l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






2.

 

Sans la moindre hésitation, Arthur a tourné dans la rue Rébeval. Sa canne cognait en rythme, tic toc tic toc toc. Il marchait et je le suivais, lui aveugle, moi voyante. J’aurais pu le rattraper pour lui dire que je n’étais plus une fille, que j’étais une femme et depuis longtemps, que suivre une ombre dans un matin d’hiver, une ombre aveugle, mais singulièrement rapide, coûtait cher à mon cœur et à mes os, que je dormais à ces heures matinales, mais il était fichu de me répondre que j’étais pas forcée, qu’il ne m’avait rien demandé et c’était la stricte vérité. J’aurais sûrement mieux fait de prendre un café et d’aller dormir, mais la curiosité me dévorait et le cognac remplaçait momentanément le sang dans mes veines. Cette silhouette devant moi, avec sa canne et son vieux manteau, je n’allais pas la laisser filer comme ça.

Ça faisait un peu plus de dix ans qu’Arthur avait disparu. Dix années qui coïncidaient exactement avec mon propre effacement. Tout ce que lui, moi et quelques autres, avions dessiné, ouvert, inventé, mis en images et en sons, ce tout petit monde où passaient nos silhouettes, je n’avais rien fait d’autre depuis sa disparition que m’appliquer à le gommer. Ma seule préoccupation avait été de me rendre toujours plus indistincte, toujours plus vague. Et le retrouver, là, dans ce café, avait fichu un sacré coup au mur d’illusions que j’avais construit pendant toutes ces années. En quelques heures, les fissures s’étaient ouvertes et toutes les contradictions que je repoussais dans les coins pour ne pas avoir à les dépoussiérer, s’étaient déversées par les brèches.
Dans ce quartier, je connaissais chaque centimètre de trottoir. C’était mon royaume, il y a des années de ça, et les souvenirs me soutenaient plus sûrement que n’importe quel autre remontant. Les souvenirs, ça peut bouleverser la géographie, mélanger les genres et les temps, surtout qu’à l’époque où j’étais propulsée, les mélanges des genres et les bouleversements étaient des pratiques courantes, avec ou sans médiateur.
Quand Arthur voyait et faisait tanguer les pavés du quartier, j’habitais rue Clavel, au dernier étage d’un immeuble de briques, à raz du ciel et des cheminées. Des chambres dont j’avais pété les murs pour les faire communiquer, sans demander la permission au proprio, ce qui me valut quelques problèmes le jour de mon départ. En rentrant de mes errances nocturnes, je fredonnais un tango dédié à ma rue:

clavelito que el tiempo ha borrado
que juntos un dia no viste pasar
he venido por ultima vez
he venido a contarte mi mal

jusqu’à ce qu’Arthur éclate de rire, un matin «Hey! t’en prends à ton aise avec le vieux Gardel! C’est pas clavelito, c’est caminito que el tiempo ha borrado.» Petit chemin ou petit œillet, ça changeait pas grand-chose pour moi, c’était juste un refrain, une turbulence dans la zone de sommeil.
Arthur, c’était un gosse de riche, il venait de la rive gauche, il avait grandi entre la Coupole et le Select, un coin de Paris pour les noctambules. Pour lui, ces quartiers du nord-est, c’était le dix-neuvième siècle et, ici, les seuls noctambules c’étaient nous.

Je me suis mise à fredonner le tango de Carlos Gardel, et le dos d’Arthur s’est raidi. Mais il ne ralentit pas, au contraire, il accéléra et sa canne frappa furieusement le trottoir. En tout cas pour quelqu’un qui se disait vidé, il avait de la ressource, et moi j’étais sacrément essoufflée. Sa canne continuait à cogner au même rythme, à danser devant lui. Au coin du passage Gauthier, il stoppa net. Arrêté, il cherchait quelque chose que je ne pouvais pas imaginer. Moi, je voyais la rue, je le voyais lui, jamais je n’avais eu autant conscience de voir. Tous les mots exprimant la vision, alignés en un long cortège dans ma tête, une vraie fanfare de funérailles. Lui, il devait rassembler des souvenirs, chercher un repère pour savoir où tourner, l’odeur d’un restaurant ou le sentiment d’un vide? Peut-être comptait-il ses pas?
