l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






13.

 

À six heures et quart, le réveil de Lorraine se met à jouer Somewhere over the rainbow, doucement d’abord, puis un peu plus fort. Nell se retourne sur le lit, tombe nez à nez avec une photo de poney, un petit coffre à bijoux incrusté de coquillages roses et un ours en peluche auquel il manque un œil. La fenêtre n’est pas à sa place, elle étend le bras pour dissiper une douleur dans le coude, elle rencontre le mur. Au plafond tournent des planètes et ce lit est trop étroit. La musique du réveil lui martèle les tympans, elle appuie sur un bouton au hasard et la voix de Bernie lui murmure à l’oreille «hello, Lorraine, c’est le matin, bonjour mon petit cœur...». Elle appuie vite fait sur un autre bouton et le silence s’installe. Good morning Lorraine! Un réveil dans le futur, des enfants de science-fiction, think pink! Il y a trop de rose autour d’elle. Une lampe est restée allumée et elle a l’impression de reposer sur une nappe de barbe à papa, elle flotte encore dans son rêve et tout n’y était pas si rose. Pourquoi faire croire aux enfants que le monde est un nuage couleur bonbon? Pour amortir les chocs? Mais les chocs, c’est après qu’on les ressent et sur une peau tendre et sensible les bleus sont plus marqués, plus douloureux. Elle s’assied. Il ne s’agit pas de les sortir du lit à coups de pied dans le cul, ce dont mon propre père ne se privait pas, mais quelques angles, quelques couleurs froides? Ça devrait les aider à supporter le reste? Non?
À qui parle-t-elle? Et de quoi je me mêle? Qu’est-ce que ça peut me faire l’éducation de Lorraine? Merde, j’ai une sacrée gueule de bois! Qu’est-ce que j’ai descendu, qu’est-ce que j’ai dû dire comme conneries!

Elle reste là, assise dans ce lit d’enfant, entourée de peluches roses et de fanfreluches, le menton sur les genoux, s’attendant à recevoir la visite du magicien d’Oz. Elle se marre et ça lui fait un peu mal dans la mâchoire. Ses yeux se décollent doucement, un cil après l’autre. Elle observe machinalement ses mains, les doigts sont encore effilés, mais un de ses poignets est déformé par l’arthrite. Le syndrome de la bibliothécaire ou les innombrables sacs de voyage qu’elle a portés? En finir une bonne fois, voilà ce qu’il faut! Engager un liquidateur. Sam ne fait pas le poids. Arthur? Oui, lui, il pourrait; il a une grande avance sur elle. Il pourrait dissiper d’un coup l’illusion, ce n’est pas la première fois qu’elle y pense. Voir, enfin, le monde nu qui se cache derrière l’apparence. Elle a parcouru la planète pour le trouver, sans succès. C’est comme ça, on escalade des montagnes, on traverse des jungles, tout ça pour rien. Et nous irons à l’essentiel, ah! mais c’est qu’on ne demande pas mieux! Seulement voilà, le voyage se fait en ascenseur latéral, en ballon crevé, en patins sans roues, et celles et ceux qui ont trouvé la clé l’ont jetée avant d’entrer et «on espère que les cailloux deviendront des petits pains, comme ça les sans-le-sou apaiseront leur faim». Et puis, rien ne vient, nul galion sur l’horizon nimbé de sucre candi. Le décor déteint, Nell se laisse submerger par les sucres d’orge. Il est temps de mettre un pied par terre, l’autre suivra et ainsi la marche pourra reprendre. Le petit jour? La gueule de bois? Rien de bien compliqué. Le pied est un labyrinthe d’os. Ça dépend pour qui évidemment, il y en a qui pourraient les nommer un à un par leur nom, tous ces os, mais pas elle. Nell trouve que cet éventail d’os délicats sur la face externe du pied est une partie élégante du corps humain. Bien qu’il ne lui reste que les siens à contempler et que ça limite les comparaisons, elle comprend les fétichistes du pied. Bel objet, infini dans ses variations, cherche adorateur pour échange unilatéral. Délicatement, elle pose le pied droit sur la moquette rose pâle, Sam lui a enlevé ses chaussettes, elle les voit près de ses bottines. Il a mis un morceau de journal en dessous pour ne pas salir la moquette. Êtes-vous tous devenus fous, mes amis? Fils de pianiste millionnaire se roulant dans la boue à loisir, ex-junkie léchant la moquette rose d’une chambre d’enfant, et toi Jeff, que fais-tu dans l’au-delà? Tu passes la serpillière pour les séraphins? Et il pleuvra de l’eau de javel, et nous récurerons le ciel! Des morts utiles et fleurant bon la lavande. Stop, Nell! C’est vrai, ça suffit! Si Sam veut que la chambre de sa fille soit un sas de sécurité, exempt de microbes, ça le regarde! J’ai quand même le droit de me marrer un peu, je suis au bord du vide, là-dedans il n’y a que le silence pendant des siècles et rien à contempler. Tous les deux mille ans, un tintement à peine audible, et un vague gigotement de matière, invisible en plus, si ça se trouve. D’ailleurs je ne vais pas tarder à dégager de la bonbonnière, j’ai repéré un perco dans la cuisine cinq étoiles. Tel que je connais Sam, il en a pour des heures avant d’émerger. Alors un café, un biscuit et retour vers le passé. La chasse au snouk est ouverte, tentons notre chance, «le deuxième est gratuit», qu’ils disent. Qu’est-ce que le snouk? C’est ce qu’on découvre en le chassant. Le snouk est au bout; entre lui et vous, il n’y a que votre crédulité. Se munir de bottes est recommandé, même si on ne les porte pas; un chapeau aussi est le bienvenu, il est utile pour rapporter le snouk. Un snouk rapporté en vaut donc deux. Avec deux snouks en main, vous doublez vos chances de saisir un lassoui… qui vaut deux lassnons. Puisqu’un lassoui averti en vaut deux. Averti et avec tout ce fourbi, vous êtes parés. Parés pour quoi? Disons que si vous posez trop de questions vous n’avez pas fini et restons en là. Café, Nell? Tu t’en fais pour un lassoui et pour un lassnon, alors que devant toi s’étale la désolation et tu iras jusqu’au bout, sans coup férir, jure-le! Je le jure, je ne ferais pas marche arrière, ce qui est une façon de parler parce que c’est exactement le contraire. Je marche à reculons.

