l'éclat

DAVID GRITZ
LEVINAS FACE AU BEAU


 

BREVE ESTIME DU BEAU

 

Catherine Chalier

 

À Nevenka et à Norman

 

Inlassablement écoutée de livre en livre, sur le registre de l'être puis sur celui, plus exigeant encore, de l'au-delà de l'être, la tonalité, sévère et douce, des expressions qui font entendre l'appel du bien au cœur des vies surtout soucieuses de leur bonheur propre, et promptes à s'exempter du reste pour d'excellentes raisons selon elles, scande l'œuvre de Levinas. "Bien au delà de l'être", "bonté du bien", "originelle emprise du Bien sur soi" ou encore "bonté malgré soi" orientent en effet le parcours d'une œuvre dédiée à la responsabilité pour autrui, sans place laissée pour des considérations qui détourneraient de son urgence. Les vocables de "beauté" et de "beau" apparaissent peu dans les livres du philosophe et, lorsqu'ils viennent malgré tout sous sa plume, c'est pour se voir aussitôt assortis de multiples réserves comme si leur seule présence constituait une séduction à déjouer d'emblée et, finalement, à proscrire. L'être dissimule sa caricature et absorbe son ombre grâce à la beauté; dans "sa légère insouciance", le beau est "gardien du silence" et "il laisse faire1*". Au lieu de convier au service du bien, la contemplation du beau en détourne: comme dans les tableaux de Renoir, elle réjouit grâce à sa promesse de bonheur inentamée par la fièvre insolente des blessures et du désespoir et elle apaise l'angoisse de celui qui s'abandonne à elle, mais, précisément, elle l'allège aussi de l'insoutenable face à face avec la misère et avec l'injustice qui flétrit le monde. Le beau ne rend pas meilleur car plaider la cause du bien n'est en rien sa tâche. Il arrive qu'il distrait les individus de leur solitude, de leur douleur et de leur deuil, ou encore qu'il vienne favoriser leur quête d'une sérénité enfin détachée de la noirceur du monde mais, au même moment, il laisse intactes les blessures provoquées par la folie humaine, il ne les combat pas, voire les encourage par son indifférence et son abandon. S'il donne parfois la force de mieux supporter sans se plaindre la nuit qui pèse sur sa vie propre, il encourage aussi à exiger d'autrui qu'il en fasse autant, ce qui dispense de le regarder, de l'écouter et de le secourir .

Cette mise en garde sans concession aux instants où le cœur bat plus léger dans le cœur de l'homme, doit être appréciée de façon minutieuse. Le beau mérite-t-il tant de réserves, tant de peur ou encore tant de colère? Comme le montre David Gritz, ce n'est pas seulement parce que Levinas, conscient de l'insolence coupable de ceux qui festoyaient en pleine peste, lorsqu'ils parcouraient les galeries d'art ou fréquentaient avec assiduité la saison de musique de Weimar alors que des millions d'innocents, persécutés et anéantis, ne trouvaient aucune aide, qu'il dresse les actes de ce procès. Ou plutôt c'est parce qu'il pense que l'indifférence au bien prend souvent les couleurs du culte du beau, comme si un reste de vague religiosité continuait de réclamer son dû dans les âmes qui proclament, avec cynisme ou avec foi, que Dieu est mort. Or ce substitut de religion permettrait de surcroît, à l'instar peut-être d'anciens cultes païens, de supporter les sacrifices humains qui se déroulent, à côté de soi, voire avec sa complicité, sans émettre la moindre objection. Levinas ne se contente toutefois pas de dénoncer l'irresponsabilité de cette attitude, il cherche à penser pourquoi le beau a cette imposante et subtile puissance de détourner l'attention de la misère humaine.

N'y aurait-il alors, face au beau, aucune lueur de clarté et aucun frémissement d'espoir de vie meilleure? La beauté devrait-elle porter de façon irrémédiable le sceau de ce "cauchemar", de ce "destin" tragique ou encore de cette seule vocation à travestir l'ombre troublante de l'être, son double inséparable? Malgré la nostalgie si prégnante souvent de leur harmonie, le bien et le beau se seraient-ils dévoilés étrangers l'un à l'autre, de façon inaltérable et blessante?

Avant de se risquer à répondre et pour pouvoir le faire sans indécence, perversité ou tout simplement naïveté, il faut, comme l'œuvre de Levinas y convie, partir d'une exigence: de même que celles consacrées à la philosophie, à la politique ou encore à la religion, les pages sur l'art, écrites en Europe grecque et chrétienne, seraient à réévaluer à l'aune abyssale de la Catastrophe. Comment se fait-il en effet que rien, ou presque rien, dans la culture, ne se soit avéré apte à endiguer l'incroyable puissance de ténèbres, de cruauté et de haine qui a déferlé sur une terre où, en particulier, la beauté avait mis sa marque en maints endroits? Comment expliquer que l'émotion face au beau ressentie par ceux qui, en Europe, participaient, de loin et parfois de très près, à l'édification des bûchers de mort, les ait laissés de marbre face aux visages suppliciés?

Que la beauté soit heureuse ou qu'elle soit triste, répond Levinas, elle ne peut en tout cas jamais "aller vers le mieux" et c'est là, à la fois, un de ses tourments et une des raisons de son pouvoir séducteur. Prisonnière à jamais de l'instant où le peintre ou le sculpteur acheva son œuvre, la beauté porterait le sceau d'un enchaînement à l'irrémédiable. Contrairement à une opinion courante, Levinas ne considère pas, dans La réalité et son ombre, que l'art soit un langage et que le beau parle à l'homme. L'œuvre n'exprime pas les aspirations ou les craintes de l'artiste, elle n'adresse aucun message, jusqu'ici resté ineffable, sur ce qui transcende l'existence, elle est au contraire impassible, muette et solitaire. Elle paraît parfois sur le point de s'animer, mais elle n'y parvient jamais, elle déçoit celui qui espérait, grâce à elle, une élévation de son être. Proche en cela des thèses de F. Rosenzweig sur l'art païen – en lequel il voit, comme lui d'ailleurs, une tentation permanente de l'esprit humain – Levinas décrit le face-à-face avec la beauté de l'œuvre, peinte, sculptée ou musicale, comme un affrontement avec les forces anonymes et brutales d'un destin qui ignore les personnes singulières. Il y voit une mise en demeure de souscrire à la réalité de l'élémentaire comme à la vérité de l'Être. Or, dans son indifférence aux joies et aux douleurs humaines, dans sa neutralité splendide et cruelle, cette réalité parviendrait, à leur insu ou avec leur consentement, à envoûter les hommes. Si "le Beau n'est rien d'autre que le commencement du terrible", comme Rilke le pressentait si finement2, c'est, dirait le philosophe, parce qu'il met son emprise sur les hommes au point de les aliéner à lui et de les entraîner, non pas vers un au-delà comme le désire Platon, mais vers un en deçà sans présage de rédemption. Dans la peinture contemporaine, remarque-t-il, les objets sont arrachés à leur horizon de sens habituel, ils ne s'intègrent plus à un ordre ou à une perspective qui permettent de les nommer et de rester saufs face à eux. "Dans cette chute des choses sur nous, les objets affirment leur puissance d'objets matériels et atteignent comme au paroxysme même de leur matérialité3." Or c'est toujours vers cette matérialité épaisse, grossière et misérable – irréductible en tout cas à celle, somme toute inoffensive, que décrivent idéalistes et matérialistes puisque, s'ils l'opposent à l'esprit, ils parviennent à la comprendre grâce à lui – que l'œuvre d'art finirait par entraîner. Telle une promesse à rebours de l'attente que des jours de vie enfin heureuse et bonne se lèvent pour chacun(e), l'œuvre d'art, malgré sa beauté et à cause d'elle aussi, parviendrait à trahir cet espoir jusqu'à rendre aimable la nuit terrible que Levinas décrit sous le nom de l'il y a. En travestissant les objets par un trésor de couleurs et de formes ou, au contraire, en les présentant dans leur nudité d'être, comme le fait la peinture contemporaine, elle finirait par arracher aux hommes leur consentement à cette nuit.

