éditions de l'éclat, philosophie

LUIGI PAREYSON
ONTOLOGIE DE LA LIBERTÉ


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16. Réflexion philosophique sur l'expérience religieuse.


Si la divinité ainsi comprise est le centre de l'expérience religieuse, je ne crois pas que la philosophie doive ou puisse parler directement de Dieu: l'objet de son discours serait alors toutefois un principe uniquement philosophique, trop restreint par rapport au Dieu de l'expérience religieuse. Je crois plutôt que la philosophie peut et doit parler du Dieu de la religion, et que pour cette raison le discours philosophique sur Dieu ne peut être qu'indirect : la philosophie n'entre en contact avec Dieu que dans la mesure où elle se met à réfléchir sur l'expérience religieuse, ce qui me semble non seulement souhaitable et opportun, mais même inévitable et juste; et en ce sens j'irai jusqu'à affirmer que, pour la philosophie, le Dieu de la religion est beaucoup plus intéressant que le Dieu des philosophes. Naturellement la réflexion philosophique sur l'expérience religieuse est à mener avec toute la précaution et l'attention nécessaire; d'un côté en sachant qu'il faut se refuser de manière critique à toute acceptation préconçue comme à tout refus a priori, et d'un autre côté en ayant conscience que l'expérience religieuse est inassimilable dans le contexte de l'expérience humaine en général et que, par conséquent, elle doit être abordée avec une volonté de compréhension et une attitude d'écoute.
Il y a des expériences religieuses exemplaires qui ont beaucoup à apprendre non seulement à la théologie, mais aussi à la philosophie. Georges Bernanos n'était nullement un théologien mais, comme chacun sait, un romancier religieux; et pourtant un théologien d'une grande profondeur et d'une culture immense comme Hans Urs von Balthasar a su en tirer des réflexions théologiques d'une extrême finesse et d'une extraordinaire ampleur, véritables coups de sonde en certains des domaines les plus obscurs et les plus mystérieux de la théologie. De même pour Kierkegaard et Dostoïevski, dont l'expérience religieuse est devenue la condition essentielle pour une redécouverte actuelle du christianisme, la voie royale et peut-être la seule pour une réappropriation du christianisme par l'homme d'aujourd'hui, immergé dans le climat de l'athéisme et du nihilisme. Ils ne furent ni théologiens ni à proprement parler philosophes, mais aujourd'hui la philosophie et la théologie ont beaucoup à apprendre de leur incomparable enseignement. La contribution de Kierkegaard au renouvellement de la théologie non seulement protestante mais aussi catholique ne peut être mesurée, car son inspiration a donné naissance à un des mouvements philosophiques les plus importants de ce temps, et peut être le plus vivant puisque, né dans les années vingt, il est aujourd'hui au tournant du siècle toujours présent : l'existentialisme. La problématique religieuse de Dostoïevski exprime avec une évidence dramatique les exigences les plus actuelles et y répond avec des idées particulièrement en résonance avec la mentalité contemporaine qui, depuis Nietzsche, est imprégnée de nihilisme: l'élire comme domaine de recherche pour la réflexion philosophique signifie se placer directement au cœur de l'actualité et en saisir le noyau incandescent. La philosophie ne peut manquer de se trouver impliquée et même modifiée en rencontrant une telle problématique, puisqu'elle en ressort non seulement renouvelée dans ses contenus et vivifiée dans son processus, mais aussi incitée à repenser la façon de concevoir la raison philosophique dans son exercice concret.
