l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






11.

 

Trois heures. La pendule, cette horrible chose de marbre brun posée sur la cheminée, est ma seule relique familiale. C’est un objet hideux que je dois remonter manuellement et sa laideur n’a d’égal que son poids. Elle me rappelle toutes sortes de souvenirs et qu’elle était, avant tout, le centre de l’appartement modeste où j’ai grandi, où j’ai préparé ma fuite, où j’ai ressenti, jusqu’à en avoir la nausée, l’écoulement du temps.
Elle était le signe que, dans la vie de ces prolétaires méritants, un objet bourgeois s’était glissé et que d’autres pourraient suivre. Mon père y jetait un coup d’œil le matin avant de partir à l’usine où il était contremaître (attention pas simple prolo!), et ce mot de «contremaître» éveillait en moi un espoir. Cela signifiait-il qu’il était contre le maître? Et le coup d’œil qu’il y jetait exprimait bien l’idée qu’il se faisait de sa respectabilité.
Ma mère aussi la couvait du regard. Elle indiquait le début et la fin de ses tâches répétées, invisibles pour la société, celles de mère et femme au foyer. Un jour, peut-être s’était-elle levée de son fauteuil, l’avait-elle consultée et avait-elle dit: c’est l’heure d’accoucher, et des années plus tard: c’est l’heure de mourir.
Il y a des semaines que je ne la remonte plus. Même si une fois par jour et par nuit elle indique l’heure exacte. Ça fait un moment que je l’observe et une terrible envie de la jeter par la fenêtre me tenaille, mais je peux à peine la soulever, tourner des pages et coller des étiquettes ne m’a pas musclé les bras. Pourtant, il faudrait que je casse quelque chose, n’importe quoi, et casser la pendule, n’abolirait pas le temps. Il est probable, au contraire, que son absence ne fasse qu’augmenter son importance. Il en resterait la trace, il en resterait l’ombre, comme il reste toutes les traces et toutes les ombres de ma vie, celle que j’ai voulu effacer. Me précipiter la tête la première sur un miroir et fracasser mon image serait une autre possibilité, avec peut-être un miracle à la clé: que je passe de l’autre côté. Mais de l’autre côté qu’y a-t-il? Ce serait pire sans doute. Inconnu, inconcevable, terrifiant. Tant de temps a été nécessaire de ce côté-ci pour faire refluer la peur, est-ce bien indiqué de recommencer à zéro dans un monde sans repères? C’est pourtant exactement ce que je suis en train de faire et seule, comme toujours. Moi, la petite Nell Leenhardt, fille de minuscules bourgeois ou de prolos enflés comme des grenouilles si on veut, moi qui ai voulu m’aventurer au-delà des limites de la ville des minuscules bourgeois, pleine de pendules hideuses et de femmes soumises à leur devoir. Moi, avec toute la naïveté qui est la mienne. Car ne suis-je pas naïve au fond? J’ai quitté les rues grises, les pavillons ternes, les soirées d’ennui et je me suis aventurée de l’autre côté. Voilà, c’est déjà fait. Que pourrait-il y avoir plus loin? Et le temps a passé, a continué de passer dans le marbre de la pendule et je suis retournée sur mes pas, grise, anodine, anonyme, solitaire. Jusqu’à l’apothéose, jusqu’au symbole même de ma rétractation: archiviste, bibliothécaire, routinière, et l’humour et la fantaisie ont coulé de moi goutte à goutte comme le petit-lait d’un fromage, dont il n’est resté que la matière sèche. Et c’est de cette matière sèche que je pense faire ressurgir des étincelles de vie?
Oh Nell! voyez-vous ça! quelle présomption! Où trouveras-tu le silex, où déroberas-tu les flammes? Regarde-toi, regarde autour de toi. C’est sans espoir, crois-moi, crois-moi toujours, je suis ta seule amie désormais. Ne t’ai-je pas soignée? Bien sûr, le matin où tu as suivi ce démon d’Arthur, je n’étais pas là, je dormais à ta place, je t’attendais pour aller au boulot, je me lamentais sur l’absence de pain, sur l’absence de chauffage, sur la manière dont tu négliges les plus simples détails de ta vie.
Tais-toi! ce n’est pas parce que je suis sans voix et sans apparence que je n’ai pas le droit de regarder de l’autre côté. Seulement voir, seulement. Après je déciderai qu’en faire.
Mais tu n’en feras rien, tu n’as rien à décider, tout ça ne t’appartient pas, tout ça d’autres l’ont vécu, tu n’as été qu’un témoin. Et puis “sans voix ni apparence”, tu exagères comme toujours, tu te donnes de l’importance, mais dans le négatif, c’est facile, tellement facile…
Mais un jour, Arthur…
Encore lui? Oublie-le Nell, comme il t’a oubliée. Écarte-le comme une branche morte. Il est mort déjà, c’est une affaire de jours, de mois. Combien de temps supportera-t-il son état? Le temps d’effacer ses traces? de la retrouver?
Mais un jour, disais-je… Laisse-moi parler, ça apaise de parler, tu ne le sais pas? Arthur, m’a dit, je ne sais plus pourquoi, m’a dit…
Tu bafouilles Nell…
Mais laisse-moi finir, bon dieu! … m’a dit que les anges sont sans voix, que la voix des anges, leurs chants séraphiques, n’existe pas, et qu’il ne pouvait donc pas être un ange…
Tu vois, il le dit lui-même! et les anges maintenant! les séraphins! la musique céleste et tout le bataclan!
… il a dit aussi que les anges ne sont que vision, qu’ils ne sont que lumière. Tu comprends maintenant pourquoi je dis tout ça? Tu sais… non tu ne sais pas… à l’époque tu n’étais pas là, je n’avais pas besoin de toi, je me suffisais à moi-même. Qu’aurais-je fait d’un double larbin et moralisateur comme toi? J’étais photographe, je restais enfermée dans mon labo et j’écoutais Arthur qui jouait dans la pièce à côté. Il était si facile de passer de l’autre côté, je n’avais qu’à franchir la porte, éteindre la lumière rouge, allumer des bougies jaunes, jouer avec les ombres de son saxo sur le mur, de ses mains immenses. J’ai encore une de ces photos de clair-obscur de Rembrandt-jazz comme on les appelait… Et dis-moi, toi qui crois tout savoir, cette photo, Arthur, peut-être la verrait-il? L’image du temps, l’image de l’autre côté de l’ombre? Peut-être est-ce la seule image qu’il verrait? Écoute, je dois le retrouver, je dois lui montrer cette photo… Toi, tu vas dormir et moi je vais chercher, ces papiers-là sont encore dans le désordre d’avant. Mais avant quoi? Avant quoi? Réponds! Que s’est-il passé?
Rien, Nell. Rien n’est arrivé. Le temps c’est tout. Le temps. Vous n’aviez pas trouvé la pierre de l’immortalité que je sache.