Il faut en effet remarquer que la "découverte de la matérialité de l'être" ou encore de la "nudité" de l'objet, prive le sujet de tout sentiment de familiarité avec le monde. Les artistes modernes sous l'emprise du "sentiment de la fin du monde" s'acharnent ainsi contre le réalisme et désirent détruire la représentation, ce qui accentue évidemment l'impression de dépossession et de malaise. Levinas ne célèbre pas cette venue à soi, par l'art moderne, d'un sentiment d'étrangeté face aux objets et au monde comme s'il s'agissait d'un premier pas vers la reconnaissance de leur irréductible altérité. Un pas qui, somme toute, malgré le malaise ou l'effroi, s'avérerait bienvenu puisqu'il serait susceptible de mettre sur la voie de la rencontre de l'altérité, infiniment plus secrète encore, des humains en société avec soi. L'art ne proposerait pas tant un moment de liberté qui permettrait de voir les objets autrement, de façon moins égoïstement liée à l'intérêt d'un sujet ou à sa jouissance propre, qu'un avant goût angoissant ou – de façon plus pernicieuse – subtilement séduisant, de l'il y a.

La présence des natures mortes, des paysages et surtout des portraits de l'âge classique semble certes contredire ce verdict. "Il existe un monde de Delacroix comme il existe un monde de Victor Hugo" et, par sympathie avec leur âme, l'exotisme de leurs œuvres "est intégré dans notre monde". Or si cet accès par "sympathie" au monde d'autrui évite l'horreur de devoir affronter la noire insignifiance de l'il y a pressentie par l'art moderne, il manque malgré tout, lui aussi, d'une manière sans doute plus trompeuse encore car elle donne l'illusion du contraire, l'altérité imprévisible et vivante d'autrui. Il ne permet en effet de l'approcher, par le prisme de l'œuvre, que comme un alter ego, un autre soi-même, un semblable donc. La sympathie se voit ainsi – déjà sur le plan esthétique, comme elle le sera plus décisivement encore sur le plan éthique – disqualifiée comme mode d'accès à la véritable altérité d'autrui. Ne conduit-elle pas toujours à apprécier les personnes et leurs œuvres à l'aune de sa propre intériorité? Ce qui revient à manquer leur altérité tout en estimant s'en être rendu proche. Dans la beauté "triste" qui, selon Levinas, caractérise l'art contemporain, "des fissures lézardent de tous côtés la continuité de l'univers" et elles font donc ressortir le particulier "dans sa nudité d'être4", par delà les formes. La rencontre de l'étrangeté qui s'impose ici ne constitue pas toutefois un mouvement d'élévation vers une transcendance qui parlerait à l'homme et qui l'obligerait, à la bonté ou à la justice par exemple. Il s'agit plutôt d'un mouvement de transdescendance, comme l'écrit d'ailleurs Levinas en empruntant l'expression à Jean Wahl et en dramatisant sa signification puisque la nuit de l'il y a devient son ultime destination. Certes, comme le remarque très justement David Gritz, cette chute de l'art dans les limbes terribles et anonymes de l'il y a caractérise surtout De l'existence à l'existant. L'événement ontologique du "commerce avec l'obscur" pratiqué par l'art, décrit dans La réalité et son ombre, sa "tombée dans la nuit" ou encore cet "envahissement de l'ombre" qu'il induit, font côtoyer l'abîme de l'il y a mais, bien qu'ils vouent le sujet "possédé" par leur violence, à perdre de sa superbe et de sa suprématie, il surnage encore. Un sujet aliéné par des images dont le "rythme" s'impose à lui sans qu'il l'assume, n'est pas complètement anéanti. Il souffre de la violence qui s'exerce sur lui, ne sait plus comment la combattre, voire s'y habitue, par paresse ou par fatigue, mais un faible espoir demeure de le voir sortir de sa passivité. Le destin de l'art n'est plus alors purement et simplement identifié à la fatalité d'une chute dans l'horreur de l'il y a, même s'il reste sous sa menace constante.

Si Levinas décrit l'image et la ressemblance comme "une allégorie de l'être" et comme une "érosion de l'absolu", ce n'est pas pour redonner une nouvelle vigueur à l'antique procès fait par Platon aux peintres et aux poètes. En effet, loin de penser que l'image éloigne du rapport vrai à la réalité ontologique, ou qu'elle le trouble, il soutient que cette réalité n'est pas seulement ce qu'elle est dans la vérité: elle est elle-même son double, son ombre ou son image. Cette dernière ne renvoie donc pas à l'être comme si elle en proposait un substitut imparfait, d'un degré ontologique moindre mais plus supportable et surtout moins exigeant. "La chose est elle-même et son image" et ce rapport "est la ressemblance", dit Levinas. C'est aussi pourquoi nul ne dénoue l'emprise troublante des images sur le psychisme, à la façon dont le prisonnier, dans la Caverne, détourne son regard de leur contemplation toujours passive et médusée – qu'elle revête les traits d'un enchantement ou d'une indéchiffrable peur – pour commencer, sous la pression violente du philosophe, à cheminer vers la vérité de l'être. En effet, si l'image est la face d'ombre de l'être, elle en est aussi indissociable, elle ne résulte pas d'un geste humain – celui des poètes ou des peintres par exemple – soucieux de donner un semblant de vie à un double illusoire de l'être, parfois pour tromper les hommes et s'approprier leur désir: elle fait intégralement partie de l'être. Nul ne congédie son ombre sans mourir. Dès lors, même l'heureuse nouvelle de la venue dans la Caverne d'un philosophe censé qui va, grâce à sa pédagogie de la "bonne" violence dialectique, venir délier les otages subjugués par les attraits funestes des images et leur montrer la voie de la vérité, ne suffit pas.

