l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






14.

 

13 novembre 1970. Je traînais l’après-midi sur le boulevard Montparnasse, et je suis tombé sur Sam. Nell était partie à Londres depuis une semaine, et il squattait quelque part chez un dealer vers la rue ­Raymond-Losserand, ce qui, à première vue, avait le pire effet sur lui. Il était encore tôt et il était déjà déchiré. Ça me faisait mal de le voir dans cet état, il transpirait, bafouillait, et ses yeux vitreux cherchaient sans arrêt quelque chose d’invisible. Et pourtant, c’est comme ça que je l’aimais, dans les rares périodes où il était clean, sa gentillesse coupable m’agaçait. Sam, Nell et moi. Nous étions comme une coulée d’encre. Étrange sensation. Quand je pensais à nous, je voyais un pinceau glisser sur une page, reliant trois silhouettes par des lignes, noires évidemment. Asexués, bisexués? La question ne se posait pas. Sam avait des délicatesses de jeune fille et Nell était un garçon féminin. Nous échangions nos vêtements, nos lieux, nos rendez-vous. Nous étions une planète à trois anneaux, Jeff et Gillette étaient nos satellites. Ce 13 novembre 1970 était pour moi un jour spécial. J’avais en poche une invitation pour le concert de Sun Ra aux Halles de Baltard et j’avais décidé que je ne jouerais pas de musique de toute la journée. L’idée c’était d’arriver vidé de sons pour m’en mettre plein les oreilles, plein la tête, plein les yeux. Sam me suivait sans rien dire et moi je décrivais des cercles concentriques vers les Halles. L’invit était pour une personne, mais je pensais qu’il y aurait moyen de s’arranger, je ne pouvais pas planter Sam à un coin de rue en lui disant que j’allais à un des concerts du siècle sans lui. On est allé bouffer dans une brasserie du boulevard de Sébastopol, Sam s’est enfilé deux îles flottantes et une tarte aux pommes et une fois son taux de sucre remonté, il s’est enfoncé dans la banquette, a allumé une clope et m’a dit:
— Alors, on fait quoi? Tu joues pas ce soir?
— Non, ce soir, c’est pas moi qui joue…
— Et si c’est pas toi, c’est qui?… merde, attends! on est le 13, Sun Ra! Baltard! J’ai vu les affiches! Sans blague, on y va?
Comme un gosse, les yeux brillants, cherchant déjà au fond de ses poches sa réserve de shit pour les grands soirs…
— J’ai plus rien à fumer. Viens, on a le temps de passer chez Jeff, on en a pour trois minutes.
— Non! J’ai ce qu’il faut. On passe pas chez Jeff… j’ai pas d’invit pour lui…
— et pour moi? t’en as une d’invit?
— Non plus, mais on va y arriver.
Il m’a lancé un regard noir.
— La vache! Si t’étais pas tombé sur moi, tu y allais tout seul!
— J’suis grillé, OK, tu m’as eu! Mais d’un autre côté, je suis tombé sur toi, alors, ça compense.
— Ouais, tu t’en tires pas trop mal, Arturo, mais tu recommences un coup de ce genre et c’est la guillotine, couic! tu joueras du sax avec le trou du cul.

C’était nous. C’était comme ça. Un grand soir. Même s’il n’y a pas eu de matin parce que j’ai roupillé jusqu’au lendemain. Et puis, la veille, le grand Charles avait cassé sa pipe. Moi, j’avais raté mai 68, j’étais encore sur l’Altiplano. Sam, lui, n’en avait pas perdu une miette et il avait rencontré Nell sur une barricade. En tout cas, ça faisait que le Général, Sam avait des raisons personnelles de ne pas lui souhaiter longue vie, «encore que», disait-il, «c’est plutôt Marcellin que j’enverrais avec plaisir sur une autre planète et sans ticket de retour».
Ouais, ben justement, de Gaulles était mort et ça a foutu un sacré dawa devant les Halles de Baltard. Toute la flicaille était de sortie, en tenue de combat des grands jours, armée jusqu’aux oreilles, à croire que c’était pas un concert, mais le début de la révolution. Leur raison number one? La même que toujours et maintenant, la sécurité. Laquelle? on se le demande! Parce que si c’était la nôtre, on n’avait vraiment pas besoin d’eux. La jeunesse leur fout la trouille, ce n’est pas nouveau. Mais quoi? On était censé pleurer? Allumer des cierges? Le problème c’est qu’on n’était pas «censé», et ça, ça leur avait pas échappé. Leur deuxième raison, c’est que, tout à coup, ils avaient trouvé qu’on était trop nombreux. Ce qui, évidemment, dans leur logique, était parfaitement lié à la première. Jeunes, rassemblement, danger: pour eux, ça coulait de source, c’était même leur abreuvoir préféré. Donc, sur les trois mille sept cents places vendues, ils avaient décidé que seules mille deux cents personnes pouvaient entrer, sans parler des autres, ceux qui n’avaient pas payé, mais qui voulaient entrer aussi, et pourquoi pas?
