l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






3.

 

La solitude. Voilà un mot qui a fait du chemin à mes côtés. Vénéré d’abord. Dans ma jeunesse, nous n’avions que ce mot à la bouche. Apprendre à vivre seule, se débrouiller seule, c’était la marque de notre libération. Mais avec le temps, ce mot n’a plus fait l’objet d’un tel culte, il est devenu de plus en plus effrayant. De plus en plus négatif. Personne n’a envie de vieillir seul, sans famille, sans enfant, sans soutien, c’est pourtant la suite logique d’une vie solitaire. J’entends le bruit des vies autour de moi, non pas leur bruit, leur bruissement, leur bourdonnement, j’entends les heurts des corps les uns contre les autres, des voix qui s’entrechoquent, des pas qui se croisent. C’est un monde étranger pour moi, ça l’a toujours été. Même la présence d’un chat pourrait m’irriter. Comment m’occuperais-je d’un autre quand je ne sais pas m’occuper de moi-même. Dans mon enfance, mes copines disaient ça, «occupe-toi de toi», et déjà, je restais interdite, occupée, non pas de moi, mais à rechercher à l’intérieur, dans cet intérieur mystérieux, quelque chose qui vaille la peine que je m’y occupe. Je cherche encore. Sans conviction. Avec la maladie, la solitude et mon incapacité à m’occuper de moi prennent une autre tournure. Ça devient carrément dangereux. Au pied de la lettre, je pourrais mourir de solitude. Je me tourne et me retourne dans mon lit, la tête bétonnée par la fièvre, grelottante et brûlante, et j’implore je ne sais qui, je ne sais quoi, de me laisser un peu de temps… Ces cahiers, ces papiers que j’ai arrachés au néant au péril de ma vie ­… – je rirais si j’en avais la force mais ça va finir en quinte de toux –, … ces cahiers, ces papiers, que je les lise, que je les consulte au moins, rien que ça, quelques heures! Donnez-moi quelques heures, dieux des solitaires! J’imagine qu’il y en a plusieurs, c’est long l’éternité, alors que c’est d’un bol de bouillon dont j’aurais besoin. J’ai fini hier les cubes de miso que je gardais pour les soirs les plus sombres. Le dernier citron achève de pourrir dans un coin du frigo et je n’ai même pas de lait en poudre. Pourquoi en aurais-je? Du thé, c’est tout ce que j’ai … et des crackers.
Je rêve d’une main secourable, d’un plateau sur cette main. D’une caresse sur mon front moite. Je m’assieds dans le fauteuil, quelqu’un change mes draps mouillés de sueur, me réconforte, me caresse tendrement, m’aide à me recoucher. Arrête ça, Nell, les plus beaux rêves deviennent des cauchemars quand on sait qu’ils ne se réaliseront pas. Au fond, je ne déteste pas la maladie, parce que là, au moins, je sais précisément à quoi m’en tenir. Même si c’est fugace, même si je n’en tire aucune leçon pour la suite. La dernière fois, j’ai appelé un médecin. Après lui avoir décrit mes symptômes en long et en large au téléphone, j’ai réussi à le convaincre, non sans mal, que j’étais vraiment malade, que je n’étais pas une tire-au-flanc. Après un temps infiniment long que j’ai renoncé à compter, il s’est pointé. Un jeune type, complètement débordé, des heures et des heures d’allées et venues dans tous les coins. Des malades qu’il n’a jamais vus et ne reverra probablement jamais, des vieux, des jeunes, des solitaires, des enfants. De la gériatrie à la pédiatrie, sans reprendre son souffle. Il m’a laissé une ordonnance, en me disant d’envoyer mon mari à la pharmacie, qu’il n’était pas question de sortir dans mon état. «Le chat a mangé mon mari, il était gros comme une souris», lui ai-je dit. Une telle solitude est difficile à concevoir pour ceux qui vivent dans le tourbillon. À quel moment le monde s’est-il rétréci autour de moi et dilaté en moi? Maintenant il a ressurgi, sous une forme érodée, des vieux tissus, des