l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

D'un noir illimité
(roman)

Patricia Farazzi

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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JANVIER 2013
320 pages

18 euros

Voir collection paraboles






4.

 

... Nell, Nell, tu n’aurais pas dû revenir. J’avais pourtant bien brouillé les pistes, bien comme il faut, et j’avais fait ça pour te préserver de nos folies. Oh Nell, je ne dis pas que c’était facile, ta voix après si longtemps, et ta main sur mon bras, à travers le tissu, j’en sentais la chaleur. Ta propre folie ne te suffit donc pas?
Et me suivre? tu crois que je ne le sais pas? Mais ma vieille, l’odorat d’un aveugle et l’ouïe d’un musicien, tu n’as pas idée de ce que ça peut être. Personne ne devrait le savoir. Grégoire Samsa vivait sa métamorphose avec humour et stupeur, moi je la vis avec crispation. Mais ça, c’est entre moi et moi. Maintenant je te cherche, je nous cherche. Comme c’est facile pour moi de nous voir tels que nous ne sommes plus. Tout est là, derrière mes pupilles mortes. Sam chantant Sister morphine, couché sur le tapis, et toi, funambule sur la terre, qui te croyais laide et ne l’étais pas, et Gillette pétrifiée par sa beauté, incapable de dépasser les limites de son corps parfait, incapable d’en tordre les barreaux, de s’échapper au prix d’un peu de laideur. Vous êtes là, indemnes, dans les ténèbres. Tout est là, la musique aussi, là. Maintenant tu m’écoutes, invisible, et c’est sans remède. Tu as une manière unique d’écouter, personne ne sait faire ça comme toi, et y renoncer ne m’apporte aucun plaisir. Si tu savais à quel point c’est douloureux! Mais, je te connais, tu aurais tout chargé sur tes frêles épaules, tu serais devenue mes yeux, sans hésiter. Et ça, je ne le veux à aucun prix. «Arthur», disais-tu, mais lequel? Celui qui continue à vivre avec vous dans l’obscurité? Cet Arthur-là, il n’en reste pas grand-chose. Mais l’autre, l’aveugle, qu’est-ce qu’il attend? Un miracle qui lui rendrait la vue? La mort? Ou raconter une histoire enfouie dans l’ombre? Ce serait comme faire sortir un lapin noir d’un chapeau blanc ou un diable d’une boîte. Et c’est ce que je suis, un diable dans sa boîte. Une boîte immense aux dimensions du néant, avec ce vide de tous côtés, ce gouffre qui m’attend à chaque pas. Il y a si longtemps que je tombe, ça n’en finit pas. Crois-tu que j’ai encore quelque chose à partager? Si tu voyais ce que je vois, si …