Savoir de quelle façon il faut concevoir le discours philosophique indirect sur Dieu nécessite quelques précisions sur l'expérience religieuse et la réflexion philosophique. Dieu se rencontre à un niveau trop profond pour que la philosophie, entendue comme enquête démonstrative et métaphysique objective, puisse en parler, puisque ce discours n'aurait d'autre résultat que d'objectiver l'inobjectivable. Mais même le recours à l'expérience religieuse serait peu constructif si par expérience on entend quelque chose de purement subjectif, enfermé dans la sphère étroite et limitée du moi, de la conscience et de la conscience de soi, de l'individualité. Prise en ce sens, l'expression "expérience religieuse" risquerait d'apparaître contradictoire, car, alors que d'un côté le terme "expérience" ne désigne que son aspect humain et subjectif, de l'autre, le terme "religieuse" continuerait de faire référence à quelque chose de transcendant, en soi irréductible à une activité purement humaine, comme la parole de Dieu, que l'homme n'a qu'à écouter et suivre, ou la divinité même que l'homme n'a qu'à écouter et prier. L'obéissance et l'écoute, l'invocation et la prière, tiennent de l'abandon oublieux de soi et donc n'entrent pas dans la sphère plutôt narcissique de la pure subjectivité: ce sont des attitudes tournées vers ce que Heidegger dans Gesprächt von der Sprache a justement appelé quelque chose "qui est d'abord accordé à notre essence et que l'on ne peut éprouver qu'ensuite", que l'on pourrait penser comme quelque chose que l'on ne possède que si on en est possédé, quelque chose qui ne se donne qu'à une conscience muette, qui est pure conscience, avant d'être devenue conscience de soi.
Mais si l'expérience est entendue comme existentielle, alors l'expression "expérience religieuse" devient acceptable, car l'existence — dans sa singularité personnelle, qui n'a rien à voir avec une pure conscience individuelle — est elle-même rapport avec l'être, a une portée ontologique et donc un caractère intentionnel et révélatoire: alors l'expérience religieuse est comprise comme expérience de vérité, de transcendance, d'immémorialité et, en elle, l'expérience toute humaine du divin et l'expérience du divin, ontologique et interprétative, sont une seule et même chose; elle n'est plus exposée au danger d'une réduction subjectiviste et conscientialiste, et se situe à un niveau beaucoup plus profond que celui de la pure antithèse entre humanité et divinité. Ce qu'est ce niveau profond apparaît en effet par le simple rappel du symbolisme que nous avons longuement étudié dans ces pages. Si le symbolisme est non seulement expressif ou inventif, mais aussi révélatoire, c'est parce qu'il prend racine en une zone profonde et originaire de la pensée ou plutôt parce qu'il est immergé au cœur de l'existence entendue comme coïncidence du rapport à soi et du rapport à l'être. À ce niveau, le rapport entre le nom et la chose, entre l'image et la réalité qu'il s'agisse de signification ou de renvoi, n'est plus à prendre en soi, mais doit être considéré dans son lien inséparable avec le rapport de l'homme à l'être, comme rapport, non moins révélatoire qu'existentiel et ontologique, de l'homme à la vérité. Le processus de signification dépasse en cela le processus de révélation; ce n'est plus un problème de langage mais d'être. Tout comme ce n'est pas l'avoir qui compte mais l'être, ainsi le dire sans l'être n'a aucun poids.
Le niveau profond est donc celui du rapport ontologique que l'homme est en soi, de l'interprétation originaire de la vérité. Il ne peut être considéré comme irrationnel, car la pensée y est présente, dans sa fonction première d'interprétation de la vérité, même si cette interprétation n'est pas exprimée en termes clairement conceptuels; on peut néanmoins la tenir pour explicitement rationnelle, car la pensée y est inséparablement unie à la poésie et à la religion, qui ne sont pas encore parvenues à leur spécification, mais sont déjà présentes dans leur nature authentique, la première comme invention et expression, la seconde comme invocation et écoute. Il s'agit d'un complexe originaire et profond par-delà toute antithèse entre rationnel et irrationnel où pensée, poésie et religion sont indissolublement liées et se pénètrent mutuellement, n'étant pas moins opératoires et actives pour autant, même si elles sont en attente de leur distinction et spécification, unies, grâce à l'usage d'une même langue symbolique, par un objectif également révélatoire et par un contact primordial avec l'inobjectivable. C'est un complexe inextricable, dense et fécond, où la pensée a un caractère à la fois poétique et religieux et où poésie et religion ont ensemble la charge et la fonction de penser; c'est justement pour cette raison que pensée, poésie et religion conspirent également à atteindre et exprimer l'inobjectivable cœur de la réalité et le sens des choses; un complexe originaire et jaillissant qui ne pourrait avoir un nom plus approprié que celui de mythe, dans la signification la plus intense et la plus prégnante du terme.
