l'éclat

Patricia Farazzi, La vie obscure

photo: Jean-Claude Gautrand

Patricia Farazzi

D'un noir illimité
(roman)

D'un noir illimité est le roman d'une époque des amitiés extrêmes, de l'explosion d'une violence jusqu'alors contenue, de la construction d'un monde à coups de destructions.
Dans cette histoire entre Arthur, Nell, Sam, Dita et quelques autres, que reste-t-il de ces "années 70", que l'on croyait de liberté, quand chacun, à sa manière, s'est tenu radicalement à l'écart du spectacle des apparences? Quelle place accorde-t-on dans ce monde d'aujourd'hui à ces ironiques intempestifs que la vie a dispersés? Ne sont-ils pas condamnés, comme Arthur le saxophoniste devenu aveugle, à la vie des termites, dans quelque «trou des Buttes Chaumont»? Patricia Farazzi a publié plusieurs livres aux Éditions de l'éclat, depuis L'Esquive (1985) jusqu'à l'Archipel vertical (2007), en passant par Le Voyage d'Héraclite (1986), ou La vie obscure (1999), autour du philosophe italien Carlo Michelstaedter. Elle est aussi traductrice. 

 

 

Patricia Farazzi, La vie obscure
photo: Giovanni Panizon

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320 pages

18 euros

Collection paraboles

 


PREMIÈRE PARTIE

« She can take the dark out the nighttime and paint the daytime black. » Bob Dylan


 






1.

 

Il a fallu en suivre et en perdre des traces, en bouffer des kilomètres de bitume, de mégots et de nuit, pour te retrouver là, dans ce bistrot paumé du haut Belleville. Ton saxo a résonné à l’heure où je m’y attendais le moins, un matin. Buée sur les vitres et cris métalliques, j’ai plissé les yeux pour faire le point, un manteau gris, des cheveux gris, une certaine manière de tenir le saxo, des yeux qui s’ouvrent et se ferment l’un après l’autre. Arthur.
Alors je suis entrée, parce que ce son, le tien, je l’aurais reconnu entre mille. C’était à n’y pas croire, toi, au milieu du bistrot, reconnaissable et méconnaissable sous l’usure du temps, famélique encore, avec ta gueule de loup et tes yeux étrangement bridés, comme si, à force de les fermer sur ta musique, ils avaient décidé de ne plus s’ouvrir tout à fait.
J’avais besoin de boire. J’ai avalé un cognac. Sa couleur, celle du saxo, je buvais du petit lait, j’avalais les notes une à une, j’hésitais entre fuir et rester. Emporter cette dernière vision dans la ville ou te retrouver? Me retrouver avec toi sur les bras, car je te connais, plus question de filer, tu allais t’abattre sur moi et pendant un temps infini, il ne serait plus question que de toi. Mais c’est ce que je voulais, faut croire, et je suis restée.
Longtemps plus tard, j’y étais encore, ta musique engloutie refaisait surface et rien qu’à te voir, j’avais deviné, tout, presque tout, et le reste.
Dans le bistrot, plus personne ne bougeait, sinon la tête et les jambes, en mesure. Complètement secoués, hypnotisés, ils étaient tous. Ils regardaient ce mec sorti de nulle part, et se demandaient si le café qu’ils avaient bu contenait quelque substance étrange. Mais non, aucune drogue ne pouvait produire une telle musique dans leur tête. Ce type était bien là, devant eux, à se balancer, à se tordre. Là où il les emmenait, ils n’auraient jamais cru aller un jour. Tout l’or du monde, fondu sous les doigts et le souffle d’Arthur et offert, gratis, dans le matin d’hiver. La route vibrait sous leurs pieds, ils se sentaient incroyablement pauvres, extrêmement bien, ils allaient à fond dans le superlatif et le grandiloquent et ça ne coûtait strictement rien.

