éditions de l'éclat, philosophie

LUIGI PAREYSON
ONTOLOGIE DE LA LIBERTÉ


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3. Transcendance de la nature, de la loi morale, du passé, de l'inconscient.


Il ne sera pas nécessaire d'insister sur la transcendance de la nature, au visage tellement insondable et mystérieux, à l'aspect amical et bienveillant et en même temps indifférent voire hostile: giron accueillant, fécond et cruel, porteur de destruction et de mort; d'un côté, baigné d'humeurs fertiles et débordantes et d'esprits vitaux réconfortants et, de l'autre, s'étendant dans les espaces sidéraux, immenses et glacés, où les astres vagabondent avec une froide et incroyable régularité; la nature enfin dont la fréquentation ne diminue pas, mais accroît plutôt notre premier émerveillement et dont la connaissance alimente l'admiration plutôt qu'elle ne l'éteint ou l'épuise. Inutile aussi de s'appesantir sur la transcendance de la loi morale, qui, pour peu qu'on y réfléchisse, se révèle irréductible à l'activité humaine en raison précisément de sa capacité à lui donner des règles et à la gouverner: sa nature normative lui fait assumer dans la conscience de l'homme un caractère impératif et un aspect de commandement inéluctable et péremptoire; et malgré la souplesse avec laquelle elle adapte sa propre formulation aux diverses situations, conditions et possibilités de ses destinataires, elle leur présente un visage sévère et inflexible, exigeant une obéissance inconditionnée et refusant tout compromis ou négociation avec une vigueur à peine tempérée par la promesse d'austères mais sereines satisfactions. Et même si la moralité a acquis un caractère moins rigide, faisant par exemple dériver ses propres normes de la singularité même de la personne devenue fin en elle-même, ce n'est pas pour autant que disparaît la transcendance qui préside à l'entreprise difficile pour chacun, de chercher et de trouver sa vocation, même quand il ne s'agit que de savoir faire des choix conséquents et d'être vraiment soi-même.
Mais même l'histoire, qui apparaît pourtant comme œuvre humaine et seulement humaine, a un inévitable caractère de transcendance. Dans sa course vers le futur — irréductible du seul fait de ne pouvoir être qu'objet d'espérance et d'attente mais jamais de savoir et de maîtrise — l'humanité est pressée par l'urgence du passé, qui, venu d'elle, s'impose à elle de tout le poids de sa réalité désormais affermie et menaçante. Le passé et le futur qui se recoupent dans la désormais profonde ponctualité du présent se perdent dans la distance infranchissable des temps, gardant jalousement leurs secrets, de sorte qu'on ne sait lequel, du futur, dans son incertitude embrouillée et insondable, ou du passé, dans son originarité obscure et impénétrable, est le plus secret. Et si le futur apparaît résolument transcendant, en raison de son imprévisibilité sans faille — puisqu'un avenir que l'on peut pronostiquer n'est ni transcendant ni véritablement futur, mais un produit du temps comme développement, autrement dit une répétition du présent —, non moins transcendant est le passé en raison de son insondable immémorialité: on comprend facilement que face au passé qui se perd dans la nuit des temps et où s'évanouit même la mémoire de l'esprit humain, Schelling, pris d'effroi, puisse s'exclamer: O Vergangenheit, du Abgrung der Gedanken!, "Oh passé, abîme de la pensée!" La même ambiguïté, en soi toujours inquiétante, du futur et du passé en accentue la transcendance. Que leur nature soit double, des mythes extrêmement anciens et pérennes l'attestent, qui situent à l'origine des temps le splendide âge d'or ou la chute néfaste de l'homme et, à la fin des temps, la catastrophique fin du monde ou l'avènement de l'heureuse harmonie finale. De plus, futur et passé sont le siège de deux événements qui, étroitement liés à l'activité de l'homme, n'en dépendent nullement, et même, absolument irréductibles et transcendants, sont ce qui en dépend le moins: d'un côté, la naissance et, de l'autre, la mort, toutes deux énigmatiques et fatales, l'une en raison de son irrévocabilité, l'autre de son caractère inévitable.
