l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






12.

 

Vendredi, à la bibliothèque, les autres s’animent après une après-midi de silence et de monotonie. Deux jours de repos se profilent. Deux jours en famille, deux jours de loisirs. Elle se replie alors que tous les autres se déplient, leurs regards passent sur elle et ne s’y attardent pas. Ils savent qu’elle ne dira rien, qu’elle est sans projets. Quand, enfin, elle ramasse ses affaires, les chuchotements commencent. Ce qu’ils disent, elle s’en fout. Les mots loisir et famille la font grincer des dents. Il y aura la sortie du week-end, la télé sans doute, les parents qui sont devenus des grands-parents, les vieux amis. Ça leur fait quatre repas. Le marché du dimanche, l’apéro, des visites dans un sens ou dans un autre, la sieste, la lessive, une ou deux engueulades, une politesse à madame ou à monsieur, le soir ou l’après-midi, ça les regarde, un peu d’internet, une pesanteur sur l’estomac, et peut-être un flash-back, le samedi après quelques heures de non-sens; soudain, une vision fugitive de ce qu’ils ont été, il y a si longtemps, avant que la balance ne commence à pencher de l’autre côté. Et pour eux comme pour elle le temps aura reçu sa part du marché, ce qui a été fait ne sera pas défait. Le trouble, ils chercheront tout de suite à le dissiper, à le mettre sur un compte, n’importe lequel, ils diront «je n’aurais pas dû», ils disent ça souvent, «je n’aurais pas dû boire ceci, manger cela», comme si les aliments étaient des drogues capables de modifier leur perception. Ils ne font pourtant pas autre chose qu’ingurgiter, pense-t-elle, et ça ne modifie rien. Maintenant, ils vont ingurgiter le week-end avec les ingrédients qu’il contient. Avant de sortir, elle se retourne et les regarde. Pourquoi? Elle ne fait jamais ça, habituellement elle s’enfuit. Surtout le vendredi, elle court presque dans les escaliers, elle passe la porte comme si un tueur la poursuivait. Elle se retourne, s’arrête et les observe un à un. Ils se taisent, puis l’observent à leur tour. C’est à ce moment qu’ils se rendent compte qu’elle n’est pas comme eux, et un malaise les saisit à l’idée qu’ils ont si longtemps côtoyé une intruse. Elle, pourtant, ce qu’elle voit c’est sa propre solitude, ce qu’elle voit c’est son propre anachronisme. Alors, elle sort en emportant ce mot. Il lui convient, il lui va comme un gant, «en arrière du temps», que peut-elle espérer d’autre? Devant, ça fait un bail que c’est bouché, que tous les brouillards du monde s’y sont mis. Si elle pouvait, elle marcherait à reculons. Va-t-elle remonter le temps comme un mécanisme ou continuer à le laisser filer? On verra ça plus tard, se dit-elle. Pour le moment, ce qu’elle veut, c’est mettre le plus de distance possible entre celle qu’elle est, et celle qu’elle devient.
Elle marche, c’est comme si un fil la tirait, l’obligeait à tourner, à continuer, à prendre une direction. Elle ne voit même pas qu’elle ne fait rien d’autre que retourner sur ses pas, une rue après l’autre, par un itinéraire mille fois parcouru. Et voilà, elle traverse ce bout de jardin, pas même un jardin, un passage avec quelques arbres, quelques bancs. Il fait nuit maintenant, mais il faisait nuit déjà, elle avait juste oublié de regarder. Le banc est vide, les oiseaux sont partis. Elle a un petit sourire devant ce banc vide, et lentement, timidement, avec quelques regards furtifs, elle s’assied. À sa place. Elle dit ça: «à sa place.» Mais est-ce celle de l’homme aux oiseaux ou la sienne à elle? Nell. Elle ouvre grand les yeux vers la nuit. Elle resterait à cette place, la sienne, elle ne bougerait plus. Les saisons passeraient, ses pieds s’enracineraient, les oiseaux se percheraient sur elle, du lichen la recouvrirait, elle deviendrait végétale, ses ramifications peu à peu recouvriraient le banc. Ça ne viendrait pas tout de suite, avant il lui faudrait batailler avec l’homme, défendre chèrement son territoire; le tuer peut-être? Partager le banc est hors de question. Il faudrait aussi qu’elle ne voit plus, fermer les yeux serait suffisant au début. Et la voix prendrait toute la place dans sa tête, d’un coup, comme ça:
«Tout commence par une absence de couleurs. Tu regardes autour de toi et tu te demandes pourquoi tout est gris. Tu es au cinéma, la séance est permanente, tu regardes les mêmes images qu’avant, et elles sont grises. Tu vois des gens mourir en blanc et noir, les engins de guerre se déplacent au-dessus d’une mer grise. Quand tu sors au grand jour, après la séance, la ville est grise et noire, elle aussi. Le bitume, les pavés, la pierre, le ciment, le fleuve, gris, tout gris. On a peint la ville en gris. Et pour supporter l’absence définitive de couleurs, la vie dans le moindre et dans le gris, il faudra accepter le pacte du démon. Accepter de se liquider, de se laisser glisser dans la violence et la destruction. Y aller à fond dans le dégoût et la laideur et la crasse, hurler et gémir, implorer et maudire. Alors, ça aura un sens, les mots reprendront leur place et sa musique ne viendra plus cogner tes tympans, et tu seras dépecée et lacérée. Et plus rien n’existera que la course frénétique dans le tunnel, de plus en plus hideuse, de plus en plus incohérente, jusqu’au moment où tu oublieras même ton nom.»
C’est ça que disait le diable dans sa tête. Ça, et puis il disait:
«Veux-tu oui ou non t’unir à la mort, à la destruction et à la violence? Veux-tu, oui ou non, te perdre de vue définitivement? Penses-y, hein! Définitif! C’est pas beau ça? Plus rien à finir, à définir. Définitivement vague, trouble, insaisissable! Plus rien à saisir! La vie, le sommeil, l’écoulement du temps, un lit, une fenêtre, un feu, la musique, la mer, tout ça, tout ce bla-bla, le prix de la vie, ce qui lui donne un prix… fini tout ça, liquidé! Tu seras celle qui ne possède rien, la paumée, mais tu seras aussi celle qui hante les cauchemars de ceux qui payent très cher pour ne pas hurler, pour ne pas te ressembler, pour se protéger de toi. Songes-y Nell, telle que tu es, tu es en mauvaise posture, ma vieille, ni ici ni là, ton vieux cul gelé entre deux chaises, hésitante et misérable. Je t’offre de ne pas être, d’en finir avec les scrupules et les remords. Tu ne seras pas Job sur son tas de fumier, il n’y aura pas de Dieu au-dessus de toi. Il y aura moi, le démon, le rien, l’absence définitive de lumière. Mais n’attends pas trop avant de te décider, parce que je pourrais bien m’absenter moi aussi, je ne suis pas du genre à poireauter. Crois-tu que ton âme vaille mieux qu’une autre? Pour moi, elles font toutes le même poids. Le diable n’est pas snob, Nell, dis-toi bien ça! Toi ou un autre, c’est toujours la même petite étincelle à éteindre.»