paupières creuses, des yeux vitreux, des moisissures. Un monde bancal, déstabilisé par ses esquives manquées. Un trou glacial où les souvenirs s’engouffrent. Je suis malade de souvenirs. De la mémoire défigurée, griffant les murs de sa cellule. Peut-être est-ce ça le pire, le surgissement de cette autre solitude. Un musicien aveugle et tâtonnant, Arthur. Qui aurait pu envisager un scénario pareil? Ces restes de vie devenus inutiles. Des livres, des photos, des traces, et leur invisibilité. Ne jamais plus revenir sur une phrase lue, une image vue, un signe. J’ai emporté tout ça dans ma fièvre, luttant contre les images emprisonnées dans les flocons. Et puis, une vieille remontée de LSD, frelatée et coupante. Et puis les cahiers et les papiers moisis. Un format A4, du papier de qualité médiocre, de l’encre noire un peu verdie. Des centimètres de vie, plate, couchée sur le papier, dérangée dans son sommeil par mes mains. Et la vengeance du papier, ma fièvre et le plaisir malsain de la curiosité. Je ne me suis pas demandé si j’étais là, dans ces lignes. Pas encore. Nell a dit, Nell a fait. Se découvrir soi-même dans les souvenirs des autres, insoupçonnée, plus réelle, plus délimitée. Qui sait? C’est elle, celle des cahiers, que j’attends, qu’elle m’apporte l’oubli de moi. L’oubli est le meilleur remède. Et le dédoublement. Celle qui se lève n’est pas celle qui reste au lit, c’est l’autre. Elle va préparer du thé, chercher de l’aspirine, la tête lui tourne un peu, mais c’est parce qu’elle est nouvellement clonée, ça ne durera pas. Elle connaît l’appartement comme sa poche. Elle a déjà dégoté un pot de miel oublié, elle tousse aussi, mais c’est juste pour faire comme moi. Elle fait tout comme moi. Elle fait aussi semblant de ne pas y voir très bien. Elle me conseille un bain chaud, elle va le faire couler, elle changera les draps, après quelques crackers au miel, un thé et deux aspirines, elle me conseillera de dormir. «Je te conseille de dormir», dit-elle. Pourquoi n’avais-je pas pensé à l’appeler avant? Elle était là pourtant, tout le temps, elle veillait sur moi. Dormir par temps de fièvre n’est pas un exercice facile, c’est comme un orage intérieur qui gronde. Le corps grince, il semble prêt à se déchirer. Celle qui a veillé sur moi un instant, gît épuisée, le thé est froid et elle ne se lèvera pas pour en préparer un autre. Sur mes yeux, les toiles d’araignée ont commencé à se dissoudre, les ombres reprennent leur place, la lumière n’est plus ce point jaune perdu dans l’espace. Son halo reprend vie, éclaire les objets sur la table de nuit, leurs contours sont perceptibles, le flou se dissipe. Mais lire est hors de question, ma tête est enserrée dans un cercle de métal comme un tonneau. Je suis livrée à l’ennui. Il est deux heures du matin? Trois peut-être? Les cahiers sur la table me rappellent le trou, me rappellent que je n’ai pas rêvé. Quelqu’un a vécu là-bas, a dormi dans cette odeur de moisi, glaciale l’hiver et sûrement suffocante, l’été. Soudain, je ne suis plus certaine que c’était Arthur. Les livres? Oui, ce sont les siens. Mais lui, là-dedans ? L’odeur des cahiers a envahi toute ma chambre. Sous la lampe verte que j’ai laissée allumée, ils ont quelque chose de maléfique comme s’ils dégageaient un gaz subtil. À qui sont-ils? À moi désormais, j’en suis la dépositaire. Les yeux d’Arthur. Le sommeil est plus fort que la curiosité, je glisse lentement comme un radeau sur un fleuve incolore. Se souvenir des couleurs, ne pas oublier de les ajouter. Sur la rive ne poussent que des hellébores blanches, dans l’eau ne se faufilent que des poissons gris… Au moins tout ça est cohérent, le sommeil remet les choses à leur place, et l’eau fraîche est agréable sous mon dos. Dormir enfin. Restons-en là.

