éditions de l'éclat, philosophie

PAOLO VIRNO
MIRACLE, VIRTUOSITÉ ET DÉJÀ VU


 





Chapitre III
Nature informe

 

1. L'ennui et le bonheur.

Le sublime mathématique, c'est le sentiment qui accompagne la régression à l'infini sous toutes ses formes. Bien que multiples, celles-ci peuvent toutefois se reconduire à deux espèces principales : la régression cosmologique et la régression linguistique. Ainsi, le vertige et l'émotion qui nous saisissent lorsque nous cherchons vainement un mètre pour évaluer l'étendue infinie du monde sensible ou l'étendue infinie du langage, sont mathématiquement sublimes. « L'imagination ne résiste pas à ce voyage vers le lointain extrême, où, derrière le monde le plus lointain, il s'en trouve toujours un plus lointain encore, et derrière le parfait de l'indicatif un indicatif plus-que-parfait encore » ; de même, quand l'imagination veut rendre compte du fait que nous parlons, elle reste empêtrée et se perd dans la hiérarchie ascendante des métalangages (chacun desquels en présuppose un autre d'un degré supérieur, dans une interminable fuite en arrière). Kant affirme que les idées de la raison sont « mises en mouvement et évoquées à l'esprit » par le caractère inadéquat de la représentation, à condition qu'un tel caractère puisse toutefois se représenter « sous une forme sensible ». Or, dans la mesure où elle offre une image du caractère lacunaire de toute image possible, la régression à l'infini est la seule occasion qui permette de représenter le caractère inadéquat de la représentation. Elle seule, donc, met en mouvement et évoque à l'esprit l'idée de monde ou l'idée de langage. Elle seule mérite d'être considérée comme sublime.

Dans la Science de la logique (Livre I, section II, « Quantité »), Hegel consacre une « remarque » à l'intimité cruciale du sublime mathématique avec la « mauvaise infinité » (et aussitôt après, dans une autre « remarque », il s'arrête, par conséquent, sur la première idée cosmologique kantienne). Hegel écrit : « Le faux infini, surtout dans la forme de la progression [mais lire aussi : régression] du quantitatif à l'infini (cet outrepassement continu de la limite, qui n'est autre que l'impuissance à la sursumer et la retombée permanente en elle) est considéré habituellement comme quelque chose de sublime et comme une sorte de culte […]. Dans les faits, pourtant, cette sublimité moderne n'agrandit pas l'objet qui, au contraire, s'échappe, mais seulement le sujet, qui engloutit en lui des quantités très importantes. L'indigence d'une telle élévation toujours subjective, qui s'élève sur l'échelle du quantitatif, se donne à voir de cette manière, quand dans son vain effort elle confesse de ne pouvoir approcher du but infini. » Dépasser la limite, sans pour autant la supprimer, mais au contraire retomber sans cesse en elle : au fond, à quoi est dû ce travail de Sisyphe, dont se prévaut la « sublimité moderne » ? À une sorte de paradoxe mélancolique, qui veut que le salut soit intimement lié à la persistance de la maladie. Ce qui revient à dire que l'idée de monde (ou de langage), vers laquelle la régression tend comme vers son accomplissement, est produite uniquement par le caractère inaccompli de la série régressive ; en ne cessant jamais, la régression donne à penser ce qui pourrait y mettre un terme. On se trouve ainsi en présence d'un mouvement pétrifié, ou d'une paralysie active, dont la prérogative est de provoquer un irrésistible sens de lassitude.

Le sublime mathématique est lié immanquablement à l'ennui. Dans le fait qu'« une limite disparaît et puis se représente et de nouveau disparaît et puis se représente et disparaît encore » est inscrit une répétition monotone, d'où la possibilité même de l'imprévu est bannie. L'émerveillement miraculeux devant l'existence du monde (ou du langage) est antinomique de la surprise. Il serait plutôt proche du sentiment d'oppression qui saisit celui qui se trouve confronté à une tautologie répétée un millier de fois. La régression à l'infini est, en même temps, la cause et la forme logique de l'ennui. En s'efforçant inutilement de poursuivre une vision d'ensemble du monde et du langage, elle vide l'expérience, c'est-à-dire qu'elle éloigne et distraie des phénomènes mondains ou linguistiques concrets. Le faux mouvement qui dépasse la limite dans le seul but d'en avoir la confirmation engendre une profonde indifférence (et quasiment un malaise nerveux) à l'égard de tout ce qui advient et de tout ce qui se dit. Les états de choses sensibles et les assertions déterminées du point de vue de leur contenu passent, sans que ne leur soit reconnue une importance autonome, dès lors qu'ils figurent seulement comme des prétextes occasionnels pour franchir un énième degré dans la hiérarchie des métalangages. Un désintérêt agacé entoure chaque discours et chaque fait particulier, dès lors que seul compte le fait d'élaborer un nouveau « discours sur le discours » ou de repérer une ultérieure « condition de la condition ».

La régression à l'infini maintient constamment en suspens : « Sans action, sans mouvement, sans chaleur, et quasiment sans douleur. » En montrant la « vanité de toutes les choses », elle fait le vide autour d'elle. Et c'est précisément dans ce vide que l'ennui, comparé quelquefois à un brouillard ou à une brume immatérielle, semble s'établir : « J'ai tendance à croire – écrit Leopardi – que l'ennui est de la même nature que l'air, emplissant tous les interstices entre les choses matérielles, et tous les espaces vides de chacune d'elles. »

Par contre, pour l'auteur du Zibaldone, l'ennui n'équivaut nullement à l'absence de passion ; il est au contraire la passion prédominante en soi, si radicale et pénétrante qu'elle passe souvent inaperçue. « L'ennui est une aspiration au bonheur qui reste, pour ainsi dire, à l'état pur », précise-t-il : ni empêchée, ni satisfaite, privée même d'un objet vers lequel elle puisse tendre. Cette même aspiration au bonheur, cet assouvissement irrévocable, se retrouve également dans la régression à l'infini. Mais qu'est-ce qu'une telle aspiration ? Même le bonheur semble être de la même « nature que l'air » : il ne peut se figer dans des faits ou des mots, mais il concerne leur trame, leur atmosphère, leur contexte. Si ce n'est que l'ennui et l'infinie régression (à savoir l'ennui comme régression) articulent la nature « contextuelle » ou « atmosphérique » du bonheur avec un excès de zèle paroxystique : ils opposent le contexte aux faits et aux mots qui, tour à tour, le remplissent, dévaluent et nient ceux-ci au nom de celui-là. C'est ainsi que le « pur » désir de bonheur se renverse aussitôt dans le « sentiment aigu de la vanité de toutes les choses ». Mais dès lors que plus rien ne doit se connecter, le tissu connectif se désagrège également. L'ennui et la régression détruisent, enfin, le contexte auquel ils semblaient précisément s'accrocher. Ou mieux, ils le réduisent à un présupposé insaisissable : le contexte prend l'apparence spectrale d'un métalangage toujours antérieur, d'une condition cosmologique encore plus déterminante. Ennui et régression irradient l'« atmosphère » même de notre vie, cette atmosphère qui, seule, pouvait se teinter de bonheur.

