l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






9.

 

La nuit, ça recommence, les doutes et les certitudes, l’immensité de l’ombre, les mots définitifs. J’aime les mots de la démesure. Démesure précisément, immensité, ineffable. Des mots pompeux qui terrassent mes peurs en grande pompe, et mes peurs sont pourtant minuscules. La peur, je n’en suis pas à ma première rencontre avec elle. J’ai eu peur. J’entends la voix de Yoda dans ma tête: «Peur, tu auras.» Peur, j’ai eu! t’inquiète vieux sage. Peur, j’ai surmontée. Dans les manifs au milieu des gaz lacrymos, face à des CRS trois fois plus grands et plus baraqués que moi… Dans des foules houleuses de gens d’autres couleurs, qui devaient penser que je n’avais rien à foutre au milieu d’eux. Dans des rues sombres de villes dangereuses. Moi, une frêle fille à peine déguisée en garçon. Et ma peur s’arrêtait à la limite de leur désarroi. Comme un vide face à moi, une absence de désir. J’ai surmonté tout ça, mes cheveux ont blanchi et je passe comme un fantôme. Je ne les laisse plus sans voix, je les abandonne dans leur monde à eux. Un monde tranché en parts de jour et de nuit, de féminin et de masculin, de jeune et de vieux, de beau et de laid. Tant pis pour eux. On s’est pourtant assez cassé le cul à leur faire savoir que le monde a d’autres limites, d’autres possibles. Dans la science-­fiction, à une époque, le futur était androgyne. Mais le futur est aboli, le futur se cherche dans un lointain passé. Le futur revient aux bonnes vieilles pratiques ancestrales. On voit bien qu’ils n’y ont jamais fichu les pieds dans le passé lointain pour pleurnicher sur ses coutumes. Esclavage, droit de cuissage, aiguilles à tricoter dans un vagin tout neuf, mort jeune, morte en couches, mort à la guerre, mort de faim, famines, famines, peste, choléra, comment choisir? Le présent n’est pas brillant, ça je vous l’accorde! Surtout qu’on ne sait pas trop quoi en faire. Il paraît que bien ajusté dans la ligne de mire, il vaut l’éternité. Plusieurs philosophes l’ont dit et j’ai une fâcheuse tendance à leur faire confiance. Ça m’a joué des tours, plus d’une fois. Mais l’instant, je l’ai goûté et j’en ai redemandé et j’ai piqué au jus, et j’ai appris, oui vraiment appris, à m’en contenter. Je croyais mes peurs dissipées, comme des sels dans un bain avec quelques grains qui s’attardent sous les fesses. Je croyais sincèrement que, jusqu’au bout, il suffisait de me tenir à carreau, de faire la morte quand une mygale me traverse. Mais non, c’est jamais comme prévu. La peur revient, et c’est moi qui l’ai réveillée en fouillant dans des vieux papiers. Avec ce mot qui plane sur tout ce que je touche, vois, lis, «aveugle». Quand je bouscule ma chaise, quand je fais tomber un papier, quand je casse un verre, il est là. Une barrière de barbelés. On ne passe plus. Plus de passage d’un monde à l’autre. De la lumière à l’obscurité, de la couleur à la transparence, du sommeil au réveil. Vivre les mains tendues, les pieds toujours au bord d’un vide. Ne resterait que la musique. La foi chrétienne, peut-être? «Les aveugles verront!» Des promesses pas tenues, encore un des tours du passé. Trois petits tours et puis s’en va dans la résurrection, «salut les mecs, moi je me casse là-haut, mais sans vous!». Croissez et multipliez! Et cramponnez-vous, parce que ça va tanguer! Ça au moins, c’était vrai.

Je ne peux plus faire marche arrière. J’ai ouvert une boîte de Pandore, une toute petite, à échelle humaine. Toute petite, pleine de choses que je connais et que j’ai méconnues. Tant de ferveur et tant de naïveté. Arthur, Dita, Sam, Jeff, Gillette, comme des noms de villes sur une carte au début d’un voyage. Des points, plus ou moins grands, plus ou moins mystérieux. Et c’est maintenant que le voyage commence. Maintenant, que les points vont se rapprocher. Peur intacte. Vertige égal. Je ne suis pas fière de moi, pas fière de regarder par le trou de la serrure. La honte me laboure l’estomac, mais je suis comme le scorpion de l’histoire que Wells raconte dans Mister Arkadin, «c’est plus fort que moi». Je n’ai pas d’excuse, pas de noble motivation. La seule chose qui pourrait plaider en ma faveur (la justice est tellement tordue), c’est que je suis sans pitié pour moi-même. Prête à détruire mes dernières illusions.

La nuit est revenue, elle est épaisse celle-là, une vraie nuit d’hiver. Le vent souffle, le ciel est aussi bouché qu’un ciel de ville peut l’être: du carton. Allez, Nell, pas de quartiers. Sous les cahiers verts que j’écarte, une chemise de carton rouge. Le rouge est mis. J’ai toute la nuit devant moi. Une longue nuit de lecture et cette fois, c’est son écriture, ses petits caractères de musicien, ronds comme des notes, ourlés d’encre, espacés de silences.

 

Medellin, décembre ....

Pour qui j’écris ça? Je n’en sais rien. J’ai peut-être seulement besoin de comprendre, de remettre les choses en place. Tout, même le plus infime événement a une place dans le temps. Et ce temps-là, il n’en reste pas grand-chose. Quiconque irait à Medellin aujourd’hui ne retrouverait rien de ce que je vais raconter. Même pas les humains, à supposer qu’ils soient encore vivants. Les décennies qui ont suivi cette époque ont fait de cette ville un lieu invivable. Les collines se sont mises à grouiller, une foule a surgi d’entre les buildings. Tout ça était déjà là, en attente, mais moi, je n’ai rien vu, ou je n’ai rien voulu voir. Je passais du ralenti à la frénésie sans me rendre compte que c’était une pure invention de ma part. Je délimitais un cadre, des prises de vue, des personnages et tout était pourtant bien réel. La ville n’en avait rien à foutre de mes projections adolescentes, elle était déjà en expansion, elle se dilatait. Elle allait devenir un symbole, se faire un nom dans les médias. Bientôt on ne parlerait plus d’elle qu’au négatif, et moi je m’accrochais à des ruelles sinueuses, à des parfums, à un folklore.

Medellin, en 67, était encore bicéphale. Des points de vue, on pouvait en avoir beaucoup, mais des angles de vue, il n’y en avait que deux. Il y avait la Medellin des riches et celle des pauvres. S’il y avait des transfuges, on les comptait sur les doigts d’une main. La religion catholique, omnipotente, interdisait la pilule et l’avortement, ce qui ne laissait pas beaucoup de choix à la population féminine misérable. Un chiffre impressionnant de prostitués mettait au monde chaque année un chiffre tout autant impressionnant d’enfants. Des gosses sans pères, abandonnés, orphelins, livrés à eux-mêmes, affamés. Des hordes, des bandes. Les gaminès. Tout un tas de gavroches en puissance que le fantôme de la révolution ou le trafic de drogue pouvaient d’un coup faire basculer dans l’héroïsme ou le sordide. Le sordide, ils le connaissaient déjà. L’héroïsme aussi dans une certaine mesure. Il en fallait pour survivre.
Plus on se rapproche des pauvres, moins on en apprend sur la pauvreté. Vue de près, une vie est toujours une vie, le quotidien reste le quotidien. Les gens se débrouillent, s’entraident, se marrent, se tirent dans les pattes, s’aiment et se détestent, vivent une vie: la leur. Mais les gaminès, ces gosses des rues, c’était autre chose. Et avant tout, pour le petit con de gringo de dix-sept ans que j’étais, c’était le Moyen Âge en plein vingtième siècle. La cour des miracles, Victor Hugo, Oliver Twist… Je me masturbais les méninges à longueur de temps.
Pendant quelques jours, j’ai mis à profit mes lectures, jusqu’à ce que je comprenne que j’étais arrivé et que je ne repartirais pas de sitôt. Et puis, l’histoire dont vous êtes le héros, les gaminès, ils n’en avaient rien à cirer, ils ne savaient ni lire ni écrire, ni trouver de poésie à leur condition. La seule poésie qu’ils comprenaient, c’était celle d’une chaîne colombienne de poulets frits, dont les enseignes clignotantes affirmaient une seconde sur deux que ce gros poulet de néon était à toi:

Soy tu pollo, llevame con tigo!