La transcendance du futur semble généralement acceptée; mais de celle du passé il n'y a pas de témoignage plus convaincant que la déconcertante ambiguïté de la mémoire. La mémoire, en raison du double aspect de son travail de réception, qui, d'un côté, obscurcit et cache et, de l'autre, maintient et préserve, semble être en même temps dépositaire de trésors à conserver et réceptacle de déchets à rejeter. Elle recueille soit pour emmagasiner soit pour éliminer, et c'est pour cela que son chemin est double, tourné vers l'oubli autant que vers le souvenir. À travers cette double fonction elle maintient en tout cas sa transcendance qui réside aussi bien dans l'obscurité létale de l'oubli que dans la revivifiante fraîcheur de la réminiscence: la latence peut être promesse de reviviscence ou annonce de mort. Ouverte pour recevoir ce qui repose ou se dépose en elle, la mémoire est à la fois l'écrin et le tombeau; elle peut être en même temps l'archive et le cimetière de l'histoire. La mémoire peut nous apparaître comme une immense nécropole où sont ensevelies les créatures du temps, inertes et défuntes, un recoin isolé où sont jetés les détritus de l'histoire, une cité morte jonchée d'épaves et de ruines; mais elle peut aussi nous apparaître comme une forteresse immense remplie de richesses insoupçonnées, une vie souterraine grouillante et prête à réémerger avec une vigueur intacte, une ouverture sur le présent devant laquelle se pressent d'innombrables images qui ne s'épuisent jamais. Ainsi saint Augustin — qui, à ce nœud de l'oubli et du souvenir a consacré des réflexions d'une profondeur inégalée et d'une subtilité extrême, insistant sur l'oubli comme inséparable de la mémoire dont elle est privation et qui ne subsiste que devenu à son tour objet de souvenir — a contemplé avec effroi l'immensité de la mémoire, penetrale amplum et infinitum [antre vaste et infini], qui a un nescio quid horrendum [je ne sais quoi d'horrible], et lui a attribué non seulement cavernes et grottes innombrables, mais aussi de vastes espaces et des domaines illimités, et même des palais immenses aux salles grandioses et extrêmement spacieuses, lata praetoria memoria, où l'on ne peut évoluer qu'avec le sens d'une secrète et inquiétante solennité.
La mémoire est transcendance, car sa disponibilité n'est pas soumise à la volonté de l'homme qui ne peut en faire ce qu'il veut et c'est si vrai que chacune de ses tentatives pour la contraindre est plutôt faite pour vaincre un obstacle que pour lancer un appel: la mémoire ne donne que ce qu'elle veut et il ne reste plus à l'homme qu'à en accepter les réponses, fut-ce activement. Une même indépendance caractérise l'inconscient qui n'est pas moins l'antagoniste que le précurseur de la conscience: entre les deux termes passe une opposition qui en alimente le conflit, provoquant une dialectique où l'inconscient constitue certainement pour la conscience la condition et le fondement, et en tout cas une réserve sans fin et une richesse incomparable, mais aussi un trouble continu et une menace constante. L'inconscient manifeste ainsi son irréductible transcendance non seulement comme dépositaire menaçant de sensations indépendantes des perceptions ou de perceptions oubliées, d'idées perdues ou de faits oubliés, d'expériences reculées dont le souvenir s'est perdu, mais aussi et surtout comme lieu abyssal de puissances obscures, présences occultes, instincts cosmiques, tendances aveugles et désirs muets, poussées créatrices et productives, pulsions de destruction et de folie, présages d'édifications et d'anéantissement. L'inconscient est le domaine des fantasmes et des archétypes, source des rêves et des symboles, origine des mythes, qu'ils soient poétiques ou religieux, en somme règne irrationnel et inquiétant des daïmons, des démons et des dieux.