Après être sortie victorieuse du combat avec le percolateur, elle boit un café debout, regardant par la fenêtre la cour qui n’a pas changé. C’est là qu’elle fumait une cigarette en clandé avec Marthe Bernovski. Après Sam râlait. «Vous auriez pu m’inviter, merde, trois heures sans m’en griller une, à écouter les grands discours de mon connard de frère, c’est un peu vache!» Elle se marrait pendant qu’il tirait goulûment sur sa goldo, en extase, «un manque chasse l’autre», lui disait-elle. Et quand ils rentraient rue Clavel, ils se jetaient sur le lit pour une nuit de baise frénétique. Le lendemain, elle ne manquait jamais de lui faire remarquer que c’était pas parce qu’il faisait croire à ses parents qu’ils étaient fiancés, qu’il était obligé de consommer. Consumer, plutôt, répondait Sam. Et il repartait à la chasse au snouk. Le snouk prend la forme qu’on veut bien lui donner et Sam, semblait-il, lui avait donné une forme définitive. Finalement, pense Nell, avec moi, les amours furent toujours clandestines. Même sans régulière dans les parages, ils baisaient avec moi en se le cachant à eux-mêmes. Et moi? Pourquoi je m’en accommodais si facilement? J’étais le ghost love. Si Gillette avait su qu’Arthur et moi, parfois, on avait fait ce qu’il faisait si rarement avec elle, elle serait tombée de son nuage, elle lui aurait fait répéter trois fois au moins, et dans plusieurs langues, «avec Nell??? Mais pourquoi?» C’est vrai, pourquoi au fait? C’est vertigineux si je commence. L’important, c’est que moi, ça m’allait comme ça. Pas de comptes à rendre, pas de chichis. Elle boit un deuxième café et longe le couloir. La porte de la chambre que Sam partageait avec son frère est restée entrebâillée, elle la pousse doucement, les rideaux sont ouverts, Sam n’a jamais pu dormir dans l’obscurité. Un instant, elle l’observe dans son sommeil. Son cou est un peu fripé, pense-t-elle, mais si j’étais un vampire, j’aurais plaisir à y enfoncer mes crocs, à le libérer de ses contraintes. Nous partirions voler au-­dessus des déserts. Finies les cuisines façon harmonie, finis les nostalgies et les drames. Elle se penche et hésite. J’ai aimé ce garçon, (elle ne peut pas dire homme, elle n’a jamais pu), ce type qui traînait sa seringue comme un gosse traîne son ours en peluche ou sa vieille couverture, c’était il y a longtemps. Alors, dans un souffle, elle murmure, «adieu Sam, nous ne nous verrons plus sur terre, mais je reviendrai hanter tes cauchemars, promis! Compte sur moi».

