Cet hommage à Emmanuel Fournier, a été prononcé à l’occasion d’une table ronde organisée au Salon de la revue, le 17 octobre 2022 en présence d’Armelle Cloarec (Saxifrage), Eric Pesty (éditions Eric Pesty), Hervé Laurent (L’ours blanc), Luc Benazet (Senna Hoy) et Michel Valensi (L’éclat). (Nous le ‘postons’ ici en attendant que l’ensemble des interventions soit mis en ligne).
En deux ans, les éditions de l’éclat ont perdu deux amis. Deux très chers amis et auteurs qui ont accompagné le catalogue, chacun à sa manière, pendant de longues années et avec une fidélité jamais démentie. Yona Friedman, né en 1923 à Budapest, et Emmanuel Fournier, né en 1959 à Albi. Si je parle aujourd’hui de ces deux amis perdus, et non pas du seul Emmanuel qui nous rassemble ici, c’est parce que malgré leurs très grandes différences d’âge, d’histoire, de langue etc., certains traits de l’un et l’autre me sont apparus soudainement comme très proches et je n’y avais jamais pensé auparavant. C’est venu d’un coup. Emmanuel est parti brusquement, à la veille de ses soixante-trois ans, brusquement et avec cette discrétion qui le caractérisait et que, pour cette fois seulement, on lui reprochera! (« Mourir sans prévenir ! », ou comme il aurait pu l’écrire, ou : « Rager, non de devoir mourir (attendre un peu !), mais de s’éteindre sans s’être laissé brûler, de s’étouffer avant d’avoir épuisé de se consumer, de s’arrêter avant d’avoir pu se lasser » comme il l’écrit lui-même). Le dernier échange que j’ai eu avec Emmanuel concernait un texte qu’il voulait écrire pour un projet collectif de L’éclat, qui finalement n’a pas abouti et qui concernait la « confusion ». Parlant du vocabulaire engendré par l’épidémie, Emmanuel nous avait écrit :
Non seulement ces mots traduisent des préoccupations nouvelles, légitimes et bien réelles, non seulement ils monopolisent nos discours, mais il se pourrait qu’en retour ils influencent nos façons de penser et d’envisager nos rapports aux autres, au monde et à nous-mêmes. Il se pourrait qu’ils s’autonomisent totalement et durablement de la situation. Peut-être ne nous reverrons-nous jamais, peut-être n’apparaîtrons-nous désormais les uns aux autres qu’en présentiel?
« Peut-être ne nous reverrons-nous jamais,peut-être n’apparaîtrons-nous désormais les uns aux autres qu’en présentiel ?
Yona Friedman allait avoir 97 ans quand il a décidé de rejoindre l’une de ses villes imaginaires dont il avait tout au long de sa vie ‘compliquée’ dessiné les contours. C’était en février de l’année 2020 et donc avant que ne se pose la question du présentiel et de l’imprésentiel.
Yona avait donc « pris son temps » et, sans nous prévenir véritablement, il avait fait en sorte qu’on ne soit pas, quant à nous, « surpris » par le temps. Dans un de ses derniers messages, il nous écrivait :
« je suis très affaibli, mais j’écribouille encore mes notesbooks, utilisant le peu de jours qui me restent »…
Yona Friedman et Emmanuel Fournier ne se connaissaient pas. Je ne crois pas qu’ils se soient lus, et c’est chacun en suivant un itinéraire très particulier qu’ils se sont retrouvés dans ce même catalogue de bric et de broc, que depuis plus de trente ans maintenant nous construisons, Patricia Farazzi et moi-même. Mais curieusement, quand il s’est agi de rendre hommage à Emmanuel, c’est immédiatement à Yona Friedman que j’ai pensé. Parce que quand on perd un ami, on cherche du regard ce qui nous consolera de cette perte, les traces de sa présence par-delà sa présence même, et on peut les trouver aussi dans les mots de celui qui est déjà parti.
La formule qui m’est venue à l’esprit c’est : « ordre compliqué ». C’est le titre d’un livre de Yona, mais aussi un concept qu’il a développé dans plusieurs de ses ouvrages, parce que pour Friedman le « désordre » n’existe pas. Ou alors il y a désordre quand on veut mettre de l’ordre dans un ordre compliqué. Il suffit de voir comment ça se passe dans la vie. Prenez une ville, une polis, qui fonctionne selon une infinité d’ordres compliqués, mettez-y un ordre ‘policier’ et c’est aussitôt la pagaille, comme on peut le voir aujourd’hui aux abords de la Bastille où l’on manifeste contre la vie chère !
Si on regarde attentivement les livres d’Emmanuel, et plus particulièrement peut-être, ceux consacrés à l’infinitif, on est confronté en fait à un beau cas d’« ordre compliqué » ! Pour Emmanuel, tout doit être en ordre, mais cet ordre désobéit foncièrement à l’idée d’ordre établi. Des verbes dans tous les sens, pris dans leur carcan infinitif et qui, mis les uns à côté des autres, selon un ordre compliqué justement, parviennent à définir une pensée d’une extraordinaire rigueur. De plus, si on passe dans les coulisses, et qu’on examine les cintres du théâtre des verbes d’Emmanuel, on se rend compte que cet ordre compliqué tient en un nombre extrêmement réduit de verbes et qu’il suffit de les organiser selon un ordre alphabétique, qui est aussi un ordre compliqué à sa manière, pour voir qu’ils tiennent dans le creux de la main, mais parviennent, par l’agencement qu’Emmanuel établit, à donner l’image du corps tout entier de la pensée.
Mais ce n’est pas tout ! Yona comme Emmanuel ne parvenaient pas à se satisfaire des mots pour dire ce qu’ils avaient à nous dire. Pour l’un comme pour l’autre, le besoin du dessin au trait était absolument nécessaire. Yona accompagnait ses textes de petits vignettes extrêmement simples, un trait pour chacun des membres du corps, un trait pour le corps, un point pour la tête et le petit bonhomme s’animait et rendait autrement intelligibles ses théories complexes sur les granules d’individualité ou sur les mondes erratiques. Emmanuel quant à lui ne lâchait pas son crayon ou sa plume et dessinait et redessinait encore la vague quand elle reflue, le nuage quand il s’étire, et bien entendu, ne parvenant pas à saisir la totalité des mouvements contenus dans la vague ou le nuage, il poursuivait à l’infini son tracé au fil de la plume.
L’écrivain new yorkais yiddish Isaac Bashevis Singer raconte que tous les jours, avant de se mettre à sa table d’écriture, il descendait chez Katz, une cantine juive polonaise du Lower East Side, ouverte tous les jours de l’année (y compris les jours de fêtes juives et y compris le jour de kippour) et presque 24hsur 24, pour y manger son assiette de riz au lait. Si on voulait voir Singer, c’était facile, il suffisait de se pointer chez Katz entre telle et telle heure et il était là. Et Singer, avec cet humour noir et grinçant qui le caractérisait, ajoute dans son entretien que même après sa mort, ceux qui voudraient le voir n’avaient qu’à aller chez Katz entre telle et telle heure et qu’il serait là à manger son assiette de riz au lait.
A toutes les heures du jour et de la nuit désormais, Emmanuel dessine encore à l’infinitif ses lignes de vagues et de nuages, et il nous suffit de regarder ses pages et de lire ses lignes de verbes pour savoir qu’il sera toujours là.