éditions de l'éclat, philosophie

LUIGI PAREYSON
ONTOLOGIE DE LA LIBERTÉ


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L'expérience religieuse
de la philosophie

 

 1. Le Dieu des philosophes.


Le problème de l'expérience religieuse n'est pas le problème métaphysique de Dieu, comme le suppose pourtant celui qui se demande encore si Dieu doit ou ne doit pas être conçu comme substance ou comme cause ou comme quoi que ce soit d'autre. Ce Dieu là, si l'on veut, c'est le "Dieu des philosophes" auquel pourra — ou plutôt a pu — s'intéresser la philosophie, mais qui ne concerne certainement pas la religion. Le Dieu de la religion est autre chose: c'est le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu vivant et vivifiant, un Dieu que l'on tutoie et que l'on prie, un Dieu à qui l'on dit avec anxiété misere mei, et avec désespoir ne sileas [ne reste pas silencieux], à qui l'on s'adresse en demandant avec angoisse quare me repulisti? [pourquoi me repousses-tu?], et suppliant avec crainte et tremblement ne avertas faciem tuam a me [ne détourne pas ton visage de moi], auquel on s'en remet à notre heure dernière en s'écriant: in manus tuas commendo spiritum meum [dans tes mains, je remets mon esprit], et en implorant, in te, Domine, speravi: non confundar in aeternum [J'espère en toi, Seigneur, ne m'abandonne pas dans l'éternité].
Je me demande d'ailleurs qui, concrètement, s'intéresse aujourd'hui à un Dieu purement philosophique: à un Dieu réduit à un pur principe métaphysique, ou qui, comme réalité existante, doit être d'une certaine manière rapporté à l'être. La philosophie elle-même, je crois, ne peut être vraiment intéressée ni par une réalité qui, dans la mesure où elle est purement ontique et bien qu'on la déclare suprême, se trouve en un certain sens subordonnée, ni par un concept qui, bien que considéré comme la clef de voûte d'un système rationnel, ne peut qu'être présenté, en raison de son abstraction, sous une forme aussi pauvre et sans vie. S'il nous arrive de porter un quelconque intérêt au Dieu des philosophes, il me semble que c'est seulement dans la mesure où vibre, frémit et reste vivace en lui quelque aspect du Dieu de l'expérience religieuse.
À y bien regarder, c'est pour son existence et plus qu'en lui-même, que le Dieu philosophique intéresse comme point de rencontre et comme banc d'essai de quelques-unes des questions qui furent parmi les plus importantes et les plus décisives de la philosophie. Ainsi le concept de Dieu comme acte pur, cause première, fin ultime etc., bien que ne disant pas grand-chose sur le compte de la divinité du point de vue religieux, reste en revanche fondamental dans la tentative de définir la nature de la pensée philosophique et d'en saisir l'éventuelle capacité à éprouver notre connaissance en atteignant de nouveaux objets et de nouvelles réalités grâce au raisonnement; ce que Fichte, par exemple, favorable à la critique de Kant et défenseur du caractère purement représentatif de la philosophie, repousse totalement comme un erraisonnieren indu, et qui demeure inadmissible même pour une philosophie occupée à l'analyse de l'intentionnalité ontologique de l'homme. Sur ce point convergent d'importantes questions philosophiques: le rapport entre être et pensée et entre raison et réalité, l'intervention de la pensée philosophique dans le champ de l'expérience et dans celui de la pure raison, la validité de l'argumentation dans le passage d'un domaine à l'autre, la possibilité d'arrêter un processus in infinitum ou plutôt de le laisser ouvert; autant de questions qui se condensent dans le grand problème de savoir si la philosophie a un caractère rationnel et démonstratif et non pas plutôt existentiel et interprétatif. Cela apparaît d'ailleurs dans la dernière grande philosophie restée fidèle à la tradition consistant à fournir une démonstration de l'existence de Dieu, celle de la pensée du dernier Schelling, qui ne cherchait pas tant à démontrer que Dieu existe qu'à montrer que quelque chose qui existe est Dieu. Ainsi entendu, Dieu apparaît comme la charnière entre la philosophie négative et la philosophie positive: conquête ultime de la pensée purement rationnelle et point de départ d'une pensée qui, attachée à chercher la positivité des faits historiques et attentive à se présenter comme un "empirisme supérieur", peut être appelée à bon droit herméneutique.
De façon analogue, la définition de Dieu comme causa sui ou être nécessaire, comme l'être en qui l'essence implique l'existence, en dit beaucoup moins sur Dieu que sur les catégories de la modalité. Ce qui est en jeu ici ce sont les rapports complexes de la catégorie de réalité avec celle de possibilité et de nécessité, problème qui ne paraît pas directement lié à l'expérience religieuse, mais semble subtilement philosophique, non moins logique que métaphysique, et qui fut porté à un très haut niveau de spéculation et à des sommets d'extrême raffinement par d'excellents esprits comme Leibniz et Spinoza. Mais ces considérations ont donné lieu à certaines conceptions destinées à rechercher si, dans la cohésion philosophique de ce débat, un passage pouvait être ménagé pour l'expérience religieuse ou si, de toute façon, le poids spéculatif de ces discussions peut même éventuellement se faire sentir dans le domaine de la religion.
