éditions de l'éclat, philosophie

LUIGI PAREYSON
ONTOLOGIE DE LA LIBERTÉ


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13. Se choisir et être choisis.


L'arbitraire divin offre aussi une clef pour résoudre les difficultés qui pèsent sur le problème du choix existentiel. Il montre comment le choix existentiel, c'est-à-dire le choix de soi, coïncide très exactement avec le choix divin, avec l'être-choisi par Dieu. Au niveau profond de l'existence il n'y a ni opposition ni séparation entre le se-choisir et l'être-choisi; et dans l'expérience religieuse comment peut-il y avoir dilemme ou alternative entre choix existentiel et choix divin? Dans l'expérience religieuse, liberté divine et liberté humaine coïncident, et initiative divine et humaine sont tellement imbriquées l'une dans l'autre qu'il est difficile de les distinguer et impossible de les séparer. Se peut-il que pour l'homme religieux abandonner Dieu ou en être abandonné soit quelque chose de différent? Comment dire si l'athée est ce qu'il est parce qu'il a abandonné Dieu ou parce qu'il a été abandonné par lui? Et Isaïe et Jérémie savent bien que retourner à Dieu c'est être remis sur la voie de Dieu grâce à lui.
Sur le plan purement historique et d'un point de vue strictement humain subsiste une opposition entre le destin et la liberté qui rend indépassable le problème de leur conciliation. Le destin apparaît comme un fait inéluctable et une nécessité inexorable qui pèsent sur l'homme du poids de chaînes opprimantes; et l'homme n'a d'autre issue que la liberté stoïque du fata volentum ducunt nolentum trahunt [le destin conduit ceux qui veulent et abandonne ceux qui ne veulent pas], la conscience que la rébellion est absurde, la "liberté" de l'amor fati, avec toutes les difficultés d'un concept aussi délicat et obscur. Le problème de savoir comment le fait de se choisir et d'être choisi peuvent se concilier naît quand les deux termes ont déjà été conceptuellement figés, c'est-à-dire quand ce qu'ils ont de conciliable est compromis pour toujours par une séparation qui les oppose comme fatum et destin d'un côté et liberté humaine de l'autre. Il apparaît seulement dans la reconnaissance purement religieuse de l'arbitraire divin que la coïncidence des deux termes est originaire, de sorte que le problème de leur réconciliation est tout à fait vain. Sur le plan religieux, aussi bien la nécessité du fatum que l'inévitabilité de l'amor fati cèdent la place à la liberté respectivement divine et humaine. Le choix de soi, alors, est certes un être-choisi, mais l'être-choisi est encore liberté, c'est-à-dire liberté divine. Elle n'est véritablement ni fatum ni destin, car elle n'entre pas dans la sphère de la nécessité aveugle et inexorable, mais dans celle de la liberté de Dieu, de la liberté première, originaire et absolue.
Certes il y a ambiguïté aussi bien dans l'arbitraire divin que dans la liberté humaine. L'arbitraire divin est la liberté d'user de colère ou de miséricorde, et la liberté humaine est la possibilité d'acceptation et de fidélité ou de refus et de trahison. L'ambiguïté des deux libertés ne compromet pas la coïncidence du choix de soi et de l'être choisi, mais en rend l'exercice accidenté et tortueux. Il serait facile pour le choix existentiel, né dans le milieu nourrissant de l'arbitraire divin, de se laisser emporter par le grand fleuve et d'en faire une extraordinaire force de propulsion où présence divine et activité humaine deviennent chacune la forme de l'autre dans un unique dynamisme. Mais qu'il est difficile, concrètement, d'être soi-même! La première difficulté est de s'accepter; et pourtant telle est bien la condition première d'une croissance saine, d'un développement régulier, d'une maturation créatrice. Et voici au contraire le refus et la rébellion qui ne peuvent s'exprimer qu'en se débattant de manière aussi pénible qu'inutile dans un mal-être stérile et douloureux quel qu'il soit. On ne sent souvent que le poids de sa propre identité et, dès lors, le dégoût de soi, l'incapacité de se reconnaître, l'infidélité à soi-même conduisent à la sombre voie de l'auto-destruction. Pour la personnalité rien de plus mortifère que la méconnaissance de cette articulation secrète qui, au fond de nous-mêmes, fait du choix existentiel non une opération de la volonté consciente, mais un contact originaire avec la transcendance qui révèle notre essence profonde. Souvent on s'efforce d'être différent de soi, employant sa vie entière à cette tentative vaine et absurde; souvent, fatigués de se sentir différent des autres ainsi que de la lutte permanente qui résulte de cette différence, on cherche à s'identifier à des modèles irrémédiablement étrangers, pour aller dans le sens de cette commode conciliation avec la totalité qu'est le conformisme; souvent, malgré toute notre bonne volonté on ne sait pas être vraiment soi-même par manque d'acuité dans cette difficile auscultation intérieure, ou par défaut de constance dans cet exercice ardu d'attention toujours en éveil, ou par facilité, distraction et étourderie. Mais ces incertitudes et ces hésitations font aussi partie de ce moi profond qu'il s'agit de cerner.