Le sublime mathématique a son origine dans l'impulsion vaine à représenter toute l'immensité du monde ou toute l'immensité du langage. C'est le sentiment de la régression à l'infini. La répétitivité uniforme de cette dernière maintient en suspens et rend indifférent. Elle ennuie. Le sublime mathématique (ou émerveillement miraculeux) avec son vertige monotone, n'est jamais exempt de lassitude. Toutefois, la régression à l'infini n'est pas un phénomène originel, devant lequel l'enquête doit s'arrêter. Il n'est qu'une articulation particulière et interrogeable de manières d'être autrement fondamentales. Il s'agira désormais, précisément, d'indiquer l'expérience du monde, dont la régression cosmologique constitue une torsion spécifique. Il faudra également faire ensuite allusion à l'expérience du langage, dont la régression métalinguistique offre une image dérivée et unilatérale. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut aborder de nouveau, d'un point de vue différent, le problème posé par un « désir de bonheur, laissé, pour ainsi dire, à l'état pur ».

 

2. Contexte sensible.

À propos du sublime mathématique, Kant parle à plusieurs reprises d'une « nature informe », à considérer comme « grande tout simplement ». À la différence du beau, concernant la forme de l'objet « qui consiste dans la limitation », le sublime présuppose l'absence de forme, l'illimité, le chaos. Cet aspect pourtant si connu, et même si rebattu, mérite une attention particulière. Pour Kant, les états de choses qui se distinguent par une piètre articulation ou par une absence d'articulation sont informes : ciel couvert de nuages, glacier sans aspérités, étendue de sable. Le caractère informe est donc un prédicat qui ne s'adapte qu'à une partie bien définie de la réalité sensible. Il semble légitime, toutefois, de donner un sens différent et plus engageant à l'expression « nature informe ». On entendra par là une manière de se manifester propre à la nature en général. N'est pas en jeu un ensemble d'objets particuliers (l'océan, le désert, etc.), mais l'apparence potentielle d'un objet quel qu'il soit. Chaque phénomène naturel, même s'il est parfaitement articulé et même « beau », peut toujours se présenter, sous certaines conditions et sous un certain aspect, comme quelque chose d'informe et d'indéterminé. En ce sens, l'absence de forme n'est pas un simple déficit, mais une caractéristique fondamentale de tout le monde sensible ou, mieux encore, du sensible en tant qu'il représente un monde.

Demandons-nous surtout comment et quand l'être sensible prend l'apparence d'un être informe. Le point de départ est l'altération particulière de la vision impliquée par le sentiment de sublime. Il intervient, pour ainsi dire, sur le fonctionnement même du nerf optique, en abolissant la distance moyenne et, par conséquent, la perspective. Ce qui rapetisse, c'est le paysage, avec ses détails bien précis, ses proportions pittoresques, ses lignes de fuite. La nature se retire sur la ligne de l'horizon, ou encore vient vers nous ; c'est le fond qui inclut, ou la matière immédiatement alentour (tangible plus que visible) dans laquelle nous nous sommes toujours plongés. Ne demeure que ce qui se nuance dans l'extrême éloignement, ou ce qui, étant éminemment proche, se dilate en un amalgame indiscernable. En s'éloignant de Kant, on pourrait affirmer que le sentiment du sublime, loin de provenir d'objets naturels informes, constitue tout au plus l'occasion privilégiée au cours de laquelle la nature dans son ensemble se manifeste comme nature informe.

Occasion privilégiée mais non unique. Le sublime se limite même à extrapoler et à exhiber avec une clarté exemplaire un aspect présent dans chaque expérience perceptive, fût-elle la plus modeste. Il donne un relief émotif à une prestation spécifique de l'apparat sensoriel, prestation inévitable, mais apparemment secondaire ou intersticielle. La distance moyenne est perdue dans le coup d'œil, dans lequel le regard ne s'arrête pas sur un être défini, mais a pour objet le seul champ visuel, dans son entière, quoique nébuleuse, extension. Mais, surtout, cette distance moyenne décline quand nous regardons les choses du coin de l'œil, de travers, latéralement. Ni en perspective, ni d'un point de vue paysagiste, tout ce qui est au bord de la vision est renvoyé sur le fond, ou se trouve si proche qu'il s'apparente au toucher. Trop loin ou trop près, elle ne se laisse pas définir : c'est la « nature informe », justement. Mais puisque dans toute vision il y a une région liminaire, c'est-à-dire un bord opaque, une partie de l'être visible reste toujours informe, non « travaillée » par la représentation, compacte.

Ce serait une erreur de croire que le caractère informe de la nature dépend de certaines prérogatives physiologiques de la sensation. Au contraire, le regard du coin de l'œil peut devenir un phénomène de plus grande importance, lié justement à un sentiment, uniquement parce que la nature, en relation à notre existence, est déjà toujours informe. Le regard de biais n'a rien d'arbitraire ou de « subjectif », il dépasse les limites d'une psychologie de la vision. Il révèle, sur le plan empirique, une expérience du monde fondamentale. Il la rappelle chaque fois da capo, avec l'immédiateté typique de la perception sensorielle. Pour exposer cette expérience, en soi parfaitement « objective », demandons-nous ce qu'est l'être naturel qui se manifeste comme être informe. Ne compte plus, alors, la manière et l'occasion d'une telle manifestation, mais son contenu. Qu'est-ce que la nature qui maintient toujours des contours incertains ? Qu'est-ce que le sensible qui ne se montre véritablement lui-même, qu'en restant flou ?