Du temps, pas des heures, ni des minutes, du temps à creuser. Les sons du saxo se répercutent du sol au plafond, vomissent des flopées de couleurs. Sortis de sa palette gigantesque, les sons éclaboussent. Des arbres fluorescents surgissent dans tous les coins. Période fauve, robots hurleurs, sacs de planètes brisées, pacotilles sacrées, sacrifices liquides, le voyage se fera d’un seul souffle. Ou pas. À prendre ou à laisser. Et quand tu crois le silence revenu, c’est là que ça va faire mal, que les cœurs vont gicler comme jamais. La grande roue, fallait pas y monter si t’as la trouille. Maintenant, trop tard pour y penser, prends les graves au vol et vas-y, grimpe, grimpe, éclate-toi la tête un bon coup, juste avant le rugissement, et cherche pas le tempo, sinon on te retrouvera raide morte dans le labyrinthe. Le saxo, ma vieille, c’est pas fait pour les balbutiements, laisse tomber les doutes. Passer à côté, c’est le pire qui puisse arriver.
Une palette brûlante de couleurs, c’est ça qu’il invente aujourd’hui, ça qu’il a en tête. Tous courent avec lui, dans la forêt ruisselante, le corps peint aux couleurs d’Arthur, courent vers ce qu’ils ne voient pas encore, vers ce que le saxo, déjà, dessine plus loin, dans des sons sortis des sons, dans des super-sons, des trucs pas faits pour une oreille normale, et eux, ils ont saisi et ils courent vers le cratère, vers le tourbillon des couleurs, ils savent qu’au fond va s’ouvrir l’œil d’Arthur, et alors ils comprennent, c’est lui, le King Arthur, ils en ont entendu parler de ce musicien, ce saxophoniste génial, disparu depuis des années, et il est là, devant eux. Mais avant qu’ils soient revenus de leur surprise, Arthur est reparti sur les hauteurs. Des vibrations secouent les tables, un charivari immense. Le saxo d’Arthur se décuple, un effet de son et lumière, un truc à lui… Au passage, je reconnais un solo, pas le temps de le nommer, il est déjà passé à autre chose, les seins des filles pointent sous les pulls, ça aussi c’est un truc à lui. Les graves bouleversent les géographies internes, coupent les respirations, nous précipitent dans les grands fonds. À ce niveau-là, le son traverse la lumière, la poursuit dans ses dernières étincelles. L’explosion finale dure assez pour que toutes les têtes se lèvent vers le plafond, y suivent des gerbes de lumières, des concentrés d’invisible. La dernière note est brutale, une traînée de silence la suit, les souffles restent courts, les yeux se plissent comme au sortir de l’obscurité. Cinq minutes? dix? Il faut ça pour que les conversations reprennent, que les visages se réchauffent à la lumière banale des néons, que les verres recommencent à tinter. Arthur, toi, tu continues à te balancer, à trembler de musique encore chaude. En temps normal, tu pivoterais sur toi-même, tu poserais le saxo dans l’étui, et tu chercherais nos regards, seulement voilà, nous ne sommes pas dans un temps normal, et ton regard a glissé sur moi sans un tressaillement de paupière.
Tu restes là, debout, immobile, le saxo dans les mains jusqu’à ce que, délicatement, quelqu’un le prenne et le dépose. Tu ne suis pas le mouvement, ton regard est fixe, et moi, j’ai compris. Alors, d’une voix passée au papier de verre, je demande un autre cognac. Comment je l’avale, je n’en sais rien. Au goutte à goutte comme une perfusion. Le liquide est aussi brûlant dans mon estomac vide que mes mains sont glacées. J’aurais dû m’en douter, à la manière dont tu fixais le vide entre deux clignements de paupière, j’aurais dû piger tout de suite. Arthur, aveugle, j’ai beau répéter ça, les deux mots ont du mal à se joindre. Quelqu’un te tire par le bras, te met une tasse dans la main, tu te retrouves à deux mètres de ma table. On te parle et tu souris, tes yeux ouverts, là, juste en face de moi, des yeux de noyé, du bleu délavé, une giclée d’encre dans du lait, une ligne de fuite vers la lumière perdue. Dehors, le petit matin n’annonce rien de fameux, la nuit se traîne sans lune ni étoiles, et la seule lueur bleue, elle est là, dans tes yeux morts. Ce qu’elle y fiche, je n’en ai pas idée.