Et s’il m’avait repérée? comment allait-il réagir? Se tourner vers moi et dire «tu triches, ma vieille, tu es doublement dissimulée. C’est facile de se cacher dans la lumière quand l’autre est condamné à l’obscurité».
Il resta encore quelques secondes sans bouger, puis il tourna à droite, et la canne reprit son tempo, tic toc tic toc toc. Dans l’escalier, au bout du passage, sa main effleurait la rampe, et la canne heurtait une marche après l’autre, tic toc.
À son insu, il continuait à m’entraîner. Je l’entendais marmonner, il se parlait à lui-même ou il fredonnait. Sous le ciel gris blanc de l’hiver, il arpentait l’ombre, mais allez savoir combien de soleils se levaient dans sa nuit? Je n’avais qu’un pas à faire pour prendre la rue transversale, je pouvais encore courir, suffisamment, je n’avais qu’une décision à prendre pour fuir et rentrer chez moi, oublier ce matin, en faire un rêve, une dernière hallucination commune, mais je m’obstinai; j’avais été envoûtée par ces yeux délavés et cette odeur de crasse d’un autre temps. Je l’ai vu traverser le boulevard sans s’arrêter, hors des clous comme il l’avait toujours fait, sauf que là c’était suicidaire. Des freins ont crissé, des insultes ont fusé, il a continué sans ralentir. Maintenant, je savais où il allait, il retournait sur nos pas, dans les Buttes-Chaumont. Une fois passée la grille du parc, le ciel de plomb et les arbres nus ont aspiré sa silhouette, il était entré dans son élément. Ni fleurs, ni gerbes de lumières. Dans ce paysage décoloré sous la brume glacée de janvier, il glissait. Sa canne ne touchait plus le sol, il tendait parfois la main devant lui, puis il la retirait comme s’il s’était brûlé. Le froid invisible était comme une brûlure pour lui, des aiguilles qu’il repoussait.
Des joggeurs nous ont dépassés, leurs corps et leurs bouches fumaient dans le froid. Quand ils nous ont distancés, on ne voyait plus qu’un halo et l’éclat de leurs vêtements. À leur passage, il s’est contracté, ses épaules se sont voûtées. Ce martèlement sur le sol, un truc impossible pour lui. On ne court pas à l’aveuglette. Pourtant, il a repris son allure, déchiffrant le vide et les méandres du jardin comme une partition, sans hésiter, et à la bifurcation, il n’a pas même ralenti. Canne relevée, il a filé comme une flèche vers le lac.
Le long du ruisseau, dans la descente, je marchai dans l’herbe sur le bord, pour faire le moins de bruit possible, mais ça descendait raide et il était trop occupé à ne pas trébucher et à suivre le chemin pour faire attention à quoi que ce soit d’autre. Arrivé au lac, il s’est arrêté, le visage tourné vers l’eau comme s’il la regardait. Ou comme s’il s’en imprégnait. Pour voir les images du passé, les yeux ne servent à rien; nous étions à égalité lui et moi. Deux silhouettes minces et sombres, à quelques mètres l’une de l’autre, debout, parfaitement immobiles et silencieuses, tournées vers l’eau noire, sous des arbres dénudés, dont les yeux explorent une lointaine fraction de temps où deux silhouettes identiques, immobiles, séparées par quelques mètres, n’explorent que l’instant. C’est donc ça que nous avions perdu. Plus que la vue ou le sommeil, nous avions perdu l’instant.
Arthur était toujours immobile. Le temps se déposait en strates autour de lui, une palpitation. Mon corps s’effritait comme un château de sable, grain à grain. Dangereusement penchée en avant, au bord de la chute, j’ai touché mes genoux, mes cuisses, mon ventre à travers mon manteau, mes joues, je faisais l’inventaire. Un instant, j’ai eu l’étrange impression que des parties de mon corps se détachaient avant de disparaître. Peut-être était-il temps de rompre ce jeu, de me mettre à hurler, de lui demander pourquoi et comment il avait perdu la vue et la mémoire, de lancer une sonde à l’intérieur de ses yeux morts pour rapporter dans mon monde à moi ses images à lui, son théâtre d’ombres. Mais il était trop tard, savoir ne m’importait déjà plus. Alors, comme si ça ne suffisait pas, comme s’il fallait ajouter encore de la confusion, la neige s’est mise à tomber. Des petits flocons espacés, dissous avant de toucher le sol. Et je me suis assise, repliée sur moi-même, les yeux fermés, enveloppée dans mon manteau, les pieds sur le banc, les bras autour des genoux. Moi aussi je me suis enfoncée dans ma nuit, goûtant la neige sur mes lèvres sans ouvrir les yeux. C’était là dans les Buttes, que j’avais pris de l’acide pour la première fois, avec Arthur. Une nuit de neige.