L'opacité de l'image résiste à la dialectique, elle n'est pas en attente d'un concept qui délivrerait enfin son soi-disant message, captif des limbes représentatifs, pour l'énoncer clairement et distinctement, à la façon dont Hegel soutenait que le concept est la vérité du langage encore balbutiant et approximatif de la représentation. L'image en effet ne parle jamais chez Levinas, même pas de manière confuse, insipide ou enfantine, elle ne renvoie pas davantage à une transcendance à chercher derrière elle, au-delà d'elle, dans une extériorité. Le tableau ne fait pas signe vers un au-delà, vers un dépassement du réel, malgré les prétentions de certains peintres car la ressemblance "est la structure du sensible comme tel". L'image accomplit une "allégorie", dit-il encore, en refusant d'assimiler celle-ci à un genre littéraire destiné à ceux dont l'intelligence spéculative laisse à désirer, pour la définir comme "un commerce ambigu avec la réalité" où celle-ci se réfère "à son reflet, à son ombre". Dans l'image, l'original n'est pas neutralisé, il se donne "comme s'il se retirait, comme si quelque chose dans l'être retardait sur l'être". Le tableau ne conduit pas au delà de lui-même vers un original absent ou, plus exactement, il occupe la place de l'absent comme si, "dans son propre reflet", cet absent "mourait" ou encore "se désincarnait". Ces formulations sont ici remarquables car, ultérieurement, à propos du visage humain cette fois – pourtant résolument irréductible au "neutre" de l'image que "l'œil absorbe" "allègrement ou à la légère" – Levinas soutient que "sa présence consiste à se dévêtir de la forme qui cependant déjà le manifestait". Et seul – mais cela est évidemment décisif – l'idée que "le visage parle" le sauve de la déchéance "désincarnée" de l'image. Dans l'approche du visage "la chair se fait verbe, la caresse – Dire5". Ce n'est donc pas ici le verbe du critique ou de l'amateur d'art qui vient sauver l'image désincarnée en lui donnant une chair: c'est du plus secret de la chair que le visage parle et, en cela même, se donne comme visage. Reste que l'idée d'un "retrait" indissociable de la manifestation – commun à l'image et au visage donc – mérite attention.

Cette idée présuppose une réflexion sur la Révélation car, même si Levinas soutient que "l'art n'appartient pas à l'ordre de la Révélation", la structure d'un retrait qui permet de percevoir une réalité s'apparente bien à la Révélation. Loin de signifier en effet le dévoilement d'une vérité dans sa lumineuse plénitude et dans sa pure présence, la Révélation annonce la manifestation – ou plus exactement, selon le verbe hébraïque, la descente (Ex. 19, 20) – d'une réalité qui reste pourtant cachée, insaisissable comme telle par la sensibilité et par l'intelligence humaines. Ce qui justifie, dans la Bible, l'interdiction de l'idolâtrie, c'est-à-dire l'édification de "formes" (statues ou peintures) à présenter sur le mode du: "voici tes dieux, ô Israël" (Ex. 32, 4). Ce qui explique aussi pourquoi, après l'épisode du veau d'or, l'Éternel met en garde Moïse lui-même: "Tu ne saurais voir ma Face, car nul homme ne peut Me voir et vivre" (Ex. 33, 20). La Révélation donne à voir l'Invisible, non pas comme visibilité pleine, mais précisément comme retrait. L'idole, par contre, sature le visible, elle occulte le retrait et méconnaît que Dieu, parce qu'Il se révèle, demeure un Dieu caché. "Le Dieu du paganisme possède un visage extrêmement visible et vivant et il n'est absolument pas ressenti comme un Dieu caché". Le "lieu d'ancrage du paganisme6" tiendrait donc là: dans cette propension humaine, tortueuse et tentante, à se faire de Dieu une idée adéquate, grâce à la pleine et belle lumière d'une visibilité sans ombre; ou encore grâce à une "intelligibilité qu'on voudrait réduire au savoir7" afin d'en disposer plus aisément et de proclamer sa maîtrise. Ce qui, dans les deux cas, revient à l'illusion d'avoir chassé l'ombre de la vie pour ne garder que la lumière. Or c'est probablement l'inverse qui se produit: l'idole retient la lumière au sens où, malgré sa subtilité ou sa délicatesse, en dépit de l'ingéniosité des mains et de l'intelligence qui en ont élevé la voûte, son opacité arrête la descente de cette lumière. Elle fait barrage au passé immémorial d'où toute vie provient et se reçoit, au passé irreprésentable et invisible qui, dans le visage d'autrui, me requiert et m'appelle de façon insubstituable et chaque jour nouvelle. La maîtrise que l'homme croit parfois gagner, grâce à l'idole, de sa propre énigme et de celle d'autrui, se dissipe d'ailleurs souvent très vite et l'emprise sur lui d'une immanence muette qui voue à une solitude ontologique irrémédiable fait bientôt valoir ses droits.

Levinas n'identifie pas, purement et simplement, l'image et l'idole, mais il considère que leur statut vis-à vis du désir humain d'être enfin comblé, pour ne plus affronter la faille infinie d'où il renaît sans cesse, est proche. Pourtant, dans la mesure où l'image – pensée comme la face d'ombre de l'être lui-même et non comme l'œuvre d'une liberté humaine – côtoie aussi la Révélation, comment penser cette complexité? Deux facteurs contribueraient à la déchéance de l'image en idole: l'ensorcellement par son rythme et la satisfaction silencieuse devant sa beauté. "Nous demandons", dit-il, "si l'allure impersonnelle du rythme ne se substitue pas dans l'art, fascinante et magique, à la socialité, au visage, à la parole8". Toute image est en effet "musicale" parce qu'elle s'empare de l'artiste, le possède et l'envahit de façon "magique". Cet "ensorcellement", ou encore cette "magie", sont l'expression d'une violence terrible qui prive l'homme du sentiment de soi. Happé par le rythme de l'image, l'artiste se fond, avec d'autres, avec ceux qui jouissent de son œuvre, dans une existence anonyme, neutre et irresponsable. La beauté de l'image contribue beaucoup à cette chute, car elle est, par excellence, ce qui laisse muet de satisfaction et aveugle devant les tâches qui restent pourtant à faire: "le monde à achever est remplacé par l'achèvement essentiel de son ombre9."