Ici, le mythe est pris dans son sens originaire, qui ne permet pas qu'on l'oppose à la réalité, ni à l'histoire, ni à la vérité, ni à la raison, ni à la révélation dont il se distingue, certes, mais pas au sens où il s'y opposerait, comme on l'entend souvent dire d'habitude. Ni à la réalité, car il est lui-même expérience de la réalité ou plutôt la réalité elle-même, au sens où elle est existentiellement expérimentée. Ni à l'histoire car il est lui-même récit, relation de faits et il traite d'événements historiques, ou d'actes de la liberté originaire, ou de périodes de l'éternité. Ni à la vérité, car il est la vérité elle-même en ce qu'elle est interprétée, possédée en sa figure sensible, existentiellement formulée et saisie symboliquement. Ni à la raison, car elle est riche de pensée, bien que ni conceptuelle ni rationnellement explicitable, mais réelle et substantielle. Ni à la révélation, car ce qui la caractérise c'est justement son caractère non exclusivement créateur, inventif, expressif, mais aussi et surtout révélatoire: il est en même temps et de façon indivisible opération fabulatrice et manifestation de la vérité, mythopoïesis et interprétation de l'être. En somme, le mythe est expérience de la réalité et vérité, il est vérité et réalité expérimentée, ce qui implique un investissement total: humanité et transcendance, homme et Dieu. Son sens est profond et bien au-delà de ses significations. Le mythe est l'interprétation première de la vérité que chaque homme est à lui-même, il est la vérité comme elle parle originairement à chacun, il est la mémoire de l'origine et la remémoration de l'immémorial, il est l'écoute de l'inobjectivable transcendance, il est la révélation même de l'être, de la vérité, de la divinité: il est Dieu comme il parle à l'homme, il est Dieu qui parle à l'homme. Voilà pourquoi l'expérience religieuse va atteindre un niveau profond, là où elle est inséparable de la pensée et de la poésie, poétique par son symbolisme et avérante par sa force révélatoire.
On voit clairement alors en quoi doit consister cette réflexion philosophique sur l'expérience religieuse qui est l'objet de la présente recherche et qui est loin de l'idée plutôt abstraite d'explorer les rapports entre philosophie et religion vues dans leur séparation et extériorité et détachées de tout contexte existentiel. La pensée qui originairement est coprésente à l'inspiration poétique et à l'aspiration religieuse dans ce complexe originaire et vivant qu'est le mythe, en ressort en se spécifiant comme philosophie consciente et explicative, se réservant toutefois la possibilité d'y retourner pour y exercer sa réflexion. Si on considère que la foi doit maintenir une spécificité de la religiosité originaire inscrite dans le mythe et conserver pleinement le caractère symbolique du mythe, on comprendra non seulement comment la réflexion philosophique sur l'expérience religieuse peut concerner aussi bien le mythe que la foi mais aussi, si on se rappelle le caractère symbolique de la pensée originaire dans le mythe, qu'elle n'est pas inadaptée, ou plutôt même qu'elle est particulièrement destinée à pénétrer l'expérience religieuse qu'elle soit originaire ou spécifique. La réflexion philosophique sur l'expérience religieuse, alors, n'est autre qu'interprétation du mythe qui est déjà en soi interprétation de la vérité. Il importe donc de définir à quelles conditions cette herméneutique peut se développer dans l'espoir légitime de comprendre le sens philosophique du mythe et d'en retirer des résultats ayant une valeur en philosophie.
En premier lieu il ne s'agira certainement pas de démythification car, s'il y a lieu de le faire, ce sont plutôt les faciles démythifications qu'il s'agirait de démythifier tandis que le mythe, lui, n'en a nul besoin, étant révélatoire en lui-même. Interpréter le mythe ne signifie pas le purifier du langage symbolique, qui est simplement le langage qui le rend éloquent, mais en approfondir et en débrouiller la signification infinie, tache ardue et entreprise courageuse. La réflexion philosophique doit respecter le mythe: admettre que le mythe dit ce qu'on ne peut dire qu'avec le mythe et ne rien y ajouter puisque interpréter signifie faire parler et savoir écouter, et non pas donner de la voix ni mitsingen [chanter avec]. Sauvegarder le mythe et le symbole avec son épaisseur qui le rend signifiant, est la première tâche de la réflexion philosophique, c'est une tâche qui correspond au caractère critique de la philosophie qui doit maintenir toute chose dans sa nature problématique. C'est un gain pour la philosophie même si la reconnaissance du caractère révélant du mythe, tout comme elle empêche la parole (objectivement) d'enfermer le transcendant, empêche aussi le transcendant de s'isoler dans le silence (mystique). Par ce biais, la réflexion philosophique peut découvrir que respecter et sauvegarder le mythe comme tel est une manière de dire les choses pour lesquelles le langage rationnel de la philosophie est inadéquat et qu'il est pourtant très important pour la philosophie elle-même qu'elles soient dites et le soient de manière symbolique.
