l'éclat

 

Pasolini “provençal” ?

Massimo Cacciari


suivi de quelques poèmes de Pier Paolo Pasolini

 

 

Ce texte a paru dans la revue Po&sie, Belin Paris, 1996. Nous remercions la revue et les éditions Belin de nous avoir autorisé à le reprendre ici.






































































3. N.d.t. Cacciari emploie toujours ce terme dans son strict sens étymologique de trancher, détacher ; cf. son volume Drân. méridiens de la décision dans la pensée contemporaine, Combas, L'éclat, 1992.

 

 

 4. N.d.t. Tous ces termes désignent les différents âges de l'enfance. Plus loin on trouvera encore nini, fantassút. Asor rosa a écrit qu'à lire Pasolini, il semble que le frioulan soit la langue la plus «riche en termes désignant les enfants et les adolescents», faisant également remarquer que Pasolini avait traduit «bambin» par «amore»


"Ab l'alen tir vas me l'aire / Qu'en sen venir de Proensa: / tot quant es de lai m'agensa": la première partie de La meglio gioventú commence par ces mots de Peire Vidal1. Le poète frioulan de vingt ans recherche-t-il donc le spiritus du gai savoir des troubadours? Veut-il s'en imprégner et résonner avec lui? Est-il nostalgique de ce plaisir intense que procure l'espoir le plus pur, absolument "libéré" de toute possibilité éventuelle d'accomplissement? N'est-il d'autre joie qui le ravisse tant que celle de jouir de l'"amor de loinh" (Jaufré Rudel: "car nuhls autres jois tan plai / cum jauzimens d'amor de loinh") ? Autant de questions centrales pour qui veut saisir l'inspiration générale de toute la première (grande) œuvre poétique de Pasolini en frioulan. Si nous devions y répondre affirmativement, se creuserait alors un abîme aussi profond qu'incompréhensible par rapport à toute la production pasolinienne postérieure, y compris celle non poétique. Si, au contraire, non ne voulions voir dans cette "dédicace" qu'une simple et vague "aura", il se pourrait que nous perdions d'autant la qualité la plus précieuse de cette poésie et sa différence spécifique par rapport à celle en langue italienne.

Ce qu'il faut dire, avant toute chose, c'est que l'image de la Provence situe cette poésie, dès son premier vers, en un mundus métaphysiquement opposé à toute immédiateté, et à toute intention représentative-dénotative. Mundus imaginalis : loin de "représenter" de manière plus réaliste la vie d'une terre et d'un peuple, le recours au frioulan distille ce pathos de la distance, dont se nourrit la "modestie" de toute poésie (savoir résister dans son propre vers, dans sa propre mesure, ce que Dante loue chez l'Ange). Non seulement parce que le frioulan de Pasolini est langue de mélange, comme formée à partir des rythmes et des mots de très nombreux lieux, sans cesse réinventée et redécouverte, mais, bien plus, parce que son emploi même nous rend étranger à toute immédiateté. Bien davantage langue sacrée que la langue maternelle elle-même, et comme la précédant, ce frioulan-là résonne chaque fois comme un mot oublié ou perdu, duquel, incertains, nous nous approchons comme à distance: langue sacrée d'un sujet déraciné — langue sacrée et sans demeure. Contraire à toute appartenance, à tout voisinage, à tout esprit "communautaire". Le frioulan est la langue de la mémoire et de l'absence. Chacun de ses mots ne définit pas un objet, mais détermine une perte — il ne nomme pas une personne, mais en rappelle l'adieu. Il ne s'agit pas seulement de ce que Pasolini fut parmi les premiers à nous apprendre (par son anthologie de la Poésie dialectale du vingtième siècle publiée par Guanda en 1952, couronnant, en quelque sorte, son cycle "provençal") — à savoir que la poésie dialectale possède une tradition non moins savante et anti-populaire que celle en italien, et que précisément une telle tradition s'affirme comme dominante au XXe siècle (que l'on songe simplement, en Vénétie, à Noventa et surtout à Biagio Marin2) — il s'agit plutôt de saisir précisément dans la poésie dialectale (la plus apparemment "maternelle") ou dans la poésie en langues telle que le frioulan, de ces langues qui obéissent au dieu Terminus et maintiennent encore des rapports avec le génie du lieu, la quintessence du chant dans une langue inconnue dont parle Goethe. Le frioulan, la langue non-à-soi, et par cela même langue du chant, langue seulement propre au chant — langue du détachement, de la distance du chant au loin du giron de la parole immédiatement vécue.