À l’époque, le parc sentait le biscuit à cause des usines Belin toutes proches, une odeur écœurante qui donnait l’impression que du beurre allait nous dégouliner dessus. Le quartier n’était pas particulièrement bourgeois et ce n’était pas un parc chic, loin de là. Le jour, ça devait grouiller de gosses, mais nous n’y venions jamais avant le crépuscule, parce qu’à cette époque, aussi irréel que ça puisse sembler aujourd’hui, les grilles restaient ouvertes toute la nuit, hiver comme été. C’est là que nous allions inventer des forêts. Arthur marchait devant moi, avec du cristal dans les doigts, m’entraînant sous un ciel mauve, me disant que nous serions indissolublement liés de l’autre côté du miroir, déposant le cristal sur ma langue, essuyant des cristaux de neige sur mes joues.
Nos pas se font furtifs soudain, mon corps se disjoint, je dis que mes jambes marchent à côté… «À côté, Arthur. Comment je vais faire?» Et sa réponse à lui comme un flot dégringolant un escalier, les mots tous réunis en un seul. Il avait peut-être dit «continue». Comment savoir aujourd’hui?

Quand j’ouvre les yeux, Arthur a disparu. Plus de silhouette se découpant sur l’eau noire du lac, le chemin est vide. Il est là-haut devant le temple de la Sibylle, tout en haut, debout entre les colonnes. Il est parti sans bruit. Alors je rassemble les grains de mon corps et recouds des contours à la hâte, ça doit être suffisant pour marcher, suffisant pour voir et entendre. Il avait déjà tourné le dos et se dirigeait vers l’autre bord. Sans se retourner. Pourquoi l’aurait-il fait?
Mon voyage dans le temps m’a vidée. Je grimpe en soufflant, prête à user mes dernières cartouches, prête à reposer la question: est-ce que oui ou non, je suis bien Nell? «Suis-je bien Nell?» que je lui dirais. «Et vous là, le saxophoniste aveugle, à quoi vous jouez?» D’un autre côté, je m’attends à me réveiller d’un instant à l’autre. Mais dans quel monde? Celui où Arthur est aveugle? Maintenant, c’est moi qui me demande ce qu’on a fichu dans mon cognac. Ça commence à faire beaucoup pour un matin, neige acide et acide neige, le paysage qui blanchit sous les souvenirs, Arthur qui joue au fantôme d’Arthur. Un râle de fatigue sort de ma gorge quand j’arrive en haut. Le temple de la Sibylle est vide. Le thermomètre est descendu de deux degrés au moins pendant que je montais, et en plus j’ai paumé un gant. Assise au sommet, je regarde le parc s’enneiger, le ciel dégringoler sur la ville. Un vieux chinois marche à reculons, dans le chemin sous le temple. Il est couvert de petits flocons. «Hé! monsieur, vous auriez pas vu un aveugle avec une canne blanche et un manteau gris? Il était là y’a pas cinq minutes…» Le vieil homme tourne sur lui-même, reprend les choses de face, il montre une porte de métal vert sous le temple, il hoche la tête et agite son doigt vers la porte «Entré là » … «Entrez là?» … «Oui, homme aveugle entré là.»
Le vieux chinois était reparti à reculons, ajoutant quelques lents mouvements de bras à sa marche, ce qui lui donnait l’air d’un crabe. Je m’attendais à tomber raide d’un moment à l’autre. Tout ce qui me restait à faire c’était de m’en griller une. Me raccrocher à quelque chose. Je titubai jusqu’au banc le plus proche. J’étais juste en face de la porte, perdue dans la contemplation des tags qui la recouvraient. Le plus grand que je n’arrivais pas à déchiffrer, disait un truc comme UZTOP ou OZTUP. Comme si ça changeait quelque chose. Je tremblais tellement que j’ai raté deux cigarettes avant d’en rouler une convenable.