L'être visible qui ne se concentre pas dans ces unités suffisantes, indépendantes l'une de l'autre, auxquelles revient le titre d'« objets », est informe. L'absence de forme fait en sorte que la nature se présente comme un continuum compact, un multiple non plus sujet à des synthèses, une matière englobante. (On pourrait dire : les « objets » se décomposent en un continuum incommensurable alors que la représentation visuelle imite les modalités perceptives des sens qui lui sont hétérogènes, en essayant de rendre compte de ce qui relève exclusivement du tact, de l'ouïe, du goût, de l'odorat.) L'être sensible éternellement contigu, limitrophe, alentour est également informe : il influe de manière décisive sur ce qui se passe au centre de la scène, mais ne prend pas part à la comédie. Le sensible qui ploie, se répandant sur les côtés et dans le dos de celui qui regarde, est informe. Le sensible qui n'est jamais devant (à la différence d'un objet, justement), mais toujours et seulement tout autour est informe. Informe, en somme est le sensible comme pur et simple contexte ; et même comme le contexte où tout être est établi, où tous les faits adviennent, où résonne tout discours.

S'il n'est pas question ici de l'océan et du désert ou d'autres phénomènes particuliers, il ne s'agit pas plus, désormais, des seuls effets d'un regard du coin de l'œil. La matière, dans son ensemble, est déjà toujours informe en tant que contexte de notre existence. Inversement, la matière dessine un contexte, c'est-à-dire un monde, précisément parce qu'elle est informe ; si elle était entièrement articulée et spécifiée, elle ne constituerait qu'une « sphère vitale », c'est-à-dire un milieu (ce milieu dans lequel l'animal est placé de manière univoque et définitive). Dans le contexte informe, on est situés, dans le milieu hyperstructuré, on est inclus ; on appartient au premier sans pour autant y adhérer complètement (s'agissant précisément d'une matière générique ou indéterminée) ; on est enchaîné au second jusque dans les moindres détails, quasiment de la même manière qu'une prothèse fonctionnelle. Aussi, faire l'expérience de la « nature informe » revient à faire l'expérience du monde. À travers la perception du sensible contextuel, on ne connaît certes pas comment est le monde, mais on réalise avec émerveillement qu'il est.

Comme la « totalité de la nature » dont parle Kant, le contexte matériel élude toute représentation. Il n'existe pas d'image adéquate pour un continuum sans rythmes, pour un multiple réfractaire à la synthèse, pour un sensible éternellement flou. Il n'est aucune assertion en mesure de « refléter » ce qui ne se trouve pas devant, mais tout autour. La matière informe, dans la mesure où elle reste inaccessible pour la faculté représentative, peut être nommée sensible non empirique. Toutefois, la nature iconoclaste du contexte n'a rien en commun avec celle de la totalité , l'apparente analogie masque même une antithèse radicale.

Tandis que la « totalité de la nature » est irreprésentable parce qu'elle ne peut être que pensée, le contexte matériel, au contraire, est irreprésentable parce qu'il ne peut être que perçu. Dans le premier cas, nous avons des concepts épurés par la sensation ; dans le second des sensations sans concept. En outre, la pensée irreprésentable de la nature comme totalité élimine son propre objet, c'est-à-dire la nature, en évoquant plutôt une « destination suprasensible » ; inversement, la perception du contexte, en tant qu'elle excède elle aussi la représentation, témoigne d'un être sensible qui transcende les fonctions synthétiques du «je pense ». La « nature informe » se perçoit à travers une myriade de petites perceptions infinitésimales, qui dépassent l'auto conscience, en en circonscrivant le champ d'action et en en limitant les pouvoirs. Je perçois bien plus que je ne sais percevoir ; bien plus, donc, que ce que je peux représenter. Mais c'est précisément ce surplus perceptif qui situe le percevant dans un contexte matériel exorbitant, le rattachant préalablement « à tout le reste de l'univers ». Le sentiment que Kant appelle « sublime mathématique » surgit, en effet, de la disproportion irréductible entre sensible informe et nature formée, regard du coin de l'œil et vision perspective, continuum contextuel et unités autonomes, petites perceptions et auto conscience.

La nature informe, qui sert de contexte à chaque expérience et à chaque représentation, d'une part ne fait jamais défaut (tout comme l'horizon), de l'autre, pourtant, reste toujours irréalisée, comme une possibilité dont l'accomplissement est définitivement empêché. Inévitable, mais seulement potentiel, tel est ce qui caractérise le plus nettement le sensible informe (ou non empirique) et qui résume et éclaire les autres caractéristiques examinées jusqu'ici. Ce sensible alentour et flou subsiste matériellement, mais comme une dynamis pure, une puissance qui ne peut être mise en acte. Un être bien formé, donc caractérisé par certaines propriétés essentielles, est « possible » s'il n'existe pas encore (ou pour parler comme Kant, si on n'ajoute pas une sensation à son contexte) ; quand il parvient à l'existence, il devient un être « réel », c'est-à-dire un être dont les propriétés essentielles ont trouvé une réalisation. Inversement, le manque de forme, qui équivaut au manque de toute propriété essentielle, implique une existence scindée de sa réalisation, c'est-à-dire une existence seulement potentielle. La matière générique ou informe, qui constitue le cadre dans lequel s'inscrivent tous les êtres bien formés, préexiste toujours, sans pour autant perdre son statut de « possible », sans pour autant prétendre au rang de « réel » (à propos de la nature informe, il faudrait dire : elle est éternellement « possible », parce qu'elle provoque des sensations auxquelles on n'ajoute jamais un concept).

En paraphrasant Merleau-Ponty, qui parlait d'une « chair du monde », il semble opportun de se référer au sensible contextuel comme à la chair du possible. « Chair », parce que ce possible est non moins une matière visible et tangible : poussant sur les bords du regard, frôlant au plus près et se courbant alentour, elle est exhibée par les perceptions qui dépassent la représentation ; « du possible », parce que l'existence de cette matière n'implique pas et même exclut une réalisation, se faisant valoir comme dynamis absolue ou virtualité inconsumable.