L'exercice de la liberté humaine oscille entre se considérer comme un don à recevoir ou comme une possibilité à refuser: d'un côté l'acceptation, la liberté positive, la liberté de l'affirmation; de l'autre le refus, la liberté négative, la liberté de l'auto-destruction. L'alternative de la liberté se réalise, d'un côté, dans la liberté qui est liberté de s'affirmer et de se conserver, qui est donc libre d'être liberté, et, d'un autre côté, dans la liberté qui est libre de ne pas être libre, qui est donc liberté de se nier comme liberté. Mais l'ambiguïté de la liberté humaine rejoint l'ambiguïté de la liberté divine: comment en effet se manifeste la colère divine si ce n'est par le refus humain et comment apparaît la miséricorde divine sinon dans l'acceptation humaine? Le refus de l'homme dès qu'il se sent prisonnier dans l'acte divin qui le rend libre est déjà le signe de la colère divine; de même, que l'homme accepte le choix divin, au point de l'adopter non seulement comme choix propre mais comme vocation profonde, est déjà le signe de la prédilection divine.
A la lumière de l'ambiguïté qui réside au cœur de la réalité, au croisement de la liberté de Dieu et de la liberté de l'homme qu'elle caractérise de la même façon, l'être-choisi, en tant que liberté divine, est un être élevé au salut ou abandonné à la perdition, et le se-choisir, comme liberté humaine, est acceptation ou révolte, c'est-à-dire croissance ou auto-destruction. Mais cela n'implique pas un écart tel que d'un côté soit déversé tout en bloc colère, condamnation divine, refus et auto-destruction humaine, et de l'autre faveur et clémence divine, acceptation et accroissement de l'homme: la liberté divine est intégralement présente aussi bien dans la dépression de la douleur de l'homme que dans l'exaltation de sa ferveur créatrice, autrement dit, dans celle-là, non seulement la réalité de la colère de Dieu, mais aussi la perspective de sa bienveillance et, dans celle-ci, non seulement l'efficace de sa miséricorde, mais aussi la possibilité de son courroux. Même dans la douleur humaine vit la miséricorde de Dieu et même la joie humaine porte le signe de sa disgrâce: même dans l'abîme du désespoir, la douleur humaine n'est jamais si sombre qu'elle ne puisse entrevoir la perspective d'un réconfort et devenir elle-même le siège de joies indicibles et mystérieuses; et la joie de l'homme n'est jamais si complète qu'elle ne tremble pour son avenir et qu'elle ignore le chemin douloureux qu'elle suppose comme son indispensable accès.