Il disait ça. Mais dans quelle tête? La sienne? ou celle d’Arthur? Elle a l’impression d’être ailleurs, dans un autre espace, que son corps n’est plus qu’un reflet, pas même celui d’un autre corps, une réflexion pure et simple. Un bourdonnement en elle où chacune de ses cellules est une minuscule alvéole. Elle se sent comme une image numérique qui se casse, se fragmente, ça ressemble à ces images en 3D qu’il fallait fixer pour faire apparaître l’image dissimulée au milieu des fragments. Ça faisait fureur dans les années 90. La suite du psychédélique? Un résidu d’acide? Elle pouvait y passer des heures. Laquelle s’est cachée en elle, dans l’attente de sa fragmentation? Les reflets sur l’eau aussi produisent ces images. Elle en a photographié des centaines. Arthur les étalait par terre et faisait hurler son saxo. «Super tes partitions!», disait-il, quand la tempête s’était calmée. Des termitières cathédrales de sons.

Elle se lève.
Elle quitte le jardin, elle ouvre la porte du porche, traverse la cour, monte l’escalier et s’assied dans l’obscurité. Plus tard, elle allume la lampe et elle ouvre un cahier, elle pose les feuillets à côté et sort une loupe du tiroir. Les caractères longs et étirés des cahiers et les pattes de mouche d’Arthur, comme des notes de musique. Elle arpente la pièce, ouvre une bière, la boit en marchant, et soudain elle attrape son portable et appuie. Trois sonneries et Sam répond.
— Hey! Nell! tu as des antennes?
— Comme si tu le savais pas! Je peux passer chez toi?
— J’allais t’appeler pour te le proposer. Bernie et Lorraine sont au château.
— Alors Bernovski, le moment est enfin arrivé! Et on dirait qu’on va faire shabbat tous les deux, ça nous rappellera des souvenirs…
— Mais oui, Leenhardt! Et en plus, si tu me laisses une petite heure, je te fais même à bouffer. Foie gras russe, vin du Néguev, endives de Pétaouchnoc, saumon de Birmanie…
— C’est la recette du dégueulis, ton truc!
— Toujours aussi charmante! et quel à propos!
— Oh! t’as pas idée!
— Allez, rapplique!

Le temps d’arriver rue d’Aboukir, Nell s’est rassemblée. Sur le banc, elle a juste laissé une toute petite part de son ombre, en accord avec la nuit. Rue d’Aboukir, elle n’y était pas beaucoup allée à l’époque, Sam ne voyait ses parents qu’en de rares occasions. Il l’emmenait, elle lui servait d’alibi, ce qui ne la gênait pas. Ça l’amusait plutôt de jouer la fiancée le temps d’un shabbat ou d’une fête. Ils l’aimaient bien, mais jusqu’où étaient-ils dupes? Pas facile de le savoir. C’étaient des gens hermétiques, des gens de l’extrême, pensait-elle, joyeux et graves, intelligents, mais jouant à merveille la naïveté. En 1978, elle était allée les voir, seule cette fois, après que leur plus jeune fils avait été tué pendant l’opération Litani au sud du Liban. Ils l’avaient regardée comme si elle tombait d’une autre planète, ce n’était pas elle qu’ils attendaient. La mère de Sam avait demandé tout doucement à Nell, pour que son père n’entende pas: «Où est Samuel? Pourquoi n’est-il pas avec toi?», et puis elle avait essuyé ses yeux et Nell, ne sachant quoi dire, était partie.
Sam l’attendait devant sa porte au retour. Lui aussi avait des antennes. Il était furieux. «De quoi tu te mêles, Nell?» « De rien, je voulais juste leur dire...» Mais Sam ne l’avait même pas laissée s’expliquer. «Leur dire quoi? Que ce con a brisé leur vie avec ses idées d’héroïsme? Merde! il était leur espoir, pas moi. Un fils junkie ça leur suffisait pas? Il leur en fallait un, sioniste et mort?» «Junkie ou pas, tu devrais y aller.» «Non, j’irais pas! je ne jouerais pas le fils de substitution.» «Mais Sam, tu es leur fils!» Il avait sursauté comme si c’était la première fois qu’il en prenait conscience. «Tu t’y mets aussi, toi, Nell! Moi qui croyais que tu étais la seule à piger.»
C’était bien son problème, elle était toujours la seule à piger, mais à piger quoi? Arthur, Gillette, Jeff, Sam… tous comptaient sur elle. Quand elle y pensait, elle se disait qu’elle était une femme sans qualité. Non, elle ne devait pas dire ça comme ça, elle ne pensait pas à elle-même comme à une femme, plutôt comme à un point de contact. Mais elle ne pigeait pas tant que ça, et surtout pas les histoires d’amour et de famille. Ces deux trucs-là, elle était incapable de se les représenter, pas même en peinture, se disait-elle en se marrant. À l’époque, il y avait déjà dix ans qu’elle avait mis les voiles, et ses parents elle ne les avait pas vus beaucoup. Ils n’y tenaient pas particulièrement, d’ailleurs. Ils étaient depuis peu dans un cimetière de banlieue, ceux de la capitale coûtaient trop cher. Son unique héritage avait été la pendule et un service d’assiettes en porcelaine qu’elle avait gardé. Elles étaient toutes cassées maintenant. Alors c’était pas tellement qu’elle pigeait, c’est qu’elle n’avait rien à mettre sur la table côté famille et elle écoutait les autres, distraitement, ce qu’ils prenaient pour une attention discrète.

Mais ce soir, c’est une autre Nell qui sonne à la porte de la rue d’Aboukir. Est-elle devenue une femme? Sûrement pas. A-t-elle d’autres idées sur la famille et sur l’amour? Pas plus. Ce qu’il y a, c’est qu’elle pige. Ce qu’elle comprend, c’est qu’elle n’est faite ni pour ce monde ni pour cette vie. Et si elle est là, c’est qu’elle veut en avoir la confirmation. Quand Sam ouvre la porte, elle le regarde sans entrer et il la regarde aussi. Ni l’un ni l’autre ne sourit, ni ne bouge. Dans un film, ils pourraient se jeter l’un sur l’autre, se rouler une pelle, tomber sur le plancher et baiser comme des bêtes sans même se déshabiller, avec avidité, en poussant des cris, en se tirant les cheveux. Ils ne sont pas dans un film et ils n’y pensent même pas. Face à face, ils sont deux éclats d’un être parcellaire détruit par le temps, sans sexe, sans désir, et Nell s’aperçoit enfin que contrairement à tout ce que les autres croyaient, elle menait aussi sa danse, son jeu, qu’elle avait sa part dans le théâtre de démiurges qu’ils déployaient nuit après nuit. Androgyne et sans attaches, elle avait pétri la coquille où ils s’étaient enfermés tous ensemble, laissant Gillette jouer les Sainte-Ophélie. Est-ce tout ça qui apparaît dans le regard de Sam? Un instant, on pourrait croire qu’il va s’agenouiller devant elle et lui demander de le sacrer chevalier, mais l’instant est passé et il dit seulement «entre donc».