Sept heures du matin, à Paris, un samedi, en hiver, c’est comme si tout le monde était mort. Le froid achève de la réveiller et elle marche sans relever la tête. Voilà c’est fini. Il faut faire vite maintenant, ne plus penser, surtout ne plus penser.
Arrivée chez elle, elle sort un vieux sac et s’assied, son regard fait le tour de la pièce. Tout est là, intact, elle se dirait qu’il faut être idiote pour abandonner ses livres, son lit et la chaleur de sa chambre, sur un coup de tête, que ça ne serait pas plus mal. Mais elle ne tourne pas rond, Nell; sa tête est en ébullition, la lumière sur sa peau laisse des traces douloureuses, elle veut l’obscurité, elle a besoin d’une chambre obscure, elle a besoin du froid pour apaiser ses pensées en fusion. Si elle se mouchait, de la lave coulerait peut-être. Elle observe pourtant les murs et les rideaux, les lampes et les vêtements épars. Allez! dis-le Nell, dis «ma vie», c’est ta vie, pas de quoi en faire un plat, à quoi bon jouer les héroïnes de science-fiction post-­apocalyptique? Tu vois ça sonne mal, c’est ridicule! Tu te vois en personnage de manga? à ton âge? avec des socquettes et un col marin? Elle hésite, elle plonge vers le fond du sac vide, le fouille, ses gestes vont à l’envers et comme si soudain elle se souvenait qu’elle n’est pas encore arrivée à destination, elle y fourre les papiers d’Arthur, quelques photos, quelques frusques, de l’eau minérale, son tabac, le livre qu’elle n’a pas fini de lire, une lampe de poche et elle part. Elle quitte l’appartement en se disant qu’elle ne reviendra pas. Mais le pense-t-elle vraiment? Sois sincère avec toi-même Nell. En es-tu vraiment sûre?
Tu as mis la clé dans ta poche, tu as laissé le chauffage allumé. Où vas-tu comme ça? Crois-tu que l’on puisse se dissoudre sur un claquement de doigts? Et d’ailleurs, le jeu en vaut-il la chandelle? Anachorète? Troglodyte? Ce n’est pas un peu dépassé tout ce baratin? Non? Elle secoue la tête d’un côté de l’autre, tout en montant la rue de la Grange aux Belles. C’est ça! secoue la tête! Ah! si on pouvait se débarrasser des doutes en les secouant comme des tapis! mais les paris sont ouverts et à 10 contre 1, je suis certaine que demain tu dormiras dans ton lit. Elle avance tête baissée, l’air têtu. Cette fois, elle ne répondra pas à la voix; qu’elle débite ses boniments si ça lui chante. Elle, elle a fait son choix et puis les voix intérieures, dans le trou, aux Buttes, elles vont s’étrangler dans leur vide. Ça n’a pas de corps ces machins-là, c’est juste bon pour arpenter les songes. Devant l’innommable, ça se dégonfle. Mais Nell ne se dégonflera pas et pour les faire taire, elle chante dans sa tête: … Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes, nous n’avions pas fini de nous parler d’amour, on peut se demander pourquoi les cours condamnent un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour... Quand elle parvient à la grille, elle a oublié la suite du poème de Genet, et il est trop tard pour retourner chercher le bouquin, et trop tôt pour entrer dans le parc. Dans le temps, elle avait découvert une brèche. Ça l’amusait d’entrer comme ça, même si la grille était ouverte. Elle longe la rue Manin, pour contourner le Parc, elle est déjà trempée; l’impression que ses vêtements gonflent comme une éponge. La brèche n’existe plus, mais elle cherche vers la petite ceinture désaffectée, elle est sûre que des tagueurs ont trouvé un moyen d’entrer dans le parc, la nuit. Plutôt qu’un passage, c’est un éboulis au-dessus des voies. Se glisser n’est pas impossible, mais après il faut carrément se laisser dégringoler. Elle hésite. Pourquoi ne pas attendre l’ouverture du parc, au chaud, dans un café? Attention, ma vieille, c’est pas le moment de te tordre la cheville! Elle glisse en s’accrochant comme elle peut et puis elle y va, sans réfléchir longtemps. Elle se lâche et elle saute. Elle s’est fait un peu mal, mais elle y est et elle ne peut plus reculer. Remonter est impossible.
Arrivée devant l’entrée du trou, elle aspire l’air profondément et elle plonge. Le froid humide la saisit, l’odeur de moisi la prend à la gorge. Elle pose son sac, en sort la chemise de carton rouge, sa lampe de poche, tire le matelas sous l’ouverture, se niche dans les couvertures crasseuses et avant de commencer sa lecture, elle regarde autour d’elle. Ce qu’il y a dans son regard, personne ne peut le saisir. Ses yeux d’ardoise sont presque noirs dans la lumière blafarde du trou, d’un noir d’orage. Elle se roule une cigarette, l’allume. Dans la lumière de la flamme, elle ressemble à un Latour, à un masque japonais, mais elle ne le sait pas. Et elle commence à lire.

 

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