Ils en avaient fait une chanson sur un air de cumbia. Et danser sous les enseignes était leur plus grand plaisir. Ils ne savaient pas lire, mais ça ils l’avaient compris tout de suite.
Je m’étais planté sur la place, pas loin de l’enseigne, j’avais sorti mon saxo et deux minutes plus tard, ils étaient là, se foutant de moi sans vergogne. À croire qu’une intuition hors norme leur avait soufflé que je les emportais dans mes lectures d’enfance. Mais tu parles! C’est ma dégaine qui les faisait se bidonner, et ma musique aussi. Enfin quelqu’un ne criait pas au prodige en m’écoutant! Je leur ai souri, ils m’ont regardé comme si j’étais complètement taré, loco. Les adultes – et j’en étais un malgré tout – ne leur souriaient pas. Ils les chassaient, les violaient, les estropiaient pour en faire leur source de revenue, les tuaient à l’occasion, les frappaient ou les méprisaient. Mais sourire? Sourire à quoi? Sourire à qui? On sourit à la vermine? La bourgeoisie de Medellin les tolérait parfois sous la table des restos et leur jetait ses restes comme à des chiens. Ça, ça les faisait rire, les bourgeois. Mais seulement entre eux. Aux loqueteux sous la table, on ne souriait pas, on les virait vite fait quand on avait assez rigolé sur leur dos. Car il y avait l’autre côté, les riches, dans leurs superbes demeures coloniales avec patios. Eux, c’était pas le Moyen Âge qu’ils exploraient, plutôt un mix entre l’Âge d’or espagnol et les voyages dans la modernité. Ils avaient tous voyagé, ils buvaient du coca, parlaient anglais, parfois même français, sniffaient de la coke, et respectaient leur vieille maman. Devant elle, ils prenaient la pose conforme. Les jeunes filles baissaient les yeux, les jeunes gens relevaient la tête et bombaient le torse. Marijuana et cocaïne disparaissaient en un clin d’œil. Combien parmi eux étaient les pères de ces gamins affamés? Sûrement un paquet! Voilà où j’avais mis les pieds. J’aurais pu aller en Inde comme tout le monde. Non, il avait fallu que je me distingue! L’appel du large. J’avais trouvé un cargo en partance vers le Venezuela. Le propriétaire, un type infect, un vrai facho, était un admirateur de mon père. Comme quoi, on peut être un sale con et aimer la musique. Que le petit Arturo lui demande de bosser aux cuisines sur un de ses rafiots, ça l’avait amusé. C’était le genre qui se vantait d’être parti de rien, ce dont je doute encore. Il avait pris son air le plus romantique, ce qui n’était pas spécialement agréable à contempler, pour me dire qu’il m’enviait: «Ah! la jeunesse! partir au loin! le vaste monde, la peau cuivrée des guajiras, ah! si je pouvais!» Ouais, ben tu peux pas, alors file-moi mon ordre de départ et ferme-la.
J’ai donc bossé aux cuisines. Quant au reste, je n’en garde pas un souvenir impérissable. J’ai toujours détesté les bateaux, les petits comme les gros. Leur odeur surtout, leur discipline et leur virilité. À la cuisine, je n’avais pas le temps d’y penser et l’odeur du rafiot était noyée sous les odeurs de bouffe. Les autres types étaient plutôt sympas et je faisais ce que j’avais à faire sans rechigner. Au bout de tout ça, il y avait la récompense, l’image fabuleuse que je m’inventais en alignant des anchois sur des œufs durs. Et puis un matin, elle était là.
Un matin, la côte vénézuélienne venait à ma rencontre et mon saxo serré dans mes bras, les larmes aux yeux, je la contemplais en pensant que j’allais poser le pied sur la terre d’Amérique latine. Ce n’était qu’une ligne au loin, un port, des entrepôts, un ciel chargé de nuages lourds, mais c’étaient des entrepôts, des nuages et des quais sud-américains. Qu’ils ressemblent à n’importe quels autres nuages ou quais n’y changeait rien. Pour moi, tout était différent. Les odeurs, les sons, l’humidité. Et loin, très loin, il y avait cette épine dorsale gigantesque: l’Altiplano. Ce nom me mettait en transe, je voyais déjà les nuages posés sur les hauts plateaux, les Indiens, les troupeaux de vigognes.
La première fois que j’avais vu des images de l’Altiplano dans un livre, j’avais sept ans, et je n’avais plus eu qu’une idée: le voir pour de bon. Un peu plus de dix ans avaient passé et l’idée ne m’avait pas lâché.
De la Guaira et de Caracas, je garde peu de souvenirs. Une ville, je venais d’en quitter une, je savais ce que ça signifiait. Si je m’incrustais ne serait-ce que quelques jours, je risquais d’être encore là dans six mois. Je me suis donc précipité à la gare routière. Je n’avais que quelque menue monnaie et c’est avec ça que je pensais traverser un continent. Comme un con, j’avais proposé de bosser pour payer mon voyage, je n’avais pas pensé à demander un salaire. Ce jour-là, à la gare de Caracas, quand je comptais mes sous pour me payer un ticket jusqu’à Barinas, je n’en menais pas large. Mais je m’en foutais, ça parlait espagnol, les radios dégueulaient de musiques, les bus dégueulaient de couleurs, ça puait la friture et le cochon brûlé, et j’avais mon saxo. Le bus a roulé toute la journée et une partie de la nuit et soudain, le conducteur a crié «Barinas!». Je suis descendu dans la nuit noire, planté au milieu de ce que j’ai pris pour un bois, regardant le bus repartir et ses feux arrière s’éteindre. Je me suis dit qu’au matin, je trouverai le panneau qui m’indiquerait la route pour Barinas. Je me suis couché dans mon duvet, mon saxo bien planqué, la tête sur mon sac à dos, et, crevé comme je l’étais, je me suis endormi.
Bien des heures plus tard, je me réveillai sous un soleil resplendissant et dans l’effervescence de midi. Ce que j’avais pris pour un bois n’était que le bosquet de la Plaza de Arma de la ville. Et c’était jour de marché. Inutile de préciser que j’étais l’attraction de la matinée, mais j’ai écourté la séance. Je n’étais pas là pour faire le clown, mais pour retrouver mon copain Enrique, un étudiant vénézuélien que j’avais rencontré à Paris et avec qui j’avais bu des nuits entières tout en l’écoutant raconter sa vie. Il affirmait avoir des contacts avec la guérilla, avoir rencontré Che Guevara, et tout un baratin que je gobais avec ferveur. Après deux ou trois bouteilles, il finissait tout de même par être saoul, et, dans une de ces ivresses bruyantes, il m’avait gribouillé une adresse sur un petit morceau de nappe en papier. Une rue au Venezuela, une ville: Barinas. Mon épaule disparaissait sous sa main… «Vienes, Arturo! Tu vas venir hein? Las chicas, elles vont t’adorer, toi et ton saxophone.» J’avais gardé le bout de papier pour un matin d’hiver, 3cm2 de soleil dans la grisaille.
Et ce matin-là, c’était la seule adresse que j’avais dans ce vaste continent. Je m’attendais à une baraque, à une mama vénézuélienne chaleureuse et volubile, et c’est donc complètement effaré que je regardai le numéro à côté de la porte rutilante d’une ancienne demeure. Après avoir déchiffré le panneau près de cette porte, je dus admettre que le père d’Enrique était dentiste, ce qui était assez éloigné de son baratin. Mais bon, on m’ouvrit cette porte, on me laissa m’expliquer, moi, l’amigo-de-Paris-d’Enrique, on me mena dans un salon aux persiennes à claire-voie, on m’y oublia un moment, on revint m’en extraire, on me conduisit à l’office, on couvrit la moitié d’une table de toutes sortes de choses comestibles extrêmement appétissantes. Je mangeai mes premiers arepas et me resservis du café sous les yeux de la domestique qui, debout près de la table, attendait patiemment que j’arrête de m’empiffrer, jusqu’à ce que, la bouche pleine, je réussisse à articuler «Donde esta Enrique?». La dame aux yeux de chat qui m’avait trimballé et nourri depuis plus d’une heure ne se laissa pas du tout démonter par le manque évident d’éducation du gringo et me répondit «Enrique non esta. Esta en la selva con su tio». La selva? Avait-il rejoint les guérilleros dans la forêt? Quelques minutes plus tard, j’appris de la propre mère d’Enrique que celui-ci avait rejoint son oncle dans la selva qui prolongeait leur immense domaine, afin de mettre sur pied un projet fort lucratif et pétrolifère, donc fort éloigné des préoccupations guérillerères. En gros, elle me disait qu’il était plus que temps qu’Enrique s’occupe de leurs affaires, puisque jamais dentiste il ne serait. La pauvre femme, fort digne par ailleurs, souffrait le martyre pour m’expliquer tout ça. Chaque parole prononcée lui était un calvaire. Avait-elle une malformation du palais ou pas de palais du tout? En tout cas, l’effet était le même et chaque son articulé se confondait et se perdait en échos nasillards dont les consonnes étaient éradiquées. Rien ne lui échappa pourtant. Ni mes cheveux longs, ni mes jeans cradingues, ni mon sac à dos et surtout pas le saxo. La conversation ne s’éternisa pas. Un peu à cause des difficultés de la dame et beaucoup à cause de ma dégaine. Il était impossible de rejoindre Enrique dans la selva, et il ne rentrerait pas avant plusieurs mois, et il était encore plus impossible que je séjourne sous leur toit. On me donna des tequeños délicieux et des arepas succulents et à l’heure où finit la sieste, j’étais dehors. Je trouvai un camion qui filait vers la Colombie, me carrai derrière avec les ballots et les caisses et je lus la moitié de Cien anos de soledad en espagnol.
Quand le jour tomba, je m’endormis, et quand je m’éveillai, je passai la frontière colombienne. Ce fut tout ce qui resta du Venezuela et des bobards d’Enrique: le souvenir de cette femme de dentiste et de son palais déformé et le goût des tequeños de sa domestique partagés avec le camionneur à la frontière. Déjà, j’avais traversé un pays et je n’étais là que depuis trois jours. À ce train-là, je serai arrivé en Patagonie dans trois semaines, pensai-je.
Des mois plus tard, j’étais encore à Medellin où j’arrivai dans un autre camion, sans me douter de rien.

Si j’avais pu prévoir. Si, comme dans une partie d’échec, j’avais pu anticiper les coups, ceux du destin et ceux du démon, j’aurais emballé mon sac et mon saxo et j’aurais mis des centaines de kilomètres entre cette ville et moi. Mais j’étais là et j’aurais été bien incapable de situer Medellin sur une carte. J’étais déjà grisé par l’idée d’être quelque part. Les collines autour de la ville, les maisons blanches, les colonnades, l’air doux de l’éternel printemps, les pluies fines et soudaines, les ruelles en pente, les cafés comme des grottes de fraîcheur, les airs de cumbia, l’odeur âcre de l’essence mal raffinée, les parfums doucereux des poubelles, les fruits inconnus, l’accent traînant des habitants. Je ne me demandais pas comment tout ça allait finir, j’attendais que ça commence. J’avalais ces images une à une, la ville se dessinait lentement. Je levais le nez, cherchant l’odeur de la mer, mais elle était loin et près des jardins et des cafés planaient des nuages de cette herbe démoniaque que je n’allais pas tarder à goûter.
Le dernier camion qui m’avait pris en stop s’arrêtait là et le camionneur m’avait juste fait un clin d’œil: «Quedate mi hijo, non lo vas a sentir.» Une promesse.

