l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi


DEUXIÈME PARTIE

«I can’t go farther.»

John Coltrane


 

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






10.

 

Comme chaque jour, l’homme était là, assis sous l’arbre et comme chaque jour, elle se demandait si elle allait lui parler. Il était assis et ne faisait rien de particulier. Parfois, il levait la tête et regardait dans l’arbre. Le manège des oiseaux semblait l’intéresser. Elle aurait pu commencer par là, lui parler des oiseaux. Dans ce jardin, il y avait toujours beaucoup d’oiseaux, les quelques espèces vivant dans la ville et que l’hiver ne faisait pas fuir vers d’autres climats. Ça pouvait être une entrée en matière. Autour du banc où l’homme était assis, les pluies avaient raviné la terre et l’homme semblait encore plus isolé. Chaque jour elle passait, et chaque jour elle se posait la même question. C’était bien avant qu’Arthur ait réapparu. Elle ne pensait pas, alors, que cet homme, ce clochard, aurait pu être lui, elle pensait plutôt qu’elle aurait pu être cet homme, ou pas lui, mais comme lui. Qu’il s’en était fallu d’un cheveu. L’homme ne la regardait jamais, il ne demandait rien, il observait le vide devant lui et parfois il riait. Un petit rire discret. Parfois, si elle avait le temps, elle s’asseyait sur un autre banc, un peu plus loin, et elle l’observait, lui et les oiseaux. Il était pour elle un rappel. À ses pieds, au bord de ses chaussures décousues, ouvertes sur une absence de chaussettes et une peau racornie, se situait précisément la limite du monde. Devant cette béance, le capitalisme s’échouait. L’homme en était le démenti, son versant aride, l’infini échec du triomphalisme. Sa défaite nue et brutale. Elle imaginait parfois un flot d’argent, de la monnaie, des billets, roulant devant les yeux fixes du clochard. Alors il tendait le pied. Sa jambe, projetée en l’air un instant, retombait et sous ses semelles trouées le flot se métamorphosait en papiers, en déchets. Après, lorsqu’elle s’éloignait, le visage de l’homme assis restait plaqué devant ses yeux, et elle se sentait étrangement bien. Elle se sentait elle-même avec le visage de l’homme devant les yeux et quand l’image disparaissait, elle était à nouveau perdue, informe. Elle marchait et elle arrivait en retard à la Bibliothèque. À chaque fois, elle avait envie de tout laisser tomber, d’aller s’asseoir sur un banc, dans un jardin, et que la vie s’écoule d’elle comme le sang d’une blessure. Une fois, elle avait dit à Lucie, une de ses collègues, qu’elle aurait aimé se laisser mourir de faim et, bien sûr, l’autre n’avait rien compris et lui avait fait un sermon sur l’anorexie, ses pièges et ses dangers. Après, pendant des semaines, tout le monde à la Bibliothèque s’était mis en quatre pour lui assurer qu’elle était déjà bien assez mince. Ce dont elle n’avait jamais douté.
Quand elle passe, aujourd’hui, elle s’arrête et le regarde, prête à parler. Il la regarde à son tour, puis fait un geste de la main signifiant qu’elle le dérange, lui cache son soleil ou qu’elle va faire fuir les oiseaux.
C’est donc ça qui l’a lancée sur les traces d’Arthur, le sentiment que sa vie s’est arrêtée, qu’elle a beau marcher, parler, manger, dormir, vivre sa toute petite vie de rien du tout, qu’en fait elle est là, avec les clochards, sur les bancs, à se remémorer le temps, à gratter les sédiments pour mettre au jour les images. Quand elle était photographe, elle faisait ça, mais pas avec ses ongles. C’était dans un liquide et elle pensait que ce seraient les seuls enfants qu’elle mettrait au monde. Elle ne se trompait pas. L’image apparaissait peu à peu dans le bain de révélateur. Elle aimait ça que ce liquide s’appelle justement «révélateur». Quel rêve avaient-ils fait? Des images, des sons, des mots. Ils étaient prêts, aiguisés comme des lames, ils allaient révéler ce qui se cachait dans l’obscurité, des images inédites pourtant venues du fin fond des ténèbres. Elle croyait ça, et la musique et les écrits, tout devait se lever comme une brume iridescente au-dessus d’une eau morte. À partir de la putréfaction du temps, ils allaient créer ce que personne encore n’avait vu, entendu, contemplé. C’est tout ça qu’elle voudrait dire à l’homme aux oiseaux. Qu’il l’écoute comme il écoute le silence et les piaillements. À lui, parce qu’il est immobile, immuable, qu’il semble fait de cette matière obscure qu’ils ont tant et tant creusée, parce qu’il doit bien y avoir quelque part, derrière ses yeux absents, un rêve, une illusion qu’il n’a pas encore détruite. Et c’est aussi ce qu’elle dirait à Arthur. Pas le pourquoi? ni le comment?, pas même le souviens-toi, seulement: regarde au fond avec moi, dans la cuve, dans le bain de révélateur, là où quelques images se sont cristallisées. Regarde et montre-moi à ton tour. La musique… Il doit bien y avoir aussi au fond de toi quelque chose qui ressemble à ça, un liquide secret d’où tu tires les sons. Il n’aurait pas besoin de ses yeux pour voir cet invisible. Mais Arthur a trahi. Il a perdu la vue. Il a suivi ses démons. Il a refusé de la reconnaître.

