l'éclat

 

La mort du Temps[1]

Sur une gravure de William Hogart

Massimo Cacciari

 

Traduit de l’italien par Michel Valensi
Cette traduction française doit paraître dans un numéro de la Revue d'Esthétique consacré à l’Italie et coordonné par Gilles Tiberghien.

Nous remercions Gilles Tiberghien de nous avoir autorisé à la proposer ici en ligne.

 

De la page de William Hogarth, qui nous a servi en quelque sorte d’‘emblème’ pour ce colloque, semble émerger, à première vue, la figure du Temps déjà consacrée par une longue tradition. Chronos est un « vieil homme laid, répugnant, décrépi», ailé comme le veut la formule « volat irreparabile tempus », se tenant « au beau milieu des décombres[2]», au beau milieu de ce que sa faux aura corrompu, ruiné, consumé. Tout ce qui constitue le butin du Temps gît par terre ; une irrésistible force de gravité l’a traîné ‘ici-bas’. Toutes les ‘valeurs’ du monde se sont avérées autant de productions périssables du Temps, elles ne sont finalement que les trophées de Chronos. Et c’est précisément selon l’iconologie traditionnelle de la vanitas vanitatum[3] que Hogarth les représente : la bourse déchirée et vide de l’avarice, l’arc orné d’Amour, la couronne brisée, les symboles de l’Art et de la Guerre (la palette et le mousquet) tombés à terre, la cloche fêlée, qui ne sonnera plus jamais l’appel pour personne. Sur la gauche de la composition, juste aux pieds de la pierre tombale, un document avec un grand sceau – un acte notarié d’une extraordinaire importance – nous informe de la banqueroute de la Nature (« Natur Bankrupt ») ; le sceau est posé sur un livre ouvert à la dernière page : « exeunt omnes » – le spectacle est terminé, le « all the world’s a stage », « cette scène, qui est la terre entière [4]» (Shakespeare ‘traduit’ Plotin), a finalement mis un terme à sa dira cupido, sa funeste passion de fictions, apparences, idoles, songes, conflits. «The Times » brûlent – la page de Hogarth (une gravure de 1764[5]) répète dans le microcosme l’ekpírosis, l’«amertume excessive», qui, dans le macrocosme, est représentée sur l’enseigne, placée emblématiquement au milieu de l’eau-forte, de ce qui fut probablement jadis une joyeuse auberge : «The World’s End», « À la fin du monde.» Ce qui reste de l’auberge, la structure de bois à laquelle est accrochée l’enseigne, répète la forme du gibet que l’on entrevoit dans le lointain. ‘Le pendu[6]’ est la seule figure humaine de l’œuvre – il est le dernier homme. Mais la catastrophe ne concerne pas seulement les signes de l’homme, ses prétendues valeurs éternelles, sa maison et sa terre, elle frappe de la même manière les plus étincelants habitants du ciel : un sommeil funeste s’abat sur les cavales du soleil et fait décliner le dernier quartier de lune pâle. Les deux astres lancent leurs derniers rayons, éclairant pour quelques instants encore la désolation du Temps. Le thème de la ‘mort du Soleil’[7] qui occupera une très grande place dans les angoisses de l’imaginaire contemporain, trouve ici, sans doute, sa première expression.

Sedlmayr, qui nous a donné un essai magistral sur cette œuvre de Hogarth[8], mais dans une perspective totalement opposée à la mienne, en saisissant exclusivement l’inspiration diabolique-profane (un témoignage « déprimant » de l’absence de centre et de la perte de la lumière, caractéristiques, pour l’auteur, comme on le sait, de l’aventure désespérée de l’art contemporain) – Sedlmayr voit dans le « Testament du Temps » la représentation du caractère  trépassé de toutes les choses. Tout, ici, est [9] déjà-été, «le futur n’existe plus, plus rien ne changera désormais ». Mais si quelque chose est déjà-été, comme dira le Méphistophélès de Goethe, c’est comme s’il n’avait jamais existé : son existence n’était que simple apparence, et n’étant plus rien désormais, elle n’est pas. Le passé est « ein dummes Wort », un mot stupide pour dire le non-être. Et ne sont rien, en effet, les êtres qui se représentent ici comme trophées du Temps. Ce que le Temps a consumé est, en réalité, le rien – le temps ne peut détruire que le rien. L’action de Chronos ne fait que manifester ce qui nécessairement constitue la quintessence de l’être, tel qu’il est représenté ici, son être rien. Le temps ne peut que décréter la mort de ce qui est mortel, l’être-rien du rien.