Les premiers jours, ce qui m’occupait exclusivement c’était de gagner quelques pesos pour assouvir la faim qui me tenaillait sans me laisser un instant de répit. À mon insu, je suivais les odeurs et mes pas m’entraînaient au hasard des relents de fritures et de grillades. Je bavais aux devantures des glaciers et des pâtissiers. Je mimais les mouvements de mastication, les coups de langue sur les granites, je suivais la trajectoire des miettes et des gouttes. Le tracé des rues m’importait peu, j’étais emporté par mon sens olfactif, par les gémissements de mon estomac. J’allais donc au hasard, mon saxo sous le bras, à l’affût d’un lieu stratégique où récolter de quoi acheter n’importe quelle substance pourvu qu’elle fût comestible. J’en oubliais même le manque de tabac, et quant à la marijuana, je n’osais pas y penser! C’était très au-dessus de mes moyens.
Un jour, au détour d’une de ces rues pleines d’odeurs, j’entendis un violon. Des sons à la limite du soutenable, saccadés, crissants, cinglants, un truc de pierre tombale, un sabbat de vampires, une musique qui vous aspirait la moelle. Et à l’angle de la rue, j’aperçus la coupable, une fille rousse, maigre, presque translucide. Avec ses cheveux attachés, sa robe bleu lavande, et ses souliers vernis, elle semblait échappée d’un magazine pour enfants sages. Pas de boîte devant elle où jeter de la monnaie, pas d’attroupement. Elle était incroyablement isolée du reste de la rue. En face d’elle, assis par terre, la tête dans ses mains, se balançait un gamin crasseux. Elle, elle raclait son violon les yeux fermés, envoûtée par la musique infernale qui sortait de son archet. Je me suis assis à côté du môme, il se balançait comme si elle avait joué une berceuse. J’avais encore un demi bunuelo dans ma poche, je l’ai sorti et lui en ai tendu un morceau, il n’a pas bougé, il a continué son balancement. Ses petits doigts crasseux tapotaient le trottoir, il n’avait pas plus de sept ans, huit peut-être, comment savoir? Les sons stridents commençaient à me faire le même effet qu’au gosse et je suivais son mouvement tout en mastiquant des miettes de mon beignet. Elle a mis un temps infini à daigner se rendre compte que j’étais là, assis par terre sur le trottoir d’en face. Quand elle m’a vu, elle s’est arrêtée et m’a regardé avec hostilité. Évidemment, je ne pouvais pas savoir alors qu’elle était déguisée et que cette hostilité avec laquelle elle me regardait correspondait à la panoplie du jour. Elle jouait la jeune fille sage, offensée, surprise dans sa création solitaire par un va-nu-pieds sale et famélique.
Me laissant le temps de bien prendre la mesure, de bien imprimer son image sur ma rétine, elle se remit à jouer. Puis, calmement, sans plus jeter un seul regard vers nous, elle remit son violon dans son étui, et elle partit tout aussi calmement, sans se retourner.
C’était comme si elle avait écrit la scène avant de la jouer. Le gosse avait cessé son balancement. Il a eu un drôle de petit mouvement, un frémissement des narines, et il a tourné la tête vers moi. « Se fue? » « Si, se fue.» C’est à ce moment que je l’ai vu, vraiment vu. Ce visage d’enfant sans yeux. Avec des joues, des lèvres, un nez d’enfant et des paupières mutilées, scellées sous une cicatrice. Une longue cicatrice qui parcourait son front, ses yeux et sa pommette. «Estas comiendo? Que estas comiendo?»«Metad de bunuelo», et je lui ai glissé le reste dans la main. Il l’a reniflé avant de s’y attaquer. En trois bouchées, c’était fini. Une miette a roulé entre nous sur le trottoir, mais je n’ai pas osé la ramasser. J’ai compris que lui aussi suivait les odeurs et que c’est comme ça qu’il avait détecté ma présence. «Tengo hambre », a-t-il dit et j’ai répondu «Io tambien».
Des conversations comme celle-là, j’allais en avoir un paquet avec Niño et sa bande. Dans les semaines qui suivraient, la faim serait notre sujet principal et mon saxophone l’unique objet de nos espoirs. Mais quand je lui ai demandé s’il connaissait la violoniste, il a eu un drôle de petit hochement de tête, comme un vieux mélomane entendant le nom de son interprète préféré, «me gusta escucharlo, me gusta, lo sabes…», mais il n’en savait pas plus. Il ne savait même pas que c’était une fille.
Je marchais, je jouais du saxo et je retombais toujours sur l’enfant aveugle. Cette bande de gaminès, j’étais leur nouvelle attraction, j’avais détrôné le poulet de néon. Ils disparaissaient, ils revenaient. Où que j’aille me planter pour glaner trois pesos, ils finissaient toujours par me débusquer.
Ils m’écoutaient jouer du saxo, tordus, crasseux, sous des habits puant la foire et tout vieillots, les moins chétifs portant les vraiment minuscules, et tous l’air affamé. Mais peu à peu, j’avais cessé de les voir comme des personnages de livres.
La première fois qu’ils avaient débarqué, c’était le lendemain du jour où j’avais rencontré Niño. J’avais réussi à gagner quelques pesos et soudain j’avais aperçu des petits doigts se lancer vers la boîte posée devant moi, l’attraper avec une incroyable rapidité, et, en un tour de main, la faire disparaître à l’instant précis où tous se carapataient. Ils avaient leurs propres règles et leurs territoires. Le coin de rue où je m’étais planté ce jour-là était justement dans leur secteur.
Une bande de mômes dont le plus jeune ne savait qu’à peine marcher et qu’ils se refilaient en permanence de l’un à l’autre, tout en menaçant de l’abandonner au prochain virage. Le plus souvent, ces bandes s’organisaient autour du môme le plus âgé ou le plus malin, mais ils pouvaient aussi se faire alpaguer par un type qui leur piquait les trois-quarts de leurs gains, quand il ne les estropiait pas consciencieusement pour les rendre plus pitoyables. Ce jour-là, après avoir vu ma boîte disparaître, je suis resté à jouer encore un peu dans l’espoir de récolter quelques pesos de plus et, au bout d’un moment, ils sont revenus avec un sachet tout huileux rempli de bunuelos.
Ils m’ont tendu le paquet. Ils devaient vraiment se demander d’où je sortais et comment un gringo se retrouvait être aussi sale qu’eux. C’était bien avant les charters. Des gringos, ils n’en voyaient pas beaucoup et sûrement pas un seul en train de jouer du saxo dans la rue. Ils se sont présentés, l’un après l’autre, avec une étrange gravité. Les filles d’abord, puis les garçons. Ils devaient être une dizaine. Le bébé, qu’ils avaient surnommé Azucar, s’est mis à pleurer en crachotant des miettes de beignet. Comment ce bébé avait réussi à survivre? je n’en avais pas idée. Niño, el ciego, était le chef et après avoir reconnu ma voix, m’a rappelé notre rencontre. Les autres écoutaient leur chef raconter avec sérieux qu’il avait écouté la musique du violon et que je lui avais donné un bunuelo. Il a rigolé: «Des beignets, toujours des beignets, une semaine qu’on bouffe que ça!» À côté de lui, un petit teigneux de sept ou huit ans, trapus et noueux comme un vieux boxeur, buvait ses paroles. C’était Cielito, son garde du corps et ses yeux. Pourquoi s’appelait-il Cielito, «petit ciel»? Peut-être parce qu’il était la lumière de Niño, mais quand j’ai posé la question, je n’ai récolté qu’un éclat de rire et Cielito m’a regardé avec l’air de dire «on t’en pose des questions nous?». Niño m’avait dit «alors toi aussi tu es musicien? C’est la première fois que je t’entends et tu sais, moi la musique ça me plaît. Je sais toujours où y en a dans Medellin. D’où tu débarques?» «De France», avais-je répondu, mais j’aurais pu aussi bien dire que je débarquais de la planète Mars, parce que la France pour eux ça ne voulait rien dire du tout. «Francia?» avaient-ils répété et ils s’étaient mis à rire. Comme tout le monde, ils croyaient que j’étais américain et «américain» ça voulait dire étranger. Ce mot faisait partie de leur vocabulaire parce qu’il délimitait un territoire où manger devenait possible. Les étrangers avaient des poches remplies de pesos et une certaine tendance à l’apitoiement, une équation simple qu’ils pouvaient résoudre en un éclair: Pesos, apitoiement, nourriture. Moi, j’étais un mystère autrement plus compliqué à élucider. Ils commencèrent par me demander si la France était en Amérique et je répondis non. Si j’avais de l’argent, et je leur dis que mes quelques pesos étaient déjà passés dans leurs poches et qu’ils les avaient convertis en bunuelos. «La prochaine fois, trouvez des bananes, on va crever à force de bouffer des éponges.» Ils n’ont pas trouvé ça drôle, et Niño a eu ce geste de la main que j’avais déjà remarqué, une manière de fermer le poing et de l’ouvrir plusieurs fois, très vite. Il faisait ça quand il n’arrivait pas à se représenter un objet. Quelques jours plus tard, je lui ai demandé depuis combien de temps il était aveugle. Il a haussé les épaules… «Pas longtemps, j’ai déjà vu, sabes! Avant je voyais, mais j’oublie des trucs, trop de trucs.» Cielito l’a alors entraîné et je ne les ai pas revus pendant un moment.
Cielito ne m’aimait pas. Il trouvait que je m’approchais trop près de Niño et se méfiait. Ce que ça signifiait, j’aimais mieux ne pas trop y penser. De la pitié à la convoitise, il n’y avait qu’un pas et plus d’un avait dû passer des sales moments avec ces étrangers dont les poches n’étaient pas remplies que de pesos et le cœur de compassion. Mais à part Cielito, ils étaient plutôt à l’aise en ma compagnie. Je n’avais que dix-sept ans après tout, j’étais aussi cradingue qu’eux, je parlais leur langue et je ne touchais pas leurs frangines, ni d’un doigt ni d’un crochet. Donc, une fois les questions sans réponses écartées et nos estomacs remplis, ils se sont mis très vite à faire mon éducation. Avec le plus grand sérieux, ils m’ont expliqué que ma musique n’était pas du tout adaptée, et que si je voulais récolter plus de pesos et ne pas mourir de faim comme eux, je devais changer de style, jouer de la cumbia. «La cumbia, gringo, c’est la musique d’ici, les gens s’en fichent d’écouter, ce qu’ils veulent c’est danser», et ils se tortillaient en se marrant, «ou une valse, si! no mas!, uno, dos, tres, mais pas ça, pas ce que tu joues! Un jour tu vas te faire massacrer si tu continues, et ton instrument tu le reverras plus.»
Niño me trouvait les meilleurs endroits et je partageais mes gains avec la bande. J’avais pris une chambre dans un hôtel minable et je passais la majeure partie de mon temps à dormir quand je n’étais pas dans la rue. Niño, que je voyais tous les jours, se plaignait de grossir: «Engordamos gringo, non es bueno por el bizness», me disait-il. «Vous maigrirez quand je serai parti, t’inquiète! Un gogo comme moi, vous n’en trouverez pas d’autre », que je lui répondais. Ils me disaient tous que j’avais meilleure allure, mais quant à comprendre ce que je fichais là, c’était au-dessus de leurs moyens. D’ailleurs, je commençais à me le demander moi-même. À part gagner de quoi manger et payer mon hôtel, je ne faisais pas grand-chose.
Medellin, à cette époque était un vrai chaudron de sorcière où l’ébullition était à son comble. Il y avait d’un côté les gaminès affamés, et de l’autre, les latifundias, les plantations de café et de bananes où des peons n’avaient jamais vu l’ombre d’un peso. Les industries, où d’autres peons travaillaient pour moins que trois fois rien, et la prostitution qui était florissante contrairement à celles qui y étaient contraintes. L’ombre de la révolution cubaine apportait un vague espoir. Pas un espoir philosophique, non! Juste l’espoir de bouffer à sa faim et d’élever ses gosses. Et moi je passais curieusement à côté. Niño et sa bande étaient les seuls à m’approcher. Quand je jouais près des cafés où tout le monde se retrouvait (si je me souviens bien le plus fréquenté c’était “Le Versailles”), les conversations ne s’arrêtaient pas. On me regardait sans me voir et personne ne se levait pour jeter un centavo dans ma boîte. Il a fallu un banal trébuchement pour que je comprenne enfin pourquoi je crevais de solitude dans une ville où personne n’était seul. Quelqu’un a mis le pied dans ma boîte et s’est excusé en m’appelant l’americano. Quand j’ai commencé à expliquer dans un espagnol correct que je n’étais pas américain, les conversations se sont arrêtées et tous les visages se sont tournés vers moi avec curiosité. Et ma vie a changé d’un coup. En un instant, j’ai vu s’ouvrir les portes de la ville clandestine. Là où riches et pauvres se rencontraient.
La politique et la cumbia cimentaient la rencontre. Les discussions politiques se transformaient en fêtes et les fêtes en discussions politiques. L’aguardiente et la marijuana abattaient les frontières. À l’aube, les fils des caballeros qui parlaient de refaire le monde rentraient dans les maisons à patios où ils étaient nés et les fils de peons rentraient dans leurs taudis. Le soir, ça recommençait. Les caballeros parlaient politique comme des livres et buvaient comme des trous. Les peons étaient la matière de leurs discours et tenaient l’alcool plus longtemps, mais ils n’étaient pas dupes. Je voyais ça dans leurs yeux, moi qui buvais, fumais et ne disais pas grand-chose. Le temps passait et aucun de leurs prétendus compañeros n’était prêt à tout plaquer pour se lancer dans la lutte à leurs côtés. Quand le ton montait, les poings se durcissaient, l’invisible barrière se dressait à nouveau et, sans la cumbia, ça aurait vite dégénéré. À Paris, Enrique nous faisait le même numéro, et j’étais tombé comme les autres sous le charme de son accent et de ses beaux discours. Je ne lui en voulais pas, il jouait sa partie comme tout le monde. Arriver et dire «sur les terres de mon père, il y a du pétrole, et ça va faire de moi un des hommes les plus riches du Venezuela», c’est sûr qu’en 67, ça ne lui aurait pas attiré que des sympathies. L’Europe était loin, maintenant j’en avais la certitude. Pour comprendre il fallait arrêter de chercher à comprendre. Si je n’avais pas été si jeune, ils m’auraient sûrement pris pour un idiot. Je ne connaissais rien à la politique, je n’avais jamais fichu les pieds dans une fac, mais il y avait la musique et là, je savais comment les faire taire. «Ma musique»,était révolutionnaire. Si señor! J’en étais à mes débuts avec le saxo et je ne jouais pas comme Coltrane, loin de là, mais j’avais la grâce des commencements, l’audace de quelqu’un qui avait passé son enfance à écouter, déchiffrer, s’exercer. La musique, j’étais né dedans, j’y avais grandi et, à l’école, j’avais attendu que ça se passe en pianotant sur mes genoux. Je ne mettais pas le monde en musique, je lui ajoutais des espaces et des gouffres. Et ils avaient saisi. Ils étaient prêts à m’aider.
En une soirée, je redevins Arturo et goûtai l’herbe la plus forte que j’avais jamais fumée. «Celle-là, Arturo, tu ne la trouveras pas tout seul, pas la peine de chercher, personne dans tout Medellin n’a de l’herbe aussi bonne», me dit mon nouveau copain Javier. Et plus mes yeux chaviraient, plus ils se marraient. «Hé! c’est qu’il tient pas trop mal, el flaquitoEl flaquito ne tenait pas trop mal, en effet. Agrippé à mon saxo, je volais par-dessus les collines, mes mains m’échappaient, elles jouaient toutes seules sans rien demander. Une taffe encore et dans les volutes de la fumée, deux grandes mains bleues, taillées directement dans du saphir, pourquoi se priver, grandissaient et se rejoignaient jusqu’à former une arche, un solo sourd et calme accompagnant leur lente progression dans l’espace. Je m’engouffrai dans le tunnel qu’elles creusaient, bleu, tout était d’un bleu profond. «I got the blues», dis-je en me tordant de rire, «deep blue, funny blues». Je n’avais plus de doigts pour appuyer sur les clés. Je vis alors deux petites mains toutes pâles jaillir de mes manches et faire tout le boulot à la place des autres.
Avec ces mains-là, l’obscurité se laissait modeler comme de l’argile. Entre deux souffles de saxo, je parlais doucement à la nuit tropicale. C’était comme si je voyais la nuit pour la première fois, comme si, avant ça, je n’en avais eu qu’un échantillon. Je riais, «Hé les mecs! j’ai enfin lu le mode d’emploi». «Vas-y Arturo! vas-y tant que tu peux, tant que tu peux voir l’invisible, parce que bientôt ils vont trouver un moyen de l’effacer.»
Je ne sais pas si j’étais heureux, j’étais là. Le problème de l’ailleurs ne se posait plus du tout. J’étais dans un temps musical. Une grande réconciliation. Tout ce que j’avais brassé au fin fond de ma tête se répandait dans mon corps jusqu’à mes doigts et mon souffle, et se déversait dans l’air pour revenir dans mes poumons. J’étais en autarcie, je jouais comme on respire. C’était peut-être l’herbe, mais je n’ai plus jamais joué comme ça. En une heure ou deux, on avait déjà formé un quartette. Ce que ça donnait de l’extérieur, il faudrait demander aux autres, à ceux qui écoutaient, mais de l’intérieur c’était colossal! On arrêtait, on tirait quelques taffes et ça repartait, direct sur les sommets, sans passer par les intros. Moi je ne pouvais pas sourire, mais les trois autres étaient en extase. On se voyait déjà tous à Carnegie Hall. La profusion des genres, c’était, entre nous. De l’Argentine jusqu’au nord de l’Italie, en passant par les Caraïbes, chacun déroulait son histoire. Les chocs étaient sauvages, les rencontres somptueuses, les solos à couper le souffle. Quand on a enfin rejoint le bout de notre délire et que nos lèvres et nos doigts ont commencé à saigner, dans un flot d’aguardiente, on s’est promis sur tous les tons qu’on ne se quitterait plus. Hasta la victoria ! Évidemment, trois jours plus tard, chacun était déjà parti de son côté dans un autre délire. Cette nuit-là pourtant, on se jurait fidélité comme des jeunes mariés. Oh! les yeux verts d’Aldo, l’Argentin, le bassiste! J’étais amoureux comme on l’est à dix-sept ans. Éperdument. Il m’était si difficile de choisir. Dans cet enfer sexué qu’était Medellin, avec ses bars réservés aux caballeros, ses filles hyper féminines et ses machos moustachus, je ne savais vraiment plus où j’en étais. Alors, les yeux en amande et le corps fluet d’Aldo, j’étais chaviré! Prêt à renier toutes les violonistes rousses et à changer de cap. Mais ça n’a pas duré. Aldo était de passage, il filait vers la Californie et elle m’attendait au détour du matin.