De la poésie provençale, de "l'aire / qu'eu sen venir de Proensa", la poésie en frioulan de Pasolini conserve donc, outre l'équivalence entre l'amour et le chant, l'idée du chant comme parole en perte — pour reprendre une expression de Lacan —, pur destiner-envoyer ne pouvant jamais parvenir à destination, ne pouvant jamais "compréhender" l'objet aimé. Le chant est "lettre" qui témoigne d'une distance infranchissable, la distance elle-même. Gai savoir, il théorise une telle distance, et "laisse l'amant sur sa faim" (comme le dit Mario Mancini dans son beau livre, La gaia scienza dei trovatori, auquel nous nous référerons ici abondamment): la "lettre" ne rapproche pas; bien au contraire, elle fonde la séparation.

Mais il faut prendre garde à ne pas se laisser séduire par cette seule interprétation. La mémoire pasolinienne de la Provence est d'autant plus intense qu'elle est impliquée dans cette dimension de l'éloignement. La poésie en frioulan de Pasolini réfléchit le chanter-aimer provençal: elle ne le continue pas, elle ne le poursuit pas. Dans une telle réflexion, ce chant revient, certes, mais inversé. Revient son esprit et revient, quelquefois, sa musique, mais la forme est différente, comme est différent le penser poétique. Sur cette différence irrémédiable insiste, patiemment, le vers: partout il en fait montre, au point de rendre impossible toute atmosphère de nostalgie sentimentale. C'est comme si Pasolini exhumait dans la rugueuse musique du frioulan, l'esprit qui lui vient de Provence — l'exhumait et le transformait au point d'en rendre méconnaissable, d'en effacer l'origine. Un "aire de Proensa", déraciné, "décidé"3 de toute illusion d'originel, traverse douloureusement la matière de ces chants. L'image inversée est image délirante : l'amant provençal dé-lire de l'idéalité accomplie de son mètre fixe. L'expression du désir déborde du cercle parfait narcissique: póros et penía, véritables images de mort: "Je te souviens Narcisse,/ tu avais la couleur du soir, quand les cloches / sonnaient la mort". [Jo ti recuardi Narcìs /ti vèvis il colòur da la sera,/ quand li ciampanis / a sùnin di muàrt]. L'"écho" de Narcisse n'est plus le beau visage de son désir, mais le glas des cloches de Casarsa.

Jaufré Rudel "jouit" de ce que le désir ne soit pas satisfait: aucune "réalité" ne peut se comparer à son rêve, à sa métaphysique d'amour. Jaufré Rudel aime le "refus" d'être aimé. Pasolini, au contraire, en souffre désespérément. Le provençal prie pour que la parfaite mesure de la distance puisse durer; le frioulan se désespère de ce qu'elle ne puisse finir. L'"amor de loinh" n'est pour lui source d'aucun "jauzimens", mais meditatio mortis. Et ce n'est pas à la Dame, idée inaccessible aux yeux du corps, qu'il s'adresse, mais aux frut, frutin, frututa, donzél, fì, zuvinùt et bambìn4 de sa mémoire. Il voudrait être choisi par l'amour de ces figures favorites, mais elles appartiennent, par une nécessité implacable, à la dimension de l'invisible ou à celle du passé.