Un sort ou un rêve, des enfants bleus sont venus dans mon sommeil. Un petit troupeau d’enfants, sages comme des enfants de rêves, avec des visages tout ronds, des yeux de billes. Ils ont lissé les fils de mes nerfs l’un après l’autre. Ils ont joué un air, un truc vraiment calme, vraiment cool… Je me suis réveillée liquéfiée, une grande étendue d’eau tranquille, un lac de moi. J’ai écouté Eternity now, le seul disque d’Arthur sorti sous son nom simplifié, désitalianisé, détaché de l’ombre paternelle: Arthur Stefan. L’éternité maintenant? Le morceau suivant s’appelle Orion ship; je lui avais dit que Coltrane avait fait aussi un morceau avec Orion dans le titre, il avait ri et dit que oui, mais que Coltrane avait juste oublié le bateau… «et alors on y allait comment à Orion? En métro? Et puis le mien d’Orion, il est tout petit, cheap, tu piges?» La musique me balaye comme un pinceau de lumière. Pourquoi tout est-il si doux cette nuit, comme si j’allais mourir? La mort était là aussi, derrière la jeunesse, derrière nos folies. Elle était la somme de toutes ces folies, leur parodie ultime. Bien sûr, elle ne pouvait être que parodique, renaître allait prendre le temps qu’il faudrait, comme un long voyage en train à travers les steppes. Nous produisions de la mémoire à notre insu et la mémoire n’est que signes. Mourir, c’était produire d’autres signes, plus abstraits mais pas indéchiffrables. Qui ne savait parmi nous parler aux esprits? Qui ne connaissait les lieux où ils se cachaient? Nous vivions sur un cimetière, nous étions sans doute les premiers à en avoir conscience. Le nombre des morts dépassait celui des vivants, des guerres y avaient veillé, continuaient d’y veiller, des guerres mondiales. Sans nous en douter pourtant, nous étions entièrement dépendants de l’esprit de la guerre, les drogues en étaient la preuve. Nous étions de dociles cobayes. Sans le savoir, nous ramassions les déchets chimiques conçus dans le Secret defense. Nous avions appris à les détourner, à les adapter à notre monde, mais pas toujours. Ça pouvait toujours dérailler, nous n’étions pas invincibles, pas autant que nous le voulions. Il a suffi que les mots s’emballent, que la musique s’arrête, que les souvenirs s’impriment en négatif, et Dita est là à nouveau.
J’entends sa respiration, je la vois courir sur un chemin sous une pluie tropicale. Son double grimaçant sur ses épaules, une forme d’insecte ou sa mue, une chose trop lourde pour elle. Un fantôme de plomb. Le poids énorme de la culpabilité et des mensonges? Ou celui de la vérité? Avec elle, une et une ne font pas deux. Le compte n’y est pas. Elle se glisse sous les mots, dans ma tête, sous les mots tranchants, elle piétine mes images, mes certitudes, elle est la sœur mauvaise. Mort, viol, suicide, les mots irréversibles et définitifs. Tu as mis en fleur mes cicatrices. Michaux dit ça dans La Ralentie. Oui, c’est ce qu’elle fait, elle ensemence mes cicatrices de fleurs noires et vénéneuses, elle m’empoisonne lentement. Un effet à rebours, qui annule d’un coup tous les rires. C’est donc ça ce qui reste d’une histoire? Une infime tragédie? je voyais pas ça comme ça.