Les premières lueurs de l’aube, la pluie fine sur les feuilles lustrées, les odeurs de manioc, et elle, au milieu de la rue, qui me regardait avec curiosité. Nous étions face à face, comme deux chats devant un festin, nous demandant qui allait attaquer le premier. Ses yeux allaient du saxo à mon visage, et puis elle a fait le premier mouvement. Je n’ai pas bougé. Je lui devais bien ça. Elle est passée à côté de moi et elle a dit, «Arthur, c’est ça, hein?», mais du bout des lèvres, et elle est partie. J’ai entendu le bruit de ses pas s’éloigner dans la rue vide. Javier qui m’accompagnait a éclaté de rire, «la conosces? la loca? la francesita? la violoniste? tu la connais? la folle? la petite française? Aïe, hermano, ne la laisse pas approcher de trop près, elle pourrait te mordre», et il continuait à se marrer. La francesita? Elle était donc française. Et puis quelle importance? Après la nuit que j’avais passée, je me sentais aiguisé comme un silex, peu enclin aux simagrées et sacrément remonté. «Sans tambour ni trompette», ai-je dit à Javier, au hasard. «Quoi? Que dices?» «Rien! Je veux dire que saxo et violon sont comme chien et chat. Laisse tomber! Ma mère était altiste. Elle l’est peut-être encore, d’ailleurs.» «Ta mère? Mais qu’est-ce que tu racontes flaquito? Où elle est ta mère?» «Justement, gordo, je ne sais pas.» «Alors continue à ne pas savoir, parce qu’on est arrivés.»

Ils m’avaient invité dans un lieu mystérieux qu’ils appelaient la casa del Barranco. «Ils», c’étaient Javier el gordo, sa sœur Rosa, Manuel et José. Pas question d’y aller tout de suite avaient-ils décrété après un court débat. Il était trop tard ou trop tôt, et quelqu’un avait filé avec l’unique voiture. La maison était là-bas, derrière les collines, derrière l’horizon, du moins c’est ce que j’avais déduit de leurs gestes amples qui embrassaient le lointain. «Là-bas», avait dit Manuel. «Plus loin», avait-il ajouté entre deux gorgées d’aguardiente. «Mañana pues », avait-il surenchéri. J’avais déjà pigé que la mañana en question pouvait aussi bien être la semaine ou le mois prochain, vu que ça ponctuait toutes les phrases. «Et de toute façon nous sommes tous borachos. On part pas en voiture, tu es trop jeune pour finir dans le ravin, je t’emmène chez Boris.»
Nous sommes donc partis à pied, en titubant et en chantant et, au bout de quelques rues, il n’est resté que Javier et moi plantés devant une maison du plus pur style baroque, qui avait dû connaître ses heures de gloire, mais était désormais vétuste et passablement délabrée. «Ton palais», a dit Javier en désignant la porte. «La maison du bon dieu, hermano! On y entre, on y reste. Ne te fais pas empailler par Boris, ne va pas rejoindre sa collection de têtes réduites, ne mange pas ce que tu n’as pas préparé toi-même… Allez entre!»
Il avait beau blaguer, j’étais quand même perplexe devant les têtes réduites sur les étagères de la bibliothèque. «Ne touche pas aux fléchettes Arturo, elles sont encore empoisonnées!» Il riait. «Ça va, Javier, j’ai passé l’âge de jouer aux Indiens…» «Ouais, c’est ce que tu crois!»
La pièce était encombrée de tables couvertes de dossiers, de coupures de journaux, de livres, de bouteilles vides et de cendriers. J’avais vaguement compris que mon hôte s’appelait Boris, qu’il était journaliste, un peu éditeur, d’une vieille famille cosmopolite, et que cette maison était tout ce qu’il avait réussi à sauver d’un marasme financier, ce qui ne l’empêchait pas d’en ouvrir les portes à tous ceux et celles qui étaient prêts ou prêtes à l’écouter divaguer des nuits entières. Un nuage de fumée planait sur les chats, les livres et les sofas branlants, pourtant la maison semblait vide. «Ils dorment peut-être…» «Tu rigoles! Ici personne ne dort avant le matin, des vraies chauves-souris, ça va te plaire, tu verras.» Je n’en avais pas douté un instant.
Avant de partir il m’a dit de choisir une chambre. «C’est simple, si elle est libre, y’a pas de bordel partout, alors tu t’installes et tu prends des forces, parce que ce soir on remet ça!»
Je n’ai pas eu à chercher longtemps, la première chambre que j’ai ouverte était vide. La lumière du matin s’infiltrait par les fentes des persiennes, un chat s’était glissé en même temps que moi et tournait autour de mes affaires en miaulant doucement. Le tour était joué, j’étais chez moi. Quelques heures plus tard, la porte de ma chambre a grincé et, dans un demi-sommeil, j’ai vu une silhouette appuyée au chambranle. Elle est restée à m’observer un instant, et puis elle a refermé la porte. D’une certaine manière, je l’attendais, j’étais sûr qu’elle vivait là.