Sam et moi, on s’est retrouvé avec les autres dans la marée, il n’y avait aucune raison pour que j’entre et aucune raison pour qu’il n’entre pas. Les CRS nous barraient l’entrée, le concert avait commencé, on gueulait «libérez Sun Ra!!» et d’un coup, silence! La foule des flics s’est écartée comme la Mer Rouge devant Moïse! On n’en croyait pas nos yeux. Sun Ra en personne, précédé de son soleil, vêtu d’or comme un pharaon, fendait la foule. Il était venu nous chercher. Nous nous sommes engouffrés à sa suite avant que les flics osent réagir et nous sommes entrés! J’aurais donné dix ans de ma vie pour être sur la scène avec les musiciens. Les saxophonistes avaient de ces allures à faire pleurer les étoiles, je ne touchais plus le sol, Sam me serrait l’épaule et répétait: «On est entrés, Arthur, on est là, putain on y est!!»
Et nous étions bien là, balancés en cadence, en extase, transportés sur leur planète. Soudain, entre deux mouvements de foules, j’ai vu des cheveux roux, très roux comme les siens, des cheveux raides qui volaient autour de sa tête. La foule bougeait et je les perdais de vue. Des filles rousses en 1970, il y en avait beaucoup, c’était la mode du henné, mais ces cheveux-là, je les connaissais, j’étais sûr que c’était elle, que j’avais déjà touché ces cheveux. Et puis elle s’est retournée pour parler à quelqu’un et j’ai vu son visage, toujours aussi blanc, et ses yeux entourés de cernes sombres, deux taches sous les sourcils épais. Je n’ai plus eu qu’une idée, me faufiler jusqu’à elle et la retrouver. Mon estomac se rétrécissait, j’avais une boule dans la gorge et le cœur qui battait jusque dans mes oreilles. Je n’entendais plus rien, que ça, mon cœur qui frappait. Sam a cru que j’avais une syncope (nous fumions joint sur joint, faut dire), il m’a attrapé par les épaules, persuadé que j’allais m’écrouler, me faire piétiner, je devais être livide. Je me suis dégagé et je me suis lancé comme un cinglé à travers la foule. J’allais me faire piétiner, ça oui! Mais à petit feu, pendant des années. Elle riait, elle hurlait, elle était déchaînée, défoncée à mort, habillée tout en vert, avec des gants de dentelle blanche, une robe en velours vert sur un jean. Maigre, squelettique. Dans son visage émacié, sa bouche était immense, ses sourcils gigantesques, elle était effrayante et sublime, et j’ai compris qu’elle s’était hissée encore plus haut sur l’échelle de la folie. Les gens qui l’entouraient étaient à l’avenant, défoncés, maigres, une cour de zombis pour une reine macabre, parce qu’on voyait tout de suite, oui, au premier coup d’œil, on voyait que c’était elle qui menait la danse, qu’elle les menait par le bout du nez, qu’ils attendaient qu’elle bouge un de ses immenses sourcils pour ramper dans la poussière à ses pieds. Je n’avais qu’un mouvement, un tout petit mouvement à faire dans mon cerveau enfumé pour trouver tout ça ridicule, et un autre pour m’échapper à jamais de ce cirque. J’ai foncé vers elle tête baissée, je me suis planté à cinq centimètres et j’ai articulé en tremblant: « Dita ». Mais elle n’a rien dit, elle m’a observé un instant, puis elle s’est retournée et s’est jetée dans la foule avec ses courtisans à sa suite. Je suis resté inerte, tétanisé. Sam m’a rejoint et je me suis écroulé dans ses bras. Après ça, le concert, c’étaient les montagnes russes, la musique arrivait en vagues, s’éloignait, revenait, un cirque infernal et à la sortie je me suis enfui. J’ai planté Sam sans même m’expliquer. À reculons, j’ai commencé à m’éloigner, je voyais ses lèvres bouger, son visage rétrécir, j’ai murmuré: «je t’aime.» Il a secoué la tête, écarté les bras, il ne pigeait rien, moi non plus d’ailleurs. Pourquoi je faisais ça? Je n’avais qu’une envie: être seul, rassembler mes souvenirs, éponger la grande tache rose indien qui m’avait envahi la tête. Et la voir.

Des mois et des mois ont passé sans que je ne revoie ni Sam ni Nell. Quant à Dita, il a fallu encore trois bonnes semaines pour que je fiche la main sur elle. Paris était petit, et pas si peuplé que ça. Une cinglée rousse et violoniste, ça faisait des vagues, et les vagues ça laisse toujours des traces et des indices. Il suffisait de les ramasser. Ils m’ont mené à elle, plus vite que j’aurais cru.