En raison de la manière inattendue et subite avec laquelle elle fait irruption dans l'être, la réalité est en soi si consistante et robuste que la faire précéder de la possibilité, c'est comme l'amoindrir et l'affaiblir, et vouloir la confirmer par la nécessité signifie vouloir lui fournir un renfort dont elle n'a aucunement besoin. Tout comme la possibilité n'est pas une espèce d'annonce ou d'anticipation, un réel antécédent ou une promesse d'existence, mais plutôt un renversement de perspective, une réflexion rétrospective, une pâle copie délavée post factum, de même la nécessité n'est pas une confirmation dans l'existence ni une contrainte interne à exister, mais plutôt une insistance de la réalité oppressée par sa propre consistance, une sorte d'obstination qui la lie sans issue à son propre être. Ce n'est pas que le réel existe en ce qu'il serait préalablement possible ou constitutivement nécessaire, mais, inversement, il apparaît comme possible et nécessaire parce qu'il existe. Ce n'est donc pas que la réalité soit parce qu'elle peut et doit être, mais elle peut et doit être parce qu'elle est. C'est la réalité qui fournit le cadre à l'intérieur duquel trouvent sens les concepts dérivés de possibilité et de nécessité: elle remplit d'abord la scène, autrement dit elle a déjà surgi dans l'être quand survient la pensée avec ses catégories; sa caractéristique est de prévenir ou plutôt de toujours anticiper. La réalité est vraiment telle à condition, tout simplement, qu'elle soit: c'est précisément parce qu'elle est que l'on peut penser qu'avant d'être elle était possible ou nécessaire, au sens où l'on peut affirmer indifféremment: "Elle est désormais, mais pouvait ne pas être", ou "elle est désormais et donc ne peut plus ne pas être".
Ce caractère instaurateur et premier de la réalité fait défaut quand on l'affaiblit et même le réduit à presque rien, soit en insistant sur la conception de la réalité comme contingence, soit en assumant la nécessité dans son acception logico-métaphysique. D'un côté, en attribuant à la réalité un pouvoir-ne-pas-être, la contingence la met encore en rapport avec la possibilité, ayant pour effet de l'engloutir dans la brume de l'irréel où errent les fantômes du hasard, des hypothèses, du risque, de l'arbitraire, de la virtualité et des projets négatifs pour lesquels le qualificatif de possible est un travestissement; et même ces véritables lémures métaphysiques que sont les futurs hypothétiques, évoqués par les limbes incertaines de la science élémentaire, qui, de larves inoffensives sur le plan du concept, savent en réalité se transformer en incubes existentiels, tourmenteurs et lancinants. D'un autre côté, en conférant à la réalité un pouvoir-ne-pas-être, la nécessité rationnelle ne fait que durcir dans une immutabilité sidérale ce "ne plus pouvoir ne pas être" qui caractérise le réel, puisque ce n'est pas qu'un être existe parce qu'il est nécessaire, mais plutôt qu'il est devenu nécessaire parce qu'il existe, et c'est précisément dans cette irréversibilité de son existence que consiste sa nécessité, l'unique nécessité le concernant, celle qui s'inscrit dans sa réalité même. De cette façon, la réalité respectivement reconduite à la possibilité et à la nécessité, finit par se trouver dénaturée par défaut ou par excès: le non-être proposé par la contingence est justement un "non-être", affaibli et énervé par la possibilité et non pas le "néant" dont la réalité, une fois qu'elle en est sortie pour pénétrer dans l'être, continue à être menacée; l'inéluctable nécessité logico-métaphysique est un "ne pas pouvoir ne pas être", figé et pour ainsi dire solidifié et non cette irréversibilité qui caractérise le réel, cette nécessité hypothétique qui est contenue et instaurée par la réalité même dans l'acte de venir à l'être et que l'on peut appeler une nécessité qui jaillit d'une liberté.
Ce que l'on perd de la réalité quand on donne plus d'importance que l'on ne devrait au possible et au nécessaire apparaît donc clair par rapport à la conception de la réalité comme contingence et par rapport à l'interprétation logico-métaphysique de la nécessité. Dans le concept de contingence, le non-être est pensé en termes de possibilité, alors qu'au contraire il est en vérité le néant qui, vaincu par sa réalité surgissant dans l'être, continue de la menacer; dans le concept de nécessité logico-métaphysique le ne-pas-pouvoir-ne-pas-être est pensé comme nécessité rationnelle et absolue alors qu'au contraire, il est l'irréversibilité même du réel, autrement dit la nécessité hypothétique instituée par la réalité et suspendue à la liberté. La réalité est donc première par la vigueur de son existence, qui, de même qu'aucune possibilité ne peut l'atténuer, car le néant se charge de la menacer continuellement, de même n'a besoin d'être renforcé par aucune nécessité, puisqu'elle contient en soi une nécessité qui découle de la liberté même.
Ce n'est ni la possibilité ni la nécessité qui enveloppent et circonscrivent donc la réalité, la première la diluant et l'exténuant, la seconde la figeant et l'immobilisant, mais le néant, qui la met en évidence au moment même où il s'en empare, et la liberté qui la soutient au moment même où elle la tient en suspens. Le néant et l'irréversibilité de l'être disent peut-être peu sur le plan d'une métaphysique rationaliste, mais sont en réalité de profondes et souvent terribles expériences existentielles, d'une si extrême importance que la pensée philosophique et l'expérience religieuse peuvent s'y rencontrer. Et c'est justement dans l'atmosphère du néant et de la liberté, dans laquelle péniblement et aventureusement aboutit une discussion philosophique sur les catégories de la modalité, que trouve peut-être place un Dieu acceptable par l'expérience religieuse à laquelle sont familiers des aspects comme la menace du néant, l'horreur de l'être, l'irréversibilité de l'existence, l'ambiguïté de la liberté.