Boris, je l’ai rencontré le lendemain, en fin d’après-midi. Très grand, déjà un peu chauve, il était debout au milieu de la salle, regardant sa bibliothèque gigantesque d’un air désemparé. Il a sursauté quand je suis entré, et sans se retourner il a dit en français: «Tu dois être Arthur.» Je tenais une tasse de café, je sortais de la douche, mes cheveux mouillés dégoulinaient sur mes épaules. Il a froncé les sourcils et continué en espagnol: «On ne boit pas ici, dans cette pièce, on ne mange pas et on se sèche avant d’entrer.» J’ai désigné les bouteilles sur les tables… «… L’aguardiente ne tache pas les livres, le café si!» Il ne rigolait pas du tout. «Viens, on va à la cuisine», et je l’ai suivi sans broncher.
Dans cette maison sombre et imposante, j’avais l’impression de suivre mon père, «viens Arturo, c’est l’heure de ta leçon de piano, t’es-tu lavé les mains?» Mais une fois assis dans la cuisine, quand il a fait frire des œufs en me regardant du coin de l’œil avec un petit sourire, je me suis souvenu que j’étais en Colombie et que tout ça n’était qu’un jeu, un parmi d’autres. Il s’est attablé en face de moi et m’a observé pendant que j’avalais mes œufs. «Nous parlons français et espagnol tous les deux, alors quoi? On se trouve un terrain neutre? L’anglais? Je n’aime pas parler anglais! Mon accent est épouvantable.» «On n’a qu’à parler comme ça vient…» «Tu veux dire la bouche pleine?… Arturo, tu sais ce qui est bien avec toi? c’est que tu es jeune et que tu n’essayes pas de le cacher, en jouant les caballeros.» Il avait redressé les épaules et se marrait, d’un coup il se pencha et sembla se ratatiner. «Ça va trop de paire, on dit comme ça? de paire, hum… c’est amusant, je disais quoi? oui, ça va de paire avec la frime politique, et je dis bien la frime, pas la politique. Ça finira mal et d’ailleurs ça a déjà commencé, ne reste pas trop longtemps dans cette ville, ne te fais pas avoir par la cumbia et l’éternel printemps, sinon un jour tu te retrouveras devant une table couverte de sachets de poudre blanche, avec des gaminès vieillis, attendant tes ordres pour aller tuer tes anciens potes.» J’étais occupé à traquer les dernières coulées de jaune d’œuf dans mon assiette, il m’a tendu une casserole remplie de haricots rouges et de riz, j’ai pris le temps de parler avant de recommencer à m’empiffrer: «C’est comme ça que tu vois l’avenir pour ces mômes?» «Ils ne resteront pas des mômes indéfiniment s’ils survivent. Et tu crois quoi? Qu’ils vont trouver du boulot et devenir des petits-bourgeois? Ce pays est posé sur un volcan prêt à exploser, Arturo, ces gamins estropiés, affamés, tu leur files un flingue ou une cargaison à livrer, et qu’est-ce qu’ils feront à ton avis?» Il s’était encore plus ratatiné pour se mettre à mon niveau, mais il ne me laissa pas le temps de répondre. «Tu penses qu’ils iront demander la permission de leur mère pour buter un type ou livrer la cocaïne? Tout ce qu’on peut espérer c’est de les politiser suffisamment, mais ça…»
Il ne finit pas sa phrase et alluma une cigarette, il en tira quelques bouffées, les yeux perdus dans le vague. Moi, j’engloutissais mes haricots et pour m’excuser de ma voracité, j’ai dit «j’ai eu faim ces dernières semaines, j’ai dû bouffer plus de bunuelos en quinze jours que toi depuis que t’es né. Ça coûte pas cher et ça bourre bien». Il se mit à rire. «Come, come no mas! j’imagine que pour toi la journée n’a pas commencé? Javier m’a dit qu’hier tu as laissé tout le monde sur le cul avec ton saxo.» «T’as vécu longtemps à Paris?» «Tu trouves que je parle comme un Parisien? C’est ça? Oui, j’y ai vécu et trop longtemps pour supporter de vivre ici, si tu veux savoir… là-bas j’étais jeune, ici j’ai toujours été vieux.»
Je l’ai laissé parler de lui, de ses problèmes avec la censure, de la maison d’édition clandestine à laquelle il collaborait, de son programme d’alphabétisation pour les gaminès et les mômes des communas, un programme qui stagnait faute de volontaires, «personne ne veut y aller, même si tout le monde trouve ça très bien… “Es muy bien, Boris”, c’est ça qu’ils disent tous, ils sont d’accord les compañeros, mais quand il faut se lever le matin et s’y mettre, je me retrouve tout seul». J’écoutais. Le soir tombait, des ombres rouges glissaient sur les murs, et moi, j’attendais. Avec la nuit, la soif de musique revenait. J’étais encore à l’âge où les jeux n’ont pas de fin. Mes doigts fourmillaient d’accords, dans ma tête, les sons commençaient à se réveiller. Il parlait et je n’écoutais plus. Il m’attirait et m’agaçait. Peut-être vit-il l’ingratitude dans mon regard parce qu’il eut soudain un geste de lassitude, puis un rire. Alors il se mit à m’expliquer que la maison ne lui coûtait rien, à condition qu’il ne répare ni ne transforme rien, et qu’il était habitué à ce que des gens passent, partent, reviennent, disparaissent. «Tu es chez toi, Arturo! Achète des œufs de temps en temps et ne touche pas à mes papiers. Le reste, je m’en fous. Ça fait longtemps que j’abrite des fantômes et crois-moi, ils ne sont pas du tout discrets. Il n’y a pas plus envahissant et mal élevé qu’un fantôme! Ces types-là se croient tout permis, en plus on ne peut jamais les prendre sur le fait, mais évidemment, ils ne coûtent pas cher à nourrir et ils ne te piquent pas tes clopes», m’avait-il dit en se marrant parce que j’étais en train de tirer une cigarette du paquet de Pielrojas posé sur la table entre nous, et que ça devait être la dixième. Il a pris le temps de rouler un joint et il m’a demandé sans me regarder, «la francesita, tu la connais?». «Je l’ai vue deux fois» ai-je dit, «et jusqu’à ce matin je ne savais même pas qu’elle était française», «Pourquoi ?» ai-je ajouté. «Tu sais, Arturo, c’est la première fois que j’ai envie de demander à quelqu’un de partir de chez moi. Ça ne m’arrive jamais. En général, on m’écoute avec ennui, comme toi. Si, si! Ne dis pas non, ce n’est pas grave. Je sais très bien que je tourne en rond, alors, les autres sont indulgents et je continue, et quand ils partent, ils doivent dire “Boris c’est un type sympa, mais bon, il ne sait plus très bien où il va ni ce qu’il fait”. Ce n’est pas grave tout ça, c’est juste des mots. Mais elle, je sens un truc qui ne me plaît pas, un truc malsain. Quand elle entre dans une pièce, l’air devient irrespirable, et puis elle joue du violon comme un pied. Javier l’a rencontrée à Paris, alors évidemment le bon Javier, il lui a donné mon adresse! Jamais il n’a pensé qu’elle allait débarquer un beau matin. Pourtant, un jour elle était devant ma porte, tambourinant comme une folle qu’elle est, racontant que des types la suivaient. Elle avait changé de prénom entre Paris et Medellin. Maintenant elle s’appelle Dita. Avant c’était un truc comme Giordane… Bon, des fous Medellin en est plein, alors moi, je l’ai laissée s’installer ici, je n’avais pas vu le violon. Mais Arturo, quand elle joue! J’ai envie de me mettre la tête dans le four et de mourir là tout de suite pour ne plus l’entendre! Si c’est de la musique je veux bien être pendu, et pour la faire sourire, il faut lui dire un truc vraiment méchant! Dis-moi, elles sont toutes comme ça les Françaises, maintenant?» «Non, ça non, elles ne sont pas comme ça… pas toutes… seulement quelques-unes. Qu’est-ce que j’en sais, Boris, j’aurai dix-huit ans dans une semaine! Tu crois que je connais les femmes? Fiche son violon dans le four et donne-lui une fessée! Ou alors, vire-la!» «Une fessée? Carajo! Jamais! Je ne pourrais pas la toucher, on dirait qu’elle va se casser, c’est un “esquelette”!» Je ne pouvais plus m’arrêter de rire, mais Boris a pris un air sérieux et m’a dit «ce qui m’inquiète c’est que je ne sais pas ce qu’elle trafique ici». «Rien de plus ou de moins qu’une autre… Pourquoi on part de chez soi? Au bout de quelques semaines, on a déjà oublié… On vit, c’est tout! C’est ce qu’elle fait. Comme moi…» Il essuya lentement une traînée d’œuf sur la table, en la suivant avec l’index. Il hésitait et son doigt suivait les méandres avec application. À ce moment, j’ai pigé qu’au fond c’était quelqu’un de timide, alors j’ai pris les devants: «Elle t’a fait quelque chose? » «À moi, non!» «À qui?» «Rien, à personne. C’est juste ce que je ressens quand elle est là, un truc que j’aime pas, laisse tomber – il se marrait – je me trompe peut-être, mais j’ai comme l’impression que t’as le béguin, Arturo…» J’ai haussé les épaules, je n’avais pas du tout le béguin, c’était bien pire que ça.
Après avoir fait la vaisselle, j’ai filé à l’étage et ouvert toutes les chambres, elles étaient vides. Sur mon lit, j’ai trouvé un mot de Javier: «jam session to night al Papagayo azul. Abrazo. Javier.» Mais quand avait-il laissé ce mot? En passant devant la bibliothèque, j’ai demandé à Boris s’il connaissait le Papagayo azul. Il a remué la tête plusieurs fois… «Tu as vu passer Javier? » «À quelle question je réponds? Javier? le Papagayo?» «Comme tu veux… Plutôt le Papagayo.» «Javier a dû passer puisqu’il y avait un paquet d’herbe sur ma table. Question deux: le Papagayo azul, c’est dans un quartier assez loin. Donne-moi deux minutes et je te fais un plan, après tu demanderas.»
Son plan était tellement emberlificoté que j’ai marché à l’aveuglette vers l’ouest, et là je me suis paumé dans un quartier que je n’avais jamais vu. Alors je suis reparti vers le centre, pensant faire un tour au «Versailles», histoire de voir si je ne trouvais pas quelqu’un là-bas, et sur la place, sous le poulet de néon, je suis tombé sur Niño.
Il était adossé à un mur, il ne bougeait pas, les autres mômes n’étaient pas dans les parages. Comme j’avais un peu de fric dans ma poche, je me suis approché. «Hé! Niñito, ça te dirait une cuisse de poulet, bien juteuse avec des patatas fritas? J’étais pas parti, tu sais...» Son visage tout crasseux s’était tourné vers le son de ma voix, il avait l’air à bout de souffle. D’une voix sifflante, il m’a dit, «tu nous as lâchés, Arturo, ça finit toujours comme ça. Cielito t’a vu hier soir. Tu as trouvé des amis riches… Il me l’a dit! Ceux-là, on les connaît, tu sais, ils veulent notre bien! Ils disent ça tout le temps et nous, on attend. Ils viennent, ils causent et puis quoi? Nada, Arturo. Une cuisse de poulet? j’ai déjà bouffé. El viejo est revenu. Lui, il cause pas, mais il nous file du fric». «Quien es el viejo?» Il a baissé la tête et à tâtons il a amorcé sa fuite, comme s’il rampait debout. J’ai agrippé sa manche: «Non Niño, tu te tires pas comme ça, qui c’est “el viejo”? Qu’est-ce qu’on t’a fait? Niño, bon sang, quelqu’un t’a fait quelque chose, je t’ai jamais vu comme ça.» «J’ai rien à expliquer, gringo, el viejo, c’est celui qui m’a fait ça» – il a montré ses yeux – «ça, et pas mal d’autres trucs. Il avait le droit, il m’a acheté, et puis c’est mieux que tu te tires parce qu’avec toi on lui rapportait plus rien, alors ça aurait mal fini, peut-être pour toi, peut-être pour moi». J’étais paralysé par la nausée. «Maintenant tire-toi, gringo, tout ça c’est pas tes oignons et garde ton fric, moi aussi j’en ai maintenant.» Et il a filé en suivant le mur du bout des doigts.

J’ai fini par rejoindre le Papagayo azul, et j’ai joué comme un nullard toute la soirée. Les autres ont fait semblant de ne pas s’en rendre compte et ils m’ont laissé faire des impros tout seul. Je voyais des enfants loqueteux se cogner dans des lampes comme des papillons de nuit, des mains sur leurs visages qui les pétrissaient et les effaçaient, et chaque fois qu’un des visages disparaissait, mon saxo poussait un cri d’effroi. Les copains me regardaient bizarrement et Rosa est venue me voir pendant que je m’enfilais verre sur verre d’aguardiente, je ne voulais même pas fumer, j’avais la trouille de flipper. «Tu as marché sur des charbons brûlants? T’en fais une tête!» «Rosa», j’étais déjà complètement ivre, «Rosa, tu connais Niño? » «Non, c’est qui? un musicien?» «Un des gaminès.» «Arturo! tu as passé trop de temps avec Boris! Il a essayé son baratin sur toi! Il est bien Boris, c’est un saint, mais s’il fallait alphabétiser tous les gaminès de Medellin, on n’en finirait pas! Tu croyais quoi? …» J’ai bafouillé un «nosi…», mais j’étais déjà trop bourré pour répondre. Elle s’est rapprochée de moi et m’a caressé la joue. « Je t’aime bien Arturo, tu veux pas parler d’autre chose?», et avant que j’aie trouvé quoi dire, j’avais la langue de la Rosita dans ma bouche et ses mains sur mes fesses. Mon cerveau s’est vidé d’un coup, j’ai eu le temps de glisser un regard vers Aldo, et j’ai dit à Rosa, qui n’a rien compris, «je crois que je vais rester hétéro encore un peu», tout en plongeant dans son décolleté couleur de miel chaud sous le regard mi-figue mi-raisin de son frère.

Je me suis réveillé le lendemain après-midi avec une gigantesque gueule de bois. Un disque restait coincé sur la platine et le frottement avait fini par me sortir de ma torpeur. Mes vêtements par terre dessinaient un parcours jusqu’au lit, et une robe d’un vert éclatant me rappelait quelqu’un. J’étais seul. Une odeur de peinture flottait et au fond de la pièce, je distinguai vaguement un chevalet, des toiles, et un désordre de tubes et de pots. Mais je ne savais pas du tout où j’étais. «C’est chez moi», me dit Rosa qui rentra à ce moment, les bras chargés de paquets. J’entendis des bruits de vaisselle et de friture, et au petit-déjeuner qui précéda de peu le dîner, je vis le soleil disparaître. «J’aimerais bien voir le jour, un jour, Rosita.» «Le soleil se couche tôt et nous aussi», dit-elle en riant, «mais le jour tu le verras, bientôt. Tu pars au Barranco! Moi, il faut que j’aille à Cali, Boris a du travail pour moi là-bas. Mais, dès que je reviens, je te rejoins, et alors, quelle fiesta! Arturo, tu verras, le Barranco c’est le paradis!»
Donc, on m’envoyait au Barranco. «Je vois, vous vous débarrassez du gringo.» «No flaquito! Qu’est-ce que tu vas chercher? Si ça te plaît pas, tu pourras toujours revenir. Mais ça, ça m’étonnerait!»
Rosa m’a montré ses toiles. Un mélange étonnant d’art brut et d’art abstrait. Noir, brun, blanc, gris. Ça m’a surpris. De sa part, je me serais plutôt attendu à des avalanches de couleurs et de luxuriance. «Tu vois, là», dit-elle, en me montrant une toile très grande où un personnage au corps déformé et à tête de poisson, tout droit sorti d’un cauchemar au peyotl, en portait un autre encore plus monstrueux, sur un fond de lignes hachées et de cercles labyrinthiques, «je me suis inspirée des statues de San Agustin. Tu dois aller là-bas Arturo, tu dois voir ça, el doble io, un corps de guerrier féminin et masculin. Ça te plairait, j’en suis sûre! Les Précolombiens avaient des croyances bizarres, ils pensaient que leur double était perché sur leurs épaules. Tu imagines un truc pareil? Ton double, là, derrière toi, en permanence! Un serpent, un oiseau – oui, pour toi ce serait plutôt un oiseau, ou une fille peut-être, une violoniste? hein, pourquoi pas? » En disant ça, elle me pétrissait les fesses, puis elle a éclaté de rire et m’a fait basculer sur le lit.
Cette fille est faite pour moi, me suis-je dit en défaisant un à un les innombrables boutons de nacre de sa robe. «Un vrai accordéon, ton truc.» «Le tien de truc, c’est plutôt à une flûte qu’il ressemble!» «Alors, il n’y a plus qu’à ouvrir le bal!» «Le bal? No no, mejor! Vamos a gozar, chiquito!» Et avant que j’ai fini de tout déboutonner, elle était déjà sur moi, ses seins couleur caramel jaillis de sa robe, écrasés sur ma bouche, sa langue dans mon oreille qui disait «hasta la madrugada, pues!» En fait, j’avais peut-être une chance de voir l’aube, si je ne m’évanouissais pas de plaisir avant.
Le lendemain, en début d’après-midi, Javier est venu me chercher pour partir au Barranco. La route grimpait entre des arbres luxuriants, de petits nuages blancs étaient posés sur les montagnes basses, des crêtes rouges jaillissaient d’entre les arbres aux feuilles luisantes. Je poussais des cris d’extase et Javier se marrait. «Calme-toi, tranquillo pues, quand tu vas arriver à la maison tu n’auras plus de voix, parce que là-bas c’est encore plus beau.» À un détour de la route, il a stoppé et nous sommes descendus. Un sentier s’amorçait entre les arbres, Javier l’a désigné en disant «tu finis à pied, la route ne va pas jusqu’au Barranco. Suis le chemin, il arrive directement à la maison, tu ne peux pas te perdre. Si tu croises un paysan, dis que tu vas à la casa del gordo». Il s’est tapé sur le ventre, «el gordo c’est moi, si tu ne t’en étais pas encore aperçu!»
Le saxo d’un côté, des provisions de l’autre, mon sac sur le dos, je me sentais léger. L’air avait un parfum de feuilles mouillées et la ville refluait, s’éparpillait dans mon souvenir. Je n’avais plus eu le temps de penser à Niño, la gueule de bois s’estompait tout en me laissant la douceur de l’oubli. Le chemin passait devant des maisons de campesinos, ils m’ont fait un signe sans rien demander. Le rio s’est annoncé bien avant que le sentier commence à longer le ravin. Un bruit tumultueux de cascade, de pierres roulées. Rosita m’avait averti, «Arturo, tu vas te mesurer à quelque chose de gigantesque! Ce torrent, c’est un orchestre à lui tout seul!»
J’arrivai enfin à la maison qui était posée tout au bord du ravin. Construite en bois, elle n’avait ni portes ni fenêtres, juste des ouvertures protégées par des moustiquaires de différentes couleurs. Une terrasse allait jusqu’à l’extrême limite du vide, et là, après avoir parcouru du regard une verte étendue de forêt tropicale suspendue, où les taches de couleur des papillons clignotaient entre les orchidées sauvages immobiles, on entrevoyait le torrent. Des oiseaux-mouches filaient à toute vitesse, ne laissant pas même le temps à l’œil de saisir leurs teintes. J’ai posé mes sacs et je suis littéralement tombé sur le cul. Javier avait raison, j’étais sans voix. Ce soir-là, j’ai décidé de commencer une nouvelle vie. «Incipit vita nuova!», ai-je hurlé vers le torrent. «Demain, je verrai le jour se lever, demain je jouerai une musique céleste.» Après avoir mangé quelques arepas et bu du café, j’ai choisi un hamac, et au moment de m’endormir, je me suis souvenu que le lendemain j’aurai 18 ans.
«Feliz cumpleano flaquito», ai-je murmuré dans la lumière de l’aube, après une nuit de sommeil sans rêves ou pleine de rêves déjà dissipés. Pour Rosa, j’avais inventé une autre date, histoire qu’elle vienne plus vite. Pour Boris, encore une autre, histoire qu’il ne se mette pas dans la tête de jouer au papa. Je m’apprêtais donc à passer cette journée seul avec mon saxo et les papillons. Pourtant, quand je suis sorti sur la terrasse, prêt à démarrer une longue journée de travail, un étrange cadeau m’attendait. Sur un des hamacs, Dita dormait, vêtue d’un pagne, les cheveux défaits, presque méconnaissable. Quand elle a ouvert les yeux et souri avec langueur, jouant son rôle tropical à la perfection, j’aurais dû partir en courant, comprendre que c’était une de ses innombrables métamorphoses, mais je suis resté là, paralysé, balbutiant comme un idiot. Le temps de reprendre mes esprits et le piège se refermait sur moi. J’étais seul avec elle, sans voiture, à sa merci, ne sachant même pas où j’étais exactement, ce qui d’ailleurs n’aurait pas changé grand-chose. «Ils se sont débarrassé des francesitos», a-t-elle dit de sa voix grave, un peu éraillée. «Je ne suis pas très français tu sais, mais bon, admettons…» «Admettons? C’est comme ça que tu causes!» Elle se fichait de moi. «Admettons! N’empêche, on est là tous les deux… Ils ne savent même pas que je suis là, d’ailleurs, ils croient que j’ai enfin dégagé. Mais j’allais pas partir sans faire ta connaissance, saxophoniste de mes deux. Ils ont des trucs politiques à régler, tu sais, ils se prennent pour des révolutionnaires, ces gosses de riches de merde.» Sans me regarder ni attendre de réponse, elle s’est levée et a filé dans la maison. Sur son parcours, l’air semblait électrisé.
Un instant, je me suis demandé si je n’allais pas me tirer vite fait, retourner en stop à Medellin, et mettre un millier de kilomètres entre elle et moi. Elle est ressortie et elle est retournée s’allonger sur le hamac. «L’eau met du temps à bouillir, tu veux du thé?» Tranquille et souriante, elle clignait des yeux dans le soleil. Ses cheveux roux et sa peau blanche, ses yeux d’un bleu d’encre, ses sourcils immenses, tous les angles de son corps maigre, elle était si peu à sa place dans ce décor tropical que ça en devenait sublime, et à ce moment, le seul mystère que j’avais encore envie de percer c’était elle. «Tu veux jouer du saxo? Vas-y, ça va faire s’ouvrir les orchidées.» Alors j’ai joué et elle m’a écouté, les yeux perdus dans les profondeurs du barranco, aussi immobile qu’un sphinx.

