éditions de l'éclat, philosophie

PAOLO VIRNO
MIRACLE, VIRTUOSITÉ ET DÉJÀ VU


 





Chapitre II
La racine émotive
de la cosmologie

 

1. le principe inconditionné.

Le sublime, c'est la tonalité émotive des idées cosmologiques. Kant parle longuement de celles-ci dans la « Dialectique transcendantale » de la Critique de la raison pure (livre II, chap. II, « L'antinomie de la raison pure »). Le chapitre sur les concepts par lesquels la raison croit saisir « l'ensemble de tous les phénomènes (le monde) » suit celui consacré aux idées psychologiques (qui prétendent déterminer positivement le Moi pur) et précède l'examen des idées qui concernent l'Être suprême. Ainsi, la cosmologia rationalis occupe une position médiane entre la psychologia rationalis et la theologia trascendentalis. Dans une perspective systématique, on pourrait dire que la pensée du monde présuppose la pensée du Sujet et prépare à la pensée de Dieu.

Bien qu'il place toutes les idées de la raison sur un même plan, et les considère toutes comme autant d'« apparences inévitables » ou d'erreurs nécessaires, Kant ne manque pas de souligner ce qui distingue radicalement les idées cosmologiques des deux autres variétés de « ratiocinations dialectiques ». Alors que les idées psychologiques et les idées théologiques disposent d'un objet spécifique transcendant (le Sujet pur ou Dieu), évidemment étranger à toute expérience empirique, l'idée de monde n'est que « la manière de saisir la réalité effective de ces objets des sens ». Elle n'est pas en quête d'un quid inconnu, mais se contente de regarder selon une perspective particulière ce qui est commun. Elle n'aspire pas au surnaturel et se contente plutôt de concevoir la nature phénoménale comme une totalité. D'apparence strictement mondaine, cette instance s'avère pourtant irréalisable. Les faits et les états de choses du monde sensible ne se laissent jamais connaître dans leur enchaînement complet, ils ne se soumettent jamais à une synthèse exhaustive. La totalité des phénomènes naturels transcende toute expérience de la nature possible. « Les idées cosmologiques ont seules cette propriété, qu'elles peuvent présupposer comme donnés leur objet et la synthèse empirique qu'exige le concept de cet objet, et la question qui en résulte ne concerne que le progrès de cette synthèse, en tant qu'elle doit contenir une totalité absolue qui n'est plus rien d'empirique, puisqu'elle ne peut être donnée dans aucune expérience. » Il apparaît bien évident que les signes caractéristiques de l'idée métaphysique de monde, dessinés ici à grands traits par Kant, s'adaptent parfaitement à l'idée métaphysique de langage. Celle-ci diffère également des idées psychologiques et théologiques en tant qu'elle peut « présupposer comme donné son propre objet » (noms, assertions, locutions de toutes sortes) ; elle aussi consiste simplement en une certaine manière de regarder les phénomènes empiriques habituels ; elle aussi, enfin, transcende de tels phénomènes du seul fait qu'elle les considère comme une « totalité absolue » (seul le langage dans son ensemble, c'est-à-dire la totalité des expressions linguistiques possibles, peut éluder toute expression linguistique).

Les idées cosmologiques concernent le lien entre la condition et le conditionné. Si la connaissance empirique remonte de celui-ci à celle-là, puis à la condition de la condition, et puis encore à l'infini, la raison tente, au contraire, de mettre fin à la « série ascendante régressive » en indiquant un principe absolument inconditionné. La tentative de mettre un terme à la série des conditions, de manière à pouvoir la comprendre pleinement et totalement, se déploie, d'après Kant, selon quatre lignes directrices. Au nombre de quatre seront, donc, les idées cosmologiques. Kant les subdivise encore en deux groupes : tandis que la première et la deuxième concernent l'« inconditionné mathématique », à savoir les principes dont dépendent « l'assemblage des phénomènes en grand aussi bien qu'en petit », la troisième et la quatrième concernent l'« inconditionné dynamique », c'est-à-dire les principes dont dépend l'existence même des phénomènes mondains. Mais il faut les énumérer l'une après l'autre. La première : est pensée « toute l'immensité » du monde, en se demandant si celui-ci a ou non un commencement dans le temps et s'il est ou non limité dans l'espace. La deuxième : est pensée la pleine décomposition d'un phénomène, en se demandant si enfin on rencontre ou non quelque chose d'indivisible, c'est-à-dire de simple. La troisième : est pensée « la totalité absolue de l'origine d'un phénomène », en se demandant si ce dernier dérive uniquement de causes naturelles ou également d'une « causalité libre ». La quatrième : est pensé l'ensemble des conditions qui rendent possible une existence contingente, en se demandant s'il y a ou non un « être absolument nécessaire » qui la justifie et la soutient.