Ainsi pense Arthur, en remontant l’escalier de cet immeuble bourgeois de Montparnasse où il a grandi et qu’il a fui à 16 ans. D’aussi loin qu’il se souvienne, il y a toujours été seul. Un enfant abandonné dans un appartement trop grand, seul avec la musique, seul avec des ombres. Celle de sa mère enfuie, celle de son père célèbre. «Pauvre Arthur!» lui disait Nell, «tu ne sais pas ce que c’est de se heurter à l’étroitesse des murs, d’avoir toujours ses parents sous le nez, de dormir dans la salle à manger». Non, il ne savait pas. Après il a appris, et ça n’a pas changé grand-chose. Et s’il est revenu, c’est qu’ici il peut tâtonner, tomber, gémir, hurler même, si ça le prend. Personne ne le voit, personne ne l’entend.
Toutes les portes sont capitonnées, évidemment. Avec toute la musique qu’on a jouée ici, il a fallu tout calfeutrer, insonoriser du sol au plafond, des murs aux fenêtres, au cas où les autres l’auraient entendue, la musique. Au début, rien ne filtrait de l’extérieur. J’étais seul avec ma respiration, mes pas, mes toussotements, la chasse d’eau, le bruit du robinet. Tout ce que je n’avais jamais entendu, je l’entendais, précisément, avec mes oreilles de musicien. J’en devenais cinglé. Je me suis habitué, pourtant. Les bruits extérieurs parviennent toujours par percer les murs les plus épais. Peu à peu, des pleurs d’enfants, des rires, des pas, des musiques, des cris, des conversations ont traversé les capitons. D’abord sourds et indistincts, ils se sont amplifiés au fur et à mesure que mes sens s’aiguisaient.
Un si grand appartement, on peut y tracer des sentiers comme dans une jungle, établir des campements provisoires dans tous les coins. Si mon père revenait, il mourrait une deuxième fois devant le carnage, la mise à sac et le délabrement qui ont fait de son sanctuaire un indescriptible foutoir. Il rêvait que cet appartement devienne son musée personnel, qu’après sa disparition, on vienne se recueillir devant son piano, ses tentures de soie et de velours rares, ses acajous précieux, que l’on vénère sa robe de chambre vénitienne, ses pantoufles. De jeunes musiciennes se seraient masturbées dans ses toilettes de marbre, auraient volé des broutilles, auraient lavé de leurs larmes les dernières traces de ses pas. Je t’en foutrais! j’ai mis bon désordre à tout ça, le “Fortuny” de la musique, mon cul! Pour moi, l’humain n’est jamais aussi proche de la perfection que lorsqu’il se comporte comme un animal. J’ai été loup assez longtemps pour le savoir. Désormais, quand je fuis le long de ce couloir, je dois ressembler à un de ces cafards qui se débinent vite fait, chassés par la lumière.
Je vis surtout dans le fond de l’appartement et dans la cuisine où je mange. La cuisine est au bout du couloir, près de l’entrée de service, alors quand j’ai fini de manger, je reste un peu là à attendre. Quelqu’un pourrait gratter à la porte, qui sait? Un chat, même un chat. Son fantôme à elle, ou un voleur qui me laisserait lui raconter mon histoire avant de tout emporter, toutes les reliques de mon père, ses tableaux que je ne vois plus, ses tapisseries qui tombent sûrement en poussière, son piano désaccordé. Je regarde vers la fenêtre, je sais où elle se trouve, parce que l’été, je sens une vague source de chaleur, mais je ne m’en approche pas, ça non, je ne veux pas être vu. Je n’allume jamais les lumières, à quoi bon? je veux qu’on croie aux fantômes, que cette silhouette et sa musique soient des mystères. Que reste-t-il de moi? C’est une longue histoire quand on commence à parler de restes, c’est toujours une longue histoire quand on n’est plus qu’au passé, pas encore trépassé.

La cuisine est couleur crème, ça je m’en souviens, crème très clair, avec une table de bois clair aussi. Ceux qui vivaient là avaient peut-être besoin de clarté? Moi, je m’en fiche de la clarté, c’est le souvenir des couleurs qui m’importe. Ça me rassure de me dire que je baigne dans une couleur claire, alors qu’en fait je croupis dans l’obscurité. Sinon je ne me souviens pas de grand-chose de ce lieu, mais suffisamment pour y préparer ma pitance, et c’est ce qui compte. J’y vais à tâtons, c’est sûr, et je me débrouille assez bien. Combien de jours j’ai passés là, assis, à apprendre à percer le silence, à apprendre les formes des objets. Les verres. Ma première expérience. Les choisir par le toucher et non plus par l’œil. Verres à pied, verres à eau, verres à bière. J’aurais pu me laisser glisser dans la paresse, boire le vin dans une tasse, laper l’eau comme un chien. Je cédais, ne serait-ce qu’un tout petit peu et j’étais foutu. Et même si la tentation était forte, mes doigts de musicien étaient prêts pour l’exploration. Pendant des heures, j’ai suivi les contours d’un verre, d’un autre, je les ai soupesés, ma paume en a appris la matière. Et comme ça les verres m’ont livré tous leurs secrets. Puis je suis passé aux couverts, aux assiettes, aux ustensiles, aux meubles… C’était une danse lente, un tempo régulier. J’apprenais à traverser les rayons de soleil, à les sentir à travers mes vêtements, à les pourchasser. Dès lors je savais, la nuit, me faire silencieux et léger, et boire le vin à petites gorgées en faisant chanter le cristal. Et la nuit, c’est quand tous les bruits s’espacent peu à peu, puis finalement disparaissent. Pas besoin de le voir pour le savoir.
Près de la porte capitonnée, il y a un porte-manteau de cuivre. Quelques vestes à moi traînent là, dont je ne connais plus ni les couleurs ni les motifs. Face à la cuisine, il y a un WC, la couleur de ses murs m’est complètement sortie de la tête. Verts? Oui, ils pourraient être verts. En tout cas, il y a un placard à chaussures. Je sens l’odeur de cuir et de cirage et je peux toucher les boîtes quand je rêve, assis sur le trône. L’une d’elles contient encore une paire d’escarpins en satin. Je les imagine rouges, mais ils doivent être noirs, les maîtresses du maestro s’accordaient peu de fantaisies. Noirs, sans aucun doute, assortis au piano. Dans le couloir, il y a un très grand nombre de portes qui ne me concernent pas. Des chambres, dont j’ai oublié à quoi ou à qui elles pouvaient bien servir. Un salon de piano, dont la seule évocation me fait grincer des dents, et, au bout du couloir, il y a trois portes. Ce sont les miennes. Mon royaume. Mon foutoir, ma chambre, et la pièce où je prends de longs bains bouillants dans l’espoir d’y trouver l’oubli, ou d’y renaître, ou les deux. Je ne sais pas pourquoi je te dis tout ça, puisque toi, tu peux voir, mais sans doute pas comme moi je ne les vois pas. Toi, tu vois, moi c’est autre chose; ni je discerne, ni j’aperçois, et je ne passe quand même pas mon temps à tout tripoter. Je caresse ou je griffe, je palpe, je suis lentement un contour du doigt, ou je pince, je peux aussi faire glisser ma main ou mon pied, le pied aussi, oui, mais c’est au fond assez rare. Tout l’appartement est lissé, poli, érodé, sous mes doigts. De longues traînées de poussière côtoient des pans de matières plus lisses que du marbre. Il arrive aussi que la trace de mes mains s’imprime dans le mur.