4. Expérience de transcendance.


Ce sont là des réalités qui toutes échappent aux tentatives faites par l'homme pour en disposer comme il veut, car elles exigent obéissance et respect ou alors elles inspirent inquiétude et angoisse. Les affronter sans une expérience de transcendance signifie les priver de leur nature propre et s'exposer à leur terrible revanche. La rébellion par laquelle elles répondent à l'invasion et à la violence de l'homme, ou même seulement à sa méconnaissance et à son démenti, finit ainsi par culminer en une véritable vengeance qui est le plus éloquent démenti de leur irréductible transcendance.
La nature malmenée, par exemple, se venge avec la pollution qui menace la santé de l'homme, avec la chaîne des déséquilibres écologiques qui dévastent notre environnement, avec la terrible perspective de l'auto-destruction qui menace l'humanité: ces dangers sont le prix extrêmement élevé qu'il faut payer pour une technique oublieuse de ce que natura nonnisi parendo vincitur [pour vaincre la nature il faut lui obéir], et cherchant donc à franchir les limites de l'obéissance créatrice pour devenir écrasante et violente, une véritable atteinte à l'œuvre de la création, une parodie mortelle et blasphématoire de la suprématie sur ce qui a été créé et concédé à l'homme par Dieu.
Et à son tour la loi morale, de quelque façon qu'on la conçoive, ne laissera pas celui qui la transgresse délibérément indemne des tourments du remords ou au moins de cette vague inquiétude, de cet indéfinissable malaise que seul le masque du cynisme réussit d'une certaine façon à dissimuler et, le cas échéant, à supprimer. Quand elle ne le condamne pas tout bonnement à cette insensibilité morale qui, privée de remède comme elle l'est, caractérise une humanité dégradée et inférieure, comme du reste il apparaît au vu des malheurs considérables que le laxisme a introduit dans la société d'aujourd'hui, mais surtout de ces formes de mal objectivé de telle sorte qu'il est devenu une seconde nature, incapable désormais d'aucun remords ou d'aucune reconnaissance, ces formes que l'on ne peut observer sans un mouvement d'horreur, mais qui suscitent en même temps une infinie pitié, un effroi profond et une insupportable angoisse. Si l'expérience morale n'était accompagnée d'une expérience de la transcendance, toute distinction entre le bien et le mal disparaîtrait et tout deviendrait permis. Tel est sans aucun doute l'un des sens de cette affirmation de Dostoïevski: "Si Dieu n'existe pas, tout est permis, même l'anthropophagie"; ce qui, dans un horizon qui ignore la transcendance, c'est-à-dire privé de la conscience que la loi morale ne dépend pas de l'homme, mais au contraire règne sur lui, pourrait être, parmi d'autres, une brillante solution des problèmes, du reste liés, de la surpopulation du globe et de ses ressources décroissantes, et devenir de la sorte un matériau, non moins original qu'intéressant pour un tout nouveau modest proposal.
De même les tentatives de négliger ou même carrément d'oblitérer le passé et l'inconscient sont contre-productives. Certes, l'homme qui, de par sa nature, ne cesse de juger et de rejuger, et qui d'ailleurs se construit au moyen de son passé, réussit même à modifier celui-ci, à l'améliorer, et à le racheter par un exercice critique attentif en le reparcourant continûment, et surtout par un travail efficace qui vise non pas tant à l'idéaliser qu'à en corriger et à en rattraper dans le présent les néfastes conséquences. Mais peut être veut-il par pur narcissisme se libérer d'un moi haïssable encombrant, négligeant l'aspect conservateur de la mémoire et lui préférant l'éloignement et l'oubli; alors, comme dit Dostoïevski — en présence de faits que l'on n'est pas disposé à avouer, pas plus à ses amis intimes qu'à soi-même —, la mémoire va se révolter contre l'abus, laissant s'insinuer au fond de l'âme l'angoissante conscience que factum infectum fieri nequit [elle n'est pas capable de supporter son forfait], rendant insupportable la pensée que chacun est fils de ses propres actes: à celui qui s'expose à cette expérience, l'irréversibilité de l'action ne peut pas ne pas paraître intolérable et oppressante, et rendre pénibles et lancinants les sentiments de regret et de remord qui en naîtront.