Il existe une "idolâtrie du beau" qui exige les plus grandes mises en garde. "L'œuvre d'art se substitue à Dieu", dit Levinas, en précisant aussitôt que "le mouvement au-delà de l'être se fixe en beauté10". Cela signifie que le Dieu dont l'œuvre d'art prend la place s'apparente au Dieu dont la mort annoncée n'impressionne plus grand monde. Un Dieu, commente Levinas, dont le concept correspond à l'attente humaine de gratifications et de consolations face à une vie souvent abandonnée à la peur et à la souffrance; un Dieu qui récompense ou qui punit et que le philosophe qualifie d'économique. Que ce Dieu soit mort ne serait pas sans conséquences sur l'art: les satisfactions procurées par un certain culte de l'art viendraient, selon lui, prendre la place de "cette religion que la personne demandait pour soi, plutôt que de se sentir requise par cette religion11". La beauté, en lieu et place du Dieu mort dans le cœur de l'homme, contribuerait alors à le rendre incapable de se hisser à une autre pensée de Dieu: un Dieu qui, plutôt que de combler de biens, astreint à la bonté, "meilleur que les biens à recevoir12". Tel serait le péril dont menaceraient l'opacité et l'ombre de l'image, confondues avec la lumière quand la beauté laisse satisfait et muet: rendre indisponible pour la venue à soi de cette pensée d'un Dieu qui, depuis un passé irreprésentable, invisible et immémorial, creuse le désir sans le satisfaire et qui oblige à la responsabilité. Dénoncer la détresse humaine en produisant des œuvres où le beau arrête le regard, se venger de la méchanceté par des caricatures ou encore conjurer les mauvaises puissances "en remplissant le monde d'idoles" serait une façon de ne pas se sentir personnellement requis par la tâche d'achever le monde. Plutôt que de parler d'un "désintéressement" propre à la contemplation, Levinas voit, dans l'amour immodéré de l'art, une façon de faire admettre, à soi-même d'abord sans doute, sa propension à l'irresponsabilité, à une certaine insouciance et à l'oubli. La Cité ne chasse pas les artistes mais, par cette attitude, ils s'exilent eux-mêmes, affirme-t-il sévèrement dans La réalité et son ombre, en claire anti-thèse aux propositions sartriennes sur l'art engagé dominantes alors.

Dans un monde non rédimé, au cœur d'une histoire où de sinistres brumes menacent les vies fragiles et se rient de leurs malheurs privés ou collectifs, "la paix du beau" s'avère donc toujours prématurée. Elle tente certes ceux que l'irresponsabilité ou la quête d'un peu de répit pour soi anime, mais elle ne promet aucun espoir. Elle donne un instant l'illusion d'être sauf dans le grand péril ambiant, mais elle n'annonce aucune délivrance et elle ne laisse entrevoir aucune présence aimante à l'heure de l'esseulement. Elle ne peut rien promettre en effet car son silence résiste à toutes les impatiences et à toutes les angoisses. Même le beau portrait de Laure, réalisé par Simone Martini, "avenante au regard, (lui) promettant le repos par son aspect", ne répond pas à Pétrarque et il se peut qu'il avive son besoin de consolation davantage qu'il ne le satisfait13. Dans sa sérénité ou dans sa détresse éternelle, la beauté que Levinas n'évoque presque jamais quand il parle du visage humain semblerait alors incompatible avec la charge du monde.

Cette dernière suggestion doit inciter à une extrême prudence car il ne s'agit pas de plaider la cause d'une indifférence à la beauté, encore moins de son rejet, sous prétexte de responsabilité. Ce qui se trouve en question par contre, c'est le lien de la beauté et du silence, un lien qui semble emprisonner la beauté elle-même.

La parole – du peintre, du musicien, de l'interprète ou du critique – peut-elle néanmoins sauver la beauté comme elle sauve le verset qui crie "interprète-moi" ou le visage qui commande "tu ne tueras pas"? Ce qui, dans ces deux derniers cas, équivaut à un appel, impérieux et clair, dans son impuissance et dans son absence de formulation verbale explicite, à faire vivre une réalité (le verset, le visage) incapable, dans sa grande solitude, de veiller sur sa vie propre, de la faire grandir et de retarder le moment de sa chute. Une réponse négative à l'interrogation posée signifierait que la beauté ne demande absolument rien à l'homme. Elle ratifierait en fait et en droit un verdict d'identité pure et simple entre l'image et l'idole sur laquelle l'homme (le critique y compris) projetterait alors son propre verbe, issu de son désir, de ses passions et de ses ambitions. Le mutisme de l'idole n'étant pas l'envers du langage, ou un langage en attente de délivrance, mais une indifférence radicale à lui, une étrangeté foncière à l'ordre du verbe et à son pouvoir signifiant. L'idole n'est qu'un support muet et indifférent – qu'elle soit une sculpture, une image, voire un concept ou un système idéologique – destiné à recevoir l'empreinte violente des projections, des aspirations ou des fantasmes humains. Elle est toujours une opacité. Dans ce cas alors, la beauté de l'œuvre enfermerait dans un monde sans issue, elle ne ferait signe vers rien et elle ne laisserait entrevoir aucun espoir. Figée dans un destin immuable, la beauté, triste ou heureuse, gagnée malgré tout par l'artiste sur l'inanité du il y a, donnerait encore trop de gages à la mort. La parole ne pourrait jamais venir à son secours et délivrer en elle un verbe en attente de mots humains puisque ce verbe n'existerait pas. Dans son impuissance à sortir du cosmos, et du sein même de la beauté de ses admirables œuvres artistiques et philosophiques, le paganisme antique témoignerait de cette solitude ontologique absolue.

Une réponse positive à cette question de l'éventuelle similarité du statut de la parole face à la beauté de l'œuvre d'art et face au visage ou encore au verset, présuppose par contre, comme le perçoit très finement David Gritz, qu'il y a, dans la beauté silencieuse et sensible de l'image elle-même, l'amorce d'un langage en attente de sa délivrance, attente qui exige de surseoir à l'identification de la beauté à l'idole. Or ce serait, soutient-il aussi, vers cette réponse que la densité des pages de La réalité et son ombre et surtout le déploiement ultérieur de leur complexité conceptuelle, conduiraient peu à peu le lecteur. La sensibilité n'est pas la matérialité brute en effet et l'insistance de Levinas sur sa place éminemment signifiante dans l'éthique doit inciter à se demander s'il est vraiment possible de dissocier sensibilité au beau – censé donc ne rien demander ni ne rien dire à personne, de faire silence et de se suffire à soi pour l'éternité – et sensibilité à l'appel issu du plus secret des visages soumis quant à eux à un décret de finitude. La sensibilité aux visages pensés dans la trace d'un Infini qui, sans apparaître, descend pourtant vers ceux qui entendent son commandement comme à eux adressé, n'ayant évidemment rien à voir avec un émoi de pure circonstance.