Nell se marre. Sacrer Sam chevalier plairait à la famille de Saint-Hubert. Pour lui, ce n’est pas une épée qu’il faudrait, mais une grande seringue. Elle se marre carrément.
— Y’a quoi, Nelly? tu te payes ma tronche maintenant?
— Ne m’appelle pas Nelly, je te prie, Samuel Bernovski de Saint-Hubert.
Nell accroche son manteau et plisse le nez.
— Ça sent le feu de bois? c’est pas réglo un soir de shabbat!
— Tu vas me faire chier longtemps avec la religion, rabbi Leenhardt? Et qu’est-ce que t’en sais de ce qui est réglo ou pas?
Elle lisse son pantalon de velours avec application, elle continue son geste sur le canapé de velours cramoisi, s’y laisse glisser. Ce soir c’est la dernière fois, le feu, la musique, la chaleur. Comment a-t-il dit le démon dans sa tête? «Tu seras celle qui ne possède rien, mais tu seras aussi celle qui hante les cauchemars de ceux qui…»
Est-ce que je hanterai les cauchemars de Sam ? se demande-t-elle. Pour l’instant, il semble juste inquiet, il attend ses réactions. Histoire de ne pas le décevoir, elle laisse son regard errer sur la pièce, à gauche, à droite, puis retour vers lui, juste assez moqueuse pour qu’il n’en soit pas pour ses frais. Un grand miroir incliné réfléchit leurs images. Images, le mot est un peu fort, c’est «ombres» qu’il faudrait dire. Pourquoi ont-ils tous besoin de décors somptueux pour abriter leurs vies? pense Nell. Mais elle n’a pas la réponse. Du coin de l’œil, elle regarde dans le miroir. À l’arrière-plan, elle voit Sam immobile, debout près de la cheminée, et elle, plus près, immobile aussi, sur ce canapé impeccable. Elle sourit. Elle imagine la même scène 35 ou 40 ans en arrière, leur agitation, leur besoin de bruits et de désordre. Sam sort un instant et revient avec deux verres de vin blanc. Aucune porte n’a grincé, il n’a fait aucun bruit. C’est à peine si le feu crépite. Va-t-elle briser son verre sur le coin de la table? Fracasser le miroir doré? Lacérer les tentures de soie carmin? Elle boit lentement son verre de vin, caresse le velours. Quelque chose doit être rompu, mais quoi? Elle se souvient qu’elle est venue ici pour poser une question à Sam, alors tout en dénouant les lacets de ses bottines, elle dit:
— Dis-moi, Sam, Dita, elle...
Il ne la laisse même pas finir sa phrase.
— Encore elle! C’est une idée fixe chez toi! Tu pourrais… je ne sais pas… me demander si je vais bien, l’effet que ça me fait de dîner avec toi après si longtemps, ou attendre au moins que je sois bourré, me laisser enfiler ma chemise de cilice ou me flageller les guibolles, hein? Après tu verseras du poivre sur mes plaies et on parlera d’elle, d’accord?
— Quel programme ! On mange d’abord ou on s’y met tout de suite?
Mais elle a gagné. Quelque chose du Sam qu’elle connaît a ressurgi. Il a repris des couleurs, défait un bouton de son polo, une veine palpite sur sa tempe, il se gratte un pied, en équilibre sur l’autre, ses sourcils se froncent, ses cheveux s’écartent, ses grandes oreilles décollées apparaissent, son œil gauche tremble un peu. Elle se laisse engloutir par le canapé, balance les coussins, pose ses pieds sur la table, mais Sam l’attrape par un bras:
— C’est pas le moment de te vautrer, princesse, viens m’aider!
Nell suit Sam à la cuisine. Ça y est, c’est reparti, elle ne le reconnaît plus. Que fait-il dans ce décor? Pas un objet qui ne soit assorti à l’autre… Bouilloire, grille-pain, ustensiles, tout est jaune orangé; le reste, frigo, cuisinière, machine à laver : gris métallique; les carreaux de céramique: bleus dégradés; le sol: des terres cuites couleur ardoise. Elle se souvient de Marthe Bernovski au milieu de cette même cuisine en désordre, toute de bric et de broc, avec des piles de journaux sur la table, des boîtes d’épices pêle-mêle, des sachets, des sacs en papier, s’agitant devant ses casseroles et lui disant avec un clin d’œil, «aide-moi à ranger et ferme la porte», puis, ouvrant la fenêtre, «Shabbat ou pas, nous deux, ma fille, on va s’en griller une! C’est l’avantage! Eux, la cuisine, il faudrait que je sois morte pour qu’ils y fichent les pieds». C’était vrai. Après sa mort, Nell a vu le père de Sam se battre avec du gefeltefish congelé, les larmes aux yeux, implorant le Dieu d’Abraham de lui rendre sa chère disparue, et avec un regard meurtri vers Nell, «… et pas que pour ça, ma petite Nellé, pas que pour ça! C’était la meilleure des femmes!» Où sont passés les ustensiles de Marthe? ses vieilles poêles? ses carreaux de faïence marron où elle collait des étiquettes et des photos?
— Ça a changé ici!
— C’est le moins qu’on puisse dire...
— Ça aurait pu être moins... radical!
— Il fallait épater Marie-Cécile de Saint-Hubert de Palindre...
— Attends… ne me dis rien… belle-maman?
Yes! Et tu sais quoi? elle a jamais fichu les pieds ici. Madame ne dépasse pas les Invalides. Elle a peur qu’elles s’écroulent ou qu’on les pique en son absence, faut croire.
— Et toi? Quand tu entres dans cette cuisine, est-ce que tu revois ta mère avec son mégot à la bouche? Elle se démerdait plutôt bien dans sa cuisine en foutoir.
Sam la regarde avec un sourire triste et il pose le plat de raviolis sur le comptoir de carreaux bleus. Il prend les mains de Nell, elle recule.
— T’as cru quoi? Que j’allais t’embrasser? Ah! mais je pourrais si je voulais! je l’ai déjà fait tu sais. Mais non, ne t’inquiète pas! Personne ne va te changer en princesse, ni même en crapaud. T’as de ces questions, c’est bien toi! Mais j’y répondrai pas. J’ai pas envie d’ouvrir les vannes.