Chez moi l’odeur a changé, ça sent le renfermé et l’humidité. La chaudière tousse avant de s’allumer, je tire les rideaux et m’enfouis sous la couette en attendant que les radiateurs soient chauds. Tout ce temps, il n’y avait pas de chauffage, la fièvre en tenait lieu. ­Lentement, je laisse les images de la pièce se montrer une à une. Je n’ai pas oublié, j’ai seulement immobilisé tous ces objets dans un coin de ma mémoire. Sur la table, près du lit, un livre abandonné me rappelle la nuit avant Arthur. Un ticket de métro indique précisément la page où reprendre ma lecture. Je pourrai faire comme si je n’avais pas bougé, comme si je ne m’étais pas levée d’un bond, fermé ce livre, attrapé un sac dans la penderie et claqué la porte après avoir tirer les rideaux et éteint la chaudière. Va savoir pourquoi, la chaudière? Debout devant la fenêtre, je regarde dehors. La pluie tombe sur les pavés de la cour, j’ouvre la fenêtre, il fait moins froid, mais le jour ne se lève pas. Je vois passer une silhouette, sac sur l’épaule, capuchon, mains dans les poches. C’est la fille des voisins d’en face, de l’autre côté de la cour. L’été, quand les fenêtres sont ouvertes, je l’entends hurler sur sa mère. Elle lui demande invariablement de lui foutre la paix et je vois la mère battre en retraite dans une autre pièce. À ce moment-là, ma solitude se fait légère, et quand le père rentre et s’y met aussi, ma solitude gagne encore mille points.
J’ai maigri, mes vêtements semblent ceux d’une autre. Trois fois, je suis allée jusqu’à la porte du palier pour sortir. Trois fois, j’ai reculé jusqu’au fauteuil. Je ne sais plus si j’ai faim. Le paquet de crackers est vide, j’ai tout ratissé jusqu’à la dernière miette. Pourtant, je dois admettre que je suis aussi un tube digestif, une bouche à nourrir. Ça ne fait peut-être pas une charge familiale, mais c’est une charge quand même, et je suis la seule à pouvoir subvenir à ses besoins. Si je savais m’occuper de moi, il y a longtemps que j’aurais pensé à me faire livrer quelque chose à manger, des sushi avec de la salade de chou et un bouillon de miso, du saké que je ferais chauffer. Un menu spécial pour «solitaires pas fichus de s’occuper d’eux-mêmes». Elle va faire ça pour moi, je la connais maintenant, je sais comment la persuader d’agir à ma place.
Je traîne dans l’appartement, le soir vient, j’allume la lampe verte au-dessus des cahiers, mais je ne me décide pas à les ouvrir. Pourtant, l’odeur de moisi s’est dissipée, ils commencent à appartenir à ma chambre.
Pour leur échapper, je me tourne vers l’autre côté de la pièce, mais ça ne suffit pas. Je les sens dans mon dos, je sens qu’ils sont là, dans la lumière glauque. Pour faire diversion, j’allume la télé. C’est une vieille télévision sans télécommande que j’ai trouvée dans la cour. Elle me sert quelquefois de somnifère. La nuit, il y a des émissions qu’on écoute, étonnés que des images se glissent sur le mur du sommeil et couvrent la voix. Cette nuit, il est question de chasseurs de têtes dans un pays lointain, isolé par la mer et les montagnes, dans le Pacifique. Ils mangent ceux des autres tribus pour venger leurs morts. Ils ne croient pas à la mort naturelle. Pas accidentelle non plus. Je n’y comprends rien. En quoi le fait d’en bouffer un autre remplace le mort? Une chance, encore, si l’autre tribu n’a pas les mêmes coutumes, sinon ça tourne au cauchemar carnivore... Je bouffe ton grand-père, tu bouffes mon cousin, quelle vie! Possible aussi que je n’ai pas compris ou pas écouté. Pour le moment, les cahiers dans mon dos représentent un plus grand danger que ces cannibales. Entre deux chasses à l’homme, ils sculptent les os humains et, évidemment, ils aiguisent leurs couteaux, leurs flèches, ils réparent leurs maisons, ils se peignent le corps, ils s’enfilent des os dans les trous de nez, et aussi, ils froncent toujours les sourcils, ce qui pourrait signifier que le cannibale est soucieux. Finalement, les missionnaires sont venus et leur ont expliqué que c’était mal de se manger les uns les autres, très mal. Maintenant le casoar a remplacé l’homme. Pourquoi le casoar? Cet animal fabuleux et en voie d’extinction? La voix du commentateur reste toujours égale, bien placée, qu’il s’agisse de chair humaine ou d’oiseau rare. Il montre qu’il observe tout ça avec la plus grande bienveillance anthropologique. Mangeurs d’hommes, mangeurs de soi-même. Le cannibale est-il tenté de se dévorer lui-même? Dans une sorte de masturbation dînatoire. Je me lève pour changer de chaîne et je tombe sur de l’érotique, pas franchement porno, mais cru quand même. Cette nuit, les écrans se font chair. Eux aussi se dévorent, se lèchent, se sucent, se mordent, mais ils n’enlèvent pas le morceau. Le commentaire de l’un sur les images de l’autre, ça ferait un grand film. Les missionnaires passeraient, horrifiés mais concernés, leur expliqueraient que c’est mal de se sucer les uns les autres, qu’un casoar ferait mieux l’affaire, et là, on déboucherait sur du carrément gore, parce que chez le casoar, la seule chose qui soit douce c’est sa fourrure. Le reste c’est du concentré de vacherie.