À force d’arpenter la rue Mouffetard, j’ai fini par tomber sur elle. Sa mère habitait dans ce coin. Elle était toute seule au café des Cinq Billards devant un verre de Suze-cassis, ce qui lui allait comme un gant. Cette fois, elle n’a pas fui, mais elle a affirmé sans sourciller qu’elle n’était jamais allée au concert de Sun Ra. Elle a tout nié en bloc, en me regardant droit dans les yeux, pendant que moi je me liquéfiais. Avec sérieux, ce qui s’accordait à sa nouvelle apparence, elle a dit qu’il était impossible que je l’ai vue à ce concert puisqu’elle détestait Sun Ra et tout son cirque à la Star Trek pour dégénérés psychédéliques. «C’est fini tout ça, d’ailleurs on a sonné le glas. Attends juste de voir, dans six mois on n’en parlera plus.» Venant d’elle, c’était étonnant, c’était la première fois que je l’entendais émettre un avis sur un événement. Jusque-là, à part des jugements très personnels sur des choses très particulières, comme ma manière de jouer du saxo, par exemple, tout ce qui l’intéressait, c’était la reproduction des papillons ou le mode de vie des larves de fourmis et elle-même, bien sûr. Je n’ai pas insisté, je ne lui ai pas non plus fait remarquer qu’elle avait gâché ces quelques heures de concert. À quoi bon? C’était perdu d’avance. Elle m’a montré un carnet où elle inscrivait chaque jour quelques mots et faisait un petit dessin tout en m’expliquant que c’était largement suffisant: «Quand tu as fait un croquis, noté une ou deux impressions, tu as tout dit», et moi je pensais: elle n’a pas de mémoire, elle aurait aussi bien pu noter des souvenirs répétitifs, un chant de cigales amnésiques, la liste de ses métamorphoses. Elle m’a dit aussi qu’elle en avait eu marre de l’éternel printemps, des tropiques, de l’équateur, du beau temps, des jours aussi courts que les nuits; qu’ici, il y avait des saisons, que le ciel se boursouflait et se déchirait et que l’ignominie est à la mesure des rigueurs de l’hiver. «Tu vois», m’a-t-elle dit, «là-bas le pauvre péon qui bouffe trois bananes par semaine est bon; et le méchant c’est le propriétaire de la latifundia dont on ne compte plus les hectares; le bon c’est ton ami Niño, et le méchant, c’est le vilain bourgeois qui lui jette ses restes sous la table; c’est facile de comprendre comment ça marche, et la cumbia est éternelle comme le printemps. Alors qu’ici le ressort s’est cassé à force de rouiller tout l’hiver et les dés sont pipés, de plus en plus pipés. Bons, méchants? On a du mal à s’y retrouver. Le tout petit bourgeois qui trime pour payer sa maisonnette en banlieue est aussi un salaud qui lorgne sur les nichons de sa belle-fille, qui rogne sur le jardinet du voisin, vote le plus à droite possible, garde en douce une photo du maréchal qu’il caresse en se souvenant du bon vieux temps, quand il avait le droit, et même le devoir, de dénoncer ses voisins juifs, mais essuie une larme devant le monument à la Résistance française quand on le regarde.» Je n’en revenais pas. Nous sommes restés des heures dans ce café et elle a continué sur le même registre. Curieusement, ça ne sonnait pas faux. Avait-elle trouvé en elle la note la plus juste et décidé de s’y tenir? Avait-elle décidé d’arrêter de jouer des personnages, de s’identifier à des insectes? Est-ce que c’est possible? Est-ce que quelqu’un peut changer à ce point? Oui, elle avait changé. Elle s’était rassemblée. C’est-à-dire que les métamorphoses continuaient de manière beaucoup plus subtile et s’orientaient toutes dans le même sens. Bien entendu, je ne m’en suis pas rendu compte. L’étonnement qu’elle provoquait agissait comme le nuage d’encre d’une pieuvre et brouillait mon jugement. Ce jour-là, je devais passer chez mon père. Je lui ai proposé de m’accompagner, elle m’a regardé avec des yeux ronds:
— Je croyais que tu le détestais?
— Je peux pas dire que je l’adore, c’est sûr, j’ai pas de raisons d’ailleurs, mais… il s’est calmé, le maestro, il a des rhumatismes et près de soixante-dix balais, alors…
— Non, on va chez moi. Rencontrer ton père, ça m’emballe pas du tout, rien que le mot père me file la gerbe.

Nous sommes donc allés chez elle. L’appartement était plus grand que je ne l’avais imaginé. Un rez-de-chaussée, plongé dans la pénombre, une atmosphère crépusculaire que la présence de sa mère folle et quasi impotente accentuait encore.