Il ne s'agira pas non plus évidemment d'une simple transposition de l'expérience religieuse en termes philosophiques, comme s'il n'était question que de la traduction ou de la transcription de contenus prêts à changer d'enveloppe tout en restant inaltérés dans leur nature. Dans leur transposition philosophique diffuse, les thèmes religieux risquent de changer si radicalement de signification qu'il n'en peut que résulter une série d'équivoques déplorables en raison de l'impossibilité de déterminer quel sens ont acquis les thèmes qui n'en avaient que dans le contexte religieux dont ils ont été extraits. L'échec de nombreuses philosophies modernes qui se présentent comme une laïcisation du christianisme ou comme la rationalisation de la foi religieuse ou comme la traduction panlogistique de l'expérience mystique atteste l'insuffisante crédibilité de ce programme. En réalité, il s'agit d'une entreprise beaucoup plus engagée, c'est-à-dire d'une intense problématisation, capable de jeter sur l'expérience religieuse un regard si fortement et si avidement scrutateur qu'il la transforme en un enchevêtrement de questions qui attendent et même exigent une réponse philosophique dans l'acte même où elles la sollicitent et la provoquent.
Il ne s'agira pas non plus d'une considération objective et spéculative qui s'applique à l'expérience religieuse en la posant devant elle et en l'examinant de l'extérieur, mais d'un type de réflexion qui épouse entièrement l'expérience sans pour autant s'y dissoudre, et là, de l'intérieur, la soumet à un intense interrogatoire, réussissant à en obtenir des réponses authentiques et pures, autrement dit appropriées et non pas déplacées et qui ont néanmoins, en même temps, une valeur dans le domaine spéculatif et philosophique. Il faudra en somme que la réflexion philosophique s'exerce dans les termes d'un "empirisme" supérieur, capable de rendre compte de la réalité sans pour cela la déformer, la transformer ou la réformer, mais en la laissant être avec une respectueuse discrétion tout en la saisissant avec une détermination sans faille, et bien davantage que dans les formes plus relâchées de la phénoménologie et des analyses existentielles. Une sorte de tendance évocatrice et de docilité révélatoire interviendrait alors dans le cours de la réflexion philosophique où le caractère à la fois pénétrant et développé de la pensée — de type décidément herméneutique — maintiendrait la réalité dans son irréductible consistance dans l'acte même où elle en saisit le rythme et en extorque le secret, de manière à pouvoir en saisir la signification et en dévoiler la structure.
Enfin, il ne s'agira non plus ni de philosophie de la religion ou de philosophie religieuse, ni même et surtout de théologie, de théosophie ou d'apologétique, mais de philosophie pure et authentique, capable précisément d'être une réflexion philosophique sur l'expérience religieuse, qui opère en elle et émerge d'elle et où, quoique cette expérience soit personnellement vécue, la réflexion ne cesse pas d'être pour autant proprement philosophique. Il sera encore une fois question de signification: il s'agira d'établir la signification philosophique de thèmes religieux sans qu'aucun de ces deux aspects ne prétende se confondre avec l'autre ni se fondre en lui. Le thème religieux demeure religieux et n'est pas repris comme tel dans la philosophie qui d'autre part a réussi à en saisir la signification philosophique sans pour autant en dénaturer la consistance religieuse. Il ne s'agit pas d'adopter grossièrement et superficiellement un contenu mais de tendre un dialogue qui prenne en considération la nature propre (religieuse) de l'interlocuteur pour pouvoir, grâce à un impérieux mais efficace interrogatoire, en obtenir des réponses (philosophiquement) significatives qui, tout en le laissant utiliser ses propres termes (religieux) est capable d'en saisir l'éloquent message (philosophique).