L'irréalisabilité est donc un trait constitutif du monde. La tradition métaphysique sous-entend ce point jusqu'à en renverser le sens, en concevant le monde-contexte comme une totalité inaccessible par l'intellect fini. En effet, le contexte matériel est irréalisable du fait de sa potentialité permanente, et non du fait d'une limite cognitive ; au contraire, la totalité déborde la connaissance humaine précisément parce qu'elle consiste dans la totale réalisation de toute potentialité. Totalité inaccessible, contexte irréalisable : les deux expressions, à première vue solidaires, s'avèrent en fait opposées et même incompatibles. La cosmologie métaphysique donne à penser un monde défini sous tous ses aspects : en acte, complet, conclu. La raison, écrit Kant, « exige la totalité […] n'excluant même pas de ses exigences l'infini, […] et bien plus faisant en sorte qu'on ne puisse éviter de le concevoir […] comme donné en entier (dans sa totalité) ». Et « donné en entier », c'est-à-dire libéré de toute contingence résiduelle, tel est également le monde comme « totalité délimitée » dont parle Wittgenstein dans le Tractatus.

À peine cherche-t-on à réaliser (comme totalité) la potentialité durable du monde-contexte qu'on se précipite dans la régression à l'infini. En d'autres termes, la régression cosmologique commence lorsqu'on échange ce qui est seulement possible pour quelque chose d'incomplet. La tentative de donner forme à la « nature informe » est sans issue ou, plus précisément, se résout dans le « faux infini » dénoncé par Hegel. En voulant déterminer de manière complète l'« alentour » contextuel, comme s'il était un « devant » articulé, on remonte indéfiniment, et toujours en vain, dans la « série ascendante régressive » des conditions cosmologiques. À chaque avancée, avec une répétitivité lassante, on repropose la même limite qui semblait dépassée. Dans le fait même que la régression ne puisse se conclure, on peut saisir un témoignage indirect du caractère irréalisable du monde-contexte (c'est-à-dire de la potentialité persistante du sensible informe). Si ce n'est que pour Kant et Wittgenstein, cette inconclusion, imputée plutôt à l'insuffisance de l'intellect humain, indique seulement que la totalité est une idée transcendante. Le complément de la série régressive est garanti par une « condition inconditionnelle » suprasensible, dont la reconnaissance demanderait d'aller au-delà du monde caduc. C'est ainsi que « l'inaccessibilité de la nature » informe se convertit dans le dépassement de la nature en général.

L'idée métaphysique du monde comme totalité suppose la réalisation subreptice de ce qui est constitutivement « possible » : c'est pour cela, répétons-le, d'une part qu'elle engendre la régression cosmologique infinie, et d'autre part qu'elle la « conclut » en recourant à un principe extra mondain, ou transcendant. Il faut maintenant se demander si, pour le monde comme contexte matériel, c'est-à-dire pour la chair du possible, il n'existe pas toutefois une idée adéquate, une mesure, une expression. Quelle est, au fond, l'idée, l'eidos, l'apparence du sensible seulement potentiel ? Pour répondre, nous aurons recours à l'expérience fondamentale du langage, toujours trahie (c'est-à-dire révélée et en même temps déformée) par la régression métalinguistique infinie.

 

3. Père et Fils.

Souvenons-nous de ce qu'écrit Wittgenstein dans la Conférence sur l'Éthique : « Je suis alors tenté de dire que la façon correcte d'exprimer dans le langage le miracle de l'existence du monde, bien que ce ne soit pas une proposition du langage, c'est l'existence du langage lui-même. » L'événement de la Création (existence du monde) se duplique dans l'événement de la Parole (existence du langage) ; celui-ci prolonge et réfléchit celui-là. Entre le fait qu'il y a un monde et le fait qu'il y a un langage existe, selon Wittgenstein, la même relation qui unit le Père et le Fils dans le Nouveau Testament : « Dieu le Père a créé le monde, Dieu le Fils (ou le Verbe qui vient de Dieu), c'est l'Éthique. » Rendre compte de manière discursive de l'existence du langage, donc de ce qui permet tout type de discours, reviendrait ainsi à exprimer le monde comme « totalité délimitée » ; une auto référence parfaitement réussie résoudrait en même temps la question cosmologique. Mais, pour Wittgenstein, aucun énoncé n'est en mesure de représenter le fait même que l'on parle : de même que le Père « ne se révèle pas lui-même dans le monde » qu'il a créé, le Fils, c'est-à-dire le Verbe, ne se révèle pas dans la langue. L'échec auquel est vouée l'auto référence linguistique constitue la version « néotestamentaire » du sublime mathématique kantien : c'est précisément la faillite inévitable, en effet, qui indique chaque fois da capo, à travers le choc contre la limite, la « divine nature » de la Parole (c'est-à-dire du Fils).

Au terme de la Conférence, Wittgenstein admet qu'en parlant du bien et du sens de la vie, il se proposait « d'aller au-delà du monde, c'est-à-dire au-delà du langage signifiant » (c'est moi qui souligne). Il n'y aurait qu'une seule et même limite, comme il n'y aurait qu'un seul et même dépassement. Mais ce « c'est-à-dire » est-il aussi évident ? Sur quoi s'appuie la conviction que la transcendance du monde coïncide sans aucun doute avec celle du langage ? On ne peut faire l'hypothèse d'une telle coïncidence, et on est même obligé de la faire à la seule condition de présupposer un lien très fort entre les noms et les objets, les assertions et les faits, les expressions signifiantes et les états de choses intramondains. Pour qu'ils aient les mêmes contours et une limite commune, il faut que le langage et le monde soient coextensifs et se correspondent point par point. C'est la relation dénotative entre le mot et la chose, emblème apparent de l'« en deçà », qui propose un « au-delà » identique (et, bien entendu, inaccessible).