Cette mère qu’elle haïssait. Et c’est parce qu’elle la haïssait qu’elle ne la lâchait pas. L’odeur, dans la chambre de cette femme grabataire, était épouvantable. Il y faisait une chaleur insoutenable et la vue de ce corps boursouflé et livide, de cette tête presque chauve où les yeux étaient noyés dans la chair, était une abomination. Dita s’est plantée devant le lit, me guettant du coin de l’œil, elle m’a dit d’un air triomphant dans un rire : «Je te présente la reine-mère.» J’étais au bord de l’évanouissement, me demandant ce que je foutais là, alors que j’aurais dû préparer les morceaux d’un disque programmé déjà depuis presque un an. La femme couchée m’observait de ses petits yeux malveillants et, soudain, elle s’est redressée et m’a jeté une savate qui traînait sur le lit. «Fiche-le dehors» criait-elle, «vire-moi ça, pouffiasse, t’as pas honte?» et un flot d’injures a suivi. Dita m’a entraîné en riant:
— Pas mal, hein?
Je ne trouvai rien à répondre, j’ai dû balbutier:
— Pas mal? Qu’est-ce qui est “pas mal”?
— T’as pas vu? Elle est comme une reine des insectes, tous confondus, une grosse reine gonflée et pâle. Ah ça m’amuse! si tu savais! Elle qui déteste les insectes! Je m’attends à la voir exploser d’un moment à l’autre.

La porte était encore tout près, j’aurais dû la prendre et la claquer, pourtant je suis resté. Elle m’a fait visiter l’appartement, prenant un évident plaisir à noircir le tableau.
D’après ce que j’ai compris par la suite, elles employaient une grande partie de la journée et de la nuit à se faire souffrir mutuellement, à se rappeler les heures les plus noires de leur vie commune, à vider leur sac à propos de tout et de rien, et surtout de ce père dont les traces, parfois presque risibles, étaient partout présentes. Il y avait toujours, accroché au-dessus de la cheminée de ce qui aurait dû être le salon, mais qui était comme toutes les pièces de cet appartement un indescriptible foutoir, un martinet dont le manche usé disait assez qu’il n’était pas resté inactif. Et aussi, un peu partout dans l’appartement, les inventions inachevées de cet homme qui semblait n’avoir jamais rien fini, mis à part, peut-être, l’éducation de sa fille, qui était un reluisant ratage, certes, mais mené à son terme. Je me suis souvent demandé par la suite si ces inventions branlantes étaient des instruments de torture, mais je n’ai jamais osé poser de question, Dita ne se privant pas d’afficher un total désintérêt pour ces objets sans vie, qu’elle heurtait et achevait de rendre informes chaque fois que l’occasion se présentait. Du coup, le tas de matières à peine identifiables demeurait là où il s’était écroulé, ajoutant une touche de plus au bordel déjà existant. Un tel lieu était à peine vivable. Pourquoi ai-je quitté un appartement tranquille et ensoleillé que je louais pour une somme modique dans un quartier du centre de Paris pour venir partager la vie de ces deux cinglées dans ce rez-de-chaussée humide et sombre? Je ne le sais pas moi-même. La seule explication possible étant que l’emprise de Dita sur moi s’était resserrée au point de m’ôter toute volonté.
La chambre de Dita était nue, presque vide, et froide. Elle était aussi suffisamment éloignée de celle de sa mère pour que ses insultes et ses hurlements ne nous atteignent pas. Elle m’y poussa et ferma la porte. Les cris s’atténuèrent et Dita souffla de manière comique, «ça fait pas de mal de lui échapper de temps en temps». Je restai debout au milieu de la pièce et elle me désigna le fauteuil. «C’est bien que tu m’aies retrouvée Arthur, c’est très bien», j’en avais froid dans le dos. «C’est vraiment très bien.» Elle s’était assise par terre, à mes pieds et avait posé ses mains sur mes genoux, ses mains de violoniste, robustes et bien dessinées. Elle me caressait doucement les genoux et les cuisses et l’érection provoquée par ses caresses la fit rire aux éclats : «Arturo! tu bandes! je te fais encore de l’effet! Je pensais que tu avais peur de moi.» J’avais envie de suivre du doigt un de ses sourcils magnifiques, mais je me retenais de la toucher, même d’un doigt. Toujours riant, elle se renversa en arrière sur le sol et écarta les jambes. Elle remonta sa robe, sous laquelle elle était nue, jusqu’à son ventre, je voyais son sexe et son pubis roux, mais je ne bougeais toujours pas. Elle commença à se branler devant moi en murmurant: « Arthur, je veux vivre avec toi, ici, tu m’entends Arthur, ici, avec toi.»