14. Dieu comme liberté: volonté originaire.


Mais l'ego sum qui sum veut dire aussi "je suis qui bon me semble". À la question: "Quel est ton nom?" qui signifie au fond "quelle est ton essence? en somme: qui es-tu?", la réponse est: "Je suis qui bon me semble et que cela te suffise. Je suis qui je veux; je suis qui je veux être. Je suis ce que je veux être et je veux être ce que je suis, et, en général, je veux être. Que cela te suffise pour mon essence et mon existence: mon être, je me le donne comme je veux." Ceci indique un sens plus lointain et plus profond de la liberté originaire: de la liberté de Dieu, dépend l'être même de Dieu dans le double sens de son essence et de son existence. La liberté absolue et arbitraire de Dieu est confirmée et même accentuée par ces paroles divines qui semblent dire: "Je suis libre au point d'être libre même de mon être, puisque mon être je me le donne comme je veux." Habituellement, on considère comme la suprême manifestation de la liberté divine la création du monde; mais la liberté de Dieu apparaît déjà à un niveau antérieur et beaucoup plus profond: à la racine même de son être. La création du monde suit librement un commencement déjà amorcé, un début absolu et absolument premier, l'auto-engendrement de Dieu. L'éternité de Dieu n'implique en rien un engendrement intérieur, autrement dit un acte éternel de liberté par lequel il se donne à lui-même l'essence aussi bien que l'existence. Dieu veut exister et veut être ce qu'il est, ce qui signifie qu'il est libre non seulement par rapport à l'être en général, mais surtout par rapport à son propre être, qu'il n'est lié en somme ni à sa propre existence ni à sa propre essence. Dieu même comme liberté absolue et volonté originaire contient, ou plutôt est, la réponse à la "question fondamentale", mais ne l'énonce pas en termes explicites: il se limite à dire "je suis qui bon me semble, je suis qui je veux", ce qui est une déclaration définitive. Il n'y a rien d'autre à dire: c'est par un acte absolu de volonté et de liberté que Dieu se fait et se dit maître de son propre être et de l'être en général.
L'être de Dieu — l'existence comme l'essence — dépend donc de sa volonté qui, comme liberté arbitraire, se révèle finalement être sa véritable et authentique essence. D'une situation comme celle-ci surgit un paradoxe déconcertant (le paradoxe du commencement absolu impliquant toujours une antériorité à soi-même), Dieu est avant et après soi en même temps. Dieu est déjà avant d'exister, voulant sa propre existence, et, quand ensuite il existe, on voit que son essence était précisément la liberté qui le fait vouloir exister. Maintenant si on prend comme point de référence le temps humain il est évident que cet "avant" et cet "après" et leur simultanéité ont une signification intemporelle; mais il serait simpliste de ne pas voir les raisons profondes qui conduisent à introduire dans l'éternité une certaine temporalité, même si elle est d'un genre très particulier et différente de la temporalité humaine. Ce type de problématique est au fond beaucoup moins déconcertant que d'autres théories qui, sur le plan clairement métaphysique et même au niveau herméneutique, ont été formulées à ce sujet, tendant à considérer l'"avant" Dieu comme, suivant les cas, supérieur ou inférieur à lui: on pense, d'un côté, au thème du super-étant ou de l'uJperJeiovth" ou Übergottheit qui depuis les néoplatoniciens ponctue tout un courant de l'histoire de la philosophie et de la mystique, et, d'un autre côté, au thème de la nature ou du Grund en Dieu qui, sur le fil de la théosophie partant de Boehme, a rejoint Schelling, sans que l'on puisse dire qu'il s'y est arrêté.
Le problème est non seulement ardu mais aussi hasardeux, et les thèmes qui en émergent sont brûlants pour ne pas dire bouleversants. Mais rien n'est plus stimulant que le risque, même en philosophie, où il existe une véritable imagination spéculative qui donne du nerf à la réflexion et où la fantaisie, si elle est bien conduite, non seulement ne compromet pas mais bien plutôt trempe et fortifie l'activité critique toujours nécessaire. Ici, de surcroît, les sollicitations proviennent de cet authentique foyer ardent qu'est l'expérience religieuse: il ne faut pas oublier que le traitement que nous faisons maintenant de Dieu comme liberté absolue n'entend pas être une théorie explicitement conceptuelle de la divinité, mais se présente plutôt comme une interprétation, fût-elle philosophique, du mythe, comme une réflexion sur l'expérience religieuse, sur la base d'une conception non démonstrative, une herméneutique de la philosophie. On sait bien qu'à propos de Dieu même la vérité est plutôt risquée, peri; Jeou` kai` tajlhJh` levgein kivnduno" ouj mikrov" (Origène, In Ezech., 1, 110). Mais comment pourrions-nous oublier la forte parole de Platon, kalo;" ga;r oJ kivnduno" [Ce risque est beau en effet] (Phédon, 114 d)? Cela dit je m'engage à développer ultérieurement cette problématique.