Il faut garder à l’esprit ces considérations si l’on veut comprendre dans son ensemble, comme nous le verrons, l’allégorie de l’œuvre (pour en expliquer, donc, le thème véritable : à savoir la mort du Temps). Pour le moment, contentons-nous de dire qu’en elle, ne se manifeste pas simplement le déjà-été, le déjà-fini, mais cet instant apocalyptique, ce chronos apokalypseos dans lequel les choses se dévoilent comme rien: la bougie qui consume « The Times » est encore allumée ; la pipe renversée du Temps fume encore ; un dernier rayon ‘darde’ encore du char solaire. C’est l’instant où chaque chose exprime l’ultime étincelle de son apparence de réalité ; celle-ci est, certes, réduite à la fumée qui dit sa vanité, mais cette fumée reste encore, d’une certaine manière, dans le cadre du «monde comme représentation».

C’est dans ce contexte que nous pouvons définir un premier niveau de lecture de l’œuvre. Auquel correspond un ‘premier stade’ de l’humour ravageur de Hogarth. Celui-ci porte sur les images et les figures du Sublime. Tous les signes qui, dans l’iconologie traditionnelle, représentent la victoire de l’immortalité, gisent ici à terre avec ceux, distinctifs, de la vanitas vanitatum : rien n’est épargné par le Temps. The Bathos, titre de l’eau-forte, signifie en grec : profondeur, gouffre abyssal, mais ne renvoie en anglais qu’au sentimentalisme ou au pathétique. Les choses sublimes occasionnent ici le rire que suscitent généralement les pacotilles sentimentales, obscures et confuses allégories. Un même tourbillon s’empare de la palette et de la cloche aussi bien que des vieilles brosses, des pipes et des besaces percées. L’ironie à l’égard de sa propre composition (dédiée aux « marchands de cadres obscurs », indiquée comme exemple de la ruine vers laquelle vont les temps les plus sublimes, alors qu’ils sont traités de manière profane, absurde, obscène — lit-on dans la légende de la gravure) comprend en soi cette révolte envers l’idée même d’un Sublime dans les choses du monde, capables de ne pas finir en proie à la voracité de la roue du temps. Nulle chose au monde ne peut se rattraper à la mèche de cheveux dressée sur le front du Temps, pour saisir ce qui serait l’opportunité absolue: échapper au temps lui-même. Tel serait le kairòs par excellence —virtus suprême que de pouvoir saisir ce kairòs. Hogarth a caractérisé ici Chronos par le signe du Kairòs (l’enfant de la sculpture de Lysippe, aux chevilles ailées, qui deviendra la Fortune ou l’Occasio des Latins, la Femme nue en équilibre fragile sur les sphères et les roues, ou ballottée sur la mer incertaine, que l’on retrouve dans nombre d’images au Moyen Âge ou à la Renaissance), pour en rendre évident, d’un côté, le caractère inflexible de l’œuvre (il frappe au Hasard, absolument sans appel, son décret est indiscutable, irréversible), et de l’autre, la vanité de l’idée s’attribuant une virtus (une techné) capable d’y résister : ou, quelque chose s’attribuant l’Immortalité. Demeure, certes, bien en vue, sur le front de Chronos, le signe du fugitif, bref et décisif instant, de l’étincellement divin, Kairos : mais qui pourrait désormais s’en saisir dès lors que le dernier homme est pendu ? Le temps a détruit la possibilité même du Kairos, ou mieux encore : il se l’est approprié: le Kairos est devenu son signe, sa propriété, et est donc voué à la mort, comme toutes les propriétés du temps.