Bien sûr, ce n’est plus vraiment un appartement bourgeois parisien, c’est une grotte habitée par un être étrange. Un étranger au monde, plus tout à fait humain, si l’on s’en tient aux descriptions courantes, muni d’antennes et de sondes, parcourant son logis par frottements, par palpations, par glissements.

La visite va continuer par saccades. Arthur passant sans cesse de la frénésie à la plus extrême lenteur, c’est la seule manière de le saisir. Et puis, c’est difficile de pénétrer dans son histoire. Ce type a des antennes et, au moindre bruit, il se retirera dans un lieu où il sera impossible de le suivre. Alors, ça sera fini pour un bout de temps, plus rien ne filtrera. Mais on en est quand même pas là.
Pendant quelques temps, des années peut-être, il a vécu dans un trou. Il n’avait plus de saxo, ni rien d’ailleurs, rien d’autre. Quand il est revenu rue Campagne-Première, il était déjà quasiment aveugle. Il ne voyait plus que de vagues formes décolorées, alors il se peut très bien qu’il invente, que cet appartement ne ressemble pas à ses souvenirs qui sont bien antérieurs, mais ça n’a plus grande importance. La couleur des murs, c’est juste qu’il a besoin de donner le nom d’une couleur aux objets. L’habitude peut-être? Comment savoir?
Il enfile le couloir, traînant son manteau derrière lui, hésitant devant une porte. Il passe, revient, et finalement, il l’ouvre. L’odeur de renfermé le prend à la gorge. Des années d’obscurité et de poussière. Les volets sont fermés et devant les volets, de lourds rideaux rouges sont tirés. Un froid de tombeau. Un piano à queue trône au milieu. Des bibliothèques, remplies de partitions et de livres sur la musique, étouffent les murs. Le sanctuaire du grand pianiste. Une pièce où Arthur n’entrait que sur rendez-vous. Il laisse glisser sa main sur le piano. Un nuage de poussière, comme si les cendres de son père étaient là, répandues. Il ouvre le couvercle, pianote sur les touches. Il est désaccordé depuis trop longtemps. Mais est-ce le piano? Ou Arthur? Ou ce qui reste d’eux? Arthur ricane. Assis sur le tabouret, replié sur lui-même, histoire de ne surtout pas ressembler au maître des lieux, il se demande ce qu’il peut bien rester de rien. Bien sûr, il est injuste et terriblement ingrat. Mais après tout, ça le regarde, c’est ses oignons à Arthur. Il cherche dans ses souvenirs et il ne trouve pas. Pas le moindre geste vers lui. Son père ne l’a jamais touché. Jamais. Il lui a appris à jouer du piano, ça oui. Il fallait un autre Di Stefano, un héritier. Les fondements de la dynastie. Arthur éclate de rire. L’héritier du trône! Il se tord de rire maintenant et sa tête tombe sur le clavier. Un charivari infernal. La tête d’Arthur roule sur les touches, se balade sur le clavier, front, oreilles, joues, tout y passe. «Le désaccord parfait», s’esclaffe-t-il, «ton absolu contraire!» Et d’un coup sec, il referme le couvercle et se précipite sur le mur face au piano. Un grand portrait le recouvre. Un portrait en pied. Il maestro. Sur un fond pâle, accoudé à un haut guéridon, la tête rejetée en arrière, les cheveux déjà gris mais fournis, le visage sévère, la bouche charnue, le front large, ses mains de pianiste bien en évidence, vêtue d’un costume foncé, comme il se doit, pas de cravate, mais une lavallière à pois. Fidèle à lui-même. C’est déjà ça, pensait Arthur quand il voyait encore. Il haïssait cette pièce, haïssait ce portrait. Et cet homme. Et aujourd’hui, sans préméditation, il a décidé que c’était le moment. Alors il se jette sur la toile, il sait parfaitement où elle se trouve. Face au piano. Face au grand homme. Vue directe sur lui-même à chaque mouvement de tête, pensait Arthur. Il commence à griffer la peinture, mais ça ne suffit pas. À tâtons, il cherche le coupe papier sur le guéridon, il est là, aucune raison qu’il bouge, personne n’est venu depuis si longtemps. Il racle la toile et les éclats de couleurs tombent sur le parquet. Il y va à l’aveuglette, pas mal d’ailleurs, parce que, sans le voir, il lui a déjà arraché un œil et fendu le crâne.