De même la tentative de contrer l'inconscient en le réprimant et en le rationalisant ne réussira pas à exorciser le démonisme psychique et ne fera qu'en augmenter la puissance qui, contrainte à emprunter des voies de traverse, renforcera sa propre efficace, tout comme une étendue d'eau comprimée cherche avec violence à se frayer un chemin au travers de la moindre brèche. La vengeance de l'inconscient consistera alors en ces surgissements incontrôlables si ce n'est par une nouvelle et plus forte répression manifestée sous forme d'angoisse, d'inquiétudes diffuses, de symptômes phobiques et obsessionnels, même s'ils ne relèvent pas d'une pathologie déclarée. Cette rationalisation attestant le décalage entre le niveau de ce qui est profond et celui de la fausse conscience montre alors dans toute sa considérable intensité l'invincible terreur que l'homme éprouve pour la sphère de l'inconscient qui constitue pourtant la majeure partie de sa nature, la conscience n'étant en lui rien d'autre que la pointe émergée de l'iceberg.
La mémoire réfutée et l'inconscient contesté s'ajoutent ainsi à la nature violée et à la moralité apprivoisée pour avertir que ces réalités perdent entièrement leur vraie nature quand elles ne sont pas accompagnées d'une expérience de la transcendance. Du reste personne ne pourra nier qu'en général, l'homme se transcende lui-même et représente en lui-même un symbole de transcendance. Comme on l'a vu, la moralité, la mémoire, l'inconscient montrent déjà qu'il y a quelque chose au fond de lui qui le dépasse ou qui n'en dépend pas: Kant ne déclare pas pour rien que le sentiment moral, autrement dit la répercussion du devoir sur la sensibilité, consiste en un sentiment de respect qui implique une humiliation de soi; et l'immensité de la mémoire incite saint Augustin à s'exclamer: Nec ego ipse capio totum quod sum [Je ne sais pas moi-même tout ce que je suis], et à conclure que animus ad habendum se ipsum angustus est [l'esprit est inapte à se posséder lui-même]; et Freud soutient que "l'homme n'est pas le maître dans sa propre maison". Il faut donc reconnaître que de par sa nature l'homme est transcendant à lui-même: non seulement il n'est pas tout, mais on ne peut pas non plus dire qu'il coïncide avec lui-même. Il est rapport ontologique, au sens où son être consiste, totalement et pleinement, à être rapport à l'être; ce qui signifie que son être même est disloqué et implique un écart constitutif, un déphasage structurel, qui le fait être toujours autre que lui-même: comme rapport avec l'être, il est toujours plus que lui-même, et comme conscience réelle et donc muette de la vérité, il sait toujours avant de connaître, au point que l'on peut dire paradoxalement qu'il existe toujours avant d'exister. Et on peut citer ici Pascal qui s'exclame avec l'éloquence du penseur parvenu à bout d'une méditation ardue: "Humiliez-vous, raison impuissante; taisez-vous, nature imbécile: apprenez que l'homme passe infiniment l'homme" (Br. 434).
Cette auto-transcendance de l'homme trouve sa plus haute expression dans la liberté quand on se rappelle le principe tout à fait général que seule la liberté précède la liberté. La liberté, de même qu'elle ne peut être suivie que par la liberté, ne peut être précédée que par la liberté, de sorte qu'en chacun de ses aspects elle se transcende elle-même au moyen d'elle-même et qu'elle est toujours pour elle-même limite et dépassement. Mais même la liberté comme essence de l'homme a un caractère de transcendance, au sens où elle se dépasse elle-même: d'un côté, elle est tellement libre, qu'elle est libre de ne pas être libre, c'est-à-dire libre aussi de se nier et de s'asservir, et, de l'autre, elle est aussi tellement libre qu'elle n'est pas libre de ne pas s'exercer, c'est-à-dire de ne pas être liberté, au point que même la décision de se nier est en soi un acte de liberté. Ce vertigineux engendrement de la liberté par elle-même et cette antécédence de la liberté à soi-même, ce mélange déconcertant d'extension illimitée et de limitation infranchissable, révèle dans la liberté un aspect non seulement obscur et impénétrable, mais d'une profondeur abyssale en quoi consiste justement son auto-transcendance.