Le but de cette simple énumération est de localiser avec précision les points de jonction entre le sentiment du sublime et la cosmologia rationalis. Il ne fait pas de doute que le sentiment qui nous envahit devant l'incomparable magnitudo de la nature a bien des choses en commun avec la pensée de la durée tout entière du temps et de l'extension tout entière de l'espace (c'est-à-dire avec la pensée du temps et de l'espace en tant qu'« ils contiennent toutes les choses réelles reliées entre elles »). Le sublime mathématique relève, donc, de la première idée cosmologique. De la même manière, il ne fait pas de doute que le sentiment de notre fragilité par rapport à la nature, mais aussi de notre indépendance à son égard, est relié à la pensée qui, en déterminant la série complète de ses conditions, rachète l'existence contingente (soit, en d'autres termes, à la pensée qui suppose la nécessité d'une telle contingence). Le sublime dynamique relève, donc, de la quatrième idée cosmologique. En outre, puisqu'à chacune des deux espèces de sublime correspond l'une ou l'autre expérience du miracle dont parle Wittgenstein, nous pourrions également dire : chaque fois qu'est donné un terme idéal à la « série ascendante régressive » de la quantité, on éprouve de l'émerveillement pour l'existence du monde ; chaque fois que l'on mène à terme la « série ascendante régressive » de la contingence, on se sent absolument en sécurité. Nous avons ainsi exposé dans son ensemble cette double constellation qui constitue le point de départ et la trame matérielle des pages qui vont suivre. D'un côté : émerveillement miraculeux, sublime mathématique, première idée cosmologique. De l'autre : sécurité miraculeuse, sublime dynamique, quatrième idée cosmologique.

2. « L'inaccessibilité de la nature ».

Le sublime, c'est la tonalité émotive des idées cosmologiques, avons-nous dit. Mais cette tonalité, loin de s'ajouter à l'idée comme une aura ou un fard, est précisément ce qui en permet la formation et en détermine le contenu. Ainsi, au lieu de chercher dans la cosmologia rationalis la matrice du sentiment sublime, il vaut mieux partir de celui-ci pour trouver la signification effective de celle-là. Dans la proposition 6.45 du Tractatus, Wittgenstein déclare : « La saisie du monde sub specie aeterni est sa saisie comme une totalité délimitée. Le sentiment du monde comme une totalité délimitée est le sentiment mystique. » La première phrase synthétise les idées cosmologiques ; la seconde désigne la tonalité émotive qu'elles contiennent. Pourtant, le « sentiment » n'est pas une conséquence de la saisie, mais bel est bien sa prémisse. L'ordre de lecture devra donc être inversé : c'est le sentiment du monde comme totalité délimitée qui provoque la saisie de celui-ci sub specie aeterni. Wittgenstein adopte explicitement cette nouvelle ordonnance dans la Conférence sur l'Éthique, à tel point que la cosmologie n'apparaît là que comme la résultante de sentiments tels que l'émerveillement et la sécurité.

Nous savons déjà que le sentiment du sublime surgit alors que l'imagination s'efforce vainement de représenter, dans la nature, la totalité de la nature (ou de représenter dans le langage la totalité du langage). Ce qui est en question, en premier lieu, c'est uniquement le sensible pris dans son ensemble : non pas le nombre des objets ou des faits sensibles, mais le sensible en tant que contexte dans lequel s'inscrit chaque objet et chaque fait. Pour un tel contexte, que Kant appelle « totalité de la nature », il n'y a pas d'image adéquate. Il est même évoqué a contrario en relation avec la faillite évidente de toute image que l'on voudrait imaginer à son propos. L'idée de monde se présente, tout d'abord, comme « inaccessibilité de la nature ». Si ce n'est qu'une nature inaccessible semble déjà quelque chose qui dépasse la nature. La totalité du sensible n'est que la porte étroite par laquelle on accède au suprasensible. Le principe qui complète la « série ascendante régressive » des conditions empiriques est hétérogène et incommensurable par rapport à la série elle-même. L'idée de monde se présente, en second lieu, comme dépassement du monde.