«Oui, j’ai toujours voulu être un autre que celui que j’étais, et c’est à cause de toi. Toutes ces occasions de te haïr! Des occasions manquées, il faut croire, car c’est moi que j’ai fini par ne plus supporter. Toi, tu t’aimais tant, et les autres t’aimaient aussi, tu étais un homme entouré, adulé, adoré, on avait la bouche en cul de poule quand on parlait de toi, tu étais un homme largement admiré, avec un vaste parterre d’admiratrices et même d’admirateurs, oui aussi. C’était à cause de ton art, évidemment, de tes dons indéniables, de ta virtuosité sans égale. On bavait devant toi, on se contorsionnait devant toi, mais je n’aurais pas voulu être à ta place, tu n’as jamais vu autre chose que ça, de la bave et des contorsions, des femmes qui s’offraient, du moins au début, elles commençaient par s’offrir, après elles se faisaient plutôt offrir des trucs. Bien sûr, dans ton cas, c’était sans gravité, tu gagnais tellement d’argent et tu avais tellement besoin d’elles, tes muses. Ouais, rien de très original. Mais peut-on demander l’originalité à un si grand interprète? Qui le lui aurait pardonné? À part moi, bien sûr. J’en ai entendu des inepties grâce à toi, le grand pianiste, Alberto di Stefano. C’est tout juste si on voulait bien avoir la bonté de me payer, moi, quand je soufflais dans mon saxo, le fils du grand pianiste, ils ne voulaient pas me faire cet affront, tu comprends. Evidemment, c’était une très mauvaise idée de suivre tes pas dans le même domaine, je veux dire le domaine musical, parce que pour le reste, rien à voir, et d’ailleurs il n’y a plus rien à voir, désormais. «Désormais» est un mot si beau. J’en use un peu à tout bout de champs, mais dans ma situation – qui bien que n’étant pas enviable, ne manque pas d’intérêt – le «désormais», je peux l’accommoder à toutes les sauces et je ne vois pas pourquoi je m’en priverais. C’est drôle, tu vois, je dis encore «je ne vois pas», alors que c’est clair, je ne devrais pas avoir à le préciser. Je peux aussi dire «je vois», mais ça ne change rien, c’est juste interne. Chez moi, bien des choses sont internes, je suis un vrai réseau de souterrains à moi tout seul, alors là-dedans, je vois les mots et peut-être ne vois-je plus qu’eux, après tout, peut-être que tout ce que j’affirme voir à l’intérieur, arbres, couleurs, rues, chaussures, violons, ciel, trottoir, et même saxophone, ne sont plus que des mots. Parménide disait quelque chose comme ça… Je dois sacrément te barber, mon cher père, surtout si je commence à donner dans la citation, mais enfin, tu es revenue me hanter, et ici, c’est moi qui décide de tout, désormais… Ah! ça recommence! Et puis je ne vois pas qui pourrait m’empêcher de parler, c’est en quelque sorte tout ce qui me reste, parce que j’arrive encore à pisser, mais je me demande comment… J’en étais à Parménide, qui disait «elles ne seront donc toutes que des noms, ces choses que les mortels ont établies…» Hein? ça en jette! Tu n’y avais jamais pensé, avoue-le, «toutes que des noms», c’est vertigineux. Sauf la musique! La musique c’est autre chose, c’est pas du boniment, rien à faire avec le zinzin des mots, la musique. Là, à part quelques imbéciles, personne ne pipe mot et la cécité n’est pas un handicap. Avec la musique, fini! Vire-moi tous ces clichés, tous ces blablas, pas de handicap qui tienne. Si en plus tu n’es pas sans bras ni mains, si tes poumons tiennent la route, tu es apte à produire les plus beaux sons de la création, même si tu n’y vois goutte et personne n’y verra que du feu. Dans la rue ou dans ton salon, c’est du pareil au même, si tu joues, tu joues, voyant, pas voyant, misérable, nanti, avec un harmonica tu peux, juste un harmonica, debout, sans pupitre. Et toi, avec tes yeux de lynx et ton piano à queue, tu aurais été bien emmerdé pour jouer debout dans la rue sans pupitre et sans partition. Je te le disais, même tout petit, du moins quand je te voyais et quand tu avais la bonté de m’écouter, de plier ton mètre quatre-vingt-cinq jusqu’au rien du tout que j’étais et de tendre ton oreille musicale jusqu’à ma voix fluette. «C’est grand» que je te disais, «c’est trop grand ton instrument». Instrument est un mot que j’ai appris très vite, très tôt. Je savais que papa avait un grand instrument qui remplissait tout une pièce, et un autre pareil ailleurs. C’était le piano à papa, non je ne disais pas «père», non, papa… Je disais, à l’italienne, il papà ! En Italie on dit ça jusqu’à un âge avancé, même après que le papà en question n’est plus qu’un portrait sur le mur du salon. Tu plaisais tant aux dames. Ah! c’était une autre époque, t’étais déjà un vieux schnock quand ma mère a eu la mauvaise idée de me concevoir, a eu la mauvaise idée de gâcher ta vie, enfin une partie, une toute petite partie de ta vie et la sienne a suivi. Comme ça, ça faisait deux vies moyennement gâchées… Moyennement il faut l’admettre, car, tout de même, je n’étais pas si terrifiant! Faudrait pas pousser le bouchon trop loin! Je n’étais qu’un petit, tout petit être sans défense, je ne vois pas comment j’ai pu m’y prendre pour gâcher votre vie tant que ça, surtout que pour toi ça n’a pas changé grand-chose et qu’elle, elle a déguerpi que je savais à peine marcher, je ne m’en souviens même pas. On me dira qu’on a tous une mère et je l’admettrais bien volontiers, c’est indéniable, il faut bien sortir de quelque part et la cuisse de Jupiter ça n’a eu lieu qu’une fois. Donc, moi aussi, tout gâchis que j’étais d’emblée, j’ai eu une mère. C’est-à-dire qu’une matrice m’a expulsé un jour. «Expulsé» est plus juste que «mis au monde» dans mon cas. Elle a dû demander