Si quelqu'un trouve dans ce qui suit des traces de la pensée de Plotin et de Schelling, je ne pourrais que m'en réjouir, étant donné que le premier a été une lecture qui a accompagné ma vie — et l'accompagne encore — et que le second est selon moi l'interprète le plus profond du huitième traité de la septième Ennéade — je le pensais avant de l'avoir lu, mais aussi depuis — le traité 39, un des plus hauts moments, un sommet absolu en fait, de la pensée occidentale. Que le lecteur veuille bien considérer que chacun se choisit ses auteurs et qu'il jette sur ceux-ci des regards extrêmement sélectifs dans le but de privilégier certains aspects et de développer certains points qui vont plus particulièrement dans le sens de ce qu'il est, au point qu'un Pascal peut dire: "Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans moi, que je trouve tout ce que j'y vois" (Br. 64). Mais face à des auteurs de cette importance, je serais content si quelques chercheurs aujourd'hui convaincus par ma requête réussissaient à faire connaître un aspect de la pensée de Plotin et de Schelling, qui, malgré son extraordinaire profondeur, est relativement peu commenté et discuté, alors qu'il devrait être en mesure d'ouvrir des perspectives fortement révélatoires sur le cœur de la réalité et sur le sens des choses.
Dieu, par définition, ne présuppose aucun autre être; sa nature est abyssale et au bord de cet abîme Kant s'est arrêté avec horreur et effroi, attribuant à Dieu même l'angoissante question: toute chose vient de moi mais moi d'où viens-je? Maintenant, poser la question "d'où?" ne revient-il pas à s'interroger sur l'"avant"? "Avant" l'être de Dieu il n'y a pas un être: il y a le non-être. Mais que signifie ce non-être? qu'il n'y ait rien ou qu'il y ait précisément le rien? Aucune question n'est mieux adaptée que celle-là à cette citation de Plotin: ÆAlla; to; mh; uJposta;n tou`to tiv … "H siwphvsanta" dei` ajpelJi`n, kai; ejn ajpovrw/ th`/ gnwvmh/ Jemevnou" mhde;n e[ti zhtei`n. Tiv ga;r a[n ti" kai; zhthvseien eij" oujde;n e[ti e[cwn proelJei`n (VI 8, 11, 1-4) qui donne, dans la belle traduction de Vincenzo Cilento: Ma che cosa sarà mai uno che non entrò neppure nell'esistenza? Silenzio e andiamocene; posti in un vicolo senza uscità per questo nostro argomentare, non cerchiamo più nulla! E che cosa volete che cerchi uno che non ha più dove procedere? ["Mais que peut être quelqu'un qui n'entra même pas dans l'existence? Silence et allons-nous en; engagés dans une ruelle sans issue pour notre raisonnement, ne cherchons plus rien! Et que voulez-vous que cherche quelqu'un qui n'a plus où aller?"]. Nous nous trouvons au point crucial de la pensée, au moment décisif de la réflexion, là où, dans le commencement absolu, se rencontrent être et non-être, ou si l'on préfère, réalité et néant: l'être avant l'être, c'est-à-dire l'abîme, cet abîme qu'est Dieu même.