C’est pourtant ce qu’il devrait faire, Sam, ouvrir les vannes, laisser couler, laisser déborder, mais il est comme tout un chacun bien enfermé dans ses limites, et Nell non plus n’y échappe pas, même si ça la fiche en rage.
N’y tenant plus, elle se met à déranger l’ordre autour d’elle, les jaunes rejoignent les gris, les casseroles alignées par ordre de grandeur se retrouvent en désordre, elle ouvre les placards, sort des boîtes, des ustensiles. En quelques instants, elle a rompu l’harmonie, tout déborde, plus rien n’est à sa place, rien ne va plus et Sam se marre:
— Ça va mieux? Tu te sens mieux ?
— On peut fumer dans ta cuisine de rêve?
— Off course!
Il lui fourre un saladier dans les mains, elle reste plantée au milieu de la cuisine, il éclate de rire.
— Je vois que tu n’as toujours pas pris de cours de cuisine!
Nell pose le plat. Elle se sert un verre de vin qu’elle boit à petites gorgées tout en se roulant une cigarette. Elle la tend à Sam, qui tire une bouffée et la lui rend. Ils se regardent un instant, chacun effaçant les marques du temps, mais le temps les happe à nouveau, et les mouvements reprennent. Sam hache des oignons, Nell arpente la cuisine à la recherche d’un autre ordre à déranger. Il renifle, les yeux embués. Nell continue à boire, pique des feuilles de salade, et après avoir tourné la tête en tous sens, d’un air comique, elle dit:
— C’est où la musique chez vous? À côté?
— Loin, au bout du couloir.
— Plus de vaisselle en musique? Plus de Soft Machine couvrant les hurlements des oignons qu’on massacre?
— La machine fait la vaisselle, les oignons bio sont trop bien élevés pour crier. Et chez toi, c’est pas comme ça maintenant?
Nell bat en retraite vers la porte, soudain affolée:
— Chez moi? Je bouffe des soupes en sachet et je fais la vaisselle une fois par semaine, plus ou moins, quand ça déborde, en écoutant un truc ou l’autre, même le disque d’Arthur! Oui, même lui, ça m’arrive.
— On va manger? Regarde-moi le travail! Hein! Avoue que tu regrettes de ne pas t’être mariée avec moi? Avoue! Ma mère aurait été si contente...
Vous avez raison, Pierre-François, faut toujours écouter sa famille...
— Voui, voui, fais la maligne! Mais je suis certain qu’au fond de toi...
— Tu veux bien arrêter tes conneries Bernovski!
— T’as raison, mais c’est si bon de déconner! Alors, raviolis à la ricotta, salade (enfin, ce qu’il en reste), fromages, et vin du Néguev! Désolé j’en ai une cargaison et de la salade de fruits préparée par Lorraine herself, ça te va?
Lorraine, étrange prénom, mais Nell ne dit rien. Elle imagine Sam jouant au papa. Il ne joue peut-être pas, pense-t-elle, il est le père de cette petite-fille. Il est. Nous ne sommes plus. Il doit poser sa tête sur son épaule le soir, et non le contraire, en lui parlant tout doucement, en lui racontant des histoires de désert. Et Lorraine doit lui caresser les cheveux, amusée de l’importance qu’il lui donne, de cette inversion des rôles. Mon petit papa, si fragile, doit-elle penser, il a besoin de moi, je suis si forte, une géante. Ainsi sont les petites filles, démesurées. Avec elle aussi, Sam faisait ça. Il posait sa tête et ses yeux chaviraient. Ce qu’il voyait, ce qu’il sentait, Nell n’en avait pas idée, ne voulait pas savoir. Une fois, elle avait fumé de l’opium et ça ne lui avait pas plu, cette envie de gerber, cette sensation de flotter et ces visions trop belles, trop séduisantes. Le pavot, ce n’était pas pour elle.

Ils commencent le repas en silence. Nell assise sur le canapé, Sam sur une chaise basse, face à elle, mais légèrement décalé pour qu’elle profite des flammes. C’est Nell qui parle la première. Elle sait maintenant que le temps lui est compté, qu’elle ne doit pas se laisser envelopper par la chaleur, par ce vin lourd, par l’illusion d’une vie possible. Ce serait si facile, mais elle n’est plus celle qui pourrait accepter, et elle ne l’a jamais été. Elle est tout entière pétrie de refus. Tous ses autoportraits, elle les tirait en négatif. C’était avant qu’elle brûle les pellicules, un soir de fête. Elle avait photographié les pellicules en train de se consumer. La pièce était pleine de gens qu’elle ne connaissait pas, ils avaient connement applaudi. C’était une fête lugubre, une des dernières. Arthur était arrivé tard, ils ne se voyaient plus beaucoup (Dita était peut-être revenue). Il avait joué des morceaux sinistres et ils avaient partagé un acide, le dernier. Après, elle se souvient qu’elle avait dessiné l’ombre des gens sur le mur, une à une, des formes grotesques qui lui semblaient plus humaines que leurs modèles. Deux jours après, le propriétaire de l’appart l’avait appelée pour l’insulter. Pourtant sur le moment, il trouvait ça «géniâl!!!». C’est à ce moment qu’elle avait senti le vent tourner. Il voulait qu’elle vienne repeindre la pièce, et puis le lendemain, il trouvait ça «géniâl!!!» à nouveau, il disait même qu’il allait «accentuer le processus». La coke devait être meilleure ce jour-là. Quand elle avait raccroché, elle avait vu devant ses yeux le mot FIN, comme au cinoche. Deux jours plus tard elle était loin, et quand elle était revenue, le film en cours n’avait plus rien à voir avec elle. Elle ne comprenait même plus la bande-son.
— Sam?
Il relève la tête, avale sa bouchée de raviolis et la regarde avec étonnement, comme s’il avait oublié qu’elle était là.
— Je commençais à croire que tu pionçais...
— Pioncer... voilà bien un mot qu’on n’entend plus!
— Ouais, c’est du vocabulaire de vioques! Avec Bernie, je dois faire gaffe! pioncer, guibolles, grolles, pageot, limace, grailler, clamser… c’est du chinois pour elle. L’autre soir, je lui ai dit «on prend un sapin», elle m’a répondu que c’était pas Noël ! Mais, au moins, ça fait marrer Lorraine. Alors elle, elle me tue! Hier, elle est partie se coucher en disant «je vais au pageot, je suis clamsée, faut que je pionce, je serai pas fraîche demain». Bernie s’est étranglée, elle a la trouille...
— Les foies, tu veux dire…!