Ça faisait 28 heures que je ne dormais pas, je n’avais rien mangé, les cognacs que j’avais bus me brûlaient l’estomac et le tabac les bronches. Encore 12 heures comme ça et je n’aurais plus à m’en faire pour mes vieux jours, le problème serait réglé avant même de se présenter. Une bouffée après l’autre, je repris doucement goût à la vie. Peut-être même y eut-il une déchirure, là-haut, une clarté soudaine dans le plafond gris blanc. En tout cas, j’écrasai mon mégot et me dirigeai d’un pas décidé vers la porte. Une porte verte et taguée, du vieux métal rouillé tellement peint et repeint que la peinture avait fini par remplacer la ferraille. L’été, ça devait fondre, pas étonnant que les tags soient illisibles, ils étaient noyés dans les couches de Ripolin. J’ai posé la main dessus, elle était glacée, mes doigts auraient pu rester collés, sauf que c’étaient mes yeux qui ne pouvaient plus s’en détacher. J’ai reculé pourtant, failli m’effondrer dans les buissons… Ça hurlait dans ma tête, une stridence d’enfer. Je connaissais cette porte. J’étais déjà “entrée là” comme disait le vieil homme. La nuit où j’avais pris de l’acide pour la première fois. La porte n’était pas verte cette fois-là, pas verte du tout, elle était peinte aux couleurs de nos hallucinations, elle tanguait, elle se gondolait…
…quelque part, dans le temps, il y a cette porte, dans ce jardin, c’est un autre hiver, nous sommes jeunes et le froid nous indiffère, et cette nuit, il neige, partout sur les trottoirs la neige s’est déjà transformée en gadoue noire, seuls les jardins et les toits sont blancs. J’ai peur de la lune, je ne sors jamais quand elle est pleine, persuadée que ça va me jouer un mauvais tour. Et cette nuit, c’est Arthur qui me joue un tour. Il a débarqué chez moi avec un cristal qui ressemble à s’y méprendre à un flocon de neige, et il m’a entraînée vers le parc des Buttes, alors que sous le ciel de neige se cache une lune quasi pleine, prête à surgir, dès la première déchirure de nuages. Sur le chemin du parc, les passants n’ont plus de visages, mes doigts sont si longs que je peux frôler le trottoir sans me pencher, je ne cesse de répéter que nous allons devenir des nains à force de descendre cet escalier. Je dis tout ça sans parler, la gadoue se plie et se déplie en vagues bi-chromées, rouge-vert, bleu-orange, la lune est cachée et moi, je la vois, je les vois, démultipliées, accrochées à la voûte plantaire d’un géant par des crocs de boucher. Le géant hurle de douleur, je voudrais hurler avec lui, mais je n’ai plus de bouche, elle se promène quelque part, sautant à pleines dents par-dessus les pavés. Dans les vitrines des bouchers, des lunes pendent et les lapins écorchés dansent un sinistre french cancan. «Ils ont écorché les danseuses, ils bouffent des steaks de lune, on patauge dans un sang violet.» Des derviches pointus tournent autour de nous, leurs longs doigts fouillent nos poches, nos oreilles, leurs jupes de neige coulent, ils se rapprochent se collent à nous, pour leur échapper nous passons la grille, ils restent au bord, comme des fantômes surpris par l’aube.