Avec nuances et prudence, en privilégiant d'abord la beauté poétique, le texte de Levinas plaide en effet la cause de cette deuxième réponse. L'interdiction qui, depuis la Bible, pèse sur les images et qui, selon lui, "est véritablement le suprême commandement du monothéisme" n'a d'ailleurs jamais signifié une interdiction de la beauté. L'interdit de la représentation, comme on a coutume de le nommer, contribuerait à l'élévation "de l'utile au gracieux et du sacré au saint14" sans jamais jeter l'anathème sur la beauté. Ainsi le psalmiste assure-t-il que "depuis Sion, perfection de la beauté (mikhal iofi), l'Éternel resplendit" (Ps 50, 2) et il loue "la beauté de son site (iéfé nof)" (48, 3). Or la construction du Temple, sous la conduite de l'artiste Betzalel et sur les impératifs de l'Éternel lui-même (Ex 36 à 38), est évidemment indissociable de cette beauté au point que les sages enseignent que "celui qui n'a pas vu Jérusalem dans sa splendeur n'a, de sa vie, vu une belle cité"15. On sait aussi que ces mêmes sages recommandent d'accomplir les préceptes (mitsvot) avec beauté16. Maïmonide conseille au mélancolique de chasser sa tristesse grâce à elle, en écoutant différentes sortes de musique, en se promenant dans les jardins ou dans les "beaux édifices et en admirant les œuvres d'art17". Plus récemment encore, le Rav A. I. Kook, retenu à Londres par la Première Guerre mondiale, dit avoir passé de longues heures à la National Gallery en admirant la beauté des tableaux de Rembrandt où, lui semblait-il18, la lumière du premier jour, cachée pourtant et mise en réserve pour les justes dans le monde-à-venir, brillait encore. Levinas de son côté, malgré sa tenace méfiance envers les ambiguïtés de la beauté rhétorique dont l'effet d'éloquence séduit lecteurs et auditeurs, pour les soustraire à tout libre-arbitre, fera précisément l'éloge de la langue grecque pour sa beauté, c'est-à-dire, expliquera-t-il, pour sa clarté19. Enfin, malgré sa répudiation sévère de "l'ordre ludique du beau20", il parlera également, cette fois sur le plan éthique lui-même, du "beau risque21" de l'approche en tant qu'approche, de l'exposition de l'un à l'autre.

Dans l'optique de cette réponse, la sensibilité à la beauté de l'œuvre signifierait donc que la matière – toile, pierre, bois, papier, etc. – travaillée par l'artiste et, en particulier, les images qu'il produit, sont habitées par un langage en attente de délivrance. L'interprète ne projetterait pas sur elles son langage, il contribuerait à faire vivre des significations encore prisonnières de la solitude silencieuse de l'œuvre. On reconnaît ici la pensée de Levinas sur la lecture des versets: l'infini habite la finitude de la lettre et le lecteur-interprète en l'interrogeant, avec patience ou avec fièvre, réussit à en élever le pouvoir-dire toujours en excès par rapport à l'immanence de ce qui est dit. Peut-on toutefois transposer, purement et simplement, cette pensée à l'œuvre d'art?

L'image poétique a ici un statut privilégié et Levinas consacre d'ailleurs à la littérature et à la poésie l'essentiel de ses analyses sur l'art. En commentant l'œuvre de S. Agnon, il écrit: "D'en deçà de tout présent, l'Irreprésentable ne sera pas représenté dans le poème. Il en sera la poésie. La poésie signifie poétiquement la résurrection qui la porte: non pas dans la fable qu'elle chante, mais par son chanter même22." Cette remarque doit être appréciée au regard de la distinction décisive que promeut Levinas entre le Dit et le Dire. "La fable" que chante la poésie relève de l'ordre du Dit ou encore du logos, même si le propos tenu, ses métaphores et ses images, la pulsation ou la dissémination de son verbe, échappent à la rationalité plus sage du concept. Le Dit en effet immobilise l'excès de ce qu'il y a à dire, il retient l'élan du verbe autour de significations essentielles et nominales. Ses propositions prédicatives décrivent les étants en tant qu'ils sont ceci ou cela, elles font résonner l'essence. Dans l'exemple choisi par le philosophe, "le rouge rougeoie", le verbe ne double pas une substance préalable (le rouge), il fait entendre l'essence du rouge et il la temporalise, il la donne à voir et à entendre, à imaginer en tout cas. Il la manifeste pour nous car il est au service de l'apophansis. Or le nom et le verbe sont tous deux nécessaires à cette manifestation de l'essence, le verbe la fait vibrer selon un rythme particulier et il décline son silence selon diverses modalités (couleurs, sons, vocables, etc.), dans le but d'en faire résonner quelques harmoniques. Levinas s'arrête longuement sur "cette résonance ou production de l'essence en guise d'œuvres d'art". "Les entités identiques – choses et qualité des choses – se mettent à résonner de leur essence dans la proposition prédicative (…) à partir de l'art, ostension par excellence – Dit réduit au pur thème, à l'exposition – absolue jusqu'à l'impudeur, capable de soutenir tous regards auxquels exclusivement elle se destine – Dit réduit au Beau, porteur de l'ontologie occidentale. L'essence et la temporalité s'y mettent à résonner de poésie ou de chant. Et la recherche de formes nouvelles dont vit tout art tient en éveil partout les verbes, sur le point de retomber en substantifs. Dans la peinture le rouge rougeoie et le vert verdoie (…) Dans la musique, les sons résonnent, dans les poèmes, les vocables – matériaux du Dit – ne s'effacent plus devant ce qu'ils évoquent, mais chantent de leurs pouvoirs évocateurs (…) La poésie est productrice de chant – de résonance et de sonorité qui sont la verbalité du verbe ou de l'essence23." Au regard de cette réflexion il faudrait donc soutenir que, dans la poésie de Agnon, comme dans toute poésie, le "chanter" lui-même – et pas seulement la fable – font partie du Dit. Levinas revient-il ici sur son affirmation initiale de 1948 selon laquelle l'art n'est pas un langage?

Ce n'est pas certain ou, du moins, il faut le soutenir avec nuances. Ce Dit, tout d'abord, n'exprime pas tant les sentiments ou l'âme du peintre, du poète ou encore du musicien qu'il ne manifeste l'essence de son art. À propos de Nomos alpha pour violoncelle seul de Xénakis, il écrit en effet: "Le violoncelle est violoncelle dans la sonorité qui vibre dans ses cordes et son bois (…) L'essence du violoncelle – modalité de l'essence – se temporalise ainsi dans l'œuvre." Et, comme dans La réalité et son ombre, le philosophe en appelle à l'exégèse – au Dit verbal – nécessaire au surgissement et à la présentation de l'œuvre d'art qui, sans son aide, reste "exotique", c'est-à-dire privée de monde. En faisant exister l'œuvre d'art pour quelqu'un – un critique ou un amateur – et par extension pour tout un public, le Dit verbal de l'exégèse la délivrerait de son essentiel esseulement. L'exégèse n'est pas un commentaire extérieur à l'œuvre, un pur bavardage anodin ou une annexe somme toute inutile et vaine, voire troublante pour la beauté qu'elle cherche à dénuder. Quelles que soient ses qualités et sa pertinence, son rôle est en effet de parvenir à faire vibrer la résonance de l'essence dans son Dit, fût-il toujours à parfaire ou encore à dédire, ou mieux de la faire "briller" dans une image ou dans un concept.

Mais même les verbes les plus fins et les plus audacieux, les verbes les plus soucieux d'une inspiration nouvelle, choisis par les meilleurs critiques face à l'œuvre d'art, sont guettés par le danger de retomber en noms. Dans la mesure où "il n'existe pas de verbe réfractaire à la nominalisation", le verbe finit toujours par perdre de son élan et par se ramasser "en étant par le nom", par s'absorber en lui. Le "lieu de naissance" de l'ontologie se trouverait ainsi dans le Dit auquel l'œuvre d'art – comme la philosophie ou la science, ou encore la théologie – n'échapperait jamais.