C'est surtout sous un certain aspect que la poésie en frioulan de Pasolini renverse l'imaginaire provençal: pour ce dernier, amour est connaissance, theoria, primat de la contemplation sur tout "différent". Amour n'est pas seulement dépassement, mais abolition du corps et de ce qui lui semble inextricablement lié: la caducité et la mort. Chez Pasolini, au contraire, le "temps" de l'amour est confus, enchevêtré; il se déchire en violents clair-obscurs: il est aveuglé par des cris, des mystères, des lamentations. Partout le corps surgit dans le filigrane de ses chants, il en dé-cide les trames, il rompt le vers en sursauts qu'aucune "modestie" ne pourrait plus dompter. L'"amor del loinh" médite-réfléchit, ici, sur le temps du corps et sur sa mort. "Lointain", tel est ce corps — déjà alors perçu intuitivement sub specie mortis. Et le chant semble trop faible contre cette nécessité qui veut que le corps du frutìn devienne passé, "neige d'antan", qui veut que sa beauté se transforme dans l'invisible. Pour Pasolini aussi, l'amour "meut le soleil et les autres étoiles", non plus selon le bel "avantage" du jeu de miroirs de l'univers dantesque, et des correspondances qui maintiennent rigoureusement tous les éléments au lieu qui leur est destiné, mais bien plutôt à travers des montées douloureuses, quelquefois brutales, de désirs inassouvis, d'impulsions, de lacérations. Le Narcìs frioulan de Pasolini, le fantassùt, le donzel de cette poésie de loinh, n'est pas l'Autre, seigneur et patron, qui oriente et qui guide, herméneute vers la connaissance du Bien suprême — mais il est confiné dans la même misère, il est mêlé à ce même désespoir du poète qui l'aime et ad-tend, fait comme lui d'images et d'ombres qui passent, de mots qui, loin de permettre de posséder, perdent (Pasolini aimait ce vers de Noventa "celui qui s'exprime se perd").

Dé-lire double : vers l'éloignement de "l'aire de Proensa" que l'on ne peut atteindre, de la part du mot qui semble s'incarner dans les figures qu'il évoque — et vers la créaturalité de ces figures, de la part de l'"amor de loinh" provençal. C'est ce "dilemme" qui crée les dissonances, les contrastes de couleur et de son de la poésie frioulane de Pasolini. Au soir "lueurescent" [sera imbarlumida] (extraordinaire "ouverture" qui pourrait servir de titre à certaines nuits étoilées de Van Gogh) répond en écho le glas; au "soleil", la teinte des fumées et des étés défunts; à l'ombre du soir, la lumière aveuglante (accecante : c'est ainsi que Pasolini "traduit" imbarlumìs); l'enfant qui rit s'en va paisible vers la mort; le carillon joyeux des cloches est silence dans les près. Contrastes tranchés, agglutinés dans un même vers, dans un même mot — incontournables, inconciliables dissonances. Quintessence d'une telle dissonance, celle qui lie le mot au silence: la naissance même du mot est reconnaissance de la nécessité (de ne "croire" jamais) du silence: lorsqu'"à une fillette" naît, "en son sein", une voix, alors, précisément et seulement alors, cette voix devient muette, et commence à porter, muette, la croix même du poète: "Sidina ta la ciasa/ cu li peràulis strentis/ tal còur romai perdùt / par un troi di silensi" [Muette à la maison / avec les mots serrés/ au cœur désormais perdu / de par un chemin de silence]: les chemins de notre silence sont les mêmes que ceux des mots — des mots "serrés au cœur", des mots qui nous sont les plus "en propre" et donc, les plus imprononçables, qui scintillent parfois, seulement dans cette langue "dé-cidée" de tout ‘se communiquer-se comprendre', dans cette langue que l'on emploie pour ne pas dénommer-désigner-se faire comprendre, qu'est le frioulan "abstrait" dans "l'aire de Proensa".

Dire "soleil" c'est dire ombre et fumée; dire les mots c'est dire le silence, et de même dire le corps c'est dire l'image du temps perdu. Chez Pasolini, le corps est toujours le chiffre d'une présence impossible, plutôt que simple et immédiate absence (ce qui serait encore, "par consolation", proche de l'amour de loinh provençal), il est la marque concrète, réelle de cette chose-ci, de l'être-là, qui pourtant ne s'offre pas à notre regard et à notre main, comme n'importe quel autre phénomène, mais qui ressemble à la consistance des rêves, à la "réalité" que manifestent les rêves, — tout aussi vivante et "externe" pour nous que celle de la veille — : "réalité" insaisissable. La concrétude du corps est tendue, dans ces vers, elle est aiguë comme peuvent l'être précisément les sensations que nous éprouvons en rêve. Le temps du rêve s'est dilaté, avec tout le caractère paradoxal et antinomique de ses images, dans le temps de la veille, il en a "envahit" le quotidien — et a ainsi transfiguré dans l'invisible les corps qui l'habitent.