Comme un buvard, j’ai absorbé sa présence. Elle était là, près de moi, prenait la tasse de ma main, buvait à son tour, renversant quelques gouttes sur la table entre nous. Le soleil se montrait entre les nuages. L’ombre d’un arbre débordant du toit le morcelait et les nuages finissaient les restes. Les orchidées en fleurs appelaient la pluie. Dans le barranco, le rio rugissait. Des heures sans rien faire, tout était trop fort, trop dense autour de nous. L’orage n’éclatait pas, la musique continuait. Là-bas, derrière l’orage, après la pluie annoncée, puis différée, sous les vains gémissements des orchidées assoiffées, la nuit approchait. Nous ne bougions toujours pas. Elle était là, en face de moi, avec sa tasse entre ses longs doigts translucides, me regardant par-dessus le bord, ses yeux riants, nue jusqu’à la taille et les pieds enroulés dans son pagne. Elle me tendit la tasse vide et ses seins dansèrent au rythme de la musique qui continuait dans ma tête. Elle s’est levée, son pagne est tombé, elle a roulé sur moi, avec moi. Quelques instants plus tard, l’orage a éclaté et la pluie frappait sur le toit de tôle. Elle s’est changée en pluie entre mes doigts, de longs fils que j’ai tissés et qu’elle a enroulés et qui nous enserraient encore et encore au rythme de la pluie et des gémissements de plaisir des orchidées.
Et dans toute cette luxuriance, ces couleurs vives, au milieu de ces oiseaux magnifiques, elle tissait patiemment sa toile autour de moi. Des cercles concentriques parfaits. Et quand elle parvenait au centre, elle se collait à moi et m’aspirait entièrement. Mais elle ne savait pas, ne voulait pas savoir ce qu’elle aspirait, c’était sa nourriture et rien d’autre. Qui j’étais?, ce que j’étais?, elle attendait patiemment de l’avoir détruit pour recoller les morceaux dans un ordre différent. Un ordre qu’elle aurait choisi, elle, selon ses propres règles.
Contrairement à tous les autres, elle ne me promettait ni paradis ni enfer, ni plaisir ni folie. Dita était une alchimiste du silence. Elle savait le doser et le distiller à la perfection. Et l’imposer aussi. «Nos musiques se sont choisies, Arthur, pas nous.»
Une semaine entière, elle et moi, dans cette maison, et plus les heures passaient plus j’étais perdu, méconnaissable. Elle ne me posait pas de questions. De moi, elle ne voulait rien savoir. Quand l’envie de parler me prenait, elle sortait son violon et jouait sans me regarder. Et je l’écoutais et la contemplais, fasciné, me demandant d’où elle sortait ces sons effrayants.
Elle n’était pas méchante, pas au sens strict; plutôt cruelle, mais elle ne devait pas l’exprimer de cette façon pour elle-même. Elle devait se dire qu’elle réparait, qu’elle remettait les choses en ordre. Les insectes la fascinaient. Elle pouvait passer des heures à les observer. Son enfance avait été un vrai désastre, disait-elle, comme pour excuser sa cruauté, car elle parlait d’elle, de ses souvenirs à elle, elle parlait. La nuit, sans me regarder, sans attendre ni réponse ni réaction, surtout pas de réactions, elle racontait des histoires sur elle, parfois contradictoires, parfois tellement insensées qu’il était impossible de la croire. Parfois, quand elle se balançait sur le hamac au bord du vide, j’avais envie de la pousser et de la voir tourbillonner jusqu’à ce que sa chevelure rousse s’accroche à une branche, de voir son corps blanc couler comme de la cire fondue. C’était la première fois de ma vie que j’avais envie de tuer quelqu’un. Je pensai à ce que Boris m’avait dit, que jamais auparavant il n’avait eu envie de chasser quelqu’un de chez lui. Dita provoquait ce genre de pulsions inédites, ou du moins une de ses facettes. Lorsqu’elle atteignait la limite ultime, celle où tout pouvait basculer dans la haine, elle savait très bien calmer le jeu. Alors elle recommençait à murmurer des histoires sur son enfance malheureuse, son adolescence misérable, des histoires où elle tenait presque invariablement le rôle de la victime.
Que m’était-il arrivé? Aujourd’hui encore je suis incapable de me l’expliquer. Où était passé mon sens de l’humour, c’est pourtant grâce à lui que je me maintenais en vie depuis presque deux décennies. Je ne savais plus rire.
Sa mère ne l’avait pas abandonné à l’âge de 3 ans, comme avait fait la mienne, et son père ne partait pas des mois entiers pour aller donner des récitals au bout du monde. Je ne pouvais donc pas imaginer qu’être toujours, je dis bien toujours, avec ses parents pouvait être pire que ne pas les voir les trois quarts du temps. Elle revenait invariablement sur cette histoire d’enfant battue. Son histoire. «C’est mon histoire», disait-elle dans un souffle. Toute son enfance, elle avait pris des coups, et sa voix grave, qui contrastait merveilleusement avec son corps mince, ajoutait une note de vérité. Comment une voix aussi profonde aurait-elle pu aller puiser des mensonges dans ce corps si frêle? «À tout bout de champ, pour rien, il lui fichait des coups.» Le tout ponctué par des «tu ne peux pas savoir, tu ne peux pas comprendre, tu ne sais pas ce que c’est». «Tu ne sais pas ce que c’est» revenait le plus souvent. Eh bien non, je ne savais pas! Mon père était un étranger pour moi, un professeur de piano intraitable, un homme extrêmement vaniteux, mais il ne m’avait jamais battu, même pas une gifle. Je lui posais des questions espérant parvenir plus vite au bout de sa confession; elle ne répondait pas directement, elle parlait d’autre chose, puis, mine de rien, elle revenait sur son histoire. «Était-il alcoolique?», elle regardait ailleurs, et comme si elle venait juste de s’en souvenir elle me disait «tu sais, il ne buvait pas, c’est juste que sa vie était vide, ne lui apportait rien, alors il se vengeait sur sa fille, et pas seulement sur son corps en le battant comme plâtre, mais sur son esprit aussi, par des humiliations, des brimades perpétuelles». Elle parlait d’elle à la troisième personne. Elle disait «sa fille», «leur fille». Comment s’appelait-elle à cette époque? Sûrement pas Dita ni Giordane. Mais je ne le lui demandai pas, elle ne m’aurait pas répondu. «Tu ne peux pas comprendre Arthur, elle n’avait pas le droit de prendre son envol, de leur échapper, d’être meilleure qu’eux, pas le droit de sortir de sa chrysalide.» D’où les insectes sans doute. Toutes ces mues qu’elle contemplait presque religieusement, des doubles d’elle-même, qu’elle recueillait avec délicatesse. Elle en avait une collection impressionnante. «Heureusement, une voisine violoniste a pigé et elle l’a sortie de là. Elle a fini par leur échapper. Mais elle a vite compris que si elle voulait survivre elle avait tout intérêt à se composer un personnage, et même plusieurs. Elle toute seule? Ça n’intéressait personne. La solitude, ce n’était pas la peine d’y penser non plus, même si elle en aurait eu grand besoin après ces années où ses parents ne la laissaient pas respirer. Mais voilà, elle a compris tout de suite que la solitude a un prix et qu’elle n’en avait pas les moyens. Ce qu’elle a fait, c’est qu’elle s’est enroulée dans le silence et le mystère comme dans un linceul, c’était le seul moyen d’être seule, de respirer enfin, d’avoir la paix… Tu vois Arthur, je ne cache rien, je te montre même mes coulisses.» Quand elle revenait à la première personne, elle semblait se souvenir de moi et de mon nom, et un sourire triste et appliqué se dessinait sur ses lèvres.
Mais quant à aimer quelqu’un ou vouloir le bonheur des autres, il n’en était pas question. Dans ses plus lointains souvenirs, il n’y avait rien qui ressemblait à ça. Pas même le prétendu amour de sa mère où elle ne voyait que de la dévoration, et «qui laissait son père la battre sans jamais s’interposer, sans lui montrer qu’il n’avait pas tous les droits sur cette enfant qui était pourtant bien la sienne, elle s’en vantait assez de son état de mère, être sa mère semblait être sa seule raison d’être».
Tout ça, elle me l’a raconté sans me regarder, sans hausser le ton, sans pleurer non plus. Avec une froideur d’entomologiste qui vous ouvre un monde inconnu où les larves dévorent des espèces étrangères toutes vivantes, où des mères dévorent leurs propres petits, où des rituels, dont la complexité semble inutile, ne sont voués qu’à la chasse et à la reproduction. Une fois, j’ai craqué. Un sursaut de dignité peut-être? «Si je ne peux pas comprendre, si je ne sais pas ce que c’est, alors fiche-moi la paix une bonne fois! Nom de dieu, ça fait combien de fois que tu déblatères la même rengaine? » Elle ne m’a rien dit sur le moment, elle m’a juste regardé avec des yeux rétrécis par la haine.
Je suis parti le long du barranco unir les rugissements du saxo à la cavalcade du torrent. Pour quelques heures, j’ai oublié, ou plutôt non: je me suis souvenu de ce que j’avais oublié, d’un temps où elle n’était pas là, et je me suis senti coupable. Oui, coupable d’oser me souvenir de moi.
Quand je suis remonté, elle m’attendait au bord de la terrasse. Ses petits seins pointus, ses cheveux hérissés, son corps anguleux, elle ressemblait à une statuette vaudou criblée de clous et les clous semblaient prêts à jaillir de son corps pour me clouer au poteau. D’un coup, j’ai compris le sens du mot fulminer. Cette nuit-là, je l’ai payé cher. Elle a passé la moitié de la nuit sur la terrasse à faire crisser son violon jusqu’à ce que je devienne fou, que j’aie envie de m’arracher les tympans. Après quoi, elle a marché en long et en large, bruyamment, en tapant des pieds. Rosa n’allait pas tarder à débarquer, qu’est-ce que j’allais faire?