Tout ce qu’elle sait c’est qu’il n’a jamais cessé de réapparaître pendant des années. Il était entré dans leurs vies, du jour au lendemain, sauf que le lendemain, ils ne se souvenaient déjà plus d’une autre époque sans lui. Et puis un jour il avait débarqué chez elle avec une caisse de vinyles et pendant des nuits entières ils les avaient écoutés. Elle connaissait déjà la plupart de ces musiciens et Arthur n’était pas du genre à expliquer la musique. Pourtant elle s’était mise à comprendre ce qu’elle écoutait comme jamais elle n’aurait cru en être capable. Du moins c’était son impression, et sa vie avait pris une autre teinte. Plus riche, plus chaude. À travers Arthur, elle vivait en musique. Et pas que le free jazz. L’éclectisme d’Arthur absorbait tout, classique, répétitif, jazz-rock, blues… Elle et Sam vivaient avec lui dans une autre dimension. Puis Jeff avait débarqué avec sa batterie. Et d’autres musiciens de passage. Et Gillette qui pouvait improviser pendant des heures avec des mots qu’elle inventait, avec sa voix de petite fille poitrinaire. Quand ils partaient, le silence continuait à vibrer autour de Nell, et elle attendait patiemment qu’ils reviennent. Mais jamais il n’avait parlé d’une fille morte ni d’un enfant aveugle, jamais. Tout ce qu’ils savaient, c’est que riches ou pauvres, ils avaient refusé de jouer le rôle qu’on avait préparé pour eux et qu’on le leur ferait payer très cher. Le temps passait et l’écart entre eux ne se creusait pas, aucun d’eux ne revenait sur ses pas. Et puis un jour, elle s’était rendue compte qu’Arthur tardait à réapparaître. Elle avait demandé autour d’elle si quelqu’un savait où il était, mais personne n’en avait la moindre idée. Elle avait même pensé qu’il était peut-être mort, ce qui ne l’aurait pas étonnée.
Et d’elle il ne reste qu’un rêve perdu dans le temps. Que sont-ils devenus tous? Depuis le jour où elle a regardé sa tête dans le miroir au-dessus du lavabo minable dans le deux-pièces minable où ses parents attendaient un miracle, et où elle a vu quelqu’un qui ne ressemblait plus à ce qu’on voulait faire d’elle. Depuis le jour où elle a mis ses quelques frusques dans un sac, où elle a descendu l’escalier et laissé derrière elle toutes les questions qu’elle ne se poserait plus. Qu’allait-elle faire de sa vie, quand se marierait-elle, combien de petits-enfants leur ferait-elle pour donner un sens à leur ennui? Et pour elle, alors, un miracle s’était produit. Cette adolescente qui ne savait rien de la vie et des autres, avait acheté aux puces un objet, une boîte à images. Et de cette boîte, elle s’était mise à tirer des images qui ressemblaient au monde qu’elle créait autour d’elle. Elle avait décidé qu’elle était faite entièrement et exclusivement pour ça. Sa vie incolore lui devenait enfin précieuse. Ça n’était pas venu tout seul, ni en un jour, mais comme plus rien d’autre n’existait que se maintenir en vie pour jouer avec sa boîte, elle avait avancé à pas de géant.
Et puis un soir, dans un lointain passé, elle attend. Non elle n’attend pas, elle est ivre d’attente. Chaque seconde qui s’éteint la pousse vers la spirale, parce que ce soir-là, Arthur réapparaît, et qu’il sort non de l’anonymat, mais de la solitude musicale et en grande pompe encore, dans une marée de saxos vrombissant, hurlant et gesticulant tous ensemble. Qu’enfin il touche les étoiles, et qu’elle, elle n’en ratera pas une miette. Elle est prête, son appareil photo à la main, face au maelström de saxophones où il va creuser son alvéole et respirer le seul air qu’il connaisse, comme un habitant d’une autre galaxie retrouvant les gaz et les éthers mauves qui le maintiennent en vie.
Il était là, avec les autres, entouré de bandelettes de plastique, momifié dans la musique, enseveli sous des néons arachnéens. Plus de trente saxos hurlent et gémissent en même temps, et c’est le seul et unique langage qu’il parle depuis si longtemps qu’il a oublié avoir été habitant d’une terre avec une langue dégoulinante de mots. Quel effet ça fait d’être là rugissant, transpirant avec les autres, chacun accroché à son tube de cuivre? Elle ne saurait le dire, mais elle le fige dans sa boîte. Elle aussi transpire et s’envole avec eux. Et cette musique qui n’était pas en morceaux, pas une musique à écouter en tranches découpées selon les besoins de l’auditeur, pas une musique, même pas, les ondes émises par le bitume plutôt, la colère du bitume, l’explosion de joie des trottoirs et des murs de la ville, les flots de goudron fondus dans le cuivre, tout ce qui leur a collé aux pieds et à la peau, ou une nappe de silence, à l’aube, sur un fleuve brumeux, un silence nasillard, rocailleux, elle l’absorbe avec eux et la recrache en longs corps ciselés dans la transparence, après sur le papier dans sa lumière à elle. Et Arthur est là à nouveau... Ce que ça fait d’être là-dedans? Elle ne sait plus.
Il a été celui-là et cet autre encore, celui qui aimait cette fille et celui qui jouait avec Urban sax, et elle, elle buvait sa musique, elle aspirait ses notes et les vomissait en images. Il aimait ses images à elle et c’était plus important pour elle que s’il l’avait aimée. Elle, Nell, ne s’attendait pas à être désirée. Elle connaissait la musique, l’autre musique, celle des serments et des promesses, des trucs pas faits pour elle.
C’était elle. Et c’était lui. Pas ce type qui marche, qui suit inlassablement les mêmes boulevards, qui hésite, qui marmonne, que les enfants aident parfois à traverser, que l’on regarde avec pitié. Et pas cette femme qui suit aussi inlassablement les mêmes souvenirs, qui brasse les grains dans la même poche de temps. Si vaste pourtant, le temps, mais qui s’est arrêté.

 

 

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