Plutôt que de louer l'expérience de l'ineffable ou de l'indicible face au beau – associé au silence – Levinas insiste sur la nécessité de venir à son secours par ce Dit verbal de l'exégèse. Mais, et là se trouve la différence avec les rudes propositions de 1948, il semble bien que ce silence de l'œuvre (fût-elle musicale) relève déjà du langage. Non pas parce que l'artiste s'y exprimerait, comme on aime encore à le soutenir, mais parce que dans la "brillance" de ses images – picturales, sonores ou poétiques – l'art assurerait déjà à l'essence une monstration.

Mais "Dire n'est-il que la forme active du Dit24"? C'est à partir de cette question toujours gardée vivante – car elle excède l'excellence des concepts les plus raffinés – qu'il faut maintenant faire retour à la réflexion sur Agnon, sur la poésie et sur l'art de façon plus générale. Que signifie "Dire" pour le philosophe s'il est vrai que, contrairement aux autres verbes, nul ne réussit jamais à le "nominaliser", à en faire un élément descriptif de la geste de l'être? Et peut-on encore penser le beau lorsque le Dire fait effraction dans le discours?

Dire signifie avant l'essence – avant la manifestation, avant la thématisation et avant l'identification – en ouvrant une orientation, à jamais irréductible à la sagesse du concept, vers l'au-delà de l'être. Or, si son "intrigue" ne s'absorbe en aucun apparaître, elle n'est pas, pour autant, de l'ordre de l'ineffable ou de l'indicible: elle signifie, de façon invraisemblable – car rétive à la mesure de tous les critères théoriques pour penser la vérité – une exposition non choisie au prochain et une responsabilité pour lui. Ou encore, elle oblige à une "proximité" sensible à autrui que la sensibilité artistique semble ignorer.

Le Dire fait découvrir une passivité à laquelle ne font pas droit les théoriciens de la modernité lorsqu'ils soutiennent que "ça parle" ou que "la langue parle25". Il dénude, au plus secret de chacun(e), une "passivité plus passive que toute passivité" dont David Gritz montre bien l'irréductibilité aux qualités de réceptivité requises pour apprécier l'art. En effet, dans ce dernier cas, si elles privent un instant le sujet de son activité ou tiennent en suspens le sentiment de son identité propre, la jouissance éprouvée face à l'œuvre et le sentiment d'être entraîné au-dessus ou en deçà de son horizon propre, ne permettent pas d'atteindre, en soi-même, ce "point" "d'irremplaçable unicité" en quoi consiste, pour Levinas, "la subjectivité du sujet" responsable. Seule la passivité qui arrache aux lèvres le "me voici" (hinneni) de la responsabilité infinie pour autrui, sans attente de contre-partie, dénude ce "point" d'extrême vulnérabilité à l'appel d'autrui. Or, même s'il arrive que l'on fasse tout pour sauver des chefs-d'œuvre en péril – avant les hommes parfois – le "me voici" adressé à l'œuvre d'art relève-t-il de cette orientation par le Dire?

La réponse implique d'examiner à nouveau l'analogie entre le visage, le verset biblique et l'œuvre artistique. Levinas a souvent soutenu que les grandes œuvres littéraires, de l'Europe surtout, sont inspirées par la Bible. Or quel que soit leur génie propre, elles attendent toutes des lecteurs pour rester vivantes. Une fois refermés, rangés dans les rayons d'une bibliothèque, ou encore laissés ouverts face à des personnes analphabètes, indifférentes ou distraites, les livres des poètes, des romanciers ou des philosophes – tout comme la Bible – ne gardent de vivant – outre la matérialité de leur être-là et l'éventuelle beauté de leur graphie – que cet appel à ceux qui, par leur lecture, en prêtant leur chair aux signes imprimés ou gravés, leur rendront, un moment, la grâce de la vie? Les tableaux, les sculptures et les partitions musicales ne sont-ils pas voués à une dépendance semblable?

Dans cette optique, même en admettant qu'une œuvre exprime l'intériorité de son auteur – hypothèse de peu d'intérêt pour Levinas – ou qu'elle est une image de l'être, il faut surtout penser qu'elle est habitée par un Dit silencieux: celui d'un appel, aussi impératif qu'impuissant à s'imposer, en direction des vivants d'aujourd'hui qui, par leur regard, leur écoute ou encore leur technique, contribueront à sa résurrection. Peut-on pour autant prétendre que lorsque quelqu'un(e) répond à cet appel de l'œuvre, le Dire fait effraction dans l'être?

Il faut d'abord remarquer que le thème d'un appel silencieux, issu du plus intime de l'œuvre, fragilise l'affirmation de 1948 sur l'achèvement censé caractériser l'art. Levinas le reconnaît lui-même puisqu'il estime que "l'inachèvement, et non pas l'achèvement, serait la catégorie fondamentale de l'art moderne". Toutefois, même une œuvre achevée dont la beauté procure un sentiment de paix, disait-il déjà dans le texte inaugural de sa réflexion sur l'art, a besoin d'entrer en relation avec quelqu'un, c'est ce qu'il nommait alors le besoin de critique. Il semble donc que, par delà la jouissance esthétique ou l'apaisement qu'une œuvre fait naître, l'homme éprouve un certain malaise quand les arts lui imposent silence. Mais, dans ce cas, c'est l'homme – et non l'œuvre – qui demande à des paroles de venir faire intrusion dans le monde "toujours achevé de la vision et de l'art26". C'est lui qui espère entendre un verbe capable de lui redonner la vie à l'heure où il risque la perdition dans une contemplation muette, voire dans une fascination sidérante.

Pourtant, si en prêtant sa sensibilité et son intelligence à l'œuvre, l'artiste permet qu'elle revive – sous les doigts du violoniste par exemple – et si les significations dégagées par le verbe du critique, de l'artiste ou encore de l'amateur d'art, rendent possible d'échapper à la détresse et à la paralysie du mutisme, cela met-il sur la voie du Dire? Nonobstant leur grandeur et leur beauté, les significations mises en lumière, à partir de l'interrogation des œuvres qui aident chacun(e) à vivre humainement et, corrélativement, que chacun(e) aide à maintenir vivantes par son attention, conduisent presque toujours à un pluralisme en mal d'unité, remarque alors Levinas. Cette absence d'un sens unique capable d'orienter les pensées et les jugements se manifeste particulièrement dans "le jeu infini de l'art" et dans la célébration du relativisme des cultures. Or c'est précisément sur ce point que l'analogie entre le visage, le verset biblique et l'art perdrait de sa pertinence. Aucune œuvre d'art, fût-elle douée de la plus haute beauté, n'indiquerait le chemin du sens qui manque aux significations en mal d'orientation. L'heureuse beauté des œuvres achevées ou la mélancolie dramatique de celles qui contraignent à la tristesse, laisseraient dans l'ignorance du "sens des sens". Malgré l'éminente tendresse de ses madones et la détresse de ses piétas, en dépit du geste intrépide de ses héros comme de la violence chaotique de ses blessures et de ses passions, l'art ne saurait donc pas indiquer comment trouver "la Rome où mènent tous les chemins, la symphonie où tous les sens deviennent chantants, le cantique des cantiques27".