Le lendemain matin, à l’aube, il s’est mis à tomber des trombes d’eau. Dita, qui s’obstinait à arpenter la terrasse, s’est précipitée à l’intérieur et s’est étendue près de moi. Elle avait dû rester un moment sous l’orage, parce qu’elle était complètement trempée. La pluie entrait dans la pièce par les ouvertures sans vitres, la lumière était crépusculaire. Je venais de finir d’allumer la lampe à pétrole et je me suis tourné vers elle, prêt à subir la suite de ses assauts, mais dans la lumière cuivrée, ses cheveux flamboyaient, sur son visage et son corps les gouttes d’eau prenaient une teinte dorée. Je me suis littéralement jeté sur elle, glissant sur son corps mouillé, léchant la pluie dans ses clavicules. J’étais en transe et elle, elle se cramponnait à moi, gémissante, les jambes enroulées autour de mes reins. Le matelas tanguait sur le sol, nos corps roulaient d’un bord à l’autre. Soudain, en levant la tête vers la lampe, j’ai vu Rosa et Javier dégoulinant de flotte qui nous regardaient les yeux écarquillés. Immobiles, leurs sacs encore à bout de bras.
Depuis combien de temps étaient-ils là? je n’en avais aucune idée. Javier avait quelque chose de comique, avec ses sourcils relevés et Rosa avait la bouche ouverte comme si elle allait crier. Derrière eux, j’aperçus une silhouette, une fille avec une robe rose. Ce rose très vif se découpait sur l’ouverture de la porte rayée de pluie. Je ne sais pas si Dita les avait vus; elle enfonçait ses ongles dans mes fesses, me maintenant sur elle avec une force incroyable. Elle a quand même dû se demander pourquoi j’avais le regard fixé au-dessus d’elle et elle a renversé la tête en arrière. Elle m’a alors repoussé si violemment que je suis allé heurter le mur au pied du matelas. Elle s’est enroulée dans le drap et s’est assise en tailleur sur le lit, impassible, le visage tendu vers eux, avec l’air d’un enfant qui attend de comprendre comment ça fonctionne dans le monde des adultes. Les trois autres, au-dessus d’elle, étaient magnifiques, et elle les regardait avec un tel aplomb, elle, décharnée et blafarde, si peu à sa place dans ce décor, semblant prête à tout encaisser, seule, sans même un regard vers moi. C’est à ce moment-là que j’ai compris que j’aimais cette fille complètement tordue.
Javier a ouvert les hostilités. «Qu’est-ce que tu fous ici? Comment t’es arrivée là? On t’a invitée? Qui t’a invitée? Pas moi en tout cas, carajo! puta madre! Mais pourquoi je t’ai filé l’adresse de Boris? Tu vas aller jouer aux marionnettes ailleurs et vite fait!» Et vers Rosa et l’autre fille: «Ce n’est pas une fille, c’est un poulpe, elle a des crampons au bout des mains.» J’étais toujours recroquevillé, à poil, au pied du lit, personne ne s’adressait à moi, ils évitaient même de me regarder. Je me suis levé, j’ai enfilé mes jeans, j’ai tendu une main à Dita pour l’aider à se relever, ses yeux sont allés de ma main à mon visage, elle a fait non avec la tête et a roulé sur le côté pour se redresser sans mon aide.
Javier est allé dans la cuisine pour préparer du café et je l’ai suivi. Je m’attendais à être viré illico, et je voulais prendre les devants. Il m’a regardé d’un air amusé. «Carajo! flaquito! regarde-moi ça, dix-huit ans à peine et bientôt les femmes se battront pour coucher avec toi! Dis-moi, c’est le saxo qui leur fait cet effet?»
Dehors la pluie avait cessé et dans le soleil la terre fumait. Des nuages entiers se posaient sur les arbres. Je n’ai pas répondu, je me demandais comment j’allais faire pour me passer de tout ça. Dita est entrée, elle s’est plantée devant Javier et elle a dit «je me tirerai demain, OK? Après tout, j’ai tué personne. Tu me fais chier Javier! Faut toujours que tu joues au petit chef! Si ça t’emmerde que je sois là, je peux aller dormir à la baraque abandonnée, mais je rentre pas aujourd’hui, c’est tout». Et elle est sortie.
Elle a pris son violon et elle est partie le long du sentier. Quand j’ai vu sa silhouette disparaître, je me suis senti vide et bancal. J’avais envie que les autres s’en aillent et de me retrouver seul avec elle. Rosa, elle, avait autre chose en tête. Je le voyais à la manière dont elle me regardait d’un œil gourmand tout en se balançant sur le hamac.
Avec Javier, il y avait une métisse, une fille superbe, une peintre elle aussi, amie d’enfance de Rosa. Dolorès. Quand Dita était passée près d’elle, elle avait eu un étrange mouvement de recul, comme si elle voulait la voir dans son ensemble et en même temps s’en écarter. Les cartes semblaient distribuées. De loin, on entendait le violon et Javier grinçait des dents en faisant des grimaces. Dolorès et Rosa roulaient des joints monumentaux dans des papiers de toutes les couleurs. Elles ressemblaient à des petites filles grandies trop vite préparant une fête d’anniversaire démoniaque. Javier allait et venait, transpirant, agité. Du chemin menant à la route, deux paysannes ont jailli sans un bruit, chargées de sacs de toiles. Javier a bondi en criant «les tamalès!» Et vers moi, «c’est pas pour rien qu’on m’appelle le gordo».
Avant que les deux femmes aient fini de tout déballer, il avait déjà commencé à ouvrir une feuille de bananier et à se gaver de grandes bouchées de riz et de poulet qu’il attrapait avec les doigts. Les femmes sont reparties sans avoir dit plus de trois mots et ni Rosa ni Dolorès ne les ont regardées. Comment feraient-ils après la révolution? Comme ils avaient toujours fait ailleurs. Ils partiraient ou ils deviendraient des tyrans révolutionnaires.
Je me suis carré dans un hamac et j’ai fermé les yeux. J’avais besoin de m’échapper, de leur échapper, mais après la nuit que j’avais passée, j’étais épuisé et je me suis endormi. Le soir tombait quand j’ai ouvert les yeux. Boris fumait, assis près de la table et Dita lui tournait le dos, assise au bord du vide, les jambes pendantes, la tête tournée vers le dernier lambeau de jour. De la cuisine venait un vacarme de cris, de rires, de casseroles. Boris m’a salué et a montré la maison. «Ils sont déjà bien partis.» Le niveau du tas de joints sur la table avait nettement baissé. Dita s’est levée, elle a choisi une cigarette verte dans le tas et s’est approchée de moi en disant «vert? on va direct sur Jupiter. Bleu? on se les gèle un peu. Rouge? rien ne bouge, pas intéressant… Alors, vert?»
C’était reparti. Ça recommençait. Boire et fumer, parler et rire. Des frôlements, des délires, des regards. Et Dita bien décidée à se mettre hors jeu, à se refermer de plus en plus. Comme si elle n’était restée que pour leur opposer une résistance, pour leur donner une raison de la détester. Je sentais en elle une colère sourde, bourdonnante. Son visage était fermé, elle était prête pour quelque chose de terrible. Sûr qu’elle tramait un truc, mais quoi? Et, après deux ou trois jours comme ça, elle s’est encore métamorphosée, elle s’est jetée dans notre délire, s’excusant d’avoir été mal pendant quelque temps, plus folle et plus déjantée que tout le monde. Elle ne mangeait plus, elle avalait des quantités stupéfiantes d’aguardiente, fumait joint sur joint, entraînant tout le monde dans une bacchanale. Moi, bien sûr, elle m’évitait ostensiblement. C’était la fête et chacun avait momentanément décidé de ne pas faire attention à ses humeurs, pas question de la laisser tout foutre en l’air.
Dolorès semblait éblouie par la blancheur de Dita. Les yeux rétrécis comme ceux d’un chat, elle avait d’étranges sourires en la suivant du regard. Elle frémissait alors, comme si la blancheur diaphane et les angles vifs du corps de Dita provoquaient des courants glacés à la surface de sa peau. Elle resserrait ses bras autour d’elle et tendait le cou, les yeux de plus en plus étroits, absente, sourde, comme en attente.
Dita a fini par passer à l’attaque. «Tu vas me mater longtemps comme ça?» Dolorès a éclaté de rire. «Si, si, longtemps! On ne t’a jamais dit que tu ressembles à un Egon Schiele, Dita? Laisse-moi essayer quelques croquis, je ferais de toi un nu tropicalo-autrichien.» J’ai vu les joues de Dita s’empourprer pour la première fois. Elle exultait. Elle s’est prêtée au jeu avec extase, avec une impudeur évidente, faisant en sorte que rien ne m’échappe.
Boris, lui, commençait à bouillir, et après une nuit assez calme où chacun avait décidé d’éponger la fatigue des nuits précédentes, il est parti avec Dita sur le sentier. Jamais je ne l’avais vu comme ça. Sa mâchoire était tellement crispée qu’il avait du mal à articuler. Il est revenu de leur engueulade, pâle comme un mort, et n’a plus prononcé un mot. Il est reparti à Medellin, peu après. «Et nous? – a dit Rosa, – comment on rentre?» Javier a répondu que Boris reviendrait nous chercher le lendemain soir, qu’il ne supportait plus le Barranco. Dita a eu un regard circulaire, puis elle a poussé un grand soupir et nous a tourné le dos. Comme une mère qui se demande ce qu’elle va faire d’une bande de sales gosses, ce qui était assez comique.