Enveloppée dans ma couverture, hilare et hallucinée, je regarde ces images. Mes yeux vont de l’écran aux cahiers et finalement j’éteins. Quelque chose a commencé. Je ne sais pas encore quoi, ni quand précisément, mais quelque chose.
Le soir de fête lointain où j’ai rencontré Arthur? Peut-être qu’Arthur n’était déjà qu’une des nombreuses formes d’un moi fluctuant, indécis, et l’acide n’arrangeait rien. Dans une autre vie, j’ai joué du saxo, séduit des filles, perdu la vue. Arthur se résume-t-il à ça? Dans certaines langues, il n’y a pas de mots pour dire moi ou je. Arthur s’est peut-être simplement niché là, dans ce vide.
Tout de même, un soir, nous étions Arthur et moi, en train de regarder passer tous ces gens invités à cette fête, et nous riions. Parce que l’impression qu’ils donnaient, tous ou la plupart, c’est d’avoir manqué le commencement, pas de la fête, évidemment, le grand commencement. Nous le disions en italien, «Hanno perso l’inizio», et nous nous tordions de rire. Quand je suis rentrée chez moi, je suis restée plantée comme ce soir, là, au milieu de la pièce à me dire que moi aussi j’avais dû manquer quelque chose. Et maintenant, j’y suis encore. Les kilomètres parcourus n’ont rien changé, la poussière déposée sur les meubles ne témoigne de rien si ce n’est du temps. La spirale s’est enroulée et je l’ai suivie.
Ça recommence, ça revient, ce rêve éveillé. Sur le bazar de la réalité, ce magnifique mot dont on ne sait plus très bien ce qu’il annonce, se superpose encore un échafaudage de villes, un grouillement d’humains, de tous sexes, de tous âges et de toutes couleurs, la taille maintenue par une corde, chacun attaché à l’autre et tous pris ensemble dans un même filet. Chaque fois que l’un d’eux bouge, la corde se resserre et ils hurlent. La clameur s’amplifie jusqu’à ce que ma tête soit sur le point d’exploser. Ils remuent, ils se tordent et ils crient et peu à peu ils se fragmentent et se défont, échappant dans leur décomposition à l’étreinte de la corde. Un immense filet empli de débris, comme des escargots brisés dans une bave rouge. C’est ce qu’il en reste. Et après, j’ai envie de fuir et jamais je ne sais où aller. Je ne peux pas fuir en ayant un but, et si je n’ai pas de but, ma fuite est vouée à l’échec. Être «vouée à l’échec», ça ne me gène pas, c’est un sort que je partage avec des milliards d’autres. Mais, du coup, je n’ai aucun moyen d’y échapper. La bave rouge continue à couler, et moi, à ne pas comprendre pourquoi des foules entières se laissent piéger dans un filet juste sous mes yeux, alors que je suis seule dans cette pièce, qu’il pleut sur une ville occidentale où rien ne se passe que de très normal et dans des limites convenues.