— Comme tu dis! la pétoche que Lorraine dégoise au bahut. Tu te rends compte? Bernie l’emmène tous les matins à l’autre bout de Paris! À l’École Alsacienne! Aucune école du coin n’était assez bien pour Lorraine! Du coup, elle est tout le temps crevée, cette môme! Il y a une école tout à côté, moi, j’y allais à pied, je me levais un quart d’heure avant, et hop! Et en moins de deux, j’étais revenu! Mais non! Pas moyen! Ma fille se lève à six heures du matin!
Sam est essoufflé, il a lâché tout ça sans respirer, maintenant il remue ses raviolis avec une fourchette, les déchiquette, et Nell, en se marrant, attrape sa main et lui montre le carnage dans son assiette. Il sursaute, s’immobilise un instant, puis reprend son assaut contre les raviolis.
— Tu te souviens de ce mail que tu m’as envoyé? Celui où tu disais «recherche Arthur désespérément». Je n’y ai pas cru, bien sûr! D’ailleurs si j’avais pensé que tu recherchais Arthur, je n’aurais pas répondu. Ce que tu cherches, c’est une femme qui s’appelle Nelly, tu ne la connais pas encore et tu n’as jamais cherché à la connaître. Tu n’aimes pas son nom, et encore moins l’idée qu’elle soit une femme. Seulement voilà, il faut en passer par Arthur, parce que c’est lui qui a décidé pour toi. Il a inventé Nell, une fille garçon, comme il a inventé... Dita.
Sam secoue la tête, lance les mains devant lui, dans un geste d’apaisement.
— Ce que j’en dis, c’est parce que je m’inquiète...
— Moi aussi, je m’inquiète. Tout est perturbé, étrangement perturbé. Un orage permanent. Sec. Des retombées radiopassives, it’s a hard rain, Sam, hard hard rain...
Nell sourit et pique des lambeaux de raviolis dans l’assiette de Sam qu’elle mélange avec des morceaux de fromage, s’attendant à l’entendre hurler au scandale devant cette hérésie, mais il ne voit pas. Il observe attentivement le feu, son visage est lissé par la lumière fauve. Nell se souvient qu’elle a désiré par-dessus tout être lui, être Arthur, être un autre, ne pas être elle. Pourquoi? Pourquoi rêvait-elle parfois que Marthe Bernovski s’approche d’elle avec tendresse et lui dise «mon fils»?
— Tu sais quoi Nell? tu devrais reprendre ta vie où tu l’as laissée. Recommencer. La photo, les voyages... Tu es libre, merde! Si t’en as marre de ce que tu fais... Au fait, tu fais quoi? Tu ne me l’as même pas dit...
D’un trait, elle lâche:
— Bibliothécaire, archiviste, spécialiste des manuscrits du XVIIIe siècle.
— Rien que ça! Et ça te plaît?
— Oui et non. «Ça paye le loyer», comme on dit.
— Je peux te filer du boulot, si tu veux. Un truc rien que pour toi. Tu serais même pas obligée de venir tous les jours. Un genre de mécénat. Ça te laisserait le temps pour faire ce que tu veux.
Nell a déjà choisi, mais elle n’en soufflera pas mot.
— C’est gentil, Sam, de me proposer à moi ce que tu ne peux pas te proposer à toi-même!
Elle a dit ça avec une grimace moqueuse, mais Sam prend un air triste pour répondre:
— Y’a de ça!
— De toute façon, je pourrais pas accepter un truc pareil. Du temps pour faire ce que je veux? Mais ce qu’il faut, c’est ne plus avoir le temps! Alors là, ou on calanche ou on s’y met... On en reparlera, tu veux? Qui sait? C’est peut-être la solution...
Elle n’en croit pas un mot, mais avant tout, ce qu’il faut, c’est lui enlever cette fourchette. Elle s’y prend doucement et elle a soudain la sensation qu’ensemble ils reviennent dans le présent. Sam regarde dans son assiette. Les raviolis sont dans un état lamentable.
— Sam, tu crois qu’on s’était absorbé les uns les autres?
— Oui, il y avait quelque chose comme ça, absorption c’est pas faux, enfin... on peut dire qu’on se cimentait les uns les autres avec nos propres psychoses...
— Tu vois ça comme ça maintenant? Des psychoses?
— En gros, oui! Nous mettions en commun toutes nos folies. Nous avions construit un golem. Un monstre à plusieurs têtes. C’est pour ça que c’était si difficile d’aller vers les autres, de sortir de notre... de notre quoi? Clan? Groupe? Même maintenant, j’ai du mal à nous voir autrement que comme un seul corps. Pour en sortir, nous devions partir très loin, seul, parler d’autres langues ou ne pas parler du tout.
— À une époque, tu ne parlais plus, tu te souviens? Tu mimais tout! Ce que c’était gonflant!
Sam ferme les yeux, il se souvient de ce silence en lui. Comment il laissait les mots glisser, se liquéfier. Des gouttes de mots. Il écoutait vingt fois, trente fois, par jour, le même morceau d’Hendrix. Voodoo child, les mots se séparaient en syllabes, étaient aspirés par la musique et l’enfant vaudou, dans sa tête, prenait des formes inattendues. Il grandissait et rapetissait, muet comme lui. Et puis, il n’avait plus entendu que les sons, il n’avait même plus besoin d’écouter le disque, il tournait dans sa tête mais sans les mots. Sam avait souvent des délires monomaniaques avec la musique, mais là, ça virait à la démence.
— Sam?
— Voui...
— Tu savais pour Arthur, l’autre soir, chez moi… Tu m’as fait du cinoche... tu le savais... qu’il est aveugle.
Sam se sert un verre de vin, se lève, arpente la pièce, boit, et vient s’asseoir à l’autre bout du canapé, il fait tourner son doigt sur le bord du verre:
— Merde, je croyais que c’était du cristal... Alors ça y est? on y va, on commence? Oui, je savais. Depuis le début, je savais. Même avant, je savais que ça arriverait, et je ne pouvais rien faire. Et le pire, c’est qu’à un moment j’ai même plus eu envie de faire quelque chose. Ce n’est pas venu comme ça, je suis quelqu’un de lent, depuis que je me défonce plus, le temps est revenu à sa place, il n’y a plus un avant et un après la piquouse. J’en profite du temps! Finis le grand huit et les montagnes russes! Finie la foire, après que Dita était sortie de ma vie...
Nell sursaute, mais ne dit rien. Elle se tourne vers lui, ses yeux sont si tristes. Sam se précipite à la cuisine et revient avec deux coupes de salade de fruits. Il lui en tend une:
— Tiens! Si Lorraine savait qu’on n’a pas goûté son dessert, elle serait sacrément en pétard. Mange, t’as besoin de sucre. Oui, Dita, ou dieu sait comment elle s’appelait à l’époque... Dans ma vie, à moi, Sam, avec ses bobards et ses saloperies de bestioles plein la bouche. Je veux dire ses insectes dont elle parlait tout le temps, pour me faire chier parce que ça me faisait flipper. Et avec la bénédiction d’Arthur, encore! Il me l’avait refilée pour mettre les voiles! «Tu me la gardes Sam, déconne pas, j’en peux plus, mais je veux pas la perdre.» La perdre? Comme si on pouvait la perdre, c’est lui qui était perdu! Dans le coltard, Arthur! lessivé!