Le lendemain, Dolorès était introuvable. «Elle est peut-être partie le long du barranco avec un carnet de croquis», ai-je dit, mais Rosa a répondu que ce n’était pas son genre. «Mais non! elle ne peint pas des papillons!» «Elle est peut-être rentrée à pied.» «Si! como no! Et moi je suis verte et j’ai des oreilles en tire-bouchon! La negra! À pied! Même pour venir jusqu’ici, il a presque fallu la porter!»
Les heures passaient, le soir venait, Javier tournait en rond comme un fou, Rosa et moi avions descendu et remonté le sentier plusieurs fois. On était crevés, découragés et Dita restait assise sans bouger, ni parler, les yeux fixés sur le carnet de croquis abandonné sur le sol et ouvert sur son portrait. Et Boris ne se montrait toujours pas. Rosa, épuisée, s’est mise à pleurer. Elle connaissait Dolorès depuis l’école primaire. «Es mi hermana, entiendes, elle est comme ma sœur.» Dita était aussi immobile qu’une statue.
Boris est revenu très tard. Il a surgi de la nuit, Javier ne lui a pas même laissé le temps de reprendre son souffle et lui a tout débité d’un seul trait. «Dolorès a disparu depuis ce matin, on l’a cherchée partout! Rien! Comme si elle s’était évaporée! On ne comprend rien. Disparue comme ça! d’un coup! On l’a cherchée et cherchée, rien! entiendes? nada e nadie
Ils ont décidé sur un coup de tête de repartir ensemble à Medellin pour passer des coups de fil à tous ses amis. Ils nous ont dit qu’ils reviendraient dans la matinée et qu’on devait rester au cas où elle réapparaîtrait. C’était sans appel. Rosa est allée se coucher et je me suis installé sur la terrasse, mais la pluie de la nuit m’en a chassé et je suis rentré. Je n’ai pas fermé l’œil. Dita bougeait dans l’obscurité et Rosa reniflait. Moi, j’attendais l’aube.
Le lendemain matin, très tôt, je ne tenais pas en place. Rosa dormait, des sillons de larmes sur ses joues cuivrées, les cheveux collés par la sueur. Dita n’était pas là. La veille, nous avions parcouru le sentier jusqu’à la route, longé le barranco, il ne restait plus grand-chose à faire. Le carnet de croquis de Dolorès était toujours là, posé par terre, ouvert à la page du portrait de Dita. Je l’ai ramassé, et j’ai commencé à tourner les pages. Ce que j’y ai trouvé était complètement inattendu et il m’était, surtout, impossible de me souvenir des moments où elle avait pu faire ces dessins. En fait, sauf au moment où elle avait dessiné Dita, je n’avais jamais vu Dolorès avec ce carnet dans les mains. Nous étions pourtant tous là. Nous, autour de la table, moi, jouant du saxo, Javier éclatant de rire et Rosa dansant, et puis ce nu de Dita, terrifiant. Une Dita cadavérique, le visage tordu, dans une position obscène. Et plus loin, après quelques pages blanches, un croquis des maisons abandonnées. Je n’ai pas hésité longtemps, j’ai mis mes sandales et j’ai filé.
Il y avait quelques kilomètres le long du ravin avant la descente vers les maisons. Comme ça faisait une assez longue marche, après que Rosa m’avait dit que Dolorès et la marche ça faisait deux, je n’avais pas du tout pensé à y aller. Ces deux maisons, presque en ruine désormais, avaient été construites par des paysans quelque trente ans auparavant, mais quand le père de Javier avait acheté le terrain, il les avait chassés, et ni Javier ni Rosa n’y allaient jamais. Sans doute avaient-ils honte.
Après une bonne demi-heure de marche, j’ai suivi des yeux un nuage de papillons, tourbillonnant le long du ravin et, tout en bas, j’ai vu une grande tache rose, d’un rose indien très vif. Il était impossible de descendre, et je n’en avais pas la moindre envie. Pas besoin non plus. L’avant-veille Dolorès portait sa robe rose en batik du premier jour, et j’avais beau essayer de me dire que ce n’était pas elle, c’était sans espoir. Une si grande tache rose, ça ne pouvait pas être autre chose.

Maintenant, tout ça est si loin de moi. Découvrir le corps disloqué d’une jeune morte en batik rose, je suis libéré de ce genre de visions, mes cauchemars s’éteignent l’un après l’autre. Mais ce matin-là, penché sur le vide, avec le rugissement du rio tout en bas, j’ai compris que cette image me poursuivrait longtemps. J’aurais voulu glisser en bas, avec des éclairs de lumière dans la tête, d’intenses visions lumineuses. Me laisser tomber, en espérant que ça dure le plus longtemps possible et revoir ma courte vie. Un voyage éclair où passeraient tous ceux et celles que j’avais frôlés. Elle aussi, peut-être, s’était-elle laissée tomber en bas pour voir la lumière dans sa tête. Pourtant, elle était si gaie! Pas du genre à se suicider. Pas du genre à peindre des papillons, pas du genre à marcher longtemps, pas du genre à se laisser tomber dans le barranco? Qu’en savions-nous? Que savions-nous finalement les uns des autres? Elle avait peut-être une raison pour sauter? Une colère soudaine et brutale. Une terreur ou une joie insurpassable. Je l’ai revue rire, je l’ai revue danser, et je l’ai revue dessiner le corps de Dita. Et je me suis mis à trembler, toutes les fibres de mon corps tremblaient. C’était comme si j’avais pris une décharge de 1000 volts. J’ai couru jusqu’au rio et j’ai sauté tout habillé dans le torrent. L’eau était froide et elle m’a entraîné. Pourtant je ne me débattais pas, je me laissais emporter. Au bout de quelques minutes, de longues minutes où j’avais accepté l’idée de ma mort, où j’étais déjà passé de l’autre côté, j’ai agrippé un rocher et je suis resté là, à bout de souffle, grelottant. Je hurlais dans le torrent «Je ne sais pas, je ne sais pas!», comme si mille lampes braquées sur moi voulaient m’obliger à me souvenir d’un événement que je n’avais pas vécu. J’ai lutté longtemps contre le courant pour revenir à la berge.
Si je n’avais pas entendu du bruit dans la maison en ruine la plus proche, je serais parti vite fait prévenir Rosa. Mais je savais qui était là et je suis entré en l’appelant. «Dita?» Aucune réponse. Elle était recroquevillée dans un coin de la pièce, les mains sur la tête, le visage entre les genoux. J’allai m’asseoir sur un tas de vieilles planches, ma lutte contre le courant m’avait vidé. Soudain, sans me regarder, elle a crié «je n’ai rien fait». D’une voix sourde, je lui demandai «Qu’est-ce que tu n’as pas fait? Dita?» Elle ne bougea plus pendant de longues minutes, et dans un souffle, elle dit «je ne l’ai pas tuée». Quand elle releva la tête, je vis que son visage était couvert de griffures. «Personne ne t’a accusée!» «Ils vont pas s’en priver…» C’était terriblement vrai. Elle me regardait d’un air désespéré. «Arthur, aide-moi, laisse-moi m’en aller, ne leur dis rien, ils ne comprendront pas… La vérité, ils ne l’entendront pas.» «Quelle vérité?» Je faisais en sorte que ma voix soit le plus calme possible, presque impersonnelle. «La vérité de tout ça. Dolorès... je n’ai rien décidé, je ne voulais pas qu’elle meure, je voulais juste qu’elle comprenne.» Je me rapprochai et accroupi devant elle, je posai une main sur son épaule. «Qu’elle comprenne? mais quoi?» «Qu’on ne joue pas avec les autres sans leur donner les règles.» De surprise, j’ai failli tomber sur elle, elle m’a retenu et regardé droit dans les yeux. «Ça t’étonne? tu n’y avais jamais pensé?»
Je voyais la démence dans son regard vitreux, ou pire, je voyais la sincérité. «C’est toi, Dita, toi qui dis ça? Mais qu’as-tu fait d’autre avec moi pendant une semaine?» Elle s’est levée d’un bond et s’est écrasée contre le mur comme si elle voulait s’y fondre. «Avec toi? mais Arthur, avec toi, je ne jouais pas, je t’ai laissé m’absorber. Qu’est-ce que tu savais de gens comme moi avant de me rencontrer? Qu’est-ce que tu savais de la pauvreté, de la violence, de la solitude? Parce que ta mère est partie, tu te croyais abandonné? Quelle chance! Tu ne connaissais pas ton bonheur, Arthur! Ou bien tu aurais préféré être battu, insulté, méprisé, te dire jour après jour que tu n’es rien, qu’une anomalie, un accident? Laisse tomber! Vas-y! Va leur dire que tu m’as trouvée, que j’ai poussé Dolorès dans le vide! C’est une fin tout ce qu’il y a de plus normale, vous pourrez respirer après.»
Un long silence a suivi ces paroles. Elle est restée à regarder le vide devant elle, et moi j’écoutais les battements de mon cœur, un métronome fou, oscillant d’un extrême à l’autre. «Arthur?» elle avait dit mon nom dans un murmure comme jamais elle ne l’avait prononcé. Il y avait de l’amitié dans le ton de sa voix. J’ai touché les griffures de son visage. Elle a souri. «Je me suis jetée dans les buissons.» J’ai souri aussi malgré moi. Buissons? ça sonnait faux dans cette luxuriance. «Je ne crois pas que ça s’appelle des buissons, mais tu t’es drôlement amochée. Tu t’es fichue dans un sacré pétrin et bien pire, Dita, tu as poussé une femme dans le vide, tu te rends compte de ça?» «Non, je n’ai pas fait ça, Arthur, pas fait ça comme tu le dis… Dolorès m’a emmenée sur ce chemin et a commencé à me sortir des trucs complètement dingues. Sur elle. Sur moi. Elle était défoncée, elle parlait de doubles, des conneries… Elle disait qu’elle avait trouvé son double, qu’elle devait mourir. Elle voulait qu’on saute ensemble. Je ne voulais pas mourir, moi, je n’avais trouvé aucun double, ce n’était pas mon truc à moi, tu comprends? J’avais posé pour elle, c’est tout. J’avais quand même le droit de décider si j’avais envie de sauter ou pas... non? Tu ne crois pas que j’avais ce droit? Quand elle a reculé vers le vide, j’aurais pu la rattraper, je… j’aurais pu, mais je l’ai pas fait… Je n’ai pas bougé. C’est tout. Est-ce qu’on peut être coupable de ne pas bouger?» Elle tremblait. Elle est retombée comme un sac de toile, toute repliée sur elle-même, blême.
Je tournais en rond dans la pièce et elle me suivait du regard sans rien dire, attendant le verdict. Mais il n’y avait pas de verdict. Que Dolorès veuille se tuer, c’était dur à avaler. Mais qu’est-ce qu’on sait de ce qui se passe dans la tête des autres ? Je ne lui avais pas adressé trois mots de suite. Je ne l’avais même pas vue dessiner. J’ai pensé au nu terrifiant qu’elle avait fait de Dita et aux doubles que les Précolombiens portaient sur leurs épaules. Des monstres, des caricatures d’eux-mêmes. Dolorès aussi portait quelque chose que nous ne voyions pas et c’est à Dita qu’elle l’avait montré, en se servant d’elle. Tout ça m’échappait, c’était un univers étranger au mien, où je me perdais. J’ai balayé l’air devant moi, j’en avais marre et j’avais sommeil. Non, je ne pouvais pas la leur amener. Non. Je me suis allongé à même le sol, la tête sur mon bras et j’ai lâché vite fait sans me donner le temps de réfléchir. «Casse-toi, Dita! Le plus loin possible, le plus vite possible, je ne dirais pas même que je t’ai vue, tu peux compter sur moi, ça me dépasse tout ça. T’as raison, ils ne comprendront rien, et encore, eux, c’est pas le pire! Les flics ça va être une autre paire de manches... Démerde-toi, rentre à Paris si tu peux, un jour peut-être qu’on s’y croisera, qui sait? Je vais dormir maintenant… Je me sens pas bien… pas bien du tout.»

Elle est partie et je n’ai pas dormi, j’ai attendu. J’ai compté les minutes, les secondes, je lui ai laissé le temps de fuir, j’ai même imaginé sa fuite, le retour au Barranco, les explications vaseuses données à Rosa, le chemin parcouru en courant, le camion ou la voiture qu’elle allait stopper, sa course chez Boris, d’autres explications vaseuses, et puis courir encore jusqu’au premier bus vers l’Équateur ou le Venezuela... Mon cœur battait au rythme de sa course, une musique folle me traversait de part en part, mes doigts se refermaient sur un saxo fantôme, j’avais envie de courir à la maison et de jouer jusqu’à en oublier les mots, ne pas répondre aux questions, jouer, ne pas rendre de comptes à Rosa, jouer encore, ne pas parler, ne plus parler, ne pas dire «Dolorès morte, tomber, tache rose, folie, suicide». Il aurait fallu relier tous ces mots par des règles grammaticales, leur donner un ordre, leur donner un sens. Et moi j’avais perdu tout ça.
Je suis resté tout un jour et une nuit dans la maison abandonnée, le Barranco était vide quand j’y suis retourné. J’ai pris mon saxo et mes affaires, j’ai décidé d’abandonner les quelques vêtements que j’avais laissés chez Boris et je suis parti vers le sud. Quelques jours plus tard, à Cali, j’ai découpé ça dans un journal:

Dolorès Escoban, âgée de vingt-cinq ans, a été retrouvée morte dans un ravin près de Medellin. Les circonstances de sa mort restent mystérieuses, mais la police a toutefois procédé à l’arrestation de Boris Martin Geuthner, ainsi que de Javier ­Carreno, tous deux recherchés pour activités subversives et qui se trouvaient sur les lieux du décès.

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