2. Concept de transcendance.


Personnellement, je suis non seulement prêt à renoncer au Dieu des philosophes, mais j'avoue même qu'à un certain point de mon itinéraire philosophique — quel qu'il soit — je me suis même décidé — par un scrupule dicté bien entendu autant par la rigueur spéculative que par le respect religieux — à éviter dans mes écrits le nom de Dieu, car dans le discours philosophique il me paraissait plus correct de parler plutôt de transcendance. Certes, l'expérience religieuse est toujours une expérience de transcendance et la transcendance semble l'innerver au point d'en être considérée comme une caractéristique non seulement essentielle, mais même inséparable et exclusive. Personne toutefois ne songera à nier que le concept de transcendance a un incontestable droit de cité en philosophie, même quand la philosophie est entendue au sens le plus restreint, avec esprit de rigueur et précision, et donc est telle qu'elle se rend acceptable et même s'impose à tous, y compris à ceux qui ne font profession d'aucune foi religieuse ou veulent s'en tenir à l'agnosticisme le plus impartial.
Et pourtant je dois admettre que le concept de transcendance est l'un de ceux qui font naître les plus grands soupçons et j'ai toujours rencontré une très vive résistance pour le faire accepter, même par ceux qui, sur le plan de l'expérience n'ignorent pas ces ouvertures que l'on ne peut réduire à la pure immanence au point de me faire songer à un véritable idolum theatri. À dire vrai, je n'ai jamais compris la raison de tant de défiance alors qu'il me paraît incontestable que l'expérience fondamentale de l'homme est une expérience de la transcendance: il sait qu'il n'a pas été fait par lui-même, que partout il s'affronte à des transcendances irréductibles, et même qu'il lui arrive de se transcender lui-même. L'affirmation philosophique de la transcendance signifie au fond seulement reconnaître que l'homme n'est pas tout, tant il est vrai qu'il a toujours affaire à quelque chose qui ne dépend pas de lui et même lui résiste. Je suis persuadé donc qu'aucune position ne pourra être aussi préjudiciablement "antimétaphysique" au point de reconnaître le caractère irréductible de certaines réalités dont l'homme ne réussit pas à venir à bout et qu'il ne parvient pas non plus à maîtriser complètement.
La nature, le passé, le devoir, l'inconscient, si étroits que soient leurs rapports d'interaction et d'intériorité réciproque avec l'homme, en sont si nettement indépendants que leur relation avec lui mérite plutôt le nom d'altérité. Ils ne se réduisent pas à l'expérience que l'homme en a, ni ne se résolvent ou se dissolvent en activité humaine, mais ils requièrent résolument la reconnaissance et s'offrent seulement à une expérience de la transcendance. Ce sont des réalités qui s'imposent à l'homme, suscitant en lui un sens de respect, d'effroi ou d'angoisse et qui l'invitent par là même à cette modestie et à cette humilité avec laquelle on s'incline face à quelque chose de supérieur, de plus grand ou de plus distant.

1. [N.d.t.] En français dans le texte. Pareyson cite Pascal dans l'édition Brunschvicg (Br.), Pascal Pensées et Opuscules, Classiques Hachette, à la fin de laquelle on trouvera une table de concordance avec d'autres éditions dont celle de Lafuma plus utilisée de nos jours.
2. [N.d.t.] Pareyson cite toujours les auteurs français dans le texte original. Nous avons omis de le signaler à chaque occurence.
3. [N.d.t.] Le passage complet dit: "Mais si notre injustice démontre la justice de Dieu que dire? Dieu serait-il injuste en nous frappant de sa colère?"
4. . Cf. supra, "L'expérience religieuse et la philosophie" § 14.
5. [Note de l'éditeur italien] Cf. "Dal personalismo esistenziale all'ontologia della libertà" §§ 10-13 in Esistenza e persona, Mursia, Milan, 19854, pp. 25-37.
6. [N.d.t.] Disfazione, néologisme sans équivalent en français et que l'on peut tenter de rendre ainsi.

 

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