Elle a enlevé sa robe, son long corps blanc couché à même le sol. Renversé, son visage était beau, pointu, ses yeux étirés vers les tempes, elle rythmait son plaisir de petites caresses furtives sur ses seins et son ventre, ses hanches minces bougeaient en cadence, puis soudain, elle s’est dressée, debout devant moi, et avec une force inattendue, elle a empoigné ma tête et l’a plongée de force dans son sexe. Nous sommes tombés, j’ai heurté violemment le sol, elle a ressaisi ma tête et m’a donné l’ordre de lécher. «Lèche!» disait-elle d’une voix dure, «lèche Arthur!»
Ça tournait dans ma tête, tournait et tournait, j’avais l’impression d’errer dans un labyrinthe de foire, des sexes roux rampaient sur le sol, se dérobant et s’offrant et une douleur terrible me vrillait les tempes. Lèche! rampe! Qu’y aurait-il après?
Après? il y a eu ma dégringolade dans les méandres de la dépendance. Après, il y a eu ma destruction pure et simple.
Et j’ai léché et j’ai rampé et j’ai supplié. Elle m’a séquestré pendant des jours, sans saxo, sans vêtements de rechange. Une larve qu’elle venait tourmenter quand l’envie la prenait. Décembre, janvier, j’avais disparu, je m’abreuvais à ce savant mélange de culpabilisation et de séduction. En pleine déliquescence, rêvant de castration aussi, pourquoi pas? Au point où j’en étais, il est possible d’affirmer que j’avais envie de me les faire couper. Mais pourquoi par elle? C’est assez difficile de l’avouer, mais je l’aimais. Lorsque je regardais par ­dessus l’épaule de mes petites cousines, les dessins de leurs livres de contes, ce n’était ni Blanche-Neige ni la Belle au Bois dormant qui éveillaient des tressaillements inédits dans mon sexe d’enfant, c’étaient toujours les méchantes reines hautaines et jalouses. Je me souviens encore de leurs immenses sourcils et de leurs regards cruels, et Dita, dont le prénom évoquait pour moi des couleurs mauves et des parfums capiteux, possédait des sourcils gigantesques et des yeux d’un bleu marine virant au noir aux premières heures de la nuit. Dire qu’elle n’avait rien d’une princesse charmante, c’est peu dire, et sa passion pour le monde des insectes en rajoutait plusieurs couches. Dita était inquiétante et elle savait très bien en jouer.
Je suis donc venu vivre avec elles deux dans cet endroit terrible où les instruments à cordes souffraient plus encore que les humains. L’espace, si l’on peut dire, était encombré de tout un tas de machins sans âge et sans formes. Sa mère passait le plus clair de son temps couchée, à gémir et à vociférer. Une ou deux fois par jour, elle arpentait le couloir à l’aide d’un déambulateur, sans cesser pour autant de marmonner et de pousser des cris. Le bruit de ferraille raclée sur le plancher et les grincements de cet instrument totalement inédit pour moi me rendaient dingue. Si j’essayais de sortir, elle me barrait le passage, me hurlait toutes les insanités qu’elle connaissait et restait là, plantée au milieu du couloir, difforme, rendue livide par les années passées sans voir la lumière du soleil. Il fallait la nourrir, l’habiller et la laver. Dita s’en chargeait, je n’en suis quand même pas arrivé là, toucher cette femme aurait été au-dessus de mes possibilités.
Dita avait toujours chaud, elle avait toujours les pieds rouges, les tempes moites, elle était vêtue de chemises de nuit anciennes à fines bretelles. Pour sortir, en hiver, elle enfilait un jeans dessous, un manteau dessus et glissait ses pieds nus dans de vieilles bottes, desquelles ils ressortaient encore plus rouges. Je n’irais pas jusqu’à dire que ça me plaisait, ces pieds rouges tout au bout de ces maigres jambes blanches, tellement blanches que le réseau des veines semblait mis à nu, mais ça ne me gênait pas non plus. Et elle ne se privait pas d’en rajouter une couche pour avoir l’air encore plus chlorotique et maladive. Et j’étais possédé, fasciné, vidé de toute volonté. Elle n’avait même pas besoin de me rappeler que j’étais son complice, le souvenir de ce matin sur le barranco, dans la maison en ruine, empoisonnait chaque instant de ma vie depuis presque trois ans et j’avais appris à vivre avec ce poison. Être près d’elle ravivait l’effet et anéantissait tout espoir d’antidote.