Nous ne sommes plus dans la ville, le silence crisse et grince, des milliers de petites choses bondissent des branches, j’en attrape une au hasard, dans ma main, ça se tord et ça brûle, je crie dans le parc gelé, Arthur me regarde de tous ses yeux et de tous ses visages. Des masques de chair qu’il engloutit sans les mâcher. D’où sont-ils sortis? Il bondit et s’aplatit et bondit et s’aplatit, sa peau s’étire, un vrai chewing-gum, d’un pied je pourrais l’écraser, si seulement mon corps ne se mettait pas à couler… Du mercure, ça me glace, une statue de mercure ondoyant, ma tête va tomber par terre, plus rien ne la retient de tomber, il y a de l’électricité dans l’air, des filaments de je ne sais plus combien de volts, partout des lianes crépitantes, une jungle électrique, un océan de verre brisé au bord de mes pieds… Des pieds? Comment aurais-je des pieds? Un train lancé à toute allure vomit des lettres d’encre spermatique, une plage écrite au bord d’un océan ferroviaire, des vagues de phosphore sortent de nos cheveux, s’emmêlent, se tordent, je suis Arthur, je joue d’un invisible saxo, Arthur est moi, il trace des signes sur le sol, il prend des photos à doigts nus, les projette sur les flocons, chaque flocon une photo de flocon, chaque photo de flocon, un microflocon, il répète en mesure «en lousdé en lousdé en lousdé», jusqu’à ce que je le secoue, «Arthur, c’est dingue! Regarde! Une porte!» Nous entrons et nous n’entrons pas, dehors est dedans, il neige sur les murs, des éclats de miroirs, dans chaque éclat, nos visages prisonniers se mélangent, mes yeux et son nez, ses cheveux sur ma tête, ça se gondole et ça coule, nos hurlements se lancent à toute allure dans le couloir devant nous, se brisent contre les murs, les éclats continuent à voler, à tourner, avec nos visages dedans, prisonniers, nous fuyons la porte, le temple, nous filons vers le lac, une phase mystique et lente succède à la frénésie, nous contemplons les aiguilles de neige, une à une, nous leur adressons toutes sortes de prières monocordes et monosyllabiques, des fils tombent du ciel, les tisser est un jeu d’enfant, jusqu’à ce que les derviches rappliquent à grands bonds tournoyants et les attrapent, les renvoient vers la source, par-delà la surface mauve et lisse, là où tout se trame, leurs longs doigts désignent le ciel, tout s’y trame… Tousitrame… Tousitre âme… Ces mots nous font rire, ils sont écrits sur nos yeux, les chasser nous arrache les paupières, nos têtes dépassent de nos poches, hideuses, nous sommes plus légers, tellement légers, avec nos cous sans têtes, nous volons des flocons, nous les échangeons minutieusement contre des oreilles, des montagnes d’oreilles, monnaie de singe dans nos doigts, des plumes violettes envahissent le parc tout entier, gigantesque frémissement de plumes sous un ciel fluorescent, une inquiétude soudaine nous submerge, les traces de nos pas, qui va les effacer? Nos larmes jaillissent, toutes les cellules de nos corps coulent, c’était avant que l’eau prenne feu, maintenant elle vibre rouge autour de nous, une attaque de braises continue et puissante, nous sommes défigurés, liquéfiés, des démons partout. La neige ? une armée de démons. Ils s’abreuvent à nos blessures, nous coulons, dispersés, dans leurs gorges, partout une chaleur à faire fondre l’enfer.
Nos yeux assis sur une montagne de braises, nos corps rassasiés de lave, le parc grinçant et claquant et hurlant, et nous, hurlant aussi, appelant les flammes par leurs noms...

Des heures plus tard, ou des secondes, nous étions assis grelottants, trempés, le cul dans la gadoue, à regarder le ruisseau du jardin couler à nos pieds gelés. «C’est tout?», avais-je dit à Arthur. Il m’avait regardée. Ses yeux étaient si noirs alors, il remuait la tête, l’air de dire «T’aurais voulu quoi?» C’est vrai, j’aurais voulu quoi? Dissiper d’un coup toutes les angoisses? Alors que les angoisses étaient maintenant si proches, si visibles. Une fois redescendus dans le réel, nous ne pouvions plus y échapper. «Tu as eu de la chance, j’en ai vu qui se tordaient de terreur ou qui hurlaient, en demandant que ça s’arrête.» Pourtant, j’étais trempée, glacée, terrifiée. C’est à ce moment que mes peurs faisaient surface, l’acide les avait tenues à distance. Arthur ne m’avait pas lâchée, c’était peut-être ça qui restait si fort entre nous. Il m’avait glissée dans un bain chaud, enveloppée dans une couverture, et il était resté jusqu’à ce que je dorme en bavant comme un bébé. «N’éteins pas», disais-je, moi qui n’avais jamais eu peur du noir. L’obscurité était encore peuplée de choses hideuses, la lumière distordait encore les objets, mais c’était presque acceptable. Des heures ou des jours plus tard, je me suis réveillée, vide et délabrée. Il était là, il dormait, il ne m’avait pas abandonnée.