C’était le déluge dans ma tête. Un tourbillon où s’engouffrait tout ce que j’avais savamment oublié, les graves et les aigus d’une vie passée à brasser et repousser le temps. C’est que le temps, nous, nous ne savions pas ce que c’était, nous vivions la nuit et le jour, l’instant et l’éternité, la douleur et le plaisir, aucune hallucination ne nous faisait frémir, et tu étais devant moi, à deux pas de là où nous nous étions rencontrés la première fois, tes yeux noirs griffés de bleu liquide, tes cheveux empoussiérés, tes mains de musicien devenues noueuses, et moi aussi j’avais changé. J’en avais le vertige, ta musique, toi, le cognac, ça cognait dans mes tempes, après tout ce temps, nous respirions le même air et ce n’était pas rien.
Ce n’était pas l’hiver la première fois où on s’est vus et pas le petit jour. C’était une soirée d’été, de ces étés des années 70, pleins d’odeurs disparues. Les terrasses sentaient la cigarette brune, le shit, le petit marc, la bière et le café. Les corps et les tissus sentaient le patchouli, le savon de Marseille et la sueur. On n’avait pas encore le culte de l’effacement des traces, au contraire, on les cultivait. Tu étais là, sur le boulevard de Belleville, devant une terrasse, et, comme aujourd’hui, on retenait son souffle en t’écoutant. Sauf que retenir son souffle à l’époque, ça faisait un sacré boucan, l’art était encore à tout le monde, ou presque, enfin dans l’Est de la capitale c’était une affaire entendue, gratuit ça voulait dire gratuit, pas volé. Big Brother était encore couché sur le papier d’un livre, faut dire. Et ce soir-là, ça s’agitait sec à la terrasse des Lumières, entre deux bouchées de couscous, prochinois, situs et hippies attardés avaient enterré la hache de guerre et allumé un grand shilom. Arturo di Stefano, qui ne tarderait pas à devenir le King Arthur, roi de la cloche et du saxo, perçait la nuit à coup de musique cosmique. J’étais juste devant, tes yeux noirs rivés dans mes yeux ardoise, et quand tu as eu fini de nous embarquer vers les étoiles, tu es tombé sur la chaise à côté de moi, comme si elle avait été posée là pour toi. Tu m’as demandé mon nom, de but en blanc. Tout en tirant sur mon joint, j’ai dit «Nelly». Qu’aurais-je pu dire d’autre? Pas le genre à me faire appeler Galathée ou Esmeralda. Tu as tourné la tête d’un côté et de l’autre. «Nelly ça va pas. Trop fille pour toi. Nell, c’est mieux, Nell, ouais, celle qui n’est pas elle.» Les jeux étaient faits, rien n’allait plus être comme avant. Nous sommes partis pour une fête et le lendemain, tard dans l’après-midi, je me suis réveillée. J’étais moi, j’étais Nell. L’autre de la veille, je l’avais déjà oubliée.
Comment je m’en suis souvenue? J’aimerais bien le savoir. Comment j’ai récupéré un état civil, où Nelly s’étale en noir sur blanc, avec toutes les informations qui en découlent et qui me concernent si peu? Mystère. J’ai dû rater un épisode, ou on m’a injecté un sérum d’oubli.
Tout ce que je peux dire, c’est que ce matin-là, ce matin d’hiver, dans le café de Belleville où on s’était retrouvé l’un et l’autre, par le plus grand des hasards, j’étais encore à la recherche de celle que j’avais perdue entre deux absences, et comme si je suivais une piste, j’étais sortie dans le froid glacial après une nuit d’insomnie. Pour me punir peut-être? Parce que je voyais une faillite de plus, un échec, dans l’absence de sommeil? Même pas fichue de dormir! c’est ce que j’avais dû inventer, même pas ça. Tout un balbutiement de nuit, l’immeuble qui grince comme un vieux rafiot, le voisin qui tousse, les mêmes choses aux mêmes places, minute par minute, seconde par seconde, les mêmes douleurs qui se réveillent sans égard pour le manque de sommeil de celle qui les porte. Je faisais ça souvent ces derniers temps, je me donnais l’illusion de retrouver ma jeunesse, les marches nocturnes en faisaient partie. J’avais toujours été insomniaque, rien n’avait changé. C’est le reste qui s’était transformé, et la nuit, c’était d’autant plus flagrant que les trépidations en étaient absentes. Retrouver ma jeunesse m’apprenait à vieillir. Elle n’était pourtant pas loin, ma jeunesse, on ne s’en éloigne jamais autant qu’on voudrait, on bute dessus à tout bout de champ, sur ses erreurs et ses errances. D’en rougir nous rend quelques couleurs, le fard du regret. Ci-gît et tout le tintouin. On buterait bien sur un pavé, histoire de déclencher les flash-back, mais ils ont été enlevés, des fois que ça recommence. Avancer sans but le long des rues n’allait pas y changer grand-chose, mais ce matin, pour le flash-back j’étais servie, même si je n’avais encore parcouru que la moitié du chemin. Le temps s’était évaporé. C’est comme ça que je voyais les choses, toute seule sur ma banquette, passablement éméchée et ne trouvant pas encore la force d’en arriver au clou du spectacle, au moment où j’allais enfin dire «Arthur! c’est moi, Nell, “celle qui n’est pas elle”, tu te souviens?». De souvenirs, j’en étais pleine à ras bord, ça fusait de partout, des vrais feux de Bengale, et si on avait pointé un œil dans la lanterne magique de ma tête, on n’aurait pas été déçu.