Cette duplication, produite par le sentiment du sublime, est le seul contenu de la cosmologia rationalis. Le caractère inaccessible de la nature tourne sur lui-même jusqu'à se convertir en congé de la nature : la doctrine métaphysique du monde ne fait que s'affranchir de cette « réalité des objets sensibles », à laquelle elle s'applique pourtant de manière exclusive. On a vu que les idées cosmologiques, à la différence des conjectures spéculatives sur l'âme ou sur Dieu, n'ont pas de quid surnaturel auquel elles peuvent se consacrer, mais consistent uniquement en une considération particulière des phénomènes empiriques. On peut maintenant saisir pleinement le sens d'une telle apparente modestie. Il y a un privilège dans la privation : c'est précisément parce qu'elles ne sont pas liées à un objet transcendantal spécifique que les idées cosmologiques ont pour thème la transcendance en général. Elles constituent, donc, le fondement sur lequel s'appuient toutes les autres « ratiocinations dialectiques ».

Dans la Critique de la raison pure, l'idée de monde, scindée du sentiment qui en détermine la genèse et la trame, se contente de côtoyer la psychologia rationalis et la theologia rationalis, ou mieux encore se trouve enclavée entre l'une et l'autre. Mais dès lors qu'on tient compte de ce sentiment, tout alignement devient insoutenable. Le sentiment du sublime assigne à la cosmologia rationalis une position asymétrique et prioritaire par rapport aux autres parties de la « Dialectique transcendantale ». Il nous faudra souligner deux aspects étroitement liés d'une telle asymétrie.

Nous avions déjà évoqué le premier aspect : dans la mesure où elle a pour « objet » la transcendance en général, l'idée de monde est la condition de possibilité des idées (psychologiques et théologiques) qui concernent au contraire un objet transcendant déterminé. Elle désigne, en outre, la voie d'accès à l'usage pratique de la raison, c'est-à-dire à la loi morale. Non seulement la pensée de l'âme et celle de Dieu ne présupposent pas la pensée de la nature comme totalité, mais elles sont déjà quasiment comprises en elle (il suffit de se souvenir que dans la troisième idée cosmologique on fait l'hypothèse d'une « causalité libre », et dans la quatrième, d'un « être absolument nécessaire »). Voici, pourtant, le deuxième aspect décisif de la question : l'idée de monde acquiert une position prioritaire et assume un rôle fondamental uniquement parce que c'est une idée controuvée, sans consistance autonome, destinée totalement à se dépasser elle-même. L'instance de la totalité, si elle se réfère au sensible, implique la dissolution de son propre champ d'application : « La nature est quelque chose qui disparaît devant les idées de la raison. » Ce qui rend possible les ratiocinations bassement transcendantales, c'est donc la pensée d'une nature sur le point de disparaître. La cosmologie, est, certes, un fondement, mais (du fait qu'elle a la transcendance en général comme seul « objet »), un fondement radicalement négatif : elle accomplit sa tâche en causant sa propre ruine.

 

3. Le monde du Dernier Jour.

La fin du monde est le pivot de l'idée métaphysique de monde. La vision cosmologique se place toujours à l'endroit du temps qui ferme tout temps : elle anticipe ce Dernier Jour où la nature, en restant « figée et même pétrifiée », montrera l'inaltérable complétude qui échoit à ce qui est désormais défait et dépassé. Ce n'est que dans la perspective de son épuisement que l'univers peut être conçu conformément à la proposition 6.45 du Tractatus : comme une « totalité délimitée », et donc sub specie aeterni. Ce n'est qu'avec l'arrêt apocalyptique du devenir que se manifeste la « condition inconditionnée » à laquelle tend vainement la régression vers l'infini qui caractérise l'enquête sur la connexion des phénomènes empiriques.

L'inspiration antimondaine de l'idée de monde est explicitée par Kant dans un court texte de 1794 intitulé de manière significative Das Ende aller Dinge, « La Fin de toutes choses ». Pourquoi, se demande Kant, avons-nous tendance à regarder le monde à partir de sa fin, c'est-à-dire comme un « tout absolu » ? Pourquoi, pourrions-nous ajouter, avons-nous besoin d'idées cosmologiques ? Voici la réponse de Kant : « La raison dit aux hommes que le monde ne mérite de durer que dans la mesure où les êtres raisonnables qui le peuplent sont conformes au but final de leur existence. Dès l'instant que ce but risque de ne pas être atteint, la création elle-même leur paraît sans objet, comme une pièce de théâtre dépourvue de tout dénouement. » L'idée de la fin du monde (ou alors, ce qui revient au même, du monde comme totalité) éclaire donc le fait que nous ayons, en tant qu'êtres moraux, une « destination suprasensible », indépendante du cours des événements mondains. Soit, en d'autres termes, cette idée (cosmologique et donc apocalyptique) indique que « le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde tout est comme il est, et tout arrive en tant qu'il arrive ; il n'y a en lui aucune valeur – et s'il y en avait une elle serait sans valeur » (Tractatus 6.41).