Elle était autoritaire et colérique, mais elle n’était pas capricieuse; quand elle voulait quelque chose de moi, elle ne tapait pas du pied, elle me donnait simplement l’ordre, sans me regarder, et seulement après, elle me fixait droit dans les yeux, d’un air qui ne tolérait aucun refus, d’un air qui signifiait que c’était comme ça et pas autrement, parce que sinon je n’avais qu’à aller voir ailleurs, si j’en trouvais une aussi barjot qu’elle. Si j’avais dit: «bien je pars», elle ne m’aurait pas retenu, elle n’aurait pas sangloté, elle m’aurait tourné le dos et se serait mise à jouer du violon en attendant que j’aie vidé les lieux. Elle ne m’a jamais frappé, la violence chez elle passait par le sexe. Elle ne me piétinait pas, elle ne me fouettait pas, le recours à des accessoires n’était pas nécessaire, sa violence s’exprimait dans un subtil mélange de sexualité quasi bestiale et de refus. Elle savait exactement comment me rendre fou et à quel moment me laisser là, anéanti par le désir. Désir? Besoin, serait plus juste. Elle m’ordonnait alors de ne pas me toucher, et c’est incroyable, mais elle n’avait pas même à m’attacher les mains, je restais paralysé, attendant l’ordre suivant qui pouvait d’ailleurs être tout le contraire, et dans ce même instant où j’avais ordre de ne pas bouger, de ne pas me toucher ni la toucher, elle décuplait mon excitation d’un coup de langue sur mon sexe, puis se retirait d’un coup et s’asseyait dans le fauteuil devant moi pour se branler sous mes yeux. Et j’obéissais jusqu’au tourment suivant. Mais il y avait plus douloureux que la sexualité dans les jeux sadiques qu’elle m’imposait. Il y avait la privation de musique. Elle savait que jouer était pour moi un besoin vital et que me l’interdire allait me rendre fou. Elle décidait que certains jours seraient voués au silence. «Pas de saxo aujourd’hui», disait-elle, et ça pouvait continuer plusieurs jours de suite. Mon saxo disparaissait alors dans une cachette secrète, je pouvais gratter le parquet, soulever la moquette crasseuse, elle m’observait en silence, intraitable, presque effrayée de voir que son emprise sur moi n’égalerait jamais celle de la musique, et ça la rendait enragée.
Je n’avais pas le droit de voir mes amis, j’avais disparu de leurs vies, de nos quartiers. J’étais seul. Et l’aimant elle, je n’aimais personne. J’aurais pu aimer les enfants s’ils n’avaient pas eu de parents, ou les chiens s’ils n’avaient pas de maîtres, j’aurais pu aimer les passants, n’importe quoi qui ne fût pas elle, c’était impossible. J’étais seul et je n’avais pas à ma disposition la saine ou malsaine ironie qui est la mienne désormais. Je prenais au sérieux tout un tas de trucs dont j’ai oublié aujourd’hui la souffrance ou le plaisir qu’ils procurent. On ne sait pas tout de suite, évidemment, qu’on va avoir plusieurs vies. Celle du moment présent peut cruellement et à tout instant passer de l’autre côté, manière élégante pour dire qu’on calanche, et le temps manque pour le bilan. Donc j’étais seul et bien mal aimé ou pas du tout, ce qui n’est pas la même chose. Être haï eût été préférable, j’aurais alors tenté d’ouvrir des brèches dans ce mur de honte qui était le mien. Honte de n’être qu’une chose entre ses mains, un truc, un machin. Et ça ne faisait que commencer. Elle parlait de son amour pour moi comme d’une chose encombrante dont elle ne savait pas quoi faire, elle en parlait comme on parle d’une excroissance monstrueuse, d’une tumeur. Inlassablement, elle oubliait qu’elle m’avait elle-même entraîné dans cet appartement pour m’y séquestrer. Et pourtant, lorsque je parvenais à me dédoubler, à observer nos folies de l’extérieur, je nous trouvais presque comiques. Une pantomime grotesque, un théâtre de la cruauté dérisoire, c’est à ça que ressemblaient nos contorsions. Jamais, et avec personne d’autre, je n’aurais pu libérer mes pires pulsions. Dita n’avait aucun sens du ridicule. Aucun sens de la distance. Elle croyait dur comme fer à ses pitreries, à son culte des insectes. Si je voulais la rendre enragée, il suffisait que je lui fasse observer que les insectes ne rient jamais, ne passent jamais l’éponge, n’en ont jamais marre de piquer, de tuer, de dévorer. Elle possédait la ferveur aveugle du croyant. Il m’arrivait bien sûr de penser qu’elle était idiote, butée, limitée, mais ça réveillait une étrange tendresse et rendait ma fuite impossible. Que ferait-elle sans moi? car j’espérais toujours sa guérison. C’étaient mes moments de lucidité et d’espoir. Mais la plupart du temps j’errais dans un sombre labyrinthe livré à ses fantasmes, à ses névroses sexuelles, à ses souvenirs de fessées et de coups, et ses frustrations musicales. Nous baisions ensemble, si on peut appeler baiser ces rapports sadiques, frustrants, douloureux, mais il y avait pire: nous jouions de la musique ensemble.