— C’était quand?
— Je ne sais plus... 75? 76?
— Où j’étais?
— C’est à moi que tu le demandes?
— Quand est-ce qu’on a commencé à tous se perdre de vue?
— Tu veux dire à se voir moins? par là, dans ces années-là...
— Ça a duré si peu que ça?
— Le temps n’était pas le même. Un instant durait l’éternité, et l’éternité ce n’est pas de la durée. On n’en perdait pas une miette et les substances illicites n’y étaient pas pour rien. C’était avant la fragmentation, avant internet. Faut te tenir au courant ma petite Nell...
Elle sourit.
— Où j’en étais? Oui, Dita a débarqué chez moi, et il ne m’a pas fallu longtemps pour piger dans quoi Arthur s’était embarqué!
— Et toi?
— Moi? C’était si simple de me piéger. Elle n’a eu qu’un truc à faire: se substituer à mon dealer. Non, c’était plus tordu, elle me chouravait mes doses et après elle me jouait la sérénade de la culpabilité, tout en attendant que je me traîne par terre en beuglant. Alors, elle se tirait et elle revenait avec de quoi défoncer un éléphant. Voilà comment elle s’y prenait. Quand elle se shootait, elle était complètement partie. Plus que moi! Elle avait moins d’entraînement et elle dégoisait sur les termites. On était censés écrire un scénar… Ses idées, mon expérience, qu’elle disait.
— Je sais, je l’ai lu...
— Pas moi! je ne l’ai jamais lu. Je ne l’ai pas écrit non plus, je l’ai virée avant! Je l’ai virée et ça a été mon premier sursaut vers la délivrance. Je n’en pouvais plus! Je pense que j’aurais fini par la tuer! Mais avant que je la vire, elle a lâché le morceau. Les termites, le poison, la cérémonie. Arthur devait être le prochain initié, il devait accepter l’ombre et la cécité. Pauvre Arthur! Je prenais ça pour du baratin de junkie! C’est plus tard que j’ai compris qu’elle blaguait pas, et tu sais pourquoi? Parce qu’elle ne blaguait jamais.

Sam se demande combien de fois il devra raconter cette histoire. Bernie, Léa au kibboutz, Nell, maintenant. Elles veulent toutes savoir ce que ça fait d’être Dita. Mais il est incapable de le leur dire. Il s’en fout, le mal est fait. Mais quel mal? Arthur? Arthur est un autre. Il ne sait pas non plus ce que ça fait d’être Arthur. Arthur a toujours été aveugle, excellent saxophoniste, mais un shmock. Sorti de la musique, il se cognait à toutes les lampes, ne savait pas mettre un pied devant l’autre. Sam en a sa claque de tout ça. Il aime bien Nell, il l’aime sincèrement. Comme une sœur. il voudrait la tirer de là, mais si elle continue, il va lui dire comment il voit les choses, comme à Bernie. Et s’il fait ça, s’il casse son rêve, elle va se noyer. C’est d’amnésie dont elle a besoin, Nell, d’en découdre, d’un bain d’oubli, mais où trouver un truc pareil? Comment lui dire qu’Arthur, lui, Sam, il s’en branle. Il a joué, il a perdu, une fois que c’est fait, on peut pas le défaire. Arthur est dans l’appartement de son père, il y vit comme une cloche, mais une cloche qui se mouche dans la soie, qui chie dans des chiottes en marbre, qui frôle des murs tendus de velours, qui dort dans un lit et mange à sa faim. Arthur, le dandy. Merde, est-ce qu’il est jaloux? De quoi? on se le demande. Non, il n’est ni jaloux, ni aigri, comme il l’a cru parfois. Il ne peut pas supporter ce gâchis, et que Nell se fourre là-dedans, ça le rend dingue. Il l’écoute lui raconter comment elle a croisé Arthur, l’histoire des cahiers, le scénario que Dita a écrit toute seule, et il se mord les doigts. C’est lui qui aurait dû suivre Arthur, détruire tout ça, parler à Nell le premier soir sans attendre qu’elle doute de lui. Dita, il la croyait à jamais ensevelie au fond de la malle aux souvenirs, sous sa couche de bobards et de simagrées.
— Où est Dita maintenant?» demande Nell.
Oh Nell, à quoi bon réveiller le dragon?
— Je n’en sais rien, et je ne veux pas le savoir!
— Et Arthur, il le sait, lui?»
Sam ne répond pas, il remet une bûche dans le feu, des étincelles jaillissent.
— Nell, tu sais quoi? Tu devrais réfléchir à ce qui est resté de tout ça et regarder le monde autour de toi. C’est facile, on peut toujours en avoir un aperçu sur les écrans, sans se déplacer, c’est peut-être juste ce qu’on veut bien nous montrer, mais ça donne une idée. Tu verras à quel point tout ça est loin, très loin, un autre siècle, d’autres langages. Nous étions animistes à notre manière, les armes à feu, les slogans politiques, les drogues, c’étaient nos dieux vaudous. Des gens comme Dita, il y en avait plein, seulement elle, elle se prenait pour une prêtresse, mi-femme mi-insecte. Ça valait pas un clou son truc, c’était une emmerdeuse, mais une emmerdeuse qui poussait le bouchon un peu loin, et ce qu’Arthur foutait là-dedans, je n’ai jamais compris, ou si! Il se racontait des histoires, se disait que la musique la tirerait de ses obsessions. Il s’est peut-être pris pour un sorcier, il a essayé de la guérir, mais avec elle rien ne pouvait marcher. Rien. C’est trop tard de toute façon, alors laisse tomber, dis-toi que c’était un évanouissement de quelques semaines, reviens à toi… et basta!