La complicité manifeste entre dénotation et transcendance appelle, par contraste, un ensemble de questions radicales. Quelles conséquences entraîne l'abandon du présupposé du caractère coextensif, c'est-à-dire la critique de la « correspondance » des assertions et des faits ? Dans la mesure où la limite du monde ne correspond plus à la limite du langage, le dépassement du premier n'est pas aussi dépassement du second. Mais voici la nouvelle question : si elle est différenciée et dédoublée, s'agit-il toujours d'une même transcendance ? Le « c'est-à-dire » n'était-il qu'une détermination de plus ou en constituait-il le fondement ? Lorsqu'on considère l'« au-delà » du monde distinct de l'« au-delà » du langage, a-t-on encore affaire, dans l'un et l'autre cas, à un « au-delà » effectif ? Une fois la symbiose dénotative dissoute, langage et monde font montre de leur complète asymétrie et hétérogénéité : au lieu de se réfléchir l'un l'autre comme des droites parallèles, ils s'entrecroisent, se limitent réciproquement et réciproquement se dépassent. Mais alors ne faudrait-il pas penser que l'« au-delà » du monde tombe dans le langage (cessant ainsi d'être un « au-delà ») ? Que l'existence du monde soit signifiée par certaines expressions non apparentes ? Et, inversement, ne faudrait-il pas penser que l'« au-delà » du langage tombe dans le monde (cessant ainsi d'être un « au-delà ») ? Que l'existence du langage soit située dans un contexte sensible supérieur ?

Ces questions, évidemment rhétoriques, sont strictement signalétiques : elles indiquent une direction argumentative que nous ne pourrons suivre ici qu'en la survolant.

 

4. L'insertion du langage.

Quand on constate avec émerveillement que le langage existe, on ne se réfère pas à l'ensemble des propositions possibles, mais à la possibilité d'énoncer n'importe quelle proposition. Le langage est une faculté, c'est-à-dire qu'il existe comme une puissance qui ne se réalise jamais complètement. Entre la langue et le sensible informe, on peut déceler une analogie structurelle : de manière identique au contexte perçu du coin de l'œil, le fait d'« avoir la parole » est une virtualité inexorable, qui ne connaît pas d'accomplissement ou, plus précisément, qui est parfaitement accomplie en tant qu'elle reste irréalisable ou « informe ». Le langage, qui ne se donne pas pour le monde (ne le réfléchit pas et ne lui correspond pas), a en commun, pourtant, avec le monde la manière d'être d'une dynamis inconsumable. La régression infinie des métalangages (dont la faillite sublime semble renvoyer à la nature transcendante de la Parole-Fils) surgit, en effet, de la tentative de représenter la faculté de parler comme une totalité entièrement donnée. Tout comme la régression cosmologique, elle aspire à compléter ou à réaliser ce qui, au contraire, est seulement possible.

La faculté de parole, c'est-à-dire le simple « pouvoir parler », n'est pas, pour autant, un bien garanti, tant il est vrai que l'enfant ne peut pas encore parler, et celui qui est sujet à des perturbations aphasiques ne peut plus parler. Si l'enfant est un aphasique en voie de guérison, l'aphasique est un enfant chronique. Tous deux frontaliers, l'un émigre dans le langage, l'autre en est expulsé comme un locataire inconséquent. Ils se croisent à la frontière, où l'entrée et la sortie coïncident. L'existence du langage en tant que faculté, toujours manquée par la régression du discours-sur-le discours, est exhibée plutôt par les phénomènes linguistiques liés à la parole qui se fait et se défait (pour reprendre le titre italien d'un livre célèbre de Jakobson, consacré précisément à la symétrie entre le langage de l'enfant et l'aphasie). Cette exhibition du fait même que l'on parle (comme « fait » brut et peu sûr, affligé lui aussi par la contingence) ne serait possible, toutefois, si n'était en question qu'un silence contrit ou un déficit empirique. Si ce n'est que l'expérience de l'enfant ou du malade, pour lesquels le langage est une virtualité ou une latence, ne reste pas située à la périphérie du comportement verbal, comme simple détermination négative, parenthèse chronologique ou pathologique. Au contraire, cette expérience du langage comme quelque chose qui peut être, auquel on accède ou dont on est privé, envahit le discours intègre et bien formé, est sans cesse attestée par certaines de ses prestations en ronde-bosse.

Il y a des fonctions et des structures efficientes de la langue qui réfléchissent la pauvreté de l'aphasique, des formulations régulières qui tirent leur forme logique d'un blocage de la communication. Le caractère incomplet et la virtualité de la langue sont mises en évidence par des locutions auxquelles il ne manque rien ; le « pas encore » et le « plus jamais » du « pouvoir parler » trouvent une articulation positive dans des énoncés saturés et ductiles. Maintenant, dans les régions du discours normal qui conservent l'expérience aphasique, en offrant le côté convexe, il faut reconnaître le lieu d'une autoréflexion radicale de la parole humaine. C'est là, en effet, que le langage rend précisément compte de lui-même comme d'un événement, puisqu'il montre qu'il est (en tant que l'élocution advient sans heurt), alors qu'il pourrait ne pas être (en tant que l'élocution reproduit les caractères spécifiques d'un certain « ne pas pouvoir parler »). C'est un genre d'autoréflexion en rupture avec l'idée métaphysique d'un langage toujours présupposé en soi, absolument étranger, donc, à la régression infinie des métalangages. Il s'agit plutôt des formulations ordinaires qui, ayant une racine « aphasique », témoignent, par des paroles, des limites et de la friabilité de la parole, ou évoquent par une élocution l'éventualité d'une non-élocution.

Aux signes caractéristiques d'un des principaux types d'aphasie correspond point par point, avec une minutie précise, la trame logique de la modalité du possible. Les formules propositionnelles usuelles avec lesquelles se développe un discours hypothétique (« il est possible que… », etc.) constituent le pendant en relief, en soi parfaitement réussi, d'une limitation spécifique de la compétence communicative. Cet isomorphisme, exposé ailleurs avec des prétentions démonstratives et force détails, ne peut être ici que schématisé apodictiquement.