D’autre part, ‘confondre’ Chronos et Kairos implique une autre, décisive, conséquence : Kairos étant l’exact opposé de l’Aiòn, de l’Âge, du temps tandis que celui-ci reçoit, pour ainsi dire, l’empreinte de l’être et s’accomplit en prenant l’aspect d’une grande, unitaire, Époque, Chronos, s’appropriant les attributs du Kairos, se retrouve, comme eux, dans l’impossibilité de consister en aucun. La sedes rotunda de la Fortune devient celle du Temps. Dans cette ‘furie de l’effacement’ l’instant de l’eu-kaipìa, du moment propice, peut bien se donner, mais jamais personne ne pourra le saisir : ce temps qui fait ‘don’ de cet instant est la force même qui nous empêche de l’atteindre. Jusqu’à ce dernier acte, cette fin de partie, que la gravure de Hogarth dévoile : « exeunt omnes ».

Mais, et intervient alors le ‘merveilleux’, parmi les personnages qui « sortent » il y a le Temps lui-même, il y a cette figure du Temps comme Kairòs, du Temps opposé à l’Aíon, dans toutes ses possibles acceptions. « Finis » dit le Temps, et c’est de lui qu’il parle; la lame de sa faux est brisée ; le sablier qui est à ses côtés a fini de décompter l’écoulement de son propre Temps. Le parchemin qu’il tient encore du bout de ses doigts faibles est son testament : « Je laisse ainsi chaque chose en ma possession (non pas à Dieu : ces mots sont barrés !) mais au Chaos, que je désigne comme mon seul héritier.» Clotho, Lachésis et Atropos contre-signent l’acte à titre de témoins.

Comment est pensable ce mouvement – ironique dans sa quintessence – par lequel le principe le plus destructeur, la force qui annihile toutes choses, se consume à la fin soi-même, place nécessairement à la fin soi-même comme rien ? Quels problèmes ou énigmes nous soumet l’œuvre de Hogarth ? C’est ici que toute interprétation iconologique (qui, à partir de Sedlmayr, en corrige et en enrichit les motifs) doit s’associer à une Er-örterung de type herméneutique.

Nous l’avons déjà souligné : plus aucun symbole de l’Aiòn-Ewig ne subsiste dans la composition de Hogarth. Plus précisément : ici, semble s’être effondré ce ‘royaume du milieu’, ce ‘mundus imaginalis’ intermédiaire, cette dimension ‘angélique’ de l’être, par laquelle le Nunc Stans divin, l’Hodie, communique avec le nunc fluens de la créature, avec son dies[10]. L’in-stant de cette composition est exclusivement celui qui, d’un souffle (la fumée de la pipe), précède la mort de la lumière, les ténèbres du Chaos. Ce n’est qu’avec Chaos que ‘communique’ ce temps – c’est-à-dire qu’il ne ‘vient’ pas de Dieu et ne ‘va’ pas à Dieu, mais s’écoule du rien vers le rien : il restitue au rien auquel appartiennent les vaines apparences des choses. Kairòs du temps était le surgissement soudain de Dieu en nous, la ‘confluence des deux mers’ qui suspendait-interrompait la chaîne du simple dé-cours des nyn infinis que le temps ‘découpe’ – ‘confluence’ que toute l’iconologie chrétienne avait essentiellement saisit dans la Nativité (« Je regardais en l’air et vit l’air saisi de stupeur ; je regardais la voûte du ciel et je vis qu’elle était immobile ; immobiles les oiseaux dans le ciel » Proto-évangile de Jacques, 18,2). La Vierge Odeghítria de l’icône montre précisément dans l’Enfant un tel Kairòs, qui, kata arin, par la grâce, nous a ‘surpris’, et doit encore revenir nous ‘surprendre’, « comme un voleur dans la nuit », pour ramener à lui finalement et parfaitement la création tout entière. Chez Hogarth, au contraire, surgit la kenosis la plus radicalement concevable de tout cet univers d’idées et de traditions : leur effacement, leur abandon est d’autant plus désespéré, qu’il est pleinement conscient (le nom de Dieu barré sur le testament de Chronos). L’apocalypse n’atteint pas un nouveau ciel ni une nouvelle terre, mais dévoile la nullité, le rien de l’être comme tel, ou mieux encore : la souveraineté absolue du Rien sur l’être. Le « non-Temps » de l’Apocalypse signifie l’instauration du règne de l’Hodie, du ‘plérome’, dirons-nous, de l’Hodie – ici, au contraire, il renvoie à l’absolu désespoir de ne pouvoir jamais saisir l’‘occasion’ d’arrêter la ruine du temps.