Le corps est nom par l'absence et le détachement — par l'expérience la plus douloureuse: celle du détachement, de l'abandon d'autant plus nécessaires qu'il sont inexplicables. Aucun discours, en effet, ne peut en apaiser la douleur. Devant le corps, seulement, on ressent radicalement le deuil de l'absence nécessaire: " I vuardi il me cuàrp / di quan' ch'i eri frut / li tristis Domèniis / il vivi perdiùt " [Je regarde mon corps de quand j'étais enfant / les si tristes Dimanches / la vie perdue]. Mètres de l'élégie, manières de l'esprit expriment toujours la vision (dans tous les sens du terme) du corps, qu'accompagne, comme une basse continue et profonde, "un pleur de l'enfer". Le corps, comme le son des cloches, se perd ("s'essouffle" ) de par les près, le long des "chemins de silence", à travers les canaux: il devient un esprit d'amour, comme celui du poète "che al so paìs al torna di lontàn " [qui, au pays s'en revient de très loin] comme pour affronter la douleur de cette impossible présence, pour "s'initier" à elle et avec elle. "L'obscurité tombe sur ce monde", Février gèle "les canaux, les tuiles et les mûriers", les années passent "pour rien" et pourtant incessamment revient le fantôme de cette présence: biondu, fruta, nini — beauté impossible à comprendre, à saisir, qui vit seulement comme les mots "serrés au cœur".

Le corps vit, mais comme vit le temps perdu dans la souffrance que son détachement produit. Le corps vit, mais parce que le vivre lui-même est un passé. Passé est la vie même : "Toute ma vie / est Passé" — s'il revient, revient comme dans les rêves la perception d'une douleur ou d'une joie oubliées: "Ah pourquoi t'en reviens-tu maintenant en songe, depuis si longtemps oublié?" [Ah parsé tòrnitu / adès tal sun / da tanciu àins / dismintiàt?] Les lumières de la "nuit lueurescente" illuminent pour de courts instants "il recuart de la me vita viva / come erba ta an nera riva" [le souvenir de ma vie vivante, comme herbe sur une berge noire]. Et si la "vie vivante" est essentiellement passé, alors continuellement renaît le "suspièt di no vej mai vivut " [soupçon de n'avoir jamais vécu]: la "vie vivante" n'existe pas ici et maintenant, elle a seulement été — mais qu'est-ce qui pourrait, ici et maintenant, témoigner de la réalité d'un temps? Que dit la mémoire, sinon elle-même, sinon son souvenir présent? Le Frioul du poète a-t-il jamais existé, ou ne s'agit-il pas d'un "vagu disperàt ", d'un "vide désespéré", d'une absence, qu'aucun corps de Narcisse paysan n'a jamais véritablement habité?

Aucun rêve d'"origine" ou d'"innocence" ne résiste à de telles interrogations — et ce sont elles qui constituent le propre de cette poésie. Ce qui apparemment sonne comme "régression" vers un "règne des mères" rustique, se manifeste, finalement, comme découverte d'une lieu insondable, d'une résonance, d'un jeu d'échos infini: eaux vives, fontaines, cloches, couleurs passées. Le souvenir de la vie vivante ne dure que comme souvenir. La vie vivante serait de rencontrer à nouveau réellement la Mère, pouvoir vraiment et complètement l'imaginer comme une "enfant" sur le fonds joyeux d'un "ciel nu", "parmi les figuiers et les chênes frais de résine" — mais cette nostalgie se perd aussitôt dans le bref "soupir" du vers même, il est ce "soupir" et rien d'autre. Le Narcisse de Pasolini désire contempler le visage de la Mère enfant — d'une Mère qui soit sa jumelle — dans la "fontaine d'eau" de son village; mais les yeux de ce reflet sont "noirs comme le fond des étoiles". Au "frut" qui se regarde dans le miroir , "son œil noir lui sourit", lui fait écho un regard noir et une forme réduite à une simple lueur. Dans ce "vide désespéré" "vit" la Mère: plus encore, sa figure s'identifie à lui: absence de forme définie, oubli: "toutes deux oubliées, la mère et la rose, Allant dieu sait où, il nous a oubliées".

Le Fils tient en son sein un Fou sans Mère ("un Mat sansa Mari tal sen"): le Fils est, en son "propre", pur dé-lire: il est chassé hors du sillon des générations qui court à travers la chaîne des Pères et des Mères (ce "dieu fluvial du sang" que chante Rilke). Ce fils a brisé la chaîne et sa faute ne peut être rachetée. Ce n'est que comme un voleur qu'il peut revenir chez lui, gravir les "escaliers de glace", descendre parmi "les ombres des sacs". Il n'a pas su continuer la vie vivante: il l'a transformée-condamnée en simple passé: il l'a rendu invisible dans la métaphore obsédante de la poésie.