qu’on en finisse le plus vite possible. Pourquoi est-elle allée jusqu’au bout? Ça, le mystère s’éteindra avec mon dernier souffle et je n’en serai pas plus avancé. Pour te faire chier, ou parce qu’il y avait des témoins. Pense donc, des gens célèbres! Il y a toujours du monde autour qui guette le moindre événement. Ça alimente les conversations, une naissance. Je ne crois pas qu’elle disait «expulsion», elle devait garder ça pour elle. On ne dit pas «j’ai expulsé mon lardon» devant le micro, quand on est la cinquième femme d’un pianiste de renom. On ne renie pas son rang comme ça, en un tour de passe-passe langagier, tout de même! Surtout qu’elle aussi, elle était célèbre dans son domaine, tout autant musical, mais moins encombrant. Elle jouait de l’alto. Il y en a bien deux ou trois à elle qui traînent dans l’appartement. Elle a dû décider de sa fuite du jour au lendemain pour ne pas les avoir emportés, parce que ce sont de beaux instruments. Bien sûr, maintenant, ils sont désaccordés. Les cordes ont claqué même, si ça se trouve. Je ne sais pas, je n’y touche jamais. Je ne les astique pas comme les deux violons. Les violons c’est une autre histoire, une histoire d’amour. Il en faut. Dans toute vie il y en a quelques-unes, parfois une seule. Dans mon cas, il y en a eu plusieurs, mais pas comme celle-là, pas comme avec elle, pas pareil. Maintenant avec le temps qui a passé et tout ce que j’ai lu sur tout, je finirais par penser que tomber amoureux d’une violoniste quand on a eu une mère altiste, ça pourrait signifier des tas de trucs et pas des moindres. Surtout quand la mère en question vous a abandonné tout petit sans même vous envoyer des chocolats, ni un pull suisse tricoté par ses soins. Pourquoi suisse? Je ne sais pas, à cause des chocolats, ou parce que c’est là qu’elle a trouvé «refuge», comme on me l’a dit à plusieurs reprises. Si ça se trouve elle était à Palo Alto. Ou morte. On dit ça aux enfants souvent pour ne pas les peiner… «ta maman est en Suisse, elle va bien, elle ne t’oublie pas, elle se bourre de chocolats, elle lit l’heure à toutes les pendules», alors que la brave dame est au Père-Lachaise, plus morte que vive, et bien en peine de bouffer quoi que ce soit. Dans son cas, pourtant, je crois que c’est vrai, parce que il papà ne se serait pas privé de me faire part de la vérité. Tu m’aurais convoqué dans ton bureau, que tu avais aussi. (C’est la troisième porte à gauche. Il doit y avoir un autre portrait en pied. C’est que tu jouais du piano assis, mais tu posais debout chaque fois que l’occasion se présentait, ça te détendait les fessiers, sans doute aucun.) Donc, tu m’aurais convoqué et toi assis, moi debout, à moins que je ne tombe en pleine séance de pose, tu m’aurais exposé la situation sans prendre de gants, et de ta voix roucoulante, avec tous ces R roulés qui faisaient frémir les femmes jusqu’au tréfonds, tu m’aurais dit, «Ta mère est morte, tu es désormais orphelin». Désormais, eh oui, déjà. Alors que c’est pas ça que tu as dit. Tu as dit «Ta mère nous a quittés, elle est partie en Suisse». «Désormais», tu ne l’as pas employé, parce que pour moi ça ne changeait rien ou presque. Des mères j’en avais en veux-tu en voilà, une nouvelle gouvernante tous les deux mois. Ma mère, la vraie, enfin celle qui m’avait expulsé hors de sa matrice, les viraient, dès que l’humeur la prenait. Soit qu’elles fussent trop jeunes, soit qu’elles fussent trop jolies, soit qu’elles fussent trop moches ou trop vieilles, et que ça la déprime, qu’on m’a dit. Après son départ, ça s’est calmé et j’en ai enfin gardée une, une brave et douce femme, paix à son âme, qui a su me donner tout l’amour dont on m’avait privé, qui m’a dorloté et chouchouté, qui te tenait la dragée haute et savait te remettre à ta place, toute petite qu’elle était. Ça n’a pas empêché que dès ma seizième année, je tire ma révérence. Finalement c’est tout ce que ma mère, la vraie, m’avait légué, l’art de mettre les voiles. Bach, Mozart, Beethoven, Couperin (oui même lui! Il maestro jouait aussi du clavecin, mais ça, si mes souvenirs sont exacts, il n’y en a jamais eu ici, tu allais faire ça ailleurs), j’en ai eu ras les burnes, car à l’époque, j’en avais, et des toutes neuves en état de fonctionner, et j’ai pris trois frusques et bonsoir. Pas l’ombre d’un fifrelin, pas un radis sec, tu m’as toisé du haut de ton mètre quatre-vingt-cinq, tout en muscles malgré ton âge, entretien permanent, le piano servait de prétexte, pas un poil de graisse, il papà. Tu devais déjà avoir cinquante ans. Tu m’as regardé de toute ta hauteur. Moi, je n’ai jamais été grand, on pourrait penser que je me suis ratatiné, que je suis rabougri, non pas du tout, j’ai toujours été petit. Tu m’as observé un moment, tu devais chercher une explication à ta radinerie. On ne lâche tout de même pas son fils unique dans la nature, sans lui filer un rond et sans explication, surtout quand on a une fortune personnelle, une fortune familiale, un compte en Suisse et qu’on entretient plusieurs femmes. Mais tu n’as rien trouvé de mieux que de me signifier que c’était mon choix. «C’est ton choix», as-tu dit. Que veux-tu répondre à ça? Le lendemain de mon départ, ma chambre – tu remarqueras que c’est la plus sombre de l’appartement, évidemment, maintenant, ça me fait une belle jambe, l’obscurité – a été transformée vite fait en salle de billard. Le billard j’ai même dormi dessus pendant quelques semaines quand je suis revenu ici après ta mort. Longtemps après. J’ai passé comme ça trois semaines sur le billard, il a fallu engager deux types costauds pour me débarrasser de cette saloperie.