Les énoncés concernant le possible sont définis comme des « contextes opaques » par Willard V. O. Quine (dans l'essai «Référence et modalité ») parce qu'en eux, la correspondance entre les mots et les choses (dont dépend la « transparence » du discours) semble diminuer, comme indéfiniment arrêtée par une sorte de tempête magnétique. Selon Quine, la crise de la dénotation, c'est-à-dire l'opacité du contexte, est prouvée par le fait que le sujet grammatical de l'énoncé modal ne peut être substitué sans inconvénient par un terme identique. Donnons un exemple : une fois admise l'identité entre deux signes linguistiques, par exemple « Tegucigalpa » = « Capitale du Honduras », si l'on veut établir que, dans une certaine assertion, le nom de « Tegucigalpa » est employé avec une intention dénotative (qu'il est donné pour quelque chose), il suffit de le remplacer par l'équivalent « capitale du Honduras » ; à la condition que la traduction n'altère pas le sens de l'assertion, « Tegucigalpa » a sans aucun doute une valeur référentielle. Mais précisément une telle traduction est empêchée par un « contexte opaque ». Si dans l'énoncé modal : « Il est possible que Tegucigalpa ne soit plus la capitale du Honduras », je remplace « Tegucigalpa » par son synonyme, j'obtiens une évidente absurdité : « Il est possible que la capitale du Honduras ne soit plus la capitale du Honduras. »

L'indisponibilité à la substitution démontre que, quand le possible est en jeu, le sujet grammatical ne remplit aucun rôle dénotatif, dans la mesure où son sens est étroitement lié au contexte. La prééminence de ce dernier, outre le fait qu'elle empêche la « relation biunivoque entre les noms et la réalité » discrédite en même temps, et pour les mêmes raisons, l'emploi du métalangage. Pour fixer l'identité entre deux noms (« Tegucigalpa » et « capitale du Honduras ») qui seule permet d'exprimer la correspondance entre nom et objet, il est nécessaire de parler de son propre code, c'est-à-dire de développer un discours sur le discours. Il va de soi que ce mouvement métalinguistique est exclu là où l'opacité du contexte empêche d'emblée de remplacer le sujet grammatical par n'importe quel autre terme. Dénotation, identité et métalangage sont des concepts solidaires : ils se maintiennent ensemble et retombent ensemble. La modalité du possible abroge l'entière confraternité.

L'expression « contexte opaque » est certainement suggestive, mais c'est un pléonasme : en effet, sans opacité, il n'y aurait pas de contexte. Quand ce dernier fait valoir sa propre norme, la « correspondance » entre les mots et les choses est toujours opaque. Faire l'hypothèse, avec Quine, d'un « contexte transparent », dans lequel la référentialité du nom et les opérations métalinguistiques ont libre cours, n'est qu'une manière pudique d'évoquer l'abolition conceptuelle de la notion même de « contexte ». Pourtant, en évitant le pléonasme, il est permis d'affirmer (contre Quine) que la modalité du possible, loin de constituer une perturbation occasionnelle, donne à voir en tout cas la nature contextuelle du langage en général (l'être-en-contexte de chaque locuteur). Ou, pour être plus précis, disons que la modalité du possible montre l'insertion du langage dans le monde.

Considérons maintenant le lien entre le discours sur le possible et un certain déficit aphasique. Roman Jakobson distingue deux types fondamentaux d'aphasie. Dans le premier, la capacité de sélectionner à l'intérieur du code linguistique les termes à utiliser est réduite, tandis que l'aptitude à combiner des éléments donnés par ce même code reste intacte : on peut continuer des phrases déjà commencées, mais on ne peut pas en commencer de nouvelles. Dans le second type, la fonction sélective est conservée, mais la fonction combinatoire est endommagée : on s'en tient à l'incipit des phrases qu'on ne parvient pas à développer. Ainsi, l'énoncé marqué par la présence du possible est le correspondant non pathologique du premier type d'aphasie.

Quand la faculté sélective est atteinte, le tissu connectif de la proposition survit, mais les termes dotés d'une forte autonomie s'écroulent. « Les mots qui comportent une référence inhérente au contexte, tels que les pronoms et les adverbes pronominaux, et les mots servant à construire le contexte tels que les connectifs et les auxiliaires sont particulièrement aptes à survivre, écrit Jakobson, […] tandis que le principal agent subordonnant de la phrase, à savoir le sujet tend à être omis. » Le primat du contexte va de pair avec la crise du sujet grammatical. L'aphasique se déplace avec sécurité et habilité dans un certaine milieu discursif, au risque pourtant d'être englouti dans les sables mouvants dès lors qu'il s'approche de ses frontières. Le lien contextuel, rendu solide par la perturbation de la sélection, implique l'impossibilité absolue de substituer un terme isolé par un autre terme de valeur identique, ainsi que l'atrophie factuelle du métalangage. Un locuteur normal, dit Jakobson, « sait aussi parler du langage en soi ». S'il doute d'être compris quand il utilise le mot « champagne », il le substituera aussitôt par « mousseux français » ou « vin blanc pétillant », discourant en somme du même code dans lequel il s'exprime. C'est ce mouvement qui est interdit à l'aphasique : « Cette utilisation du langage pour traiter du langage […] est déficient chez les aphasiques du fait d'une perturbation de la sélection. »

Les inconvénients et les bizarreries que Quine attribue à la modalité du possible sont aussi les symptômes de la pathologie étudiée par Jakobson. De même que dans le contexte opaque, « il est possible que Tegucigalpa ne soit plus la capitale du Honduras », il n'est pas permis logiquement de remplacer « Tegucigalpa » par son équivalent « la capitale du Honduras », l'aphasique est matériellement dans l'impossibilité de traduire « champagne » par « mousseux français ». Le critère de substitutivité, brandi par Quine pour attester l'usage dénotatif du nom est un terrain miné pour le malade. Celui-ci égare très vite à la fois le sens et la référence du simple substantif : en effet, alors que la commutation intralinguistique entre « champagne » et « mousseux français » est obstruée, le contenu sémantique de chacun des deux termes s'évapore et leur capacité à se donner pour un certain objet décline. L'aphasie en question paralyse en même temps la fonction dénotative et la fonction métalinguistique, démontrant ainsi, ex negativo, l'association étroite entre l'une et l'autre : « La carence aphasique de la capacité de nommer est due précisément à une perte de métalangage. »

Il n'y a qu'une seule différence entre la faille pathologique de la fonction sélective et les énoncés sur le possible, mais elle est décisive. La même indigence, qui, dans le premier cas, se signale par l'interruption du discours, provient dans le second, d'un discours parfaitement accompli, c'est-à-dire qui se rattache à la présence pleine de la parole. Dans la modalité du possible, la limitation ne s'explique pas comme mortalité des noms, mais est inoculée dans la forme logique de l'énonciation. Plutôt que se résoudre dans l'inaccessibilité de certains éléments du code linguistique, le déficit « aphasique » concerne, maintenant, la position du code tout entier par rapport au cercle de l'expérience vitale. C'est ce cercle, et non plus le tissu connectif de la phrase, qui dessine le cadre inéluctable auquel le parlant se remet sans en posséder l'incipit, avec une attitude simplement « combinatoire ». Pour celui qui dit « il est possible que… », le contexte inévitable, qui prévaut sur le sujet, est le monde sensible auquel il appartient. Au lieu de dénoter ce dernier comme quelque chose qui est « devant » lui, les énoncés modaux s'y inscrivent au titre de « termes auxiliaires » qui coordonnent et relient, mais ne commencent pas.