Mais si le temps est par essence consomption, comment peut-il se sauver du consummatum est ? Si le temps est lié uniquement à la caducité et mortalité de l’être, si le temps s’exprime exclusivement comme la flèche qui condamne tout être à la déchéance et à la mort, comment sa propre dimension pourra-t-elle finalement ‘survivre’ à la fin de ce qui se consume ? Un temps ignorant non pas seulement le moment, l’in-stant, l’epoché, la re-création, mais même le répit – un temps qui roule sur le sphère de l’Occasio – est un temps qui se dévore soi-même. Dans la suite de la Maison du Sourd, Goya a vu cette ‘folie’ du Temps : un Chronos desséché désormais même physiquement (à la différence de celui de Hogarth : ici le corps du Temps est encore vigoureux – il n’a nullement vieilli avec les choses qu’il a dévoré, il ne s’est pas écoulé avec les choses qu’il faisait dis-courir, mais, soudainement, il s’est trouvé sans rien, dépossédé. Il avait préparé un testament dans lequel il léguait ses créatures à Dieu – mais il n’y a plus rien à léguer au Créateur – et, en cet instant, il lui est révélé qu’elles provenaient du Rien et non de Lui), un Chronos – celui de Goya – qui lutte désespérément pour survivre, saisi dans l’instant où il dévore son dernier fils. Ses yeux disent toute sa folie – de grands yeux noirs perdus dans le rien qui désormais menace : pour survivre le temps est vorace, toujours plus follement vorace, contre ses propres fils – pour survivre il détruit la seule chose qui puisse assurer sa propre continuité. Ce même principe qui en détermine l’existence, en décrète aussi la mort. ‘Folie’ du Temps qui, pour vivre, consume et détruit : ‘folie’ cette poursuite furieuse de sa propre fin. Une impulsion de mort qui s’exprime en volonté de vie aveugle et désespérée.

Et ici pourrait se libérer un de ces rires ‘diaboliques’ que nous avons rencontré dans le premier niveau du texte hogarthien (le rire chimique-corrosif, cette ironie que Hegel critiquera dans la Romantik) : un risus paschalis qui démasquera cette folie du Temps, qui en mettra à nu le mécanisme auto-destructif. Un rire qui n’est plus le simple rire de deuil des carnavals et des jeux d’un Goya (et de tant d’œuvres antérieures de Hogarth), Lémuries plus que Carnaval, mais le rire de celui qui commence à pouvoir voir dans cette image de Chronos edax, dévorant, vorace, irréversible, une apparence, un masque, un bouffon[11]. Nous, non plus seulement bouffons-marionnettes du Temps, nous, non plus seulement ‘fous’, parce que contraints d’en raconter les interminables nyn (selon les évidentes symbologies de tant de Zeitglockentürmen médiévales) – mais le Temps bouffon, lui-même bouffon ou ‘ensorceleur’ ou sinistre forcené. N’est-ce pas ce rire qui s’impose presque à nous face à la page de Hogarth ? Cette conception du monde qui finit nécessairement avec l’établissement du temps comme souverain absolu, en décrète également un terme indépassable. En l’exaltant comme le seul Seigneur du monde, il l’a contraint dans les termes de la représentation, il l’a emprisonné aux ‘temps’ de la consomption de l’être. Cette conception qui place l’être comme rien, en le consignant totalement à la ‘furie de l’effacement’, finit nécessairement avec l’annihilatio du temps lui-même. Mais attention: il faut traverser cette ‘furie’, il convient d’en défier le courant. Le Tempus edax dévoile, dans son œuvre, la nature des simples idola des valeurs du monde. Le Tempus edax révèle la vérité, il a à voir, de fait, avec la dimension de l’aletheia (selon un vieil adage, dont les variations sont infinies au Moyen Âge et à la Renaissance), précisément pour cela : parce qu’il dévoile la non-Vérité des prétendues Immortelles et Constantes de l’homme. On ne peut atteindre l’instance du ‘rire’ qui commence à nous libérer de la folie destructrice du Temps, qu’en comprenant la vérité anti-idolâtre qu’il contient.