J’essaie de mettre en ordre quelque chose qui n’en a évidemment pas. La vie, ça a un ordre la vie? Mon histoire commence quand j’ai descendu cet escalier. Après, je suis allé d’un détour à l’autre, j’ai avancé. Et maintenant, les mots sont des boules de billard électrique. Comment ça commence une histoire? Personne n’en sait rien. On pourrait dire que ça va du silence au silence, et, qu’entre les deux, ça fait un sacré boucan. Peut-être aussi qu’on ne veut rien savoir. Que ça doit rester secret. Dans mon cas, c’est tout autre chose. Quand je parle de commencement, je parle du moment où j’ai commencé à ne plus rien comprendre. Ne plus comprendre a été en quelque sorte salutaire. Enfin j’avais quelque chose avec lequel me mesurer, sans l’ombre de mon père planant sur ma vie.
Donc j’ai seize ans et je pars. À traîner dans la rue nuit et jour pendant des semaines, j’ai senti qu’un truc pas banal se tramait. Je suis retourné chez mon père. Et fini il papà, j’avais changé de vocabulaire. J’ai piqué ce que je pouvais, avec l’étrange sensation de me voler moi-même. La femme qui m’avait choyé pendant tant d’années a pleuré et j’ai filé fourguer le fruit de mon larcin. Et en avant pour ce que je croyais être la plus belle époque de ce fichu vingtième siècle. Je suis presque riche, je trouve une chambre minuscule et je m’achète un saxophone. Pourquoi un saxo? En fait, je ne m’en souviens pas. À cause de sa forme, peut-être? Ça me plaisait, c’était comme une corne d’abondance. Je voulais de toute façon un instrument transportable. Surtout pas une guitare, pas de cordes. Le problème c’est que je ne savais pas comment on soufflait là-dedans. Si j’étais doué ou pas, je n’en avais aucune idée non plus. Évidemment, avec mes antécédents familiaux, si j’ose dire, je connaissais la musique. Déchiffrer, ça n’avait pas de secrets pour moi, et j’avais des milliers d’heures de piano dans les jointures, mais Chostakovitch ou Stravinski, c’était ce que je connaissais de plus moderne avec Schoenberg. C’est venu très vite pourtant. J’ai découvert le free-jazz et la liberté en même temps. Et je tiens à te faire remarquer qu’il m’aurait alors été facile de t’envoyer dans l’autre monde, je n’avais qu’à apparaître ici, habillé comme je l’étais. À cette époque, j’avais des clochettes cousues en bas de ma tunique, et le reste était à l’avenant. Khôl, cheveux longs et tout ce que j’avais pu trouver de plus déglingué dans les poubelles. Plus le saxo et le free-jazz. Je n’avais qu’à me pointer et jouer cinq minutes, tu serais tombé raide, blessé à mort dans ta vanité. Toi qui t’habillais à Londres, et sur mesure. Que du cashmere, des soies, des cotons rares, des laines peignées. Le temps que ça te prenait chaque matin pour choisir une cravate! Pourtant je ne l’ai pas fait, je ne suis pas venu. J’étais trop occupé à auditionner pour les cheminées et les nuages, là-haut, dans mon septième étage. Je vivais comme un roi, mon royaume mesurait trois mètres sur cinq et s’ouvrait sur le ciel. La pluie sur le zinc m’accompagnait en mesure, je dormais presque à la belle étoile et quand ça me chantait, et pas toujours seul. Quand j’ai compris qu’il suffisait de me planter à un coin de rue et de jouer pour remplir mes poches de suffisamment de monnaie pour subvenir à mes besoins, et, qu’en plus, c’était l’été, mon bonheur fut complet. Évidemment, ça n’a pas duré. Le bonheur c’est comme le reste; arrive le jour où ça devient encombrant, je ne dirai pas ridicule même si beaucoup le pensent, non sans raison, mais un beau jour on se rend compte qu’on ne sait plus très bien quoi en faire, que ça tourne en rond, le bonheur. On essaye de le partager et puis ça tombe à côté. Les autres heureux comme vous vous tapent sur les nerfs, l’hiver vient, la chambre de bonne est glaciale, la mise en plis de la crémière vous hérisse le poil, on tire sur le shilom et rien ne se passe. À peine un gloussement. Rien ne va plus. Les jeux sont faits. Ça sent le départ. On tourne le nez de tous les côtés, histoire de sentir venir le vent du large, on bricole un truc ou deux et le lendemain, on est ailleurs. Et ça, t’as jamais su ce que c’était, le grand, le beau, le riche, le surdoué Alberto. Jamais su! La liberté, ça te faisait grincer des dents, en mesure, si possible. Un truc pour les cloches. Un sujet pour le bac au mieux, une terrible illusion au pire. Jamais su ça et aimer ton fils non plus, même pas eu une vague idée que ça pouvait se faire. L’amour paternel t’as pas dû en trouver un échantillon assorti à ta cravate. C’est ça! J’y avais jamais pensé. Ce que je peux être con! Ah ça doit être beaucoup mieux maintenant! Doit plus y avoir grand-chose à gratter. Ta tronche, j’en ai fait un Pollock, une bouillie. Merde! J’aurais bien voulu voir ça. Ciao, papà, je m’arrache, ça gèle là-dedans. Adieu splendeur défunte! Je laisse le piano en l’état, les accordeurs aveugles, très peu pour moi! J’aurais trop envie d’arracher les touches.»

