l’éclat

Gershom Scholem:Le prix d'Israël

 

9. À propos de notre langue*

Une confession (1926)
Pour Franz Rosenzweig.

À l’occasion du 26 décembre 1926

 

La lettre de Scholem à Rosenzweig publiée ici a une histoire étrange. Tout d’abord parce qu’il ne s’agit pas vraiment d’une lettre, mais d’un texte de circonstance qui figure dans un cahier d’hommages remis à l’auteur de L’Étoile de la Rédemption à l’occasion de son quarantième anniversaire.

Après la mort de Rosenzweig, en 1929, ce recueil fut confié à l’Institut Leo Baeck à New-York, où il sommeilla pendant de longues années. Un jour de 1983, plus d’un an après la mort de Scholem, sa femme Fania découvrit par hasard une copie dactylographiée de ce texte, glissée entre les pages d’un vieux livre, et eut la générosité de me la remettre. Je compris d’emblée qu’il s’agissait là d’un document essentiel pour la compréhension de la pensée de Scholem. Je décidai donc de la traduire de l’allemand en français, et de la faire suivre d’un commentaire. Les deux textes furent publiés en 1985 dans un numéro spécial des Archives de sciences sociales des religions (et furent repris dans mon livre L’Ange de l’Histoire [Seuil, Paris, 1992]). Mais le plus étonnant dans l’histoire de ce texte est le fait même qu’il a été écrit.

En effet, les relations entre Scholem et Rosenzweig étaient exécrables. Et ceci non seulement pour des raisons personnelles (les deux hommes, qui s’appréciaient pourtant profondément, étaient doués, chacun de son côté, d’un caractère particulièrement intransigeant), mais avant tout parce qu’ils incarnaient deux visages opposés du judaïsme allemand, et, plus généralement, deux visions tout à fait divergentes de l’avenir du judaïsme.

Certes, ce qu’ils avaient en commun peut nous paraître aujourd’hui, avec la distance historique, plus essentiel encore: un même refus de l’assimilation, un même itinéraire personnel de retour au judaïsme et à ses sources spirituelles, bref, un même parcours de «dissimilation». Mais, au-delà de ce point de départ identique, leurs conceptions politiques étaient absolument inconciliables. Dans son autobiographie, Gershom Scholem a parfaitement résumé la nature de ce désaccord idéologique:

Nos options allaient dans deux sens radicalement opposés. Il cherchait à réformer, ou à révolutionner (je ne sais quel terme employer) le judaïsme allemand de l’intérieur. Je n’avais, quant à moi, plus d’espoir dans cet amalgame connu sous le nom de “Deutschjudentum” (judéité allemande), et n’attendais le renouveau du judaïsme que de sa renaissance sur la terre d’Israël1.

Rosenzweig, de son côté, reprochait à Scholem de penser que le judaïsme diasporique était «en état de mort clinique, et que c’est seulement “là-bas” qu’il retrouvera vie2». Pour lui, au contraire, le sionisme, en tant que «forme laïcisée du messianisme», risquait de priver le judaïsme de son identité religieuse en cherchant à tout prix à le «normaliser3». Au printemps de 1922, alors que le jeune Scholem, âgé à ce moment de 24 ans, se préparait à quitter l’Allemagne pour aller s’installer en Palestine, il alla rendre visite à Francfort à Rosenzweig, qui souffrait déjà à ce moment des premières atteintes du mal qui allait l’emporter, et eut avec lui une violente discussion à la fois idéologique et personnelle qui amena entre eux une brouille complète. «Ce fut, écrira plus tard Scholem, l’une des disputes les plus orageuses et les plus irréparables de ma jeunesse. Si j’avais su que Rosenzweig souffrait déjà des premières atteintes de sa maladie, je n’aurais jamais abordé ce sujet avec lui4.»