17. Caractère indirect du discours philosophique sur Dieu.


Le Dieu des philosophes est le Dieu de la philosophie objectivante, résultat d'une pensée directe. Ce Dieu n'existe pas en fait: c'est un pur nom que la philosophie prononce en vain; un concept vide auquel ne correspond aucune réalité et auquel en aucun cas il n'est nécessaire de donner un contenu, ce qui n'est d'ailleurs pas possible de faire si on ne recourt pas au mythe, à l'expérience religieuse, à la foi. Même pour le philosophe, donc, et pour tous en général, le Dieu dont on parle ne peut être que celui de la foi, qui est l'unique Dieu dont on puisse parler. Dieu non comme concept de la philosophie, mais comme centre de l'expérience religieuse: ainsi le croyant considère-t-il Dieu. Mais ainsi doit également le considérer le philosophe; même la philosophie quand elle parle de Dieu, si toutefois elle en parle ou veut en parler, ne peut parler que du Dieu de l'expérience religieuse, non du Dieu des philosophes. Voilà pourquoi son discours sur Dieu est indirect. La philosophie ne rencontre pas Dieu directement, mais comme centre du mythe, dont elle fait l'herméneutique, comme centre de l'expérience religieuse dont elle est interprétation. Et en ce cas, on peut tenir un discours philosophique sur Dieu et avoir un concept de Dieu (au sens symbolique).
Que le discours philosophique sur Dieu doive être indirect veut dire que la philosophie peut certes parler du Dieu de l'expérience religieuse, mais par pour le nier ou l'affirmer ni pour en démontrer ou en contester l'existence, ce qui n'est pas de son ressort, car elle n'intervient que lorsque ces question sont tout à fait dépassées. Pour l'homme religieux, Dieu existe et l'existence de Dieu est pour lui certaine au point de rendre superflue toute démonstration car elle est objet de foi, autrement dit d'un choix radical et profond, dont tout le reste découle. L'homme religieux peut comprendre le doute qui n'est que l'envers de sa foi, un aspect essentiel ou un moment interne, car la foi, loin d'être une possession tranquille, sûre et incontestée, que la tradition a préférée et l'habitude fixée, est souvent une lutte extrêmement dure et une tension lancinante, à peine apaisée par la conscience d'être vivante et vivifiante au point de suffire à remplir et inspirer une vie entière. Mais ce que l'homme religieux ne peut vraiment comprendre, c'est la démonstration dont il n'a aucun besoin, à moins qu'il ne la désire comme expression de sa propre croyance ou la considère non comme une confirmation, mais comme partie intégrante de cette croyance; la certitude médiate et rationnelle ne l'intéresse pas car il possède quelque chose d'infiniment plus riche et plus efficace qui est sa foi. La foi cherche l'intellect: elle incite à rechercher, à penser, s'efforce de repenser philosophiquement l'expérience religieuse10.
Ici la philosophie n'a rien à dire car lorsqu'elle intervient, la question est déjà réglée: elle n'intervient ni pour choisir entre l'existence et l'inexistence de Dieu, car le choix est déjà fait, ni pour démontrer éventuellement l'existence de Dieu, car l'existence de Dieu fait déjà l'objet de la croyance. Le choix entre l'existence et l'inexistence de Dieu est un acte existentiel d'acceptation ou de refus où un seul homme décide, à ses risques et périls, si la vie a pour lui un sens ou si elle est absurde, puisque à ce dilemme se réduit ce choix sans autre alternative. Un tel choix est éminemment religieux, même quand il se fait dans le sens négatif, car le rejet de Dieu est si étroitement lié à l'accueil qui peut alternativement en être fait qu'il en conserve toujours une nostalgie inconsciente. La philosophie, en tant qu'elle intervient à partir d'un choix déjà fait, n'a plus droit au chapitre, ni, bien sûr, pour affirmer l'existence de Dieu, ni, non plus, pour la nier, car même le rejet de Dieu n'est pas le fruit d'un raisonnement, mais un acte profond et originaire de la personne. D'autre part la philosophie n'a pas pour but de démontrer l'existence de Dieu car elle n'étend pas la connaissance à de nouveaux domaines de la réalité, mais réfléchit sur des expériences existentielles: son but n'est pas démonstratif mais herméneutique.