L’Apocalypse a deux visages[12] : celui destructeur (que Hogarth et Goya représentent ; le premier sous la forme de l’ironie ravageuse, le second sous les couleurs du plus inexorable des deuils : il n’existe pas de représentation plus désespérée de ce visage de l’Apocalypse que cet autre dessin de la Maison du sourd, où un chien, submergé jusqu’au cou dans les éléments indistincts du Chaos, jette un regard vers le haut, vers le silence et l’absence qui est le Chaos) – et celui qui dévoile une force re-créative. Du second, Hogarth ne nous apprend rien – si ce n’est qu’il s’avérerait lui-même, dans son authenticité, inconcevable sans avoir traversé le premier, de fond en comble, jusqu’au dernier jour, jusqu’à cet « exeunt omnes ».

 

Mais pour que le Temps soit, pour que soit concevable un temps non condamné à mort, né pour mourir, il est nécessaire de ‘le libérer’ de la conception qui en a fait le Souverain absolu. Si l’être est en tant que rien, si chaque chose n’est qu’un aliment du temps, le temps ne sera que mourant. Si l’être peut avoir son propre temps, si un temps de cet être est concevable, précisément de cet être fini, de cette créature finie, le temps ne peut se réduire au mouvement de l’inexorable dégradation, de la progressive extinction de toute énergie, de l’irréversible mort du soleil. En d’autres termes : un temps qui ne connaît pas d’in-stants, de moments où son énergie se re-crée, où se re-crée l’énergie des êtres, par rapport auxquels il est lié, nécessairement il conduit à sa propre « finis ». Le temps de la simple consomption est vorace à l’égard de lui-même. Et s’il n’est donné aucune possibilité re-créative dans la vie, aucune ‘résurrection’, apokatastasis, aucun ‘après’ ne seront concevables. Si notre temps ‘apparent’ n’est que destruction et consomption, c’est-à-dire révélation de la nullité de l’être, comment se pourrait-il, et à quelle fin se devrait-il, que ce rien ‘ressuscite’? L’idée même de résurrection est inextricablement liée à celle du possible surgissement d’in-stants re-créatifs dans le temps même de la créature : ce sont ces instants qui dévoilent comment l’être n’est pas seulement le movimentum de l’être-consumé. Toute idée ‘religieuse’ de résurrection est impuissante consolation de l’irréversible mortalité de l’être, si elle ne parvient pas à montrer, dans la vie même de l’être, la possibilité de l’instant, disons, ek-tropique. Si, de quelque manière, la forme du re-créer n’est pas ‘ici-bas’ montrable-concevable, alors chaque chose, et le temps de chaque chose, ne sont que des apparences fugitives, des folies, dont il faut attendre fébrilement la fin.