Heureusement que nous n’avions pas d’auditoire. Car elle jouait de plus en plus mal, elle ne connaissait plus les notes, et le simple fait de penser que moi je les connaissais la rendait folle. Lorsque j’avais le sentiment de n’être qu’une marionnette, je jouais et lorsque je jouais, je revoyais la route, les montagnes péruviennes et les roulis du Pacifique, un temps sans elle, où je l’avais presque oubliée. Toute chose a un nom paraît-il, admettons. Mais que se passe-t-il quand ce qui nous soutient perd sa consistance? Quand ce qui fait vivre le nom s’est réduit au point de ne plus être? Alors vie, amour, bonheur? Du vent, des mots et derrière, un éboulis, un coup de grisou, une pluie perpétuelle. Je ne sortais que pour aller travailler. Donner des cours, voilà ce à quoi j’étais réduit. La musique, ce qui avait le plus d’importance pour moi, était devenue un boulot, un dur labeur, ce qui n’aurait pas été si terrible si elle m’avait laissé le temps de jouer, de composer, mais non! Je devais le faire en cachette, quand elle allait à ses rendez-vous mystérieux, à ses séances de je-ne-sais-quoi. Sûrement pas de spiritisme, les rendez-vous avec les morts, elle les donnait au futur, les invoquer était hors de question. Non! ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était imaginer les vivants morts, sur ce point son imagination pouvait se déchaîner pendant de longues heures qui me paraissaient des éternités. Elle les imaginait morts et, pire encore, elle imaginait leur mort. Évidemment, j’aurais dû fuir, ça aurait dû être mon seul souci, mais je n’avais plus de soucis. J’étais une larve, une matière molle, englué dans un réseau de fils invisibles qu’elle contrôlait bien mieux que sa folie ne le laissait supposer. Pour pas mal de choses, elle était capable d’un grand sérieux. Ça ne rigolait pas souvent avec elle. Elle abordait des questions que beaucoup ne se posent jamais avec le visage grave d’un général romain tout droit sorti d’un péplum, ce qui aurait pu m’amuser si j’avais été encore moi-même, les généraux romains ont l’air si sérieux dans les films. C’est peut-être que l’acteur en a plein les cothurnes de se promener en minijupe? Ou que les répliques sont chiantes? Mais ils tirent une gueule que rien ne vient égayer, jusqu’à ce qu’ils tombent, jupe en l’air, pour César et pour l’Empire. Oui, elle avait quelque chose d’un général romain en plus maigre, en plus triste, et moi, j’étais son esclave captif.
Puis un jour, elle a disparu. Disons qu’un soir, elle n’est pas rentrée. Je l’ai attendue toute la nuit, passant par tous les états du manque, y compris une sorte de sensation de délivrance. Au matin, je me suis endormi et lorsque j’ai été réveillé par le grincement du déambulateur et les hurlements de sa mère, j’ai compris ce qui m’attendait. Deux jours, seul avec cette folle que je ne pouvais pas toucher sans avoir la nausée. Je l’ai nourrie en supportant ses insultes, mais la laver, c’était au-­dessus de mes forces. Au troisième jour, j’ai pris mon saxo et je me suis enfui. De ma vie, je n’avais jamais été aussi seul et aussi misérable. Mon père était en Suisse, et je n’avais de toute façon pas le courage de lui demander quoi que ce soit. Je n’avais surtout pas le courage de lui mentir ni de lui expliquer ce que ma vie était devenue. La dégringolade fut sévère. Là, il faudrait tirer le rideau et changer le décor.