Mais si la philosophie n'a aucun titre pour choisir ou démontrer, son objet en revanche est de clarifier et d'universaliser, chose non seulement permise mais même requise par son caractère interprétatif. La philosophie éclaircit avant tout le donné existentiel, élaborant des pensées qui peuvent éventuellement servir à le rendre plus compréhensible et en outre peut et doit dire ce que signifie ou peut signifier pour l'homme de se décider pour ou contre Dieu, d'avoir une foi personnelle qui est en même temps un choix humain et une initiative divine, de rencontrer la divinité dans l'expérience religieuse, de parler de l'inobjectivable dans un langage symbolique, d'avoir des rapports avec une transcendance, considérée à la fois comme absente et présente, lointaine et proche et ainsi de suite. Sur ces points la philosophie peut parvenir à des considérations susceptibles d'en montrer l'intérêt pour tous, même pour les non-croyants. Dans l'expérience religieuse, solitaire ou au sein de l'église, le croyant est si personnellement impliqué et si totalement absorbé dans sa rencontre singulière avec Dieu que, hormis les lois élémentaires de la charité, il ne se préoccupe pas de savoir s'il peut y faire participer les autres, si cette expérience est capable d'avoir aussi un intérêt pour ceux qui y sont étrangers, ou encore si elle peut être élargie de manière universelle. Or c'est justement ce qui importe à la philosophie: savoir quelle signification peut avoir pour l'homme en général, pour chaque homme, croyant ou non croyant, la possibilité d'une rencontre religieuse avec la divinité. Les expériences religieuses en tant qu'humaines sont certes en soi largement partageables, mais c'est la réflexion philosophique qui montre leur communicabilité et l'explique comme possibilité pour l'homme en général.
Entre le Dieu des philosophes et le Dieu de l'expérience religieuse maintiendra-t-on et fixera-t-on une totale opposition, en ajoutant seulement que la philosophie aussi — non l'objectivante mais l'herméneutique — quand elle parle de Dieu entend se référer, même si c'est indirectement, au Dieu religieux? Il y a peut-être une manière de dépasser l'opposition; il suffirait de pouvoir supprimer le caractère objectivant et la présomption rationaliste inhérente au concept philosophique de Dieu; et cela est probablement réalisable selon l'une des trois façons suivantes.
Il serait tout d'abord possible d'accentuer dans le langage philosophique la nature originairement métaphorique de tout langage, en sachant y voir aussi l'épaisseur de sens et l'irradiation typiques du symbole, récupérant ainsi le symbolisme potentiel des concepts, avec pour résultat de leur conférer un caractère non plus objectivant et mystifiant mais révélatoire par rapport à la transcendance. Même la conceptualisation peut être entendue comme symbolisation. En second lieu on pourrait priver les philosophies de leur prétendue rationalisation en les considérant, plutôt que comme des systèmes rationnellement clos, comme des perspectives existentielles ou des chiffres de l'inobjectivable. En considérant, par exemple, qu'avec leurs systèmes respectifs, Spinoza et Hegel ont cherché à développer de manière conceptuellement cohérente, l'un, le principe paulinien: in illo vivimus, movemur et sumus [en lui nous vivons, agissons et sommes] et, l'autre, le triduum mortis inhérent au mystère Pascal, il s'agirait de retrouver l'inspiration mystique et religieuse primitive sous la construction rationaliste qu'ils ont édifiée sur cette base. Un dernier procédé serait possible en prolongeant l'idée schellinguienne d'une "philosophie négative et purement rationnelle". La différence entre les philosophies négatives et la philosophie positive pourrait consister en cela que les premières sont des systèmes logiques, cohérents et clos, des totalités douées de certitudes, mais vides et abstraites étant purement formelles et hypothétiques, alors que la philosophie positive est herméneutique, concrète, ouverte aux apports toujours nouveaux de l'expérience, mais condamnée au risque et à l'angoisse de l'interprétation. On peut reconnaître aux premières une valeur symbolique et révélatoire dans leur capacité à fournir une anticipation à la seconde et à en attendre vérification et confirmation. J'ai proposé ce dernier procédé non pas pour obéir à des intentions pacifiques et dans une volonté optimiste de tout comprendre, mais pour conserver ce caractère polyphonique et perspectiviste de l'histoire de la philosophie, condition indispensable pour un débat philosophique actuel et toujours ouvert.

 

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