Y avait-il encore, de l’autre côté de cette porte, des pluies d’éclats tombant lentement sur le sol pour y déposer le reflet de nos visages entremêlés dans un dernier rictus? La meilleure manière de le savoir était d’entrer. J’ai tiré. C’était lourd, grinçant, des adjectifs qu’on aimerait éviter par un matin glacial. Je me suis retrouvée dans un couloir humide et sombre. Transie de froid, j’entendais mes dents claquer. L’eau ruisselait partout, j’ai resserré mon manteau déjà mouillé par la neige, mon portable allumé faisait un mince faisceau de lumière bleue. J’étais dans une serre inversée à l’usage des habitants des tropiques. Venez goûter le froid et l’humidité glacée, le ciel sombre et les arbres morts, venez trembler et battre la semelle, venez.
M’éveillant de mon cauchemar instantané, j’ai continué. Il y avait quelques néons cassés pour l’ambiance, quelques flaques pour la surprise, quelques rats probablement pour mon malheur. Je glissais sur le sol détrempé et maudissais le démon qui m’avait poussée à suivre Arthur. Œdipe voyant et Antigone aveugle, quelle blague! Lui, il devait être à son aise dans ce traquenard. À des années lumières de ce matin, sous acide, dans un truc pareil, je serais morte de trouille, ou j’aurais ri à en pleurer. Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir au bout de ce couloir? Qui aurait eu envie de dormir dans un endroit aussi humide, aussi glacial. Un aveugle? Quelqu’un qui ne fait pas la différence entre la nuit et le jour? Possible. Mais la cécité ne protège pas des courants d’air. Encore un paradoxe? Arthur les collectionnait.
Je commençais à en avoir sérieusement marre, j’étais prête à hurler son nom. «Arthur! arrête tes conneries! Fais-moi sortir de là, ça commence à pas me plaire du tout ce machin.» C’est à ce moment que le cliquetis de la canne a commencé à se rapprocher. Tic toc. Tout à coup, je n’ai plus eu qu’une envie: fuir. Tout à coup, j’ai décidé que ça ne se passerait pas comme ça, pas dans ce couloir glacial et pas tout de suite. Alors j’ai rebroussé chemin vite fait. La porte a grincé, tant pis, il avait déjà dû entendre mes pas, je n’étais plus à ça près. Je me suis précipitée sur le banc en face de la porte et je l’ai regardé sortir. Il portait un paquet sous le bras, il l’a posé et a remis le cadenas en tâtonnant, puis, toujours en tâtonnant, il a récupéré son paquet. Mes forces m’abandonnaient, encore quelques minutes et il serait parti et cette folle matinée prendrait fin. On fermerait les guichets, balayerait les gradins. Bonsoir m’sieurs dames, terminé, la saison est finie.
Il a commencé à avancer rapidement. Soudain, il s’est arrêté et a fait demi-tour. Il a brassé le vide le long du chemin jusqu’à ce qu’il rencontre une poubelle. Il est resté comme ça debout la main au bord de la poubelle, légèrement penché, et il a fini par jeter tout ce qu’il portait. Il s’est penché encore, il a remué quelque chose au fond, puis il est reparti et a disparu.
J’attendis encore quelques minutes, histoire de voir s’il revenait, mais la curiosité me dévorait. Je me ruais sur la porte, le cadenas n’était pas fermé à clé, l’anneau était juste posé sur la serrure. Je le mis dans ma poche, histoire que personne n’ait la brillante idée de m’enfermer là-dedans et je m’engouffrai dans le couloir. À toute vitesse, cette fois, et soudain j’ai débouché sur un endroit plus large, plus respirable. C’était pire que ce que j’attendais, mais, grâce soit rendue au seigneur des ténèbres, il y avait une ouverture sur l’extérieur. Je m’y suis abreuvée comme à une source.
Je devais accepter ce que je voyais comme c’était: un trou sous le rocher des buttes. Un trou, pas chauffé et un rien bancal, ou bien c’est moi qui vacillais? C’était à n’y pas croire, parce que s’il n’habitait plus ce trou, il l’avait habité, et que c’était Arthur, que son père était riche, très riche, un grand pianiste, mondialement connu et célèbre. Comment en était-il arrivé là? Pour ce que j’en savais, leurs rapports étaient quasi inexistants, mais le maestro, comme l’appelait Arthur, était bien trop vaniteux pour déshériter son fils. La seule fois où je l’avais rencontré, il y a des décennies de ça, c’était déjà un vieillard et il était sur le chemin du pardon. Arthur était son fils unique. Qu’avait-il pu se passer dans sa vie pour qu’il accepte de vivre un truc pareil. Comme un cafard, dans un trou?