De l'existence de Dieu, donc, dépend toute chose; mais de quoi l'existence de Dieu dépend-t-elle? Il y a — et il ne peut y avoir — qu'une seule réponse: de Dieu lui-même. Avant Dieu il ne peut y avoir que Dieu. Mais l'idée de "Dieu avant Dieu" n'a rien de simple ou d'univoque; c'est même justement dans son caractère obscur et ténébreux que se dissimule le mystère de Dieu. On ne voudra pas admettre que cette idée signifie une nécessité intrinsèque à l'existence de Dieu comme si Dieu avait sa propre nécessité qui, bien qu'elle lui soit immanente, se détacherait pour ainsi dire de lui en le précédant et en le prévoyant: l'idée de Dieu avant Dieu n'est pas une rétroprojection de sa réalité ou une répétition anticipée de son existence. Un Dieu ainsi conçu serait une donnée fondamentale prenant assise sur soi, une réalité aveugle, inerte et inopérante en net contraste avec le Dieu vivant de l'expérience religieuse, qui agit librement, fait tout ce qu'il veut, est liberté absolue et arbitraire. Avant la dialectique transcendantale l'expérience religieuse elle-même montre le caractère intenable du concept philosophique de Dieu comme être nécessaire. Pour le Dieu vivant et essentiellement pour lui vaut ce qui est en vigueur pour tout réel en général: il n'est pas parce qu'il doit être, mais il doit être parce qu'il est; il est parce qu'il est, et s'il ne peut plus ne pas être c'est parce qu'il est désormais. La nécessité qu'a Dieu d'être est postérieure à sa réalité: en lui l'irréversibilité de l'être n'est que l'irrévocabilité de l'acte de liberté. L'" avant" Dieu n'est pas sa nécessité d'exister, qui est éventuellement postérieure à l'existence, mais il est la liberté même de Dieu. Avec la crise et la dissolution du concept même de Dieu comme être nécessaire s'ouvre derrière l'existence de Dieu un gouffre vertigineux, qui ne peut être comblé que par la liberté divine, absolue et arbitraire.
Le "Dieu avant Dieu" est donc l'abyssalité même de Dieu: ce gouffre immense où l'abyssale liberté divine s'approfondit, y rencontrant un autre élément tout aussi abyssal: le néant. Malgré le brouillard dense qui règne dans ces profondeurs, une précision s'impose. "Avant" Dieu, il n'y a pas à proprement parler ni ne peut y avoir le néant, car alors Dieu ne serait pas Dieu. Cela n'implique pas un retour à l'être nécessaire: "avant" Dieu, il y a le "Dieu avant Dieu" c'est-à-dire sa liberté. Mais sa liberté comme volonté d'exister est essentiellement victoire sur le néant, ce qui implique qu'elle ait une certaine perception du néant. Il n'y a de liberté qui ne fasse de quelque manière l'expérience du néant, même si elle ne le connaît que dans le moment même où elle le met en déroute. Tel est le cas de la liberté originaire dont la victoire sur le néant est une des formes de sa connaissance: elle n'a d'autre indice du néant qu'à travers son expulsion, de sorte qu'elle n'en a conscience qu'au moment où il est déjà dépassé et soumis; mais le fait de l'avoir dépassé et vaincu est bien toutefois une façon de le connaître et de le reconnaître, d'en faire la connaissance et l'expérience.
De ce contact primordial avec le néant, la liberté originaire tire son aspect inquiétant de négativité, sans que pour cela soit tranché le lien étroit et essentiel qui la lie à la positivité dont elle a elle-même promu l'existence. Ne serait-ce pas étonnant si de cette position duelle on pouvait retirer le terrible poids d'ambiguïté qui la caractérise et lui est essentiel, en vertu de quoi elle se présente à la fois positive et généreuse, et négative et terrible. La liberté originaire a un caractère de duplicité, en vertu duquel elle est le point de rencontre et de séparation entre l'être et le néant, l'axe autour duquel tournent, inséparablement liés, les deux mouvements opposés, la charnière qui unit et divise en même temps les deux régions. C'est pour cela que la liberté originaire a pour ainsi dire tout un aspect méontologique, qui représente l'irréductible rétrogradation de l'opération par laquelle elle a institué l'existence. Que l'aspect ouvert et généreux du réel soit inséparable de son aspect avide et réticent n'est donc possible que si l'on conçoit le cœur de la réalité, Dieu, comme liberté absolue. D'aucuns voudraient que le négatif, avec son abyssalité ténébreuse, fut "exorcisé" avant que l'on se mette à édifier une ontologie, au motif que celle-ci en serait irrémédiablement compromise; mais une telle opération, il faut le dire, est réalisée par cette même liberté originaire qui, marquant le point de rencontre de l'être et du non-être, montre qu'il n'y a pas d'ontologie sans un versant méontologique, et que la méontologie n'est possible que comme aspect de l'ontologie.