Il semble en effet que Scholem ne tarda pas à regretter la violence dont il avait fait preuve. Mais surtout, au contact de la réalité politique et idéologique qu’il découvrait dans la Palestine juive des années 1920, son enthousiasme juvénile avait rapidement fait place à une profonde désillusion5. On peut donc supposer que si, trois ans après son installation à Jérusalem, Scholem accepta de donner un texte à ce recueil d’hommages à Rosenzweig, c’était pour lui faire part de ses doutes et de ses appréhensions quant à l’avenir d’une société juive coupée de plus en plus nettement de ses racines religieuses, et pour reconnaître que ses propres conceptions s’étaient rapprochées, dans une large mesure, de celles de son interlocuteur (d’où le titre donné à son texte: «Une confession»).

Le texte de Scholem dénonce, sur un ton quasi apocalyptique, les ravages causés à la langue hébraïque par son passage du statut de langue des textes sacrés à celui de simple langue de communication quotidienne. Depuis la destruction du Deuxième Temple en 70 après J.-C. et l’exil des Juifs à travers tout le bassin méditerranéen, l’hébreu était devenu exclusivement, à côté de l’araméen, la langue des commentaires rabbiniques des textes bibliques. Langue de la culture théologique, essentiellement écrite, elle acquit au cours des siècles la dignité d’une langue sacrée, douée, pour la tradition mystique, de pouvoirs quasi magiques. Certes, les poètes juifs de l’Âge d’or espagnol et de la Renaissance italienne, puis les écrivains du dix-neuvième siècle, formés par l’esprit des Lumières, l’avaient également utilisée à des fins profanes. Mais pour la Tradition religieuse, l’hébreu restait avant tout langue sacrée. Ce furent les premiers linguistes sionistes qui, au début du vingtième siècle, en firent la langue parlée de la nouvelle société juive en gestation dans le Pays d’Israël. Le jeune Scholem vit dans cette langue nouvelle, purement pragmatique et séculière, et apparemment oublieuse de ses anciennes connotations religieuses, une véritable profanation des sources sacrées du judaïsme. Cette profanation de la langue lui apparut comme un symptôme des menaces que le processus de sécularisation et de «normalisation» en cours impliquait pour l’avenir du judaïsme sur la terre de ses ancêtres. Au judaïsme spirituel dont il espérait la renaissance se substituait sous ses yeux une vision purement empirique et politique de la nouvelle société juive, vision qui mettait en danger l’essence de la tradition religieuse qui, pour lui, définissait l’essence même du judaïsme.

 

Ce pays est pareil à un volcan où bouillonnerait le langage. On y parle de tout ce qui risque de nous conduire à l’échec et, plus que jamais, des Arabes. Mais il existe un autre danger, bien plus inquiétant que la nation arabe, et qui est une conséquence nécessaire de l’entreprise sioniste; qu’en est-il de l’actualisation de la langue hébraïque? Cette langue sacrée dont on nourrit nos enfants ne constitue-t-elle pas un abîme qui ne manquera pas de s’ouvrir un jour? Certes, les gens d’ici ne savent pas ce qu’ils sont en train de faire. Ils croient avoir sécularisé la langue hébraïque, lui avoir ôté sa pointe apocalyptique. Mais, bien sûr, ce n’est pas vrai ; la sécularisation de la langue n’est qu’une façon de parler, une expression toute faite. Il est impossible de vider leur charge des mots bourrés de sens, à moins d’y sacrifier la langue elle-même. Le volapück fantasmagorique que l’on parle dans nos rues définit exactement l’espace linguistique inexpressif qui seul a rendu possible la «sécularisation» de la langue. Mais si nous transmettons à nos enfants la langue telle qu’elle nous a été transmise, si nous, génération de transition, ressuscitons pour eux le langage des vieux livres pour qu’il puisse à nouveau leur révéler son sens, ne risquons-nous pas de voir un jour la puissance religieuse de ce langage se retourner violemment contre ceux qui le parlent? Et le jour où cette explosion se produira, quelle sera la génération qui en subira les effets ? Quant à nous, nous vivons à l’intérieur de notre langue, pareils, pour la plupart d’entre nous, à des aveugles qui marchent au-dessus d’un abîme. Mais lorsque la vue nous sera rendue, à nous ou à nos descendants, ne tomberons-nous pas au fond de cet abîme? Et nul ne peut savoir si le sacrifice de ceux qui seront anéantis dans cette chute suffira à le refermer.