— Oublier? Mais Sam, je n’ai que ça! C’est dans cette vie, celle du temps présent que je suis un fantôme. Le matin où j’ai croisé Arthur, je marchais, c’est ça que je fais la nuit, je marche dans nos rues, nos anciennes rues. Je cherche une toute petite trace qui me dise que je suis encore vivante et je n’en trouve pas. Celle que je suis, je ne la connais pas, et quand je l’aperçois, je lui tourne le dos. Tu sais pourquoi je ne peux pas m’arrêter de regarder en arrière? Parce que c’est le seul endroit où je trouve encore un peu de liberté. Elle est un peu usée à force, c’est juste un pâle reflet, mais merde, ce n’est pas une illusion, ça a existé. Pour moi, pour d’autres, et celle qui marche, qui cherche, je ne peux pas la liquider, elle me ressemble comme une sœur. Nous sommes les seules à connaître cette histoire, elle et moi. Les seules à pouvoir la raconter. Qu’est-ce qu’ils croient? hein? Qu’il suffit d’activer la peur? De détruire des mots, pour que ça cesse d’exister? Liberté, un mot à vendre dans les noms de domaines, une marque, un abonnement mensuel parmi d’autres. Mais si ça ne leur foutait pas la trouille, ils se donneraient pas tout ce mal pour vider les mots de leur substance, c’est pourtant pas contagieux la liberté! Y’avait pas besoin d’un vaccin aussi puissant. Orwell disait qu’on pourrait très bien arriver à produire une nouvelle race d’hommes dénués de toute aspiration à la liberté tout comme on pourrait produire une nouvelle race de vaches sans cornes. Pour les vaches, j’sais pas, t’as une idée toi, pour les vaches?
Sam est hilare, il imagine des vaches à têtes plates, comme de très gros veaux.
— Peut-être un croisement de vache et d’hippopotame pourrait ressembler à ça!
Nell pouffe de rire elle aussi.
— Tu vois pour les vaches, on n’est sûrs de rien, mais pour les hommes, on peut commencer à douter!
— Tu crois vraiment qu’on était si libres que ça?
— En tout cas, ça nous foutait pas la trouille, il n’y avait pas un panneau d’interdiction planté derrière chacun de nos neurones. Ce qu’on vivait entre nous, nos amours androgynes, avec cette facilité à passer d’un sexe à l’autre et pas seulement dans notre apparence, ce refus d’être un vagin, un utérus, un produit de consommation, un phallus prêt à l’emploi, tu ne crois pas que c’était une des formes de notre liberté?
— Oui, on ne se privait pas d’en donner des représentations de la liberté. Mais ça restait quand même une représentation et à guichets fermés. Quel cirque, hein! tu te souviens?
— Heureusement que c’était à guichets fermés comme tu dis, il aurait plus manqué que ça devienne une démonstration… Déjà que c’est devenu un slogan, pas très suivi d’ailleurs! Tu n’as qu’à aller sur les ponts et dans les jardins… Dès qu’il y a une grille quelque part dans un lieu public, tu as une armée de cadenas – tu sais ces petits machins avec deux noms écrits dessus et un cœur en prime. L’amour cadenassé! T’as beau chercher un cadenas avec trois noms dessus, quatre, cinq, six… penses-tu! deux par deux vont les amoureux!

Elle se tait, elle ne sait plus pourquoi elle dit tout ça. Elle s’en fout tout à coup, les dés sont jetés, ils étaient pipés depuis le début et de toute façon jouer sans tricher n’est pas jouer. Ils feront tous ce qu’ils voudront, elle s’en branle! Elle, elle va dégringoler dans l’échelle sociale, rejoindre Arthur au paradis des cloches, explorer les bas-fonds. Le reste c’est Disneyland à perte de vue. Circule Nell! il n’y a plus rien à voir. Un seul grand gâchis dont tous auront leur part. Le gâteau a rétréci. Quelques morceaux, réservés à quelques-uns. Le club des huit ou vingt et comment croquer l’univers. Sa tête tourne, c’est bon, c’est divin, elle se ressert du vin, il est noir, capiteux, lourd.
— Sam, j’y connais rien en pinard, mais celui-là! celui-là! T’as bien fait d’en avoir plein ta cave!
— Si c’était que ça! c’est un plein entrepôt que j’ai! Je ne sais pas ce qui m’a pris, Nell, j’en ai pas la moindre petite idée… Un matin, je me suis réveillé et j’étais cuit! Dans la friteuse, doré dessus dessous, prêt à être croqué! Et le pire, c’est que c’était même pas mon idée. Non, non! pas la mienne! Celle de Louis de Saint-Hubert, que c’était. Un truc carrément diabolique! Il espérait que Bernie mettrait les voiles avec un saint-cyrien, c’est sûr. Qu’elle resterait pas avec un youpin marchand de pinard. Et ben il l’a eu dans l’os, le vieux chnoque! Elle est restée, Bernie, pour le meilleur et le pire!
Nell le regarde d’un drôle d’air. Pense-t-elle à leurs nuits démoniaques, quand leurs peaux faisaient des étincelles? Se demande-t-elle si Bernie est restée pour ça? Non, sûrement pas, elle pense que Sam est dans le pétrin à sa manière et qu’elle ne peut rien pour lui.
Sam regarde obstinément le bout de son soulier. Il ne s’attendait pas à un refus de la part de Nell. Il voulait être son bienfaiteur. Lui donner de l’argent pour qu’elle reprenne sa vie où elle l’avait laissée, donner un sens à ce fric qui l’encombre. La nourrir, la réchauffer, comme une Lorraine vieillie et fragile. Seulement, c’est de Nell qu’il s’agit, elle a de la solitude à revendre Nell.
— Et Dita dans tout ça? c’est quand même pas la liberté qu’elle incarne?
Nell se rapproche du feu, s’accroupit, déplace la bûche, le feu éclaire son visage et sans se tourner vers Sam, elle dit:
— Dita? Elle n’était pas prévue dans le tableau. J’avais tout bien ordonné, tout bien conservé, je n’avais plus qu’à gratter la poussière de temps en temps, la poser sur la lamelle de mon vieux microscope et étudier les variations du temps. J’ai toujours eu besoin d’un agrandisseur, d’une lentille, d’un objectif, sinon je ne vois rien. Même gosse, j’avais ça, un petit microscope, je regardais n’importe quoi, mes cheveux, des poussières, n’importe quoi. En plus, maintenant, j’ai plus besoin d’acide pour voyager dans les particules, une clope suffit. Vous passiez tous par là, détail après détail, je pouvais sonder vos cellules, aller de plus en plus profond. Pour ce que ça vous faisait, je risquais pas de vous blesser! Tu l’as dit, c’est déjà loin, si loin. Et d’un coup, elle est venue se loger là, dans l’objectif. Anomalie ou révélation? J’ai suivi Arthur et c’est sur elle que je suis tombée. Sa photo, ses cahiers, un visage. J’ai suivi ce fil et où m’a-t-il menée? à Arthur, à toi, et à moi. Drôle de jeu de miroirs, hein? Dita en image subliminale. Tu sais pourquoi nous ne nous sommes jamais croisées elle et moi? parce qu’elle avait compris que j’étais inutilisable, que jamais elle n’arriverait à me faire entrer dans son jeu. Mais elle a quand même détruit l’idée que je me faisais de notre liberté. Tu me demandes si elle incarne quelque chose? Oui, elle incarne l’absence de peur. Faire mal, avoir mal, trahir, mentir, choquer, tuer peut-être, rien de tout ça ne lui faisait peur. Ça fait des jours que je me casse la tête sur sa photo, que je m’y enfonce comme dans la vase et c’est ça que je vois. Et son absence de peur me terrifie. Peut-être que dans sa démence, elle avait réussi sa métamorphose, qu’elle n’était plus tout à fait humaine. Mais elle a fait des dégâts, et pas des moindres, et même pour moi. Des années plus tard, elle a réussi à détruire un paquet de trucs. Et maintenant, je me pose des questions stupides du genre: est-ce que je me suis gourée du tout au tout? Pourquoi je me suis arrêtée? Hein! Sam, pourquoi? Pourquoi, il y a dix ans, je me suis laissée piéger? Arthur dans son trou, toi, dans ton palace, Gillette nous jouant la petite-bourgeoise mariée et, tout à coup, un grincement, comme un cercueil qui s’ouvre et un fantôme en sort, et tout, mais alors tout, est bouleversé. Tu piges Sam? ou pas? Je dois voir Arthur, je dois lui parler, et après… Après? ça sera le début ou la fin ou le début de la fin ou la fin du début, ou je ficherai tout ça au feu, cahiers, photo, paperasses et retour à la case départ.