Et voici, alors, l’indicible espoir qui, dans la page de Hogarth (et dans le regard du chien de Goya), est conservé : que des interstices luminescents – lucida intervalla – brisent le cours et le dis-cours, le ‘bavardage’ du temps de la simple consomption – que cette force, propre au rêve, quelquefois, de faire re-fluer le temps, de mêler l’origine et la fin, d’en concentrer les différentes dimensions en images simultanées, puisse être atteinte, puisse être définissable aussi dans le temps ‘apparent’ du jour : Tagestraum. Ce ne sont pas ces rêves, mais le sommeil de la raison, qui engendrent des monstres. Et jamais la raison n’est plus endormie que lorsqu’elle exalte comme invincibles les œuvres de Chronos, que lorsqu’elle est chronolâtre. Le rêve diurne de la raison invite à nous libérer de l’enchantement sinistre que les phénomènes de l’irréversible ont toujours suscité – il en soustrait toute Nécessité, il les interprète statistiquement. Et le temps ne filera pas non plus comme une flèche, dans un seul sens : la distinction, sur la base de la définition de différentes mesures d’entropie, d’un avant et d’un après, n’implique pas une direction du temps. L’ordre ‘normal’ de notre système, considéré isolément, ne peut prétendre à aucune position de Loi universelle. Il ne représente qu’un des ordres possibles. D’autres sont parfaitement imaginables. La mens tuens est suffisamment puissante pour imaginer des ordres irréversibles mais non entropiques, des ordres ektropiques, mais non mécaniques, ‘bouleversements’ – à reculons, selon des procédés quasiment musicaux ! – de la flèche du temps, temps instantanés, stratifications du temps qui se donnent simultanément[13].

Le temps qui meurt a consumé ce qui méritait de l’être – avant tout : lui-même, le temps qui « volat irreparabile », qui ne connaît pas de ‘répit’, le temps du movimentum impatient qui attend toute chose, réclame, consume. Mais ce temps est un des infinis possibles. Sa mort nous libère de son charme, de la prophétie funeste selon laquelle sa fin serait la Fin. Ceci ne nous libère pas du temps, selon ce mouvement ek-statique qui signifie seulement désespoir de ne jamais pouvoir concevoir le temps sinon sous l’aspect du Chronos dévorant, mais libère le temps vers d’autres figures – plus généralement: le ‘livre’ à son ouverture possible à l’instant qui re-crée (c’est précisément ce que Nietzsche entendait par « dionysiaque »). Se dé-cider[14], avec Hogarth, du vieux monde du temps qui meurt, n’est pas alors, nécessairement, nous en remettre au Chaos pressenti par Goya, mais nous ouvrir à ces autres ordres possibles de l’imaginatio, que la force imaginante de la mens tuens sait construire, dans le moment même où elle ‘rit’ de la prétendue et inviolable nécessité du temps de l’entropie absolue. C’est le rire du Noûs contre la ‘gravité’ de l’Ananké[15]. L’effondrement des soi-disant Immuables, qui cherchaient ‘religieusement’ à nous consoler de l’absolue souveraineté de cette figure du temps, rend possible cette force : d’elle le kreatürliches Denken est capable – elle n’appartient nullement à la roue d’Ixion : la capacité, en d’autres termes, de mettre-en-image, de construire de rigoureuses images d’ordres, physico-mathématiques mais aussi artistico-musicaux, qui ne se réduisent pas au cercle fermé de l’horizon sensible et au ‘charme’ que son espace a suscité – ordres qui contiennent cet espace en eux comme l’un parmi d’autres des infinis possibles.

 