Le passage du temps à l'éternité – auquel est confronté tant l'homme qui meurt que le cosmos qui s'abîme dans le Dernier Jour – est, selon Kant, « une idée à la fois terrifiante et sublime ». Il a en soi « quelque chose de terrifiant […] et pourtant aussi d'attrayant » : de terrifiant, parce que « nous rencontrons la fin de toutes choses, prises comme êtres temporels et comme objets d'une expérience possible » ; d'attrayant, parce que la catastrophe du monde sensible « est également, dans l'ordre moral des fins, le commencement d'une durée de ces mêmes êtres en tant qu'êtres suprasensibles ». Comme c'est toujours le cas à propos du sublime, nous sommes ici en présence d'une divergence évidente : la pensée de la fin du monde s'avère inadéquate à la pensée de l'éternité ; la « fin de toutes choses » exhibe d'une manière simplement négative la « grandeur absolument incommensurable avec le temps ». Mais ici la différence ne concerne plus le rapport entre imagination et raison, mais bel et bien entre les différentes « ratiocinations dialectiques ». Les idées cosmologiques-apocalyptiques, excessivement disproportionnées par rapport aux phénomènes mondains, le sont également, mais par défaut, par rapport aux idées sur l'âme immortelle et sur Dieu.

Se profile ainsi, un sublime à la seconde puissance. Suscitée par contrecoup par l'incapacité de l'imagination à le représenter, la pensée de l'univers comme « totalité délimitée » suscite à son tour, mais seulement négativement (en vertu de sa propre insuffisance), la pensée des objets autonomes transcendants (âme et Dieu). Outre le fait qu'il constitue la racine et la trame de l'idée de monde, le sentiment du sublime détermine aussi la relation (négative et disproportionnée par défaut, justement) qu'elle entretient avec les autres idées de la raison.

 

 

 

4. Totalité ou contexte ?

Le monde est, en même temps, trop et trop peu : trop pour l'imagination, qui ne parvient jamais à l'atteindre complètement ; trop peu pour la raison, qui le comprend seulement comme intermédiaire négatif aux idées psychologiques et théologiques. Il s'agit maintenant d'interpréter ce « trop » de manière à ce qu'il cesse d'impliquer le « trop peu » (comme c'est le cas chez Kant et chez Wittgenstein), mais, au contraire, à ce qu'il l'exclue. En d'autres termes, si dans le schéma métaphysique « l'inaccessibilité de la nature » n'est que la prémisse profane du dépassement de la nature, ici, inversement, on voudrait expliquer une telle « inaccessibilité », c'est-à-dire la surabondance inévitable du contexte sensible par rapport à l'ensemble de ses phénomènes, sur la base d'une constellation conceptuelle qui interdise d'emblée sa duplication transcendante. Comme on le verra, le premier pas consiste à écarter la notion de contexte de l'instance de totalité ; à montrer que la surabondance contextuelle est inconciliable, ou même opposée, à la complétude typique d'un « tout absolu ». C'est précisément l'assimilation du « contexte » à la « totalité » qui fait en sorte que l'idée de monde a pour seul contenu le dépassement du monde.

Comment s'assurer d'un refuge devant la contingence menaçante des événements ? Comment interrompre la régression à l'infini, de manière à pouvoir reconnaître et sauvegarder la signification de notre existence ? Il va de soi que la reformulation matérialiste de l'idée de monde ne doit pas éluder ces problèmes vitaux, mais les poser différemment. À cet effet, il est nécessaire de redéfinir entièrement quelles sont les expériences qui confluent, respectivement, dans le sublime mathématique (ou émerveillement pour l'existence du monde) et dans le sublime dynamique (ou sentiment de la sécurité absolue). Mais nous savons que le sublime est la tonalité émotive des idées cosmologiques : de sorte que discuter de cette tonalité en suivant un nouveau fil conducteur revient également à considérer ces idées selon une perspective nouvelle.

L'étude ultérieure du sublime mathématique a comme étapes significatives, la corrélation entre l'ennui et la régression à l'infini, l'analyse du sensible en tant que contexte pur, la modalité du possible et le chiasme entre langage et monde. L'examen du sublime dynamique s'articule autour de ces thèmes fondamentaux : la dialectique de crainte et sécurité, le « perturbant » comme catégorie éthique, le sentiment infantile de la répétition ou « encore une fois », l'intellect comme bien commun, le concept de sphère publique.

 

 

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