Arthur referme la porte, des éclats de peinture comme des paillettes sur son visage et ses frusques. Il reprend le couloir et pousse une autre porte. Cette pièce de musique, c’est la sienne. Rien à voir avec le salon de piano. Il pourrait l’appeler «Le salon de musique», comme ce film qu’il aime tant, mais il préfère «pièce». «Pièce» lui convient. C’est là qu’il a fini par arriver. Étendu sur le sol, dans la poussière qu’il ne voit pas, il parle. Ça lui arrive de plus en plus de parler tout seul. Aujourd’hui, c’est à Nell qu’il parle. Une Nell sans âge. Une Nell, en contre-nuit, dont le visage se fragmente. Ici un œil, là une lèvre. Que voulez-vous, il fait ce qu’il peut, mais les détails finissent par disparaître, c’est forcé.
De sa fenêtre, on voit des arbres. Ce ne sont pas des arbres d’une beauté inoubliable, de petites feuilles sortent au printemps, pour s’épanouir en été et jaunir en automne et le vent les agite au rythme de la musique d’Arthur. Maintenant, leurs feuilles peuvent être bleues, ils peuvent se tordre ou se déployer, lui, il les verra toujours tels qu’ils étaient et sur fond de nuit. Arthur ne voit le jour que dans ses rêves. Le jour apparaît dans ses songes. Il a vu un ciel bleu cobalt renversé dans une coupe immense, mais de cette clarté, lorsqu’il s’est réveillé, il ne restait rien. Ce qui fait que les arbres de la cour sont le plus souvent jaunes sur fond noir. Il dit «jaune». Il prononce si fort ce mot dans sa tête qu’il parvient à y croire. C’est tout. Ici aussi, il fait sombre, mais il fait chaud, et l’obscurité est bonne pour les instruments. Et il est comme eux désormais. D’ailleurs en a-t-il été autrement un seul jour de sa vie? À force de la chercher partout, il devait bien quand même s’attendre à ce que l’ombre finisse par le rattraper. N’étaient-ils pas fait l’un pour l’autre? Une ombre comme celle-là, on n’en voit pas tous les jours; c’est celle des grands fonds, seuls les animaux des gouffres la connaissent. Ce n’est pas donné au premier venu. Et pourtant, qu’est-il d’autre?
Regardez-le, assis par terre, comme un enfant, serrant son saxo dans ses bras, se balançant d’avant en arrière. N’est-il pas fou? Et il marmonne et il murmure et il se berce. C’est comme ça tout le temps, il attend d’être seul pour parler.