Je levais les yeux sur le plafond. Il était bas, trop bas, je ne me souvenais pas avoir baissé la tête en entrant, je sentis nettement l’énorme rocher artificiel au-dessus de moi, cette masse de fausses roches et, au-dessus, le ciel tout aussi artificiel de la ville, de la cire fondue. Tout ça pesait sur le trou, s’y infiltrait par le haut. Je suffoquais. Autour de moi, tout indiquait qu’Arthur avait vécu là. Comment il l’avait découvert, je n’en avais pas la moindre idée. Par contre, il était facile de deviner comment il l’avait rempli. Nous avions assez arpenté les rues ensemble, la nuit, à la recherche de tout et de rien. J’avais encore chez moi, un bureau, des objets, des lampes, trouvés au hasard de nos déambulations.
Il y avait un vieux matelas, posé au centre pour ne pas dormir contre le mur humide, un nid de vieilles couvertures, couettes, duvets le recouvrait, sans doute pour s’isoler le plus possible du sol. Avec des planches, il avait construit une tête de lit pour poser les oreillers et ne pas avoir le mur dans le dos. Ça avait dû lui prendre un certain temps, mais je parierais qu’alors il n’était pas pressé, que c’était juste un refuge pour les nuits de solitude quand il avait envie de jouer du saxo rien que pour lui. Oui, ça devait être ça, au début. Dans le parc, il était seul toute la nuit, il pouvait y aller sans mettre la sourdine. Mais quand même, il avait accroché d’autres vieilles couvertures le long des parois pour se protéger de l’humidité froide qui devait commencer à se faire sentir. Une théière, une vieille bouilloire et une casserole, un bougeoir, des boîtes informes et un réchaud dans un coin. De l’autre côté du lit, quelques frusques finissaient de moisir, preuve qu’il ne vivait plus ici. Au pied du lit, il y avait une vieille malle en cuir avec des renforts métalliques. Elle était toute pourrie maintenant, mais je l’ai reconnue tout de suite, Arthur en avait hérité d’une grand-mère voyageuse et elle avait longtemps servi à ranger des disques. Le couvercle était ouvert et pendait. À côté, un amoncellement de livres s’était répandu lamentablement. Des livres en anglais, en français, en italien. Faulkner, Mishima, de la SF, Lovecraft, Pavese, des revues de jazz, Thucydide, Huysmans… L’éclectisme d’Arthur, mais aussi, et ça c’était plus étrange, un paquet de livres sur les insectes et des revues d’entomologie, des reproductions de dessins, des photos de tout un tas de mouches bizarres et de libellules en gros plan. Le tout dans un état de moisissure avancée. Les livres avaient été remués récemment, c’était facile de s’en rendre compte, l’humidité les avait collés les uns aux autres et là où ils s’étaient décollés, apparaissaient de grandes déchirures ou des espaces plus clairs. Il était tout aussi facile de deviner qu’un paquet avait été enlevé de la valise, le tas avait été poussé sur le côté et l’autre était vide.
Je remuais les photos et les bouquins dans la valise, et soudain, une sérieuse dégringolade dans le temps. Une photo de groupe. Ça devait être la seule. Tous assis à la terrasse d’un café. Arthur, Gillette, Sam, Jeff, et moi. Arthur a l’air d’une jeune fille, Gillette d’une star du muet, moi, d’un garçon, Sam d’un bohémien, et Jeff d’un ours. Sam entoure de son bras les épaules de Jeff, Gillette a posé sa tête sur mon épaule et Arthur est seul, bien droit, sa bouche semble dire quelque chose au photographe. La photo avait beau être en noir et blanc, elle explosait de couleurs. Nos cheveux, nos yeux, nos fringues, des pigments tout neufs. Comme c’était étrange ma main sur cette photo, cette main vieillie, striée, tachée, déformée et toutes nos mains, délicatement posées, caressant d’un doigt une épaule, une joue, et la main d’Arthur levée devant lui, paume offerte, avec toutes les lignes bien neuves de sa vie. Est-ce qu’elles annonçaient la suite? Est-ce que quelque part entre la ligne de vie et la ligne de tête, il y avait une toute petite ligne indéchiffrable qui annonçait la cécité?