Quand je dis décor, c’est absence de décor qu’il faudrait dire. Vivre dans la rue, c’est n’avoir rien ni personne vers qui se tourner que soi-même et, très vite, il n’est plus question de soi, mais de sa survie. Manger et trouver un coin où se recroqueviller, c’est ce qui occupe le temps, tout le temps. Je jouais du saxo et je gagnais un peu d’argent, il y avait les squats où j’étais accueilli, mais en moi, la fêlure commençait, en moi, ça s’effritait. Étais-je encore capable d’avoir des relations avec les autres? Non. Tout était décoloré, insipide, absurde. Alors je me suis laissé glisser. En quelques semaines, j’étais devenu ce qu’elle avait voulu faire de moi. J’attendais ma métamorphose et, sans elle, ça tardait. Une larve a besoin d’être nourrie. Et ma nourriture de larve, seule Dita pouvait me la donner. Elle était la seule à savoir ce qu’elle avait planifié pour moi. À quelle espèce m’avait-elle destiné ? Pouvais-je alors deviner que dans les méandres de sa folie, elle avait inventé un insecte humain? Un insecte des profondeurs, condamné à l’obscurité, à la cécité? Je n’en étais qu’au début, l’espoir d’une autre mutation se dessinait encore parfois. Lui échapper, ne jamais plus la revoir et devenir ce que j’étais, un musicien, rien d’autre. Je n’avais pas l’audace de me pointer chez mon père, de prendre un bain, de manger dans sa cuisine aux murs clairs, servi par la cuisinière, de me coucher dans un lit douillet et de dormir jusqu’à oublier. J’avais honte, honte de tout et surtout d’être moi. Coupable d’être né dans le luxe, comme elle me l’avait répété sur tous les tons de sa voix grave, qui savait si bien être mélodieuse, convaincante, assourdissante au point que j’étais sourd à ma voix, sourd à mes besoins. En moi c’est Dita qui parlait, répétant les phrases, toujours les phrases bien tournées de la culpabilité d’être né là où j’étais né. Donc je n’allais pas chez mon père, et mon saxo souffrait comme moi, trimballé, heurté, soumis à l’humidité, au froid. Puis un jour, il n’y a plus rien eu, un grand silence laiteux, un ruissellement dans ma tête. Janvier 1972, mon anniversaire approchait, je zonais comme un con vers la rue Mouffetard, je la cherchais encore. Ce que je ne savais pas, c’est qu’elle était loin, très loin, en Inde, shootée à mort. Je l’ai su longtemps plus tard. Les seringues la fascinaient autant qu’elles me terrifiaient. «Un dard» disait-elle, «c’est comme un dard et le poison doit être si doux». «Ouais, tu crois pas si bien dire, Dita, sauf que les démangeaisons c’est après que tu les as, et pas des moindres.» Mais elle ne m’écoutait plus, elle se perdait dans ses rêves, elle faisait ça si bien.
Je me cuitais avec les clodos sur la place de la Contrescarpe ce jour-là, et Sam a déboulé, en pleine forme, beau comme un dieu de l’Olympe, il s’est planté devant moi, son visage a pâli et pâli encore, il a tendu la main vers moi, il m’a saisi, emmené, il me poussait devant lui, nous avons atterri devant un immeuble, rue des Carmes: «entre» «monte» «entre», tout le monde me donnait des ordres maintenant. Je me suis retrouvé dans une chambre de bonne. «C’est là que tu crèches?» «Non, c’est chez un pote, il s’est barré pour quelques semaines.» Comme un enfant, il m’a lavé et nourri. Après, il m’a mis un joint dans le bec, et il m’a dit: «Dors, on causera plus tard.» Je lui ai tout raconté et je lui ai fait jurer de ne rien dire à Nell, ni aux autres.
Je n’ai revu Dita qu’en décembre 74 et pour quelques semaines, après… après?

Merde, vingt ans ont passé comme ça. Vingt ans! je n’ai plus vécu que dans la dissimulation, dans un labyrinthe où elle me poussait pour me voir m’y perdre, où elle m’abandonnait. J’en sortais, je revoyais la lumière, elle me débusquait, et ça recommençait. Ses tortures étaient de plus en plus raffinées, elle ajoutait des accessoires, elle peaufinait sa tactique et je n’étais plus le seul de ses esclaves. Je la soupçonne même d’avoir eu tout un réseau. Je trouvais des cahiers, des noms, des codes, des numéros. Une termitière humaine sur laquelle elle régnait. Sa mère était morte, l’appartement était à elle désormais, elle l’avait vidé, en avait fait un lieu dénudé. Elle ne m’enfermait plus, au contraire, elle me donnait l’illusion d’être libre. Elle me faisait nettement comprendre que ma présence n’était plus exclusivement nécessaire à ses rituels.
Comment savoir ce qu’il en était réellement ? Il était impossible de lui faire dire quoi que ce soit. Dita était la reine du silence. Jusqu’au jour où elle m’a donné un cahier.
— Tiens, lis ça. Je l’ai écrit chez Sam quand tu m’as lâché pour aller à Londres avec Nell.
— Je ne t’ai pas lâchée, Dita, je suis allé bosser à Londres! La musique, tu sais, la musique, cette chose que tu as abandonnée…
— Tais-toi, ça te regarde pas.

Je ne l’ai pas lu tout de suite ce cahier. J’aurais dû. J’aurais dû profiter du peu d’énergie qui me restait à ce moment-là. Après? Cette phrase qu’elle avait écrite me poursuivait: «Le temps du sacrifice est venu.» Je savais parfaitement que je ne lui échapperais pas, j’étais son plus vieux spécimen. Quand? Je ne sais pas, mais ça viendra, d’une manière ou d’une autre, elle accomplira ce sacrifice. Je n’ai plus qu’à attendre, dans mon trou, ça ne tardera plus maintenant.

 

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