NOTES

[1]. N.d. t. — Ce texte a été publié en italien dans Dimensioni del tempo, a cura di Umberto Curi, Franco Angeli, Milan, 1987. Il s’agit de la ré-élaboration d’une intervention de Massimo Cacciari (1944-) au Colloque International tenu à Venise les 13 et 14 décembre 1984 sur le thème « Il tempo morente », organisé par l’Instituto Gramsci Veneto, avec la collaboration du Goethe-Institut, du Max-Planckt-Institut de Göttingen et de la Freie Universität de Berlin. Plus de vingt ans ont passé, mais le texte conserve toute sa vigueur suggestive et témoigne de cette écriture “balancée” de Cacciari, typique de ses écrits de cette époque, qu’il s’agisse de ses ouvrages (L’ange nécessaire, Icônes de la Loi, Dallo Steinhoff) ou d’essais plus courts comme ses lectures intempestives de poètes tels que Biagio Marin («La mesure du Marin» tr. fr. dans Po&sie n° 68/1994 ou « Pasolini Provençal ? » tr. fr. dans Po&sie, n° 75/1996). D’autres essais esthétiques ont été rassemblés dans un volume paru en français sous le titre Le Dieu qui danse, tr. fr. M. Raiola, Grasset, Paris, 1999. Depuis l’œuvre de Cacciari s’est enrichie de plusieurs volumes, parmi lesquels un diptyque (Geofilosofia dell’Europa, Milan, 1994 ; L’Archipelago, Milan, 1997 dont le premier volet a paru en français sous le titre Déclinaisons de l’Europe, L’éclat, Paris, 1996 [voir également «L’archipel», tr. fr. in Etudes, tome 384, n°3, mars 1996, p. 357-366 ou les deux volumes d’une summa philosophique (Dell’Inizio, Milan, 1990, et Della cosa ultima, Milan, 2003). Depuis mars 2005 il est à nouveau maire de Venise, charge qu’il avait accepté d’assumer également de 1993 à 1997 : « feci et perdidi animam meam », inscrivait-il déjà en incipit de son livre paru uniquement en français sous le titre Drân. Méridiens de la décision dans la pensée contemporaine, Éditions de l’éclat, Combas, 1992.

[2]. Je reprends les termes de l’Iconologia de Cesare Ripa (1593). J’ai bien évidemment gardé à l’esprit, tout au long de cet essai, les analyses warburguiennes sur le thème, de Panofsky à Wind ou à Wittkower. Les articles rassemblés dans les volumes de l’Archivio di Filosofia, dirigé par E. Castelli sont, à cet égard, d’une grande importance (par exemple : « Apocalisse e insecuritas », 1954 ; « Il Tempo », 1958, « Tempo e eternità », 1959 ; « Rivelazione e storia », 1971 ; « Ermeneutica e escatologia », 1971).

[3]. Cf. A. Veca, Vanitas, Bergamo, 1971.

[4]. Plotin, Ennéades III, 2, 15.

[5]. N.d.t. — Ce fut sa dernière gravure ; Hogart mourra six mois plus tard.

[6]. N.d.t. — En français dans le texte.

[7]. Cf. Manlio Sgalambro, La morte del sole, Milan 1982.

[8]. H. Sedlmayr, «La morte del Tempo», Archivio di Filosofia, 1973, p. 25 sq.

[9]. N.d.t. — Nous conservons ici l’auxiliaire « être », comme en italien : è già-stato, forçant le français, qui aurait préféré « avoir ».

[10]. Voir Henry Corbin, Temple et contemplation, Paris, Flammarion, 1980. [Et voir aussi le développement de ces thèmes dans un autre livre de Cacciari publié après l’écriture de cet essai: L’Ange nécessaire (Milan, 1986), trad. fr. M. Raiola, Paris, Christian Bourgois, 1988. (N.d.t.)]

[11]. Sur le thème du Carnaval, du rire, etc. je renvoie à mon essai «Memoria sul Carnevale» dans Ch. F. Rang, Psicologia storica del carnevale, tr. it. Venezia, 1982 [tr. fr. Psychologie historique du Carnaval, Ombres, Toulouse, 1987 – qui toutefois ne reprend pas la préface de Cacciari.]

[12]. Cf. « Apocalisse e ragione », Hermeneutica, 1983 avec des essais de C. Bo, M. Cacciari, P. Grassi, I. Mancini, L. Sartori, et d’autres.

[13]. J’ai développé ces thèmes dans mon livre Icone della Legge, Milan, 1985 [Icones de la Loi, tr. fr. M. Railoa, Christian Bourgois, Paris, 1988].

[14]. N.d.t. — Ici, comme ailleurs dans l’œuvre de Cacciari (voir Drân. Méridiens de la décision dans la pensée contemporaine, cit.), se dé-cider est pris au sens étymologique de « se détacher de », « trancher ».

[15]. Cf. Léon Chestov, Athènes et Jérusalem (1938), Flammarion, Paris, 1967.

Massimo Cacciari