Les initiateurs du mouvement de renaissance de l’hébreu avaient une foi aveugle, quasi fanatique, dans le pouvoir miraculeux de cette langue. Ce fut là leur chance. Car s’ils avaient été doués de clairvoyance, ils n’auraient jamais eu le courage démoniaque de ressusciter une langue vouée à devenir un espéranto. Ce sont ceux-là mêmes qui continuent, aujourd’hui encore, à s’avancer comme ensorcelés au-dessus d’un abîme dont nul son ne s’élève, et qui transmettent à notre jeunesse les noms et les signes de jadis. Quant à nous, la peur nous saisit lorsque dans un discours nous sommes soudain frappés par un terme religieux employé sans discernement par un orateur poussé peut-être par une intention consolante. Cette langue-là est grosse de catastrophes à venir. Elle ne peut pas rester là où elle en est aujourd’hui. En vérité ce sont nos enfants, eux qui ne connaissent plus d’autre langue, eux et seulement eux, qui devront payer le prix de ces retrouvailles que nous leur avons préparées, sans leur avoir posé la question, sans nous l’être posée à nous-mêmes. Un jour viendra où la langue se retournera contre ceux qui la parlent. Nous connaissons déjà de tels instants qui nous stigmatisent, que nous ne pourrons jamais plus oublier, et où se révèle à nous toute la démesure de notre entreprise. Ce jour-là, aurons-nous une jeunesse capable de faire face à la révolte d’une langue sacrée ?

Le langage est nom. C’est dans le nom qu’est enfouie la puissance du langage, c’est en lui qu’est scellé l’abîme qu’il referme. Pour avoir invoqué quotidiennement les noms d’autrefois, il ne dépend plus de nous d’écarter les pouvoirs qu’ils recèlent. Une fois réveillés, ils se manifesteront au grand jour, car nous les avons invoqués avec une violence terrible. Certes, la langue que nous parlons est rudimentaire, quasi fantomatique. Les noms hantent nos phrases, écrivains et journalistes jouent avec, feignant de croire, ou de faire croire à Dieu, que tout cela n’a pas d’importance. Et pourtant, dans cette langue avilie et spectrale, la force du sacré semble souvent nous parler. Car les noms ont leur vie propre. S’ils ne l’avaient pas, malheur à nos enfants, qui seraient alors livrés sans espoir à un avenir vide.

Parmi les mots hébreux, tous ceux qui ne sont pas des néologismes, tous ceux qui ont été empruntés au trésor de «notre bonne vieille langue» sont chargés de sens jusqu’à en éclater. Une génération comme la nôtre, qui reprend en charge la part la plus fertile de notre tradition, je veux dire sa langue, ne pourra pas – même si elle le souhaite ardemment – vivre sans tradition. Lorsque viendra l’heure où la puissance enfouie au fond de la langue hébraïque se manifestera de nouveau, où le «dit» de la langue, son contenu, reprendront forme, notre peuple se trouvera de nouveau confronté à cette tradition sacrée, signe même du choix à entreprendre. Alors il lui faudra se soumettre ou disparaître. Car au cœur de cette langue où nous ne cessons pas d’évoquer Dieu de mille façons – le faisant revenir ainsi, en quelque sorte, dans la réalité de notre vie – Dieu lui-même, à son tour, ne restera pas silencieux. Mais cette inéluctable révolution du langage, où la Voix se fera entendre de nouveau, est le seul sujet dont on ne parle jamais dans ce pays. Car ceux qui avaient entrepris de ressusciter la langue hébraïque ne croyaient pas en la réalité du Jugement auquel ils nous soumettent tous. Fasse le ciel que la légèreté avec laquelle nous avons été entraînés sur cette voie apocalyptique ne nous mène pas à notre perte.

Jérusalem, le 7 teweth 5687