Le sommeil a fini par m’emporter. Quand je me suis réveillée, il faisait encore nuit, mais c’était quand même le matin et je crevais de soif dans une chambre surchauffée. Je baisse le niveau de la chaudière, et recommence à tourner en rond dans l’appartement, ce qui fait un nombre de pas et de tours limités. Le bureau, la chambre, la cuisine, la salle de bain, l’entrée ce n’est pas la peine, et retour.
Bon, reprenons, et d’abord, y a-t-il encore du thé, du café? La cuisine est dans un état! Si j’étais un mec, je n’aimerais pas du tout vivre avec une fille qui a une cuisine pareille. La prochaine fois que tu sens venir la grippe, pense donc à faire la vaisselle, vider les ordures et passer un coup d’éponge sur la table, sans parler du reste, hein, penses-y. Rien, il n’y a rien. Pour manger et boire, il faut s’habiller chaudement, se coiffer un minimum, sortir, passer au distributeur, tirer un peu de fric.

À l’épicerie du coin, le patron contemple d’un air effaré l’amoncellement de sacs sur son comptoir. Il doit penser que je sens venir un cataclysme. J’ai même pensé aux bougies. J’aime bien cette épicerie. Le patron est asiatique et il a tout, absolument tout. On peut voyager rien qu’en tournant autour des rayons. Tout en fourrant une quantité impressionnante de soupes chinoises en sachet et de bières dans mon sac à dos, et comme il s’inquiète devant ma mine blafarde, je lui explique que j’ai été malade et que j’ai survécu avec des crackers et du miel. Il me donne son numéro, la prochaine fois, je n’ai qu’à l’appeler, son fils aîné viendra m’apporter ma commande. Il me souhaite aussi une bonne santé et qu’il n’y aura pas de prochaine fois. Comme il répète tout deux fois, ça redouble mes chances de guérison. À ce compte-là, je peux faire un tour au tabac du coin, je ne vais pas tousser toute ma vie, je suis doublement parée maintenant. Je laisse mon sac au bistrot et remonte jusqu’au canal Saint-Martin. La pluie a cessé, les trottoirs mouillés reflètent les lumières des boutiques. Je connais toutes ces taches de couleurs. Le néon rouge de l’autre café où je ne vais pas, une grande tache de sang frais, les lumières bleues de la boutique de fringues, des coulées turquoises juste avant les lampions multicolores du marchand de kebab. Arrivée au canal, je me roule une clope. C’est juste du tabac, mais en fixant l’eau suffisamment longtemps je peux en voir surgir des vaisseaux fantômes et des jonques. Elles jaillissent d’un coup dans une grande éclaboussure et se posent délicatement sur l’eau. Après? Elles glissent lentement jusqu’à ce que la dernière bouffée les fasse disparaître. Il fut un temps où le saxo d’Arthur les accompagnait, mais maintenant j’ai du mal à faire les deux à la fois. Jouer du saxo dans ma tête et faire glisser des jonques sur le canal? C’est devenu très au-dessus de mes possibilités.

 

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