L'art échouerait ainsi face à l'exigence du Dire. En effet, selon Levinas, il méconnaît "l'œuvre en tant qu'orientation absolue du Même vers l'Autre" cette "jeunesse radicale de l'élan généreux" qui jamais ne fait retour à soi et qu'il nomme aussi "liturgie28". L'artiste ne crée pas sous l'emprise de cette seule générosité car, aussi extrême soit-il, le don de soi à la création d'une œuvre artistique n'est jamais exempt d'intéressement; en outre, qu'ils y cherchent une distraction, un apaisement, une joie ou une élévation, ceux qui apprécient l'art se montrent rarement désintéressés. Sur ce point d'ailleurs, le philosophe aime à souligner que "les joies du beau" accaparent la générosité de l'artiste qui les a rendues possibles et la "condition éthique de l'esthétique est aussitôt compromise29". Par contre le visage humain, dans sa hauteur et dans sa misère, dans sa vie qui déjà se défait de sa forme ou de son essence plastique, fait entendre à celui qui le regarde et qu'il vise toujours en première personne, que le sens des sens réside uniquement dans le mouvement de désintéressement et de responsabilité qu'il lui impose. Orientée par le visage d'autrui, l'unicité de la subjectivité humaine – son caractère irremplaçable, ou encore son élection – se découvrirait alors. Au plus vif de sa responsabilité pour lui, pour sa fragilité menacée par la mort, de façon toujours beaucoup plus imminente que les œuvres d'art, elle saurait que la nostalgie et le souci de son bonheur propre ne peuvent atténuer, retarder ou effacer sa responsabilité pour le visage. On ne se détourne pas de lui en effet comme on délaisse une œuvre d'art après en avoir goûté le charme ou éprouvé la détresse. Les versets bibliques, ou encore les œuvres littéraires et artistiques, appellent certes aussi à une responsabilité: leurs Dits silencieux attendent de passer dans la vie des vivants de maintenant, pour l'éclairer et en être éclairés; et les traits raffinés de la beauté peinte ou sculptée, éclatante ou discrète, restent inachevés s'ils ne s'accomplissent pas en passant à d'autres qu'eux-mêmes, mais le visage exige davantage. Il fait exception en ceci qu'il signifie de façon absolue, hors tout contexte culturel ou social. Or c'est précisément dans l'exposition sensible à sa vulnérabilité, ou encore dans la proximité de l'un à l'autre, que Levinas perçoit la venue à soi du "sens des sens" qui manque si tragiquement à un monde en proie à une dissémination des significations dans la neutralité de l'être.

Le visage, dans la trace d'un Infini absent, au-delà de l'essence, expose à une responsabilité qui met en question la persévérance dans l'être de l'humain. Avant même de lui apparaître, avant qu'il ait eu le temps d'examiner le contexte de la situation et les éventuels dangers pour sa vie propre, il lui arrache la parole du "me voici". Mais cette proximité éthique oblige sans prêter à confusion, à aliénation ou à fusion, elle fait au contraire émerger, dans la subjectivité, son "point" d'unicité insubstituable30. Le questionnement devient celui-ci: l'art et surtout la beauté de l'œuvre relèvent-ils de cette analyse? Peuvent-ils jamais signifier l'infini absent ou l'au-delà de l'essence et se tenir, à la façon du visage, dans la trace du Dire?

Bien qu'il évoque une générosité de l'artiste au cours de son entretien sur Sosno et que, dans son commentaire de l'œuvre de Paul Celan, il admette que "le fait de parler à l'autre – le poème – précède toute thématisation31" – ce qui l'ouvre au Dire – Levinas exclut cette hypothèse surtout lorsqu'il évoque le beau. Les artistes qui recherchent "la beauté de la chose" mettent au jour sa "nudité" sans l'offrir "dans la beauté à une tendresse esthétique" que l'on pourrait dénommer "érotisme chaste". Seule peut-être, la peinture informelle s'en approcherait et donnerait une idée de la tendresse, de la compassion, voire de la miséricorde, qui ferait penser à la Bible.

La jouissance de la beauté risque toujours de faire oublier le monde et la responsabilité pour autrui: ce verdict de Levinas persiste. Toutefois, en bousculant "la suffisance prétentieuse de l'être", en refusant de se résigner à "ses impassibles cruautés" et à "ses lourdes épaisseurs32", la défaite des formes, en peinture (Atlan), en sculpture (Sosno) ou en poésie (Celan), donnerait corps à une pensée de la compassion proche des exigences éthiques. En renonçant aux formes et en cherchant une nudité plus radicale que celle de l'exotisme qui se contente de déconcerter le regard – mais le laisse sous l'emprise du beau – l'art informel célèbrerait la diachronie du rythme intérieur de la vie par laquelle se défont les formes (ou les Dits) qui déjà l'emprisonnent. Mais ce rythme signifie-t-il pour autant celui du Dire? Le scepticisme du philosophe prévaut encore, même s'il admet que l'art d'Atlan, celui de Sosno ou encore celui de Celan s'en approchent. L'art moderne retient les verbes sur le point de retomber en substantifs ou encore en essences, il ne célèbre pas les formes. Dans sa quête de la nudité, il cherche à rompre avec la suffisance de l'être. Mais fait-il pour autant écouter le Dire?

Aussi loin les doigts ou la voix d'un artiste l'eussent-ils entraîné dans son souci de déformalisation et dans sa quête de la vie nue, son art ne pourrait donner à voir ou à entendre comment l'appel de l'infini affecte une existence. Même la tentative de penser la transcendance si évidente dans les poèmes de Celan, même la nostalgie de la poussière des disparus si intense dans ceux de Nelly Sachs, ne pourraient transmettre la pensée d'un ailleurs absolu. Seul le visage – parce qu'il se tient dans la trace de l'Infini absent, sans en constituer une icône pour autant – pourrait en faire descendre l'idée à l'esprit de celui qui le regarde et venir animer sa chair. La Révélation – descente et non manifestation – continuerait à faire entendre son verbe, sans que la sensibilité et l'intelligence aient la moindre possibilité de se reposer un instant dans une forme, grâce à cet impératif de veiller sur sa vie en quoi consiste le Dire du visage.

À l'irresponsabilité de l'amateur d'art, soucieux de s'évader du monde grâce au beau, par désintérêt pour autrui, évoqué lors de l'article de 1948, Levinas oppose ensuite le désintéressement de la responsabilité. Or, contrairement à Kant, comme le remarque judicieusement David Gritz, jamais il n'associe ce désintéressement au beau. Il garde une extrême réserve vis-à-vis des tentatives de voir dans le beau autre chose que le gardien de l'être. Mais l'Infini n'équivaut pas à l'être, dût-on en parler sur un mode éminent, aucune forme, aussi belle soit-elle, ne peut donc en transmettre la pensée. Il signifie le Bien au-delà de l'être, à jamais irréductible donc à un événement essentiel. Le beau ne parle pas de ce Bien, ou encore de cette bonté qui se lève parfois dans l'humain, de façon inconsidérée car contraire à ses intérêts, lorsque le "me voici" répond au visage.

