification scripturaire de la domination masculine sur la femme, le verset de Genèse 2:24 a donné l'opportunité aux exégètes de la mystique juive de promouvoir un modèle de l'union mystique distinct de celui que fournissait l'enseignement des philosophes médiévaux, et il a conféré au concept d'unité divine forgé à partir de la proclamation de Deutéronome 6:4, toujours menacé par l'abstraction, une signification concrète dont tout un chacun peut faire l'épreuve dans sa vie intime et quotidienne.


1. On peut déceler un nouvel avatar de cette appréciation dans l'introduction de Emile Osty et Joseph Trinquet à leur traduction de la Bible, Epîtres de Paul, Seuil, Paris, 1973, p. 2370: « Il y a en Paul plus et mieux qu'un rabbin. Jamais, à le lire, on n'éprouve cette impression d'ennui et de lassitude qui s'empare impérieusement de quiconque étudie les Talmuds; jamais on ne s'y sent éloigné du monde des vivants, perdu dans des subtilités de docteurs qui discutent de riens avec un savoir grave, austère, académique et solennel. C'est que Paul n'est pas un Juif replié sur lui-même, hostile à l'univers, “opposé à tous les hommes” (I Th. 2:15). […] La haie dont les rabbins avaient entouré la Loi a préservé sa vie morale et religieuse des atteintes du paganisme, mais elle n'a ni borné son horizon ni rétréci son esprit. Un souffle d'Occident a passé sur son âme.» retour texte

2. L'appellation hébraïque classique est guezérah chavah. retour texte

3. N.d. e. La citation qui suit figure également au chapitre «Genèse 1:26-27», p. 172 sq. Pour une meilleure commodité de lecture, nous la reproduisons ici. retour texte

4. N.d.e. Citation quasiment identique p. 192 sq. retour texte

5. Voir Midrach Beréchit 22:16. Cette première Ève est dénommée Lilith dans l'Alphabet de Ben Sira (voir Otsar ha-Midrachim, I, p. 47 col. 1 ; et voir Zohar I, 34b, III, 19a, 76b). retour texte

6. N.d.e. .Voir supra p. 188 et note 42. retour texte

7. David et Bethsabée, édité, traduit et annoté par Ch. Mopsik, IIe éd., L'éclat, Paris-Tel Aviv, 2003, p. 51, 54-57.[voir également supra, p. 65-66]. retour texte

8. Nous avons consacré un ouvrage àŭ l'étude de ce sujet : Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu, Verdier, Lagrasse, 1993.retour texte