Comme un voleur, il tente maintenant d'entrer dans la chambre de sa Mère; comme un voleur, il reste figé de frayeur sous la lumière. Narcisse finalement "parfait", désormais il découvre dans le visage sans traits de cette lumière son "propre" visage, le plus authentique: l'être déjà vécu, sa survie morte. Et cette frayeur lui dicte ses deux vers les plus beaux: "la mort est maintenant cette lumière / qui de jaune remplit la chambre " [La so muàrt a è adés chistu clar / Ch'al impla la ciambra di zal ]: le jaune de la manifestation, de l'exister, détonne de manière très criante, lancinant comme la nuit, la mort, le regard noir du Fou, comme dans le Café le soir de Van Gogh.

La Seconda forma de "La meglio gioventú " (1974), n'ajoute rien, selon moi, à cette saison poétique des années quarante, sinon une volonté pédagogique de rendre les choses plus claires, plus transparentes. Dans la Dédicace, par exemple, "mon pays" devient "un pays non mien"; "l'eau la plus fraîche" devient "l'eau la plus vieille"; "rustique amour" devient "amour pour personne". La révision tout entière est dans ce ton — révision lourde, pesante, absolument non "spectrale" — pessimisme sans "aire de Proensa".

Comme était vraiment plus lointaine et désespérée cette Dédicace du jeune poète! Là, tout était dit avec la "juste" légèreté de l'allusion, dans la pudeur de l'image contenue — ici, désormais, tout veut se dire: hâte, impatience, anxiété explicative, "indécence" du "cœur mis à nu".

Et pourtant, même dans ces derniers poèmes, brille, au-delà de ce que peuvent avoir de pénible ces trop faciles "renversements", le bonheur de ces premiers vers — et la conscience désespérée (qui était déjà en ceux-ci) de la fin de tout "retour", d'avoir déjà vécu : "Je ne pleure pas parce que ce monde ne reviendra plus, je pleure parce que son retour s'achève " [i no plans parsé che chel mond a no'l torno pì / ma plans parsé che il so tornà al è finit]. Que le corps fut "le rêve d'un corps", avait déjà été dit par le poète de vingt ans, poursuivant sa propre image de par le "vagu disperàt" de Casarsa — mais sans trace de "ressentiment", sans la gravité apodictique des actes d'accusation. Du Klagendelied, le Lied frioulan du jeune Pasolini conserve seulement le lamento, l'élégie. Le Pasolini de la Seconde forme l'alourdit dans son sens de dénonciation, d'invective. Mais souvent c'est encore la langue qui le conduit — cette langue comme aucune autre, riche des noms de Narcisse et de jeunes Mères — et alors, de nouveau, le rythme se détend à nouveau en amples ombres, les corps deviennent des sons de plaintes et une pure couleur, les contours du monde.

 

 


Poésies à Casarsa

 

Pier Paolo Pasolini

 

 

Ces quelques poèmes sont extraits de la première section de La meglio Gioventú (1954):* "Poesie a Casarsa" (qui reprend en grande partie l'édition Bologna, Libreria Antiquaria, 1942, "bien qu'il s'agisse de quelque chose de plus qu'une deuxième version", précise Pasolini dans la note qui accompagne l'édition de 1954: " là, la violence linguistique tendait à faire du dialecte de Casarsa à la fois une koinè frioulane et un sorte de langage absolu, inexistant par nature, ici le dialecte de Casarsa est réadapté dans tout son caractère institutionnel"). Pour les deux premiers poèmes, nous avons traduit les versions de 1941 et de 1974(Seconda forma de "La meglio gioventú") dont parle Massimo Cacciari dans son essai. Les traductions ont été faites à partir du texte italien que Pasolini donne en bas de page.Les "versions italiennes — précise-t-il — voudraient remplacer un glossaire, et avec bien des désavantages par rapport à un glossaire, elle font tout à la fois partie, et quelquefois partie intégrante, du texte poétique: c'est pourquoi je les aies rédigées avec soin et presque, dans l'idéal, en même temps que le texte frioulan, en pensant qu'il valait mieux après tout que ces poésies soient lues ainsi plutôt que de n'être pas lues du tout". À propos de ce cycle en frioulan, et parlant de lui à la troisième personne, Pasolini a écrit: "Quoi qu'il en soit, il se trouvait en présence d'une langue dont il était détaché : une langue non-sienne, mais maternelle, non-sienne mais parlée par ceux qu'il aimait avec tendresse et violence, confusément et ingénument: sa régression d'une langue vers une autre — antérieure et infiniment plus pure — était une régression le long des degrés de l'être.Mais tel était son seul mode de connaissance."