Les autres, jeunes pour la plupart, tentaient désespérément de te faire bouger, de te faire parler, ils ne te connaissaient pas. Tu savais si bien être immobile et silencieux après l’orage musical, et maintenant c’était à la limite de l’indifférence. Ton regard flottait, aussi absent que toi, glissait sur les visages invisibles. Tu étais sacrément verni de ne pas voir autour de toi. Le zinc, les tables, les murs, tout était bidon, de la fausse poussière, de fausses moisissures. Un décor. Même les coulées d’humidité étaient fausses.
J’avais connu ce bar des années auparavant, quand la poussière et l’humidité étaient de la poussière et de l’humidité et que le sol était jonché de mégots. Les bistrots étaient nos refuges, et moi, tous les bars de nuit je les connaissais. Je marchais des nuits entières jusqu’à l’aube. Déguisée en garçon, mon vieux Leica cabossé dans ma besace, à l’affût de tout ce que la nuit vomissait. Restos de nuit, relents de frites grasses, filles de nuit, reflets de pluie, j’avalais les images et les odeurs, au point que parfois en développant une photo, je sentais l’odeur de la rue où elle avait été prise. Des Halles à Montmartre, de Barbès à Ménilmontant, je connaissais chaque cellule de la ville, les endroits où il fallait aller et ceux qu’il fallait éviter, ceux qui dégueulaient de chaleur humaine, où on avait l’impression qu’on ne serait plus jamais seul, et ceux qui vous aspiraient dans leur magistrale solitude. Les rues vides, les rues entièrement vouées à l’habitat, sinistres dans la nuit, avec des chats et des chiens errants, des poubelles renversées, des détritus de la veille et une voiture qui passait parfois, juste au moment où on pensait qu’une guerre atomique avait tué tous les habitants, qui passait en faisant crisser ses pneus comme dans un film de gangsters, de ceux que votre grand-mère ne ratait jamais et ne savait pas raconter, sauf la voiture qui passe dans une rue vide, la nuit, avec le chauffeur à l’air buté et le mec à l’arrière qui vient de se prendre une balle et qui saigne comme un bœuf sur la banquette. Et quand elle tournait le coin, la rue reprenait sa place dans le silence et l’aube commençait.
L’aube des villes, jamais très franche, se faisant aider par les lumières dans ses propres artifices, et les humains qui apparaissaient soudain, si différents de ceux de la nuit. Ceux qui prenaient le premier métro, qui se glissaient en vitesse dans les rues, pressés d’en finir avec le sommeil, avec le boulot, pressés de revenir, pour remonter l’escalier. Et moi qui me demandais pourquoi ils acceptaient tout ça. Le petit jour qu’ils n’avaient pas même le temps de goûter, l’harassement du labeur, leur solitude. Peut-être ­– je me disais – peut-être sont-ils comme les fourmis ouvrières, peut-être ne se posent-ils pas la question, ne peuvent pas se la poser, personne, dans la fourmilière, ne se pose la question de sa place dans la fourmilière. Il y a toutes sortes de fourmis, des aristocrates aux ramasse-merdes, en passant par les médecins et les éleveurs de bétail, mais on n’a jamais vu qu’il y ait eu des fourmis philosophes.
Un boulot de fourmi, moi aussi, maintenant, j’en ai un. Un mi-temps. L’après-midi, je fourmille, le matin je prends des bains de pieds, à cause de mes nuits vagabondes. Je pourrais faire la liste de tout ce qui a disparu, ça m’occuperait, disons une nuit sur deux, mais à force je ne vois plus grand-chose, je me contente de glisser, comme un fantôme dans un film japonais, sans toucher le sol. Pas fouler ce sol qui était le nôtre et qu’on nous a volé. Nos noms n’y sont pas gravés, seulement des images invisibles de notre passé s’y inscrivent et nous sommes les seuls à les voir. Les sons aussi ont changé, et les voix. Sous la clameur qui n’est plus, on n’entend plus le silence.
Comme si tu avais entendu mes pensées, tu as repris le saxo et tu es parti dans un long bourdonnement, la tête renversée en arrière. Juste un cri. Le patron a rappliqué – ils ont souvent des idées bizarres les patrons – et là, tout de suite, il avait décidé que c’était fini, qu’il fallait revenir à des pratiques matinales appropriées. Le type à côté de toi a rangé le saxo dans son étui, et à la manière dont il l’a gardé dans ses bras, j’ai compris que c’était le sien. Toi, les bras serrés le long du corps, dépossédé, tu te renfonçais dans ta nuit. Une grimace de jour entre deux clignotements de lumière annonçait le début du jour ouvrable. Les conversations faiblissaient, on remballait ses extases et ses rêves, une dernière cigarette sur le trottoir et un coup d’éponge sur les tables, les visages se recouvraient vite fait d’un verni de sérieux, prêts pour le deuxième round sur le ring où on gagne sa croûte. Certains ne dormiraient pas et ceux qui dormiront n’auront pas le sommeil léger. Comme ils étaient admirables ces jeunes gens, d’accepter tout ça. Les objets inanimés avaient vendu leur âme à très haut prix. Et eux, qui auraient dû découvrir le monde et ses splendeurs, parce qu’ils avaient encore des dents pour y mordre et des yeux pour les voir, ils étaient condamnés à s’habiller chez Truc & Truc, à se meubler chez Machin & Co. Culpabilisés à la moindre fuite d’eau, hantés par les spectres de la raréfaction et du tarissement. De la vie rationnée et de la jeunesse en série pour payer les cotisations. Habile. Quant à moi, j’avais rejoint le troupeau des payeurs de cotisations un peu tard, alors la retraite, des clous! J’explorais l’au-delà, histoire de voir si des fois j’y trouverais pas un coin gratis pour la suite. Tu avais dû faire pareil, sauf que toi, incontestablement, t’avais trouvé le filon.

