l'éclat

Stéphane Mosès

Temps de la Bible

Lectures bibliques

MAI 2011

ISBN 978-2-84162-226-9

160 p.

15 euros

 

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SOMMAIRE

Préface, suivant la bibliographie (par Michel Valensi) (lire ci-dessous)
Origine des textes

Temps de la Bible

Figures de la paternité biblique
Sacrifices
La Bible et les césures du temps
Trois formes de la paix dans la tradition juive
Quelques principes de l’herméneutique rabbinique
Typologie de la modernité juive

Index des sources
Index des noms

Préface, suivant la bibliographie

par Michel Valensi

 

 

Temps de la Bible regroupe six essais, précédemment parus entre 2002 et 2004, qui parcourent à rebours les chemins de pensée que Stéphane Mosès (1931-2007) a explorés tout au long de sa vie, et témoignent paradoxalement de la place tardive[1], mais non moins décisive, qu’a pris la réflexion sur la Bible dans sa bibliographie.

Ces nouvelles lectures bibliques, à la suite de celles déjà parues dans L’Éros et la Loi (Seuil, 1999), s’ouvrent sur les «figures de la paternité» et la question du sacrifice (ou du non-sacrifice) d’Abraham, et se poursuivent par deux essais sur la double tradition herméneutique juive, entre Talmud et Kabbale. Elles s’achèvent sur ce par quoi Mosès avait lui-même commencé: une «typologie de la modernité juive» où, une fois le décor planté, reviennent, pour questionner le Livre, les figures de Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Emmanuel Levinas et Paul Celan.

Pivot du volume, «La Bible et les césures du temps» que Philippe Sollers avait accueilli en 2003 dans sa revue L’Infini, et qui insiste sur les pauses, suspensions,  coupures qui sont et font le temps (le mot vient du grec temeîn : «couper, fendre, trancher»): respirations du shabbat, de l’année sabbatique, du jubilé, ponctuant la vie juive comme autant de silences sans lesquels aucune musique n’est possible. «Temps», qui garde du latin tempus la terminaison en s des formes plurielles, indiquant une infinité de possibles en écho à la multiplicité des sens de la Bible, à laquelle reviendra -Stéphane Mosès, presque au terme d’un parcours bibliographique, lui-même en forme de double boucle et que nous allons suivre ici.

Si ses premiers articles publiés[1] portent sur quelques grands Allemands (Jean-Paul, Goethe, Thomas Mann – Hölderlin ne viendra que plus tard, confronté à Rosenzweig), son intérêt pour les auteurs de la «modernité juive», lus dès les années 1960, ne s’affirmera sous la forme d’articles qu’à partir de 1976, où, sur les traces de Kafka, apparaissent les premiers noms de Rosenzweig, Benjamin et Scholem: météorites dans le ciel de la pensée française et qu’il contribuera à mieux faire connaître.

La méthode de Stéphane Mosès consiste à les confronter, les mesurer l’un à l’autre: Kafka lu par Scholem, Kafka, encore, lu par Benjamin (et Brecht), Rosenzweig versus Benjamin, l’amitié ‘stellaire’ de Benjamin et Scholem ou, au contraire, la terrible lettre de ce dernier à Rosenzweig sur la question du langage, alors même que Rosenzweig ne parvient plus à parler, et qui voudrait sceller une improbable réconciliation par-delà l’éloignement tant spirituel que spatial, etc. Un entrelacs de pensées et d’écrits que Mosès tord,  presse, épuise pour exprimer un «typologie de la modernité juive» qu’il scinde en «modernité critique» (incarnée par une première constellation «Kafka-Scholem-Benjamin») et «modernité normative» (sous la seule étoile, alors, de Franz Rosenzweig, mais à l’ombre, déjà, d’Emmanuel Levinas, qui n’apparaîtra que plus tard dans la bibliographie [1]). Années de publications intenses, marquées aussi par la parution du grand livre sur Rosenzweig, Système et Révélation, préfacé par Levinas et accompagnant la traduction de L’Étoile de la Rédemption au Seuil en 1982, qu’il préfacera lors de sa réédition en 2003.

En 1986, s’inscrit le nom de Paul Celan[1] (rencontré en 1962 à Moisville dans la maison normande du poète), qui vient rejoindre de manière décisive la première constellation «critique», interrogeant désormais poétiquement le «néant de la révélation» où s’est abîmée notre modernité. Pas moins de dix articles sur, ou traductions de Celan entre 1986 et 2008, qui ne viennent certes pas à bout de «l’inscription dans la catastrophe» de cette poésie décidément in memoriam, mais enrichissent considérablement cette modernité critique d’une voix jusqu’alors inouïe, s’ajoutant comme un murmure aux paraboles kafkaïennes et aux entretiens infinis des deux grands berlinois, vivant chacun solitairement «une expérience de l’exil» de part et d’autre d’une méditerranée livrée aux intempéries du siècle court.

Il faut attendre 1993 pour que le nom d’Emmanuel Levinas rejoigne, du côté normatif, cette constellation.

Certes, Levinas était déjà présent dans les écrits de Mosès, mais c’est à l’hiver 1993 que paraît en hébreu dans la revue Daat l’essai: «Emmanuel Levinas: l’Ethique comme signification première», en même temps que sa version française dans un volume sous la direction de Jean Greisch et Jacques Rolland, Emmanuel Levinas: l’éthique comme philosophie première. Colloque de Cerisy-la-Salle, 1986, Paris, Cerf, 1993[1]. Suivront ensuite plusieurs essais, dont trois furent rassemblés en volume par Mosès lui-même en 2004, sous le titre Au-delà de la guerre.