M.V.

 

 

 

 

 

 

l'enfant mort (1941)

Soir lueurescent, dans le fossé

l'eau pousse, une femme grosse

chemine par les champs.

Je te souviens Narcisse, tu avais la couleur

du soir, quand les cloches

sonnaient la mort.

 

 

il nini muàrt (1941)

Sera imbarlumida, tal fossàl

a cres l'aga, na fèmina plena

a ciamina pa'l ciamp

Jo ti recuardi, Narcís, ti vèvis il colòur

da la sera, quand li ciampanis

a súnin di muàrt.

 

l'enfant mort (1974)

Soir lueurescent, le fossé

est à sec, l'ombre d'une femme grosse

chemine par les champs.

Sans retour ni rêve de toi, Narcisse, je sais

encore que tu avais la couleur du soir,

quand les cloches sonnaient le Mai.

 

 

il nini muàrt (1974)

Sera imbarlumida, il fossàl

al è sec, l'ombrena di 'na fèmina plena

a ciamina pa'l ciamp.

Sensa tornà nè insumiàti, Narcís, i sai

enciamò ch'i ti vevis il colòur da la sera

co'li ciampanis a súnin il Mai.

 

[Je regarde ... ] (1941)

Je regarde le soleil

des morts étés,

Je regarde la pluie

les feuilles, les grillons.

Je regarde mon corps

De quand j'étais garçon,

les si tristes Dimanches,

la vie perdue.

« Aujourd'hui t'habillent

la soie et l'amour,

Aujourd'hui c'est Dimanche

demain c'est la mort.»*

 

 

[I vuardi ... ] (1941)

I vuardi il soreli

di muartis estàs,

i vuardi la ploja

li fuèjs, i girs.

Il vuardi il me cuàrp

di quan' ch'i eri frut,

li tristis Domèniis

il vivi pierdút.

"Vuei ti vistíssin

la seda e l'amòur,

vuei a è Domènia

domàn a si mòur".*

 

[Je regarde ... ] (1974)

Je regarde le soleil

des étés qui ne meurent,

Je regarde la pluie

du monde et de personne.

Je regarde mon corps

sans âge ni pudeur,

les si nouveaux Dimanches,

en avant en arrière.

« Aujourd'hui t'habillent

la soie et l'amour,

Fils, que t'importe

qu'un étranger se meurt.

la soie et l'amour

vieux (!) t'habillent

il ne faut pas savoir

ce qui plaît aux neveux.»*

 

[I vuardi ... ] (1974)

I vuàrdi il soreli

di estàs ch'a no morin,

i vuàrdi la ploja

dal mond e di nissún.

Il vuàrdi il me cuàrp

sensa etàt nè pudòur,

li novis Domeniis

davant e indavòur.

"Vuei ti vistíssin

la seda e l'amòur,

Fí, no ti impuàrta

se un forèst al mòur.

La seda e l'amòur,

veciu (!) a ti vestíssin,

no bisugna savèj

se ch'a plas ai nevòus."*

 

Romancerillo

I.

Fils, aujourd'hui c'est Dimanche,

et ça décarillonne,

mais mon cœur est tout comme

une branche qui s'effeuille.

De par les tonnelles lointaines

j'entends Cenci chanter

quand il était encor vivant,

aux germes des années.

Ô, petit, je suis de tout mon cœur

dans un bourg blanc du Frioul.

 

II.

Toute ma vie

est Passé.

Moi j'étais une enfant

et toi tu étais mort.

Ah pourquoi reviens-tu

maintenant en songe

depuis si longtemps

oublié?

toute ma vie

est Passé.

Toi tu es un enfant

et nous nous rêvons.

 

Romancerillo

I

Fi, vuei a è Domènia,

e a scampanotèa,

ma il me còur al è coma

na rama ch'a si sfuèa.

Par li fras-cis lontanis

i sint Cenci a ciantà

co al era enciamò vif

ta li zemis dai àins.

Ah, nini, i soj' cu'l còur

ta un blanc borc furlàn.