«Je t’attendais. Nell. Depuis des années. Quelqu’un. Un autre enfin. Un témoin. Un dernier passage dans le temps. Moi, le temps, je ne peux pas le mesurer. Il n’y a plus ni jour ni nuit. Ça suit son cours. Mais quel cours? Je suis devenu indistinct. J’obéis bêtement à mes besoins. Je me suis mis dans de sales draps à force. À force, mon vœu a été exaucé. Je voulais tellement être un autre, ça n’a pas raté. Tu vois devant toi. Qu’est-ce que tu vois? Nell? Moi? Tu me vois? Ma honte. Un rébus. Un homme en charade. Mon premier est une larve, mon second est une autre larve et mon tout… une larve. Si tu savais… Si tu pouvais imaginer, ne serait-ce qu’un tout petit peu, à quel point c’est vrai. Pas une métaphore, Nell. Pas un effet de manche. Rien de ça. Une larve. Un point c’est tout. Tu ne dis rien. C’est sûr. Les fantômes ne parlent pas. Tu peux soupirer si tu veux, ça ne me gêne pas. Si, tu étais vraiment là et pas seulement ton fantôme, je dirais pas tout ça. S’il ne tenait qu’à moi. Ne pas fuir. Poser ma main sur ton épaule. Te parler. T’écouter. Mais, je suis un salopard. Un vrai. Un authentique salopard. Rideau maintenant. Dormir, retrouver la lumière. M’halluciner de soleil et de couleurs. Dors aussi, si tu veux, tu dois en avoir besoin. Après la nuit que tu as passée.»

 

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