Une fois transposée dans la modalité du possible, c'est-à-dire dans le discours régulier, l'expérience aphasique, que Jakobson décrit comme « évasion de l'identité vers la contiguïté », concerne, donc, le rapport entre langage et monde. Ce rapport consiste en une interprétation incomplète, en un déchiffrement toujours insuffisant. L'expression modale, « il est possible que » montre la limite herméneutique de la parole humaine par rapport au contexte sensible dans lequel elle résonne ; elle montre comment l'énonciation, n'en venant jamais à bout, se situe dans un cadre extralinguistique qui la dépasse et reste opaque à ses yeux.

Toutefois, affirmer que la modalité du possible expose le rapport entre le langage et le monde comme rapport de déchiffrement défectueux peut donner lieu à des équivoques. Le risque est d'avaliser l'image grossière d'un monde présupposé au (et indépendant du) langage, qui s'avère ensuite partiellement réfractaire à être représenté par des noms et des assertions. Évidemment, les choses ne sont pas ainsi. Au contraire, c'est précisément la faiblesse herméneutique du langage qui fait que le monde est « monde ». Ce n'est que lorsque la parole montre son défaut de décodification par rapport au cadre non linguistique que ce dernier se présente comme un contexte qui ne peut être transcendé, configurant ainsi, précisément, un monde. On pourrait dire, en filant le paradoxe : le monde est constitué linguistiquement de ce qui, dans le langage, manifeste le caractère incomplet ou limitatif du langage par rapport au monde. En dernier lieu, le fait que les hommes aient un « monde » (par rapport auquel la compénétration est toujours imparfaite, le frottement irrésolu, l'orientation partiale et précaire) plutôt qu'un « milieu » (dans lequel, au contraire on est intégré irrévocablement comme dans un liquide amniotique) est dû aux limites du langage, et non à sa puissance représentative.

 

5. Chiasme.

Récapitulons. L'existence du monde en tant que contexte – inaccessible par la régression cosmologique infinie, dont le but est de réaliser le contexte comme une totalité entièrement donnée – est éprouvée dans le phénomène de la « nature informe » ou sensible seulement alentour et toujours potentielle. L'existence du langage en tant que faculté – jamais effleurée par la régression métalinguistique infinie, tendue plutôt à réaliser la faculté comme une totalité complètement en acte – est éprouvée dans les locutions bien formées qui, reprenant la structure logique de l'aphasie, détachent le « pouvoir parler » de l'horizon de ses limites, ruptures et éclipses. La plus importante des locutions régulières à matrice « aphasique » est la modalité du possible. Elle rend compte, en fait, de la relation que le langage entretient avec le monde matériel : une relation à la fois déficitaire et déterminante (et même déterminante parce que déficitaire), d'où sont exclues toute coextensivité et toute « correspondance ». L'intersection entre contexte et faculté constitue le véritable centre de gravité du sentiment, que Kant nomme « sublime mathématique » et Wittgenstein « émerveillement miraculeux ». Cette intersection a la forme d'un chiasme : contexte et faculté se croisent comme l'abscisse et l'ordonnée. Ou, pour être plus précis, chacun des deux termes est l'au-delà, la mesure, la condition inconditionnée de l'autre.

Tout d'abord, la modalité du possible révèle l'inscription du langage dans le monde, c'est-à-dire montre comment le « pouvoir parler » est inclus dans un contexte sensible exorbitant. Dans ce sens, le monde circonscrit et dépasse la parole : il est son au-delà. D'autre part, la contextualité de la nature informe est ici mise en lumière seulement en vertu de l'insertion en elle, du discours articulé ; c'est la parole finie ou « aphasique » qui institue indéfiniment le cadre qui excède la parole. En ce sens, le langage donne accès au monde : il est son au-delà. Loin d'impliquer une seule et même transcendance (qui aurait pour contenu l'unité du Père-Créateur avec le Fils-Parole), langage et monde, faculté et contexte, « pouvoir parler » et sensible informe se transcendent les uns les autres ou, ce qui revient au même, se limitent les uns les autres. L'« au-delà » mondain du langage n'est pas pour autant un « au-delà » authentique mais quelque chose qui peut être encore perçu. De la même manière, l'« au-delà » linguistique du monde n'est pas pour autant un authentique « au-delà », mais quelque chose qui peut être encore prononcé.

Ensuite, tant le contexte que la faculté ont la manière d'être d'une dynamis irréalisable, d'une virtualité persistante. Mais c'est précisément pour cela que ni le contexte ni la faculté ne disposent d'un aspect défini, d'une apparence autonome, d'une expression qui leur soit adéquate. Ce qui est seulement potentiel, le sensible informe ou le « pouvoir parler », n'a pas en soi son propre eidos, sa propre mesure, sa propre physionomie. Ce point est évoqué par Kant lorsqu'il affirme que l'échec auquel est soumis l'imagination en évaluant « l'immensité de la nature » évoque « une autre mesure non sensible », mais également par Wittgenstein, pour lequel le choc contre les limites du langage révèle, pour ainsi dire, une mesure non linguistique de notre faculté de parole. Si ce n'est que pour Kant, « la mesure invariable [c'est-à-dire non sensible] de la nature, c'est sa totalité absolue ». Et la totalité, coïncidant avec une réalisation totale, travestit et efface le caractère éternellement potentiel du monde-contexte et du langage-faculté. Qu'en est-il alors des choses ? Il est vrai qu'une dynamis irréalisable ne trouve sa propre mesure (ou « idée ») qu'en dehors d'elle-même, dans quelque chose d'hétérogène ; mais ce « quelque chose », bien que d'un genre différent, ne peut être à son tour qu'une dynamis pure. La potentialité inexorable du sensible informe donne une physionomie, un eidos, une « mesure non linguistique » à la faculté de langage. Réciproquement, le « pouvoir parler » constitue l'apparence hétérogène, l'eidos, la « mesure non sensible » de la nature informe et floue, ou de ce que nous avions nommé la chair du possible. Privé d'une image qui lui soit propre, le contexte irréalisable offre par contre un aspect à la faculté irréalisable ; et celle-ci offre une apparence oblique à celui-là.