 

II.

Dut il me vivi

al è passat

Jo i eri nina,

tu ti eris muàrt.

Ah parsè tòrnitu

adès tal sun

da tanciu àins

dismintiàt?

Dut il me vivi

al è passat.

Ti ti sos nini,

nu si insumiàn.

 

 

 

O moi jeunesse*.

O moi jeunesse! Je nais

dans l'odeur que la pluie

soupire des prés

d'herbe vive... Je nais

dans le miroir des rigoles.

En ce miroir, Casarsa

comme les prés de rosée —

tremble de temps anciens.

Ici-bas, je vis de piété,

lointain enfant pécheur,

en un rire inconsolé.

Ô moi jeunesse, le soir

serein teinte l'ombre

aux vieux murs: la lumière

dans le ciel, aveuglante.

 

 

O me donzel.

O me donzel! Jo i nas

ta l'odòur che la ploja

a suspira tai pras

di erba viva...I nas

tal spieli da la roja.

In chel spieli Ciasarsa

— coma i pras di rosada —

di timp antic a trima.

Là sot, jo i vif di dòul,

lontàn frut peciadòur,

ta un ridi scunfuartàt.

O me donzel, serena

la sera a tens la ombrena

tai vecius murs: tal sèil

la lus a imbarlumís.

 

 

 

Chant des cloches

Quand le soir se perd dans les fontaines

mon pays est couleur égarée.

Je suis au lointain, et me souviens ses grenouilles

la lune, et le triste tintillement des grillons.

Rosario joue, il s'essouffle dans les prés:

moi je suis mort au chant des cloches.

Etranger, à mon doux vol de par la plaine,

n'aie pas peur: je suis un esprit d'amour

qui au pays s'en revient de très loin.

 

 

Ciant da li ciampanis

Co la sera a si pièrt ta li fontanis

il me país al è colòur smarít.

Jo i soj lontàn, recuardi li so ranis,

la luna, il trist tintinulà dai gris

A bat Rosari, pai pras al si scunís:

jo i soj muàrt al ciant da li ciampanis.

Forèst, al me dols svualà par il plan,

no ciapà pòura: jo i soj un spirt di amòur

che al so país al torna di lontàn.





1. InPier Paolo Pasolini, La nuova gioventú (Poesie friulane 1941-1974), Einaudi, 1975 (la première édition de La meglio gioventú a paru chez Sansoni en 1954). Cet essai de M.Cacciari a paru en italien dans un volume d'hommage à Pasolini, Garzanti, Milan 1988.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  2. N.d.t.— L'œuvre poétique de Giacomo Noventa a été rassemblée dans le volume 1, Versi et poesie, de l'édition critique préparée par Franco Manfriani pour les éditions Marsilio à Venise (5 voll., 1986-1990). Sauf erreur, sa poésie n'a pas été traduite en français, malgré l'importance des références à la littérature française (Ronsard en particulier) et les contacts privilégiés de Noventa avec certains auteurs français, comme Bergson, par exemple, à qui il dédie certains textes. Sur Biagio Marin, Massimo Cacciari a écrit deux articles, que nous avons réunis et traduits sous le titre "La mesure de Marin", in Po&sie, Belin, Paris, 1994, n° 68. Ils développent tous deux une thématique semblable à celle qui est proposée ici à propos de Pasolini. Outre les quelques poèmes de Marin traduits à la suite de l'essai de Cacciari dans la même revue, on peut lire en français: Dans le silence le plus tendu, tr. fr. L'Age d'Homme, Lausanne, 1982.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 * Nous remercions l'éditeur italien et les ayants droits de P.P. Pasolini de nous avoir autorisé à reproduire et traduire ces textes ainsi que Mme Chiarcossi pour les conseils qu'elle a bien voulu nous donner. Une édition des Poésies de jeunesse de Pasolini a paru depuis dans la collection Poésie/Gallimard, traduction D. Fernandez et N. Castagné.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 








 

*.Ce vers sont extraits d'un autre poème du même recueil intitulé "Les litanies du beau garçon".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 























*.Si donzel est un terme typique du vocabulaire pasolinien, il n'est pas sûr que le français "damoiseau", ou quelqu'autre terme proche puisse en rendre toute la saveur.Nous avons préféré — conscient de tirer un peu le sens — «de l'appeler la jeunesse».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Massimo Cacciari