Elle dit ça, Nell, mais elle ne le pense pas. Elle n’a pas l’intention de jeter tout ça au feu parce qu’il n’y aura plus de feu. C’est fini. Elle en a sa claque de jouer la comédie de la bibliothécaire grisâtre. Si grise elle doit être, elle veut que ce soit de crasse. Elle plonge si loin, dans les yeux de Sam, que c’est lui qui perd pied. Il s’accroche un instant à l’angle de la table, elle voit ce que lui n’a jamais vu, il en a un vertige, et elle dit:
— Je suis heureuse Sam, pour toi. On dit “contente” peut-être? Je n’ai jamais dit ça à personne. Ouais, c’est ça, je suis contente pour toi.
Et elle sourit. Elle voit bien qu’il cherche l’embrouille derrière, que ça lui ressemble pas de dire un truc pareil.
— T’es contente de quoi? que j’ai liquidé tous mes rêves?
— Parfois, t’es vraiment débile, ou en tout cas tu fais vachement bien semblant. Tes rêves? Comme si t’étais une midinette! Tes rêves! et si tu les avais réalisés, hein? si c’était ça tes rêves, ta vie?
— Marchand de vin? mon rêve?
— Mais Sam, ta vie, c’est pas ton boulot. Et tu peux encore revenir à toi, si c’est le problème. T’es le même, t’es libre! Je te file mon boulot si tu veux, je bosse que l’aprèm, tu pourras écrire le matin, le soir, le dimanche. Bernie s’en fout de sa cuisine Louis quinze, Lorraine encore plus, et ton père là où il est, il s’en tape que t’aies pris la suite! D’ailleurs il vendait pas du pinard que je sache? Alors, t’en dis quoi? Nous, nous n’avons plus besoin de défonce pour aligner des poussières, parce que c’est comme ça, c’est ce qui reste, la liberté tombe en poussières… Alors moi, je vais m’y rouler dans la poussière. J’avais un ami… je sais, c’est moins crédible et ronflant que «j’avais un amour». Mais je l’aimais d’amitié, comme toi. Son cul, sa bite, son compte en banque, je m’en foutais! C’est comme ça… Excuse-moi! je suis un peu saoule… Un peu beaucoup d’ailleurs… C’est raide ton pinard du désert, 16 degrés au moins, c’est comme ça… disais-je, mais qu’est-ce que je disais?
— Tu vas te rouler dans la poussière…
— Ah! oui, la poussière, l’envers du décor… Quelle heure est-il? Faut que je trouve Arthur! Il est chez son père? que tu dis… Rue Campagne Première. Quelle adresse! Faut-y être snob quand même! Enfin, c’est mieux que les Invalides, sauf qu’il est invalide quand même. Tu sais ça toi? Si les aveugles sont des invalides? Et puis, c’est quoi les Invalides? Y’a quoi là-dedans? Tu crois que c’est une grande termitière? Si c’est ça, un jour Paris se réveillera sans Invalides. Hop! juste un petit tas de sciure et le drapeau des termites dessus…

Nell est tombée ou peut-être pas. Au contraire, elle s’est élevée, elle flotte, elle s’étend toute à son aise sur le monde, son petit monde. Elle vit dans une boule de verre, si on la retourne, plouf, elle vomit des paillettes. Elle se dédouble, elle est Sainte-Nell et le dragon. Elle s’engouffre dans la termitière, c’est pas joyeux là-dedans, on étouffe de chaud, et ça pue les déjections. Ça chie pas ces bestioles, ça déjecte. Ils rampent eux aussi, dans la poussière. Xylophages, on dit! Mais non! Ceux-là bouffent des champignons qu’ils font pousser eux-mêmes. Ah! moi aussi, j’en ai bouffé des champignons, mes cocos, et des fameux encore! Nous les croquions au crépuscule, étendus sur des coussins de tulle. Après, on embarquait pour Cythère, on connaissait encore le chemin, Orion Ship, la sirène retentit. Non, je n’y suis plus, je suis là et maintenant, into the dark, avec les frères d’Arthur. La petite multitude sans ailes, les esclaves besogneux, et qui est là? Devinez! Tout au fond dans la niche royale, le copulatoire, le saint des saints? Dita! vautrée, squelette avec un ventre énorme, prête à éclater, pleine de leurs mignons petits termitiaux, qu’ils ont fabriqués ensemble. Elle et lui. Comme dans un roman à deux sous. Elle et lui. Une termitière et deux cœurs d’artichaut. Ils se sont foutus le doigt dans l’œil et ainsi, trébuchants, céciteux et calamiteux, ils ont enfanté leur couvée de larves. Lui, avec son grand pistil doré. Elle, avec la force de sa croyance. Mais oui! que je te dis, elle croit fort en la termitière, Dita! C’est l’avenir selon Dita! Larvons-nous les uns dans les autres! Acceptons notre saint aveuglement! Et si elle ne se trompait pas? Hein? Si c’était ça l’avenir de l’humanité, des écrans en braille, braillant, pour nos vieux cerveaux desséchés? Tous aveuglés et consentant, œuvrant pour le mal commun? … Sam t’as mis quoi dans le pinard?
— Rien Nell, t’es complètement bourrée, c’est tout!
Il se marre et regarde attendri le visage de sa vieille amie. Il la soulève délicatement, elle pèse à peine plus lourd que Lorraine, et c’est sur le lit de sa fille qu’il la dépose, non sans lui avoir baisé le front.
— Dors. Demain t’auras oublié…
— Compte là-dessus… murmure-t-elle.

 

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