Tiens ma chère Nell, reprends donc un verre de bourbon, il est quatre heures du matin maintenant, cinq peut-être, bois un coup, ma vieille, comme ça tu iras plus vite au bout de l’histoire.
Encore toi? c’est quoi cette comédie du double que tu me joues, t’es de mèche avec l’autre? Et puis ce n’est pas du bourbon, tu me prends pour qui? c’est du pur malt. T’aimes bien me faire déplaner? hein avoue-le! T’es là pour ça?
Ah! parce que penser à une tueuse, ça te fait planer?
Non, c’est de voyager dans le temps qui me fait planer, tirer des ficelles me fait planer. Maintenant fiche-moi la paix, dors, tricote, je te vois bien avec des aiguilles et une pelote, parque déchue. Un point à l’envers, un autre point à l’envers, jamais à l’endroit. Je te filerai même la pendule si tu veux, tu pourras l’emporter dans l’Olympe des Parques, tricoter des jambières en guettant l’heure de revenir me faire chier.
Tu sais quoi? La prochaine fois que tu auras besoin de moi, que tu seras à l’agonie, que tu n’auras plus la force de te faire couler un verre d’eau, que...
Voilà c’est fini! Elle a son compte! Je ne sais plus où j’en étais, je déraille complètement…
Où? facile à deviner, Arthur, Arthur…
Il faut que je te le dise comment de me lâcher?
Mais je suis toi, Nell! Comment veux-tu que je parte maintenant avec ce que tu trames? Tu crois pouvoir me cacher quelque chose?
Je me tire, alors! Je te laisse l’appart, les provisions, la pendule… Amuse-toi bien en mon absence, range un peu…
Tu ne peux pas sortir, il fait froid, il fait nuit…
Je vais me gêner, comme si c’était la première fois!

 

Une fois dehors, dégrisée, je me suis assise sur le bord du canal Saint-Martin pour laisser au froid le temps de me réveiller. La voix au fond de moi continuait timidement: remontes te coucher, dors, repose-toi! Tu vas encore tomber malade, et cette fois… Oh la barbe! cette fois sera la bonne, et puis quoi? Qui va me pleurer? Ceux qui vivaient près de moi et que je ne connaissais pas? C’est l’heure où les masques tombent. La nuit est pleine de leurs débris, on veille, on décortique, on fouille dans les ruines et l’ombre de vos vieux amis sortent des sépulcres, pouah!, tirant derrière eux tout un tas de secrets zombiesques, des jeunes mortes en batik rose, des filles-insectes violées, des sorciers mutilés, des pères abominables… Et qui se cache derrière le cortège funèbre? Je n’en crois pas mes yeux! Arthur! un Roi tragique à la bouche entr’ouverte. Arthur! il trimballait tout ça dans son étui de saxo et moi, pauvre pomme, j’avais rien vu…

Alors Nell, tu causes toute seule?
Tiens c’est une autre maintenant! Je fabrique des doubles à la chaîne cette nuit!
Nell, tu commencerais à te demander si Arthur vaut vraiment la peine que tu perdes le sommeil et demain ton boulot, que ça ne serait pas plus mal, parce que pour le sommeil c’est râpé, mais pour le boulot, t’as encore une maigre chance d’y aller...
Vous vous trompez toutes les deux, ce n’est pas d’Arthur qu’il s’agit, c’est de moi, de me retrouver, de sortir de cet état léthargique, de cette vie sans vie. La nausée et le désespoir, je n’ai jamais su ce que c’était, je n’avais pas le temps pour ces trucs-là, c’était bon pour ceux qui marchaient à côté de leurs pompes, qui se trouvaient des prétextes à ne rien faire. Mais pourquoi je vous dis tout ça? L’une comme l’autre vous savez tout, vous êtes moi, mieux que moi, je n’ai rien à vous apprendre. Mais écoute-moi, dès que je commence à parler, toi comme l’autre vous prenez un air entendu. Quoi? Tu vas encore me dire que tout est la faute du temps, que c’est incurable, que je vieillis? D’accord, je vieillis, c’est indéniable! T’es contente? Mais je n’ai jamais pris le temps, la fuite en avant pendant dix ans, ou la dégringolade dans un tunnel, et au fond? Le néant vaste et noir. Ça va, tu ne dois pas t’inquiéter, je me ressaisis! Tu vois, j’en ris, le néant vaste et noir, ce n’est pas sérieux, qu’est-ce qu’on en sait du néant? On va pas en chier une pendule.

Tu gèles plutôt.
Viens marchons! Ce sera peut-être une belle journée d’hiver, froide et claire? Viens je t’emmène boire un café. Non, pas trop loin. Je peux… pardon! Nous pouvons encore dormir quelques heures avant d’aller bosser. Je serais sage aujourd’hui, promis. Mais pour la suite, je ne promets rien.

 

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