C'est pour la liberté originaire que l'existence de Dieu est une victoire sur le néant, et même est la première victoire sur le néant en un sens absolu. Elle en sera suivie d'une autre, la création du monde, que l'on peut considérer comme originaire seulement parce qu'elle se rattache à cette première victoire comme son prolongement. Mais la protohistoire est plus ancienne, elle a déjà commencé quand arrive la création: le premier acte est celui par lequel Dieu avec la liberté qui est son essence institue sa propre existence, autrement dit surgit et fait sa place en dissipant le non-être, expulsant la négativité et triomphant du néant; c'est ce passage qui est contenu et indiqué dans l'expression paradoxale "Dieu avant Dieu" et qui ne peut être exprimé que par un oxymore déconcertant, le commencement éternel: soit une opération immense et abyssale qui, même si elle est racontée et décrite par une herméneutique audacieuse du mythe originaire, demeure en soi impénétrable et mystérieuse. L'être de Dieu est un acte originaire: un acte de liberté qui unit essence et existence par un lien qui n'a aucune nécessité car il est la liberté primordiale en soi; un acte de liberté qui n'est tel que s'il est inséparablement et simultanément victoire sur le néant et commencement absolu, deux expressions différentes pour dire la même chose; un acte de liberté qui est origine en un sens absolu, car il est origine de toute chose étant avant tout origine de soi, source absolue, principielle et jaillissante; en somme phghv, qui est le terme non seulement métaphysiquement platonicien (Phèdre 245 c8) et néoplatonicien (Plotin VI 8, 14, 31-329; 9, 9, 1-2) et herméneutiquement schellinghien, Quelle des Seyns (XIII, 205), mais aussi religieusement biblique, phghv zwh`", fons vitae (Ps. 35, 10) et fons aquae vitae (Jér. 2, 13; Jn 4, 14; Ap. 21, 6); ce qui élargit les présentes observations à des horizons illimités et à des lointains impensables.


15. Histoire de l'éternité.


Le symbolisme temporel d'où provient cette interprétation du mythe originaire introduit l'idée d'une scansion temporelle de l'éternité. Ce n'est pas que l'on puisse précisément parler d'un Dieu en devenir, du fameux werdenter Gott, qui impliquerait une véritable théogonie. Depuis le début, Dieu est complètement Dieu, "tout entier", comme dit Plotin (VI 8, 20, 8). Mais que l'on ne puisse penser Dieu que dans les termes de "Dieu avant Dieu" et de "Dieu après Dieu", avec pour conséquence le passage de l'un à l'autre, est hautement significatif. Dans ce dédoublement interne de Dieu il y a sans aucun doute un aspect "dialectique", suivant lequel Dieu est, en même temps, avant soi et après soi: Dieu en tant qu'il veut exister et Dieu en tant qu'il existe; une liberté qui en même temps constitue l'essence et institue l'existence. Mais sans aucune doute l'aspect "temporel" prévaut, qui reconnaît en Dieu un passé éternel: le "Dieu avant Dieu", l'"avant-Dieu" est un temps-abîme, un temps d'avant le temps; un passé qui jamais ne fut présent, et qui n'est présent que dans le présent comme son passé; un passé qui n'a toujours été que passé et l'était depuis le début car c'est un passé ab aeterno; un passé qui est présent comme passé dans cet éternel présent qu'est l'éternité.
Le symbolisme temporel colore même la distinction entre l'engendrement de Dieu à l'intérieur de lui-même et la création du monde, la présentant comme une "succession" de deux événements éternels. Mais c'est une succession éternelle: la volonté avec laquelle Dieu veut le monde est celle-là même avec laquelle il s'est voulu lui-même; non que Dieu ne puisse vouloir exister sans vouloir ensemble que le monde existe, mais Dieu ne peut vouloir que le monde existe sans avoir voulu exister lui-même, et peut-être est-il possible de dire que Dieu a tellement voulu la création du monde que pour ce faire, il a voulu exister lui-même. En ce sens on pourrait imaginer des périodes dans l'éternité, des sortes d'éons qui en scanderaient l'étendue sans limite; qui peut exclure qu'à ces deux grandes ères de la protohistoire ou préhistoire divine ne correspondront pas deux autres ères dans l'eschatologie, à la fin des temps? Ces observations ne semblent pas bizarres, uniquement faites dans une intention herméneutique par rapport au mythe originaire: elles montrent comment l'inaccessible transcendance divine non seulement n'exclut pas de s'impliquer dans le temps et dans le monde, mais plutôt l'exige, d'autant plus qu'il se retire dans son éloignement, ne pouvant s'impliquer que si elle n'est ni mondanisée ni sécularisée, tant il est vrai qu'elle prolonge l'histoire où l'homme vit sa tragique condition — au point de la rendre encore plus agitée et plus dramatique — avec un passé qui est plus passé que tout passé historique et un futur qui est plus futur que tout futur historique, avec un passé qui est plus originaire que primordial, et avec un futur qui est plus absolu qu'ultime, avec le passé de la protologie et le futur de l'eschatologie.