Dans l'étude qu'il lui a consacrée, Emmanuel Levinas face au beau, David Gritz ne se contente pas de proposer une minutieuse et pertinente analyse du texte où le philosophe élabore sa première réflexion sur l'art. Contrairement à l'idée, trop vite admise selon lui, d'une "évolution" de la pensée du philosophe sur l'art, il soutient que le texte de La réalité et son ombre constitue la matrice jamais abandonnée de sa réflexion sur le beau. Il montre comment la complexité initiale de ses thèses appelle des prolongements – et non une remise en cause – qui constitueront certains des enjeux majeurs de l'œuvre ultérieure. Mais l'art peut-il se prémunir contre une tentation du beau qui l'aliénerait à ses prestiges? C'est à cette question que, dans la deuxième partie de son étude, David Gritz essaie alors de répondre, en portant son attention sur la signification éthique de la sensibilité et en se demandant ce qu'il advient à cette sensibilité quand elle se met au service de l'art. Il conclut ensuite son étude en proposant une très riche réhabilitation de l'essence technique de l'œuvre.

Un vent glacial risque à chaque instant de souffler sur le monde et de rendre insignifiantes les œuvres humaines. Il menace d'arracher les tableaux, de faire tomber les sculptures et d'éteindre les lumières. Les sonorités musicales et poétiques en seront tragiquement affectées. Le hurlement du Verbe exterminateur "par lequel le Bien se glorifiant d'Être, retourne à l'irréalité et se recroqueville au fond d'une subjectivité, idée transie et tremblante33" a jadis fait entendre sa désolation nihiliste et son péril n'est pas éteint. Ailleurs, autrement, sous d'autres cieux, avec d'autres bourreaux et d'autres victimes, il continue de braver le Bien et de dérouler le fil cynique du malheur infligé à l'homme par l'autre homme. Or le beau ne peut rien contre cela car il ne peut pas, comme le Bien, "se recroqueviller au fond d'une subjectivité" et tenir tout entier dans "la fragilité de la conscience".

Le Bien par contre se réfugie dans cette précaire demeure quand "les magnifiques civilisations" nouent avec la barbarie un lien de mort. Il ne lui reste que ce lieu sans lieu, cette utopie humaine, plus nue que la nudité cherchée par les artistes modernes. Encore faut il, pour que cette "demeure" ne sombre pas en même temps que la civilisation, qu'elle vive à un autre rythme qu'elle, selon une diachronie plus ancienne que tous les souvenirs. Nul doute que pour Levinas celle-ci provienne de l'Infini qui, sans se lasser mais sans jamais se donner à voir, appelle à veiller sur la vie du prochain.

 

Catherine Chalier

 

 

notes

 

1. La réalité et son ombre (1948), repris dans Les imprévus de l'histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 137 et De l'oblitération (1990), entretien avec F. Armengaud, Paris, Éditions de la Différence, p. 12 et p. 8. Les citations dont l'origine n'est pas précisée proviennent toutes de La réalité et son ombre.

2. R. M. Rilke, Les Élégies à Duino, trad. A. Guerne, Paris, Seuil, 1974, p. 9.

3. De l'Existence à l'Existant, Paris, Fontaine, 1947, p. 91.

4. Ibid., p. 89 et p. 90.

5. Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (1974), Paris, Biblio Essais, p. 125 et p. 150; Humanisme de l'autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 48.

6. F. Rosenzweig, L'Étoile de la Rédemption, trad. A.Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 1982, p. 189.

7. E. Levinas, "Interdit de la représentation et droits de l'homme" (1981) in Altérité et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p.132.

8. "L'ontologie est-elle fondamentale?" in Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p.23.

9. Levinas pense sans doute ici à Gn 2, 3: "Dieu se reposa de l'œuvre qu'Il avait créée pour faire (laasot)". De nombreux commentateurs soulignent cet inachèvement et y voient un appel à la tâche humaine de continuer l'œuvre de la création.

10. Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., note 1, p. 235.

11. Humanisme de l'autre homme, op. cit., p.38.

12. De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, p. 114.

13. Voir, J.-C. Bailly, L'apostrophe muette, Essai sur les portraits du Fayoum, Paris, Hazan, 1997, p. 107.

14. "Interdit de la représentation et ‘droits de l'homme'", art. cit., p. 129.

15 .Talmud Babylone, traité Soucca 51b.

16. Voir Talmud Babylone, traité Chabbat 133b: "“Voilà mon Dieu, je l'embellirai” (Ex 15, 2). Fais en son honneur une belle cabane (pour la fête de Souccot), choisis une belle branche de palmier, un beau chofar, de belles franges rituelles, un beau livre et fais écrire la Torah en son Nom avec une belle encre, avec une belle plume, par un scribe compétent; puis enveloppe-les d'une belle soie." (C'est le mot naé qui est employé dans toutes ces occurrences.)

17. Traité des huit chapitres, in Le Guide des Égarés, trad. S. Munk, Lagrasse, Verdier, 1979, p. 661.

18. Voir "L'interdit de la représentation" en appendice à mon livre La trace de l'Infini, Levinas et la source hébraïque, Paris, Le Cerf, 2002, p. 253 sq. Les justes jouiront de cette lumière dans le monde-à-venir.

19. Voir "La traduction de l'écriture" in À l'heure des nations, Paris, Minuit, 1988, p. 64. Le commentaire talmudique du verset: "Que Dieu agrandisse Japhet" (Gn 9, 27) dit "Que Dieu donne de la beauté (iofi) à Japhet" (même racine en hébreu). Or Japhet est associé à la Grèce, d'où encore l'idée du Talmud: "Ce qui est le plus beau dans la descendance de Japhet, c'est le grec."

20. Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 66.

21. Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op.cit., p. 150.

22. Noms propres, op.cit., p. 21.

23. Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op.cit., p. 70-71.

24. Ibid. p. 71, p. 73 et p. 74.

25. Ibid., p. 81.

26. Hors sujet, Montpellier, Fata Morgana, 1987, p. 218-219.

27. Humanisme de l'autre homme, op. cit., p. 40 et p. 37.

28. Ibid., p. 43. En hébreu le mot avoda signifie l'œuvre, le travail et le culte religieux.

29. De l'oblitération, op. cit., p. 10.

30. Cette idée ne peut être qu'esquissée dans le cadre de cette préface. Voir La trace de l'Infini, Levinas et la source hébraïque, op. cit. pour une analyse approfondie.

31. Noms propres, op. cit., p. 63.

32. Voir "Jean Atlan et la tension de l'art" in Cahier de l'Herne sur Levinas, (1991), Biblio Essais, p. 620-621.

33. Noms propres, op. cit., p. 182.

  

 

 

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