Je passai le doigt sur le papier pour enlever la poussière, et je fourrai la photo dans ma poche. Mais à part ça, il n’y avait rien à sauver, le reste serait tombé en poussière avant d’arriver au fond du couloir. Je me suis assise un instant par terre, la tête tournée vers la lumière, j’avais des frissons et des vertiges. Sortir de là devenait urgent, j’ai repris le couloir en toussant.
Quand je suis sortie au grand jour, il neigeait de plus en plus. J’ai jeté un coup d’œil en passant devant la poubelle et sous les détritus déjà couverts de neige, il y avait deux cahiers de petit format et une chemise en carton rouge remplie de feuillets. J’ai tout récupéré, mes mains tremblaient de froid et l’un des cahiers m’a échappé. En tombant, il s’est ouvert sur une autre photo. Je me suis accroupie et j’ai tendu la main pour l’attraper. Mon geste s’est figé devant un visage posé sur la neige. Un visage de très jeune femme. Au bord de l’évanouissement, les yeux fixes, j’étais tout autant incapable de m’en détacher que de la ramasser. C’était comme si un liquide paralysant avait jailli de ce bout de papier.
La neige commençait à la recouvrir quand je l’ai finalement saisie, lentement, avec précaution, comme si elle allait me brûler. Impossible de me souvenir de cette fille. Pourtant, j’avais l’impression de connaître chaque grain de ce visage, de l’avoir vu apparaître dans la cuve. Arthur m’avait peut-être donné ce négatif à développer? Pas son genre. C’était même assez étonnant qu’il ait conservé des photos dans son bazar.
Avant de tomber évanouie dans la neige, j’ai tout ramassé. Et j’ai mis la photo dans mon autre poche, comme si je ne voulais pas qu’elle se joigne à nous. J’étais de plus en plus épuisée et frissonnante, et dans la situation idéale pour inventer n’importe quoi. Hallucinée de fatigue, le cœur en accordéon, je me suis traînée jusqu’à la plus proche sortie. Mes battements cardiaques cognaient à un rythme infernal. Mes pieds n’arrivaient pas à les suivre. Un taxi est passé, juste avant que je ne m’écroule sur le trottoir. J’avais mis les cahiers et les papiers à l’abri de la neige, sous mon manteau, et j’en sentais le froid et l’humidité à travers mes vêtements. C’était fichu pour aller bosser aujourd’hui, je n’avais plus qu’à rentrer chez moi vite fait. En donnant mon adresse au chauffeur, je me suis rendue compte que ma voix sortait comme d’un vieux tuyau bouché. Le type m’a fait répéter deux fois. Et quand j’ai sorti les papiers de sous mon manteau, il a eu un mouvement de tête, comme un geste de refus. Au feu rouge, il a carrément tourné la tête en plissant le nez, c’était à cause de l’odeur de moisi. «Des vieux papiers», ai-je dit. Il a acquiescé «ça sent pas bon.»
Les cahiers étaient en assez bon état, mais les feuillets dans la chemise devaient être plus anciens, tout jaunis et écornés. Quand je suis arrivée chez moi, rue Lucien Sampaix, j’ai mis un temps infini à me souvenir du code de la porte d’entrée. Le taxi est revenu en marche arrière, et le chauffeur a passé la tête à la portière, «Hello! vous avez oublié vos papiers.» Il ne voulait pas les toucher. Je ne sais pas comment je suis arrivée au troisième étage et il m’a fallu encore deux bonnes minutes pour introduire la clé dans la serrure. Après, je suis tombée trempée et toute habillée sur mon lit, en plein délire, avec une fièvre qui atteignait au moins 40 degrés. Était-ce le froid ou la malédiction d’Arthur? Ni l’un, ni l’autre. S’il y avait malédiction, elle avait pris une tout autre forme, mais ça, avant que je m’en rende compte, des semaines allaient passer. Et surtout, ma vision était sacrément brouillée, pas question de lire. Comme si mes yeux étaient couverts de toiles d’araignée. Était-ce à cause de la fièvre ? Ou bien autre chose ?

 

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