Enfin, l'intersection entre langage et monde conclut ou, plus précisément, interrompt la régression cosmologique et la régression métalinguistique. C'est leur issue commune. De plus, c'est le point où la marche en arrière linéaire révèle sa courbe originelle, c'est-à-dire se désavoue en montrant qu'elle n'est pas réellement une régression, mais précisément un mouvement circulaire.

La spirale monotone du discours sur le discours s'arrête ausitôt qu'il renvoie au côté non linguistique de l'intersection entre langage et monde : sa « condition inconditionnée », c'est le contexte sensible, qui délimite et situe le « pouvoir parler ». Cette « condition » s'avère effectivement « inconditionnée » (c'est-à-dire déterminante, mais non déterminable) parce qu'elle est hétérogène à la série dont elle dépend. La régression métalinguistique est complétée par la perception de la nature informe : elle s'achève, donc, sur une metabasis eis allo genos, un « passage à un autre type d'expérience ». Du reste, on l'a vu, seule la nature informe donne la « mesure » du langage (cette mesure ou eidos, que le discours sur le discours poursuit, au contraire, en vain). De manière tout à fait analogue, la régression cosmologique s'épuise et cesse, alors qu'elle parvient jusqu'à sa « condition inconditionnée » hétérogène : la faculté de parole, qui, en s'y inscrivant, institue le monde-contexte. Même dans ce cas, on a un passage à un autre genre : les petites perceptions infinitésimales, qui éludent la représentation et font signe au seul sensible contextuel, trouvent un accomplissement métaphorique, ou une intégration oblique, dans l'expérience du « pouvoir parler ». Du reste, comme on l'a déjà vu, seule la dynamis inconsumable de la langue procure une mesure, c'est-à-dire un eidos, à la nature informe.

 

 

6. « Une pudeur si indolente ».

Quel est le sentiment lié à l'interruption de la régression cosmologique et métalinguistique, qu'on prétendait infinie ? Quelle tonalité émotive accompagne (et rend même évident) le chiasme entre faculté de langage et sensible informe ? En bref, quel est le sentiment du contexte ? Si la régression à l'infini est la cause de l'ennui, et l'ennui, selon Leopardi, est « la recherche du bonheur, laissée, pour ainsi dire, à l'état pur », il faut penser que, la régression s'arrêtant, ce pur désir puisse prendre une apparence très différente de l'ennui.

La régression infinie des métalangages ou des points de vue cosmologiques est animée, nous le savons, par la prétention à saisir comme une totalité actuelle ce qui existe au contraire seulement dans le mode du possible ; une telle prétention déteint sur l'idée de bonheur ; cette dernière est conçue comme passage complet de la puissance à l'acte, donc comme « réalisation » absolue de soi-même dans le monde et du monde en soi-même ; toutefois, puisque la dynamis irréalisable diffère indéfiniment son propre accomplissement effectif, l'aspiration au bonheur se renverse fatalement en « sentiment vif de la vanité des choses », c'est-à-dire en ennui. Comment se manifeste, inversement, la recherche du « bien que l'on désire pour soi et jamais en vue de l'autre » (selon la définition qu'Aristote donne du bonheur,) une fois éprouvée l'irréalisabilité constitutive du monde (et de nous en lui) ? N'est plus en question, évidemment, un dessèchement progressif de la dynamis, mais l'aptitude à habiter la « chair du possible ». Cette aptitude consiste à réfléchir la potentialité éternelle du monde-contexte sur chaque événement particulier et sur chaque objet. Le fait accompli ou la chose bien déterminée laissent transparaître en contre-jour quelque chose d'informe, une patine contextuelle ; parmi leurs propriétés essentielles, il faut compter aussi la capacité-d'être-autrement, une suspension durable entre des évolutions antithétiques, la contingence irrésolue. La conservation intégrale de l'ensemble des possibilités contenues dans un hic et nunc particulier distingue l'expérience du monde soustraite à la régression infinie. S'il est enraciné dans une telle expérience, le désir de bonheur se maintient avec sollicitude à côté des faits et des choses (il en est même le « sentiment vif ») puisque chaque fait et chaque chose peut exposer en soi, par une sorte de miracle ressassé, la dynamis du contexte auquel il appartient. Pour citer Walter Benjamin, on pourrait dire que l'instance du bonheur s'arrête sur la poissonnière de New Haven photographiée au début du siècle tandis qu'elle regarde par terre avec une « pudeur si indolente et si séduisante », parce que « dans la particulière façon d'être de cet instant lointain, niche encore aujourd'hui le futur », c'est-à-dire le possible.

Mais ce ne sont que des signes allusifs. Pour saisir pleinement le sentiment qui caractérise l'interruption de la régression à l'infini et envahit l'expérience du monde-contexte, il est nécessaire de discuter de manière critique l'autre forme du sublime analysée par Kant : le sublime dynamique, c'est-à-dire le sentiment de la sécurité absolue. Pour Kant, la « condition inconditionnée » de la nature, que le sublime mathématique exhibe négativement, est aussi, sous un profil éthique, ce qui garantit protection et signification à notre existence. L'impulsion à la totalité se confond avec la quête d'un refuge inexpugnable. Il faut se demander, maintenant, à quelles conditions le sentiment du contexte (contrepartie matérialiste du sublime mathématique) peut engendrer confort et sécurité. Quel est son revers « dynamique » ou, mieux encore, éthique ? L'écart par rapport au schéma kantien est évident. La totalité offre un refuge solide, parce qu'elle outrepasse et destitue le monde sensible, source de tout danger. Inversement, le contexte matériel protège en vertu de cette même prérogative qui le rend menaçant : sa potentialité irréalisable. Le même noyau d'expériences peut s'avérer perturbant ou rassurant, effrayant ou salutaire. La conversion de la dynamis, de terrible danger en une demeure rassurante, advient, comme nous le verrons, lorsque la perception du contexte sensible ou de la nature informe se duplique dans l'institution d'un « alentour » différent : la sphère publique.

 

 

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