5. Transcendance et divinité.


En raison de leur nature même, ces exemples de transcendance, et d'autres, sont donc pour l'expérience religieuse des places possibles pour Dieu, c'est-à-dire des lieux dans lesquels et par lesquels on peut rencontrer, à travers une dialectique complexe de voilement et de manifestation, la transcendance divine. Pour l'expérience religieuse n'importe quelle région de ce genre peut être le réceptacle d'une présence divine: Dieu demeure dans la transcendance de la nature, du devoir, de l'histoire, de l'inconscient, de tout ce qui dépend si peu de l'homme qu'il ne réussit pas à en faire ce qu'il veut. C'est ainsi qu'en Dieu transcendance et inobjectivabilité coïncident.
La nature entendue comme "magnificence de Dieu" ou "enveloppe vivante de la divinité", la loi morale considérée comme "voix de Dieu", l'histoire vue comme "manifestation de Dieu" ou théophanie progressive en sont un clair témoignage. Ici entrent certainement en jeu les différentes formes de naturalisme, ou de moralisme, ou d'historicisme panthéiste dont il ne manque pas d'exemples dans l'histoire de la pensée — on pense, dans l'ordre, à Goethe, Fichte, Hegel — mais dont la religiosité reste vague même si elle est profondément réfléchie et intensément vécue. La religiosité chrétienne la plus accueillante et discrète n'a pas, face à la nature et à l'histoire, un sentiment aussi assuré et triomphal: il s'agit pour elle de demeures divines possibles mais aussi ambiguës, où Dieu est aussi bien latent que manifeste et risque de ne révéler sa présence que sous forme d'absence. La nature peut sembler plus adaptée pour "chanter la gloire de Dieu" et l'histoire pour raconter les triomphes de Satan; mais qui peut nier que, dans les deux cas, même si c'est à des degrés divers, apparaissent mal et douleur, lutte et désordre, conflit et désespoir? Certes dans l'histoire, l'œuvre de Satan est plus évidente que l'action de la Providence; mais si la méchanceté humaine consiste dans la violation et la transgression de la positivité, comment nier que la présence du mal dans le monde soit indissolublement liée à l'affirmation divine de sa propre positivité? En un sens on peut dire que si Dieu n'existait pas, le mal ne serait pas, et que l'existence même du mal atteste la présence de Dieu. Et si l'intervention de la Providence consiste justement à savoir tirer le bien du mal, comment nier que le mal soit non seulement une occasion pour l'action divine, mais aussi un signe de celle-ci? On peut donc dire en un sens que sans le mal, le bien ne serait pas.
De toutes façons l'expérience religieuse n'est ni accrue par la foi dans le Providence ni diminuée par l'augmentation du négatif dans l'histoire: en raison de l'ambiguïté des choses humaines et divines il n'y a peut être pas de plus grand signe de la présence de Dieu que l'expérience du mal, par rapport à laquelle la divinité est en même temps terme d'infraction et principe de rédemption. La voix de Dieu n'est pas plus éloquente que son silence; et la présence divine n'est jamais plus manifeste que lorsqu'elle s'élève mystérieusement dans le désert et la désolation. C'est avec frisson et effroi, crainte et tremblement qu'est entrevue l'annonce de Dieu dans son silence même, dans l'abandon où il a laissé les hommes, dans l'ubiquité de la souffrance, dans les dévastations produites par le mal. C'est une caractéristique du Dieu chrétien que de ne pas se révéler dans le monde, de ne pas choisir la splendeur de l'univers comme sa manifestation, mais de s'en servir plutôt comme d'une cachette où se dissimuler en se soustrayant à la vue humaine. Ce n'est pas que Dieu soit plus présent là où, comme dans l'histoire, il semble absent, ni qu'il soit absent là où, comme dans la nature, il semble présent: dans les deux cas, absence et présence s'échangent dans une conversion ambiguë, et l'un devient forme ou signe de l'autre. Le grand théoricien du Dieu caché, Pascal, a institué un rapport de proportion inverse entre la révélation de Dieu et sa dissimulation à travers les trois ordres de la nature visible produite par la création, de l'humanité assumée dans l'incarnation et de la présence réelle dans l'eucharistie, trois ordres qui semblent un rapprochement progressif de Dieu vers l'homme et sont en réalité une soustraction croissante au regard humain: "Il était beaucoup plus reconnaissable quand il était invisible que lorsqu'il s'est rendu visible." Mais depuis le début, le monde voilait Dieu plutôt qu'il ne le dévoilait: "Il est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le couvre", bien qu'un tel voile ait été levé par de nombreux païens qui ont réussi à reconnaître "un Dieu invisible au moyen de la nature visible" (Br. 214) suivant la parole de saint Paul, ta; gajr ajovrata aujtou` toi`" poihvmasin noouvmena kaJora`tai [Ce qu'il a d'invisible depuis la création du monde se laisse voir à l'intelligence à travers ses œuvres] (Rom. 1, 20).
Dans leurs mystères les commencements des temps semblent des lieux plus conformes à la divinité: l'avenir "vient à notre rencontre" de la même manière que, dans l'expérience, Dieu "vient à notre rencontre"; et, dans la profondeur immémoriale du passé, Schelling place "le plus ancien des êtres", Dieu, être archaïque et originaire. Le même Schelling, en renouvelant le concept platonicien de la connaissance comme réminiscence, fait remonter celle-ci à une conscience primordiale (con-scientia, Mitwissenschaft) contemporaine de la création (ce que ne manque pas non plus de faire le poète qui, moins imaginatif en poésie que ne fut Schelling en philosophie, déclare dubitativement: None was by/ When he spread the sky); et c'est au fond de la mémoire que saint Augustin trouve Dieu, inséparable de la mémoire même, qui seule sait en conserver la notion et le souvenir et à laquelle il sait seul conférer cette immensité qui en fait une réserve inépuisable.
Toute transcendance est donc pour l'expérience religieuse une possible demeure divine. Dieu aime se manifester précisément en se cachant au fond de ce que l'homme ne parvient pas à maîtriser et comprendre totalement, comme les tréfonds mystérieux de la nature, le brutal autoritarisme du devoir, la terrible conflictualité de l'histoire, les confins illimités des temps, l'énigmatique épaisseur de la mémoire, l'impénétrabilité granitique du futur, la profondeur opaque de l'inconscient, l'abîme vertigineux de la liberté. C'est ainsi que l'expérience religieuse est toujours une expérience de la transcendance et de l'immémorial et que toute expérience de l'originaire et de la transcendance ouvre sur une dimension religieuse.

 

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