Le vingtième siècle s’achève alors sur cette tension irrésolue entre critique et norme, Kabbale (Scholem) et Talmud (Levinas), pourrait-on dire aussi, ou encore «Haggada et Halakha», pour reprendre le titre d’un essai de Chaïm Nachman Bialik, traduit en allemand par le jeune Scholem pour la revue de Buber, et lu avidement par un Walter Benjamin destiné à devenir, malgré lui, le Rachi[1] d’un siècle qu’on aurait voulu palimpseste.

Temps bouleversé qui cherche encore son livre réconciliateur, et qui va revenir bientôt au Livre même, où il s’apaise.

Retour, on le sait, qui est aussi une réponse (téchouva), mais qui prend chez Mosès, comme l’a si heureusement raconté Henri Atlan, la forme d’une question renouvelée[1].

Apaisement, auquel aspire Stéphane Mosès, en refermant la première boucle Rosenzweig-Benjamin-Scholem, avec la publication de L’Ange de l’Histoire au Seuil en 1992.

Le livre s’ouvre alors sur la Tour de Babel et une citation de Kafka qui évoque l’ordre qui en précéda la construction: «Au début, quand on commença à construire la tour de Babel tout était plus ou moins en ordre» écrit Kafka. Et Mosès: «Cette unité portait pourtant en elle les germes de la désunion[1].» Comment concilier alors unité et désunion? Ou, en d’autres termes, comment imaginer «Babel heureuse»? Roland Barthes, à qui j’emprunte l’expression, la concevait «dans le moment où [le lecteur du texte] prend son plaisir [1]». Et ce plaisir du texte, intact, sans impatience, Stéphane Mosès le trouve bientôt dans la Bible, toujours à portée de main, ouverte au chapitre des Psaumes où l’on peut lire: «La pierre qu’ont dédaignée les bâtisseurs était la pierre angulaire» (118,22).

Les lectures bibliques de Stéphane Mosès avaient été inaugurées en 1965 avec l’article «La voix de Jacob», mais (si l’on excepte la conférence de 1985 sur Enoch) elles ne reprendront de manière systématique que trente ans plus tard, en 1994, avec un texte sur «la Révélation des Noms dans le récit biblique» qui ouvre la seconde boucle. Puis suivront à un rythme soutenu: «Révélation et langage selon les sources bibliques» (1996), «Trois prières pour l’étranger dans l’Ancien Testament» (1997), «L’Europe et la fin des temps» (1997) qui constitueront, enrichis d’un inédit, L’Éros et la Loi en 1999. Enfin «L’incarnation du souffle dans le récit de la Genèse» (1999), «Le fil de la tradition est-il rompu?» (2002), «Sacrifices» (2002), «La Bible et les césures du temps» (2003), «Quelques principes de l’interprétation rabbinique» (2003), «Figures de la paternité biblique» (2004, en allemand), «Le don et la dette selon les sources bibliques» (2004), qui fournissent la matière de ce second volume.

Pour Mosès, «le sens [du texte original biblique] est proprement inépuisable: à l’intérieur du réseau de contraintes que dessinent les signes linguistiques qui composent le texte, l’interprétation est libre d’en remplir les blancs et les marges et d’en proposer, de génération en génération, des lectures nouvelles. À l’opposé de toute vision dogmatique, c’est précisément cette permanente invention du sens qui, pour la tradition juive, constitue l’essence même de la Révélation[1]».

Dès lors, dans la Bible, critique et norme s’harmonisent dans cette «permanente invention du sens» et constituent ensemble la constance de la réflexion juive à travers les temps. La quête de cette harmonie a conduit Stéphane Mosès de l’intranquillité critique des premiers travaux à l’apaisement du Livre où se déploie, après le «temps de la nécessité», le «temps des possibles [1]». Les deux boucles se rejoignent alors en un ruban de Möbius où se déroule à l’infini un temps éternellement présent, temps du bel aujourd’hui qui n’est autre que le temps pluriel de la Bible.

 



[1]À l’exception de l’article de 1965: «La voix de Jacob» paru dans Les Nouveaux Cahiers, n° 2, et de celui de 1985: «La pointe d’Enoch» paru dans Idoles. 24e colloque des intellectuels juifs de langue française, Paris, Denoël, tous deux désormais repris dans L’Éros et la Loi. Lectures bibliques, Paris, Seuil, 1999.

[1] Pour une bibliographie de Stéphane Mosès, voir Retours. Mélanges à la mémoire de Stéphane Mosès, Paris, Editions de l’éclat, «Bibliothèque des fondations», 2009, p. 209 sqq. ou <ici>.

[1] . C’est la lecture de Levinas qui permet à Stéphane Mosès de «comprendre» Rosenzweig, comme il le dit lui-même dans ses entretiens avec Victor Malka: Un retour au judaïsme. Entretiens avec Victor Malka, Paris, Seuil, 2008, p. 71.

[1] «‘L’entretien dans la montagne’ de Paul Celan», in Contre-jour. Etudes sur Paul Celan, sous la direction de Martine Broda, Paris, Cerf, 1986, qui sera repris en volume en 1994.

[1] Désormais sous le titre «L’infini en nous», dans Au-delà de la guerre. Trois études sur Levinas, Paris, Editions de l’éclat, 2004.

[1] Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, tr. fr. Paul Kessler, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p. 124.

[1] Henri Atlan, «Les revenants dans la question. Sur ­Stéphane Mosès», in Retours, cit., p. 185 sqq.

[1] Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, Paris, Seuil, 1992, p. 9.

[1] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 10.

[1] . Stéphane Mosès, L’Eros et la loi. Lectures bibliques, Paris, Seuil, 1999, rééd. «Points Essais», p. 78.

[1] Voir Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, cit. p. 23.

 

 

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