Je me suis levée, j’ai dit ton nom et tu as lentement tourné la tête vers ma voix, une douleur que je ne connaissais pas m’a traversée de part en part. J’ai crispé mes doigts sur le papier que je tenais, puis ma main s’est ouverte et il est tombé sans bruit. Le saxo reposé, tu revenais à ton état fantôme, tes yeux vides étaient fixés sur moi, les autres autour s’agitaient, parlaient, j’ai posé ma main sur ton bras, tu as sursauté.
— Arthur, ai-je dit, Arthur, tu te souviens de moi? (Il fallait faire comme si tu voyais, ne pas encore accepter la machination.) Arthur! C’est moi, Nell.
— Nell?
— Tu sais… «celle qui n’est pas elle»…
Celle qui n’est pas elle… c’est marrant ton truc…
Et sans me laisser répondre, tu as repris:
— Nell, tu dis? non, vraiment ça ne me dit rien, ou alors…
— Ou alors quoi?
— Quoi?
— Oui, quoi?
— Rien… faut que j’y aille maintenant, je suis vidé, faut que j’aille pioncer…

J’étais sans voix, ma main était toujours sur ton bras, j’ai enlevé mes doigts un par un, ce bras est retombé lentement, prudemment. Ton odeur était celle d’une cave, d’une grotte, je n’osais pas dire d’un sépulcre, je voyais les fibres de ton manteau usé, ton regard comme un scarabée prisonnier sous une vitre opaque. Ta peau t’enserrait d’un fin réseau de mailles. Tu étais verrouillé. Entre me blesser et te blesser toi-même, tu avais choisi sans hésiter. Pas de retrouvailles. Disparaître t’avait déjà suffisamment coûté.
Le saxophoniste t’a guidé vers la sortie, tu as cherché ta canne, il te l’a tendue, j’étais toujours plantée au milieu du bistrot, le type t’a ouvert la porte:
— Tu te repointeras, mec? C’était génial! Putain, ouais, c’était géant! On est là tous les mardis, pendant un mois. On débarque sur le coup de deux heures, on joue notre truc et si tu te pointes vers les quatre, cinq heures, toute la fin du set est pour toi!
Le patron remuait le nez en fronçant les sourcils, histoire de montrer que ça ne l’enchantait pas. Il avait sûrement la trouille qu’un type aussi doué finisse par lui demander un gros cachet, mais l’autre se planquait derrière Arthur, et ne voulait rien savoir. Arthur a fini par lâcher:
— OK! c’est possible que je repasse… Pour le moment je vais me pieuter. Salut la compagnie et encore merci pour le saxo!
Tu passais déjà la porte, tu allais disparaître, alors sans hésiter, j’ai attrapé mon manteau et je t’ai suivi.

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