La connotation "temporelle" la plus authentique est celle qui permet de faire un récit des actions de Dieu, sa décision d'exister, la création du monde, puis la punition et la rédemption de l'homme déchu, et ainsi de suite. En raison de son éternité, il peut sembler impossible de fabriquer un histoire ou de raconter un mythe à propos de Dieu; mais la chose est possible car Dieu est liberté et ses actes, comme tous les actes libres, donnent lieu à des actions historiques. Où il y a liberté il y a des faits, et où il y a actions il y a histoire. Où plutôt, où il y a liberté, il y a une histoire, et où il y a histoire, il y a une liberté. Si Dieu est liberté, il y a une histoire dans et de l'éternité qu'il n'y aurait pas si Dieu était un être nécessaire, ou un être dont la liberté fut propriété et non essence. L'histoire éternelle consiste en ceci que les actes de Dieu, comme par exemple son existence et celle du monde, sont des actes de la liberté originaire et, en tant que tels, sont non pas les effets d'une nécessité externe, mais bien d'authentiques faits, qui, comme produits de la liberté, sont des faits indéductibles, c'est-à-dire des événements historiques. Bien qu'éternelle, cette histoire ne cesse pas d'être histoire, et ses événements ne pourront jamais devenir des moments dialectiques. L'histoire de Dieu, loin de pouvoir être rythmée comme une dialectique à sens unique et à parcours obligé, avec ses moments nécessaires et son issue inévitable, ne peut que se raconter comme le récit de faits imprévisibles et inattendus. C'est comme un mythe intensément révélatoire et capable d'atteindre le centre de la réalité car son objet est la liberté, et la liberté est le cœur du réel, le sens des choses. Insister sur son historicité signifie insister sur l'impossibilité de le scander dialectiquement. Où il y a histoire, autrement dit liberté, il ne peut y avoir dialectique; et là où il y a dialectique il ne peut y avoir d'histoire car l'histoire est liberté.
Cette précision sur le lien unissant inséparablement liberté et histoire est importante pour saisir le sens de cet acte de liberté divine qu'est la victoire sur le néant. Dire que la victoire sur le néant est un acte de la liberté originaire revient à dire qu'elle est dans l'absolu un événement historique: cet acte, Dieu l'a accompli non parce qu'il devait le faire ou ne pouvait pas ne pas le faire ou qu'il était de sa nature de le faire; cet acte il l'a accompli parce qu'il l'a accompli, parce qu'il a voulu l'accomplir et cela suffit. Non qu'il se conforme à un engagement ou à un devoir ou à une nature et que d'eux proviennent sa positivité, car c'est lui-même qui se pose en modèle de positivité. Ici il faut prendre la positivité littéralement dans ses deux acceptions: comme défaite et soumission de la négativité et comme institution du réel.
Un approfondissement ultérieur est peut être nécessaire pour éclaircir cette liberté qui se tient derrière l'existence de Dieu et en épuise l'essence. En tant que liberté absolue — dont dépend son existence et en quoi consiste son essence — Dieu est commencement de soi-même. C'est ce que l'on veut dire quand on définit Dieu comme causa sui ; si ce n'est que la catégorie de causalité est tellement inadéquate pour clarifier l'engendrement intérieur divin qu'il est urgent d'en déconseiller l'usage à qui veut exprimer ce que seul le terme de liberté peut cerner au plus près. Mais si l'on veut un langage plus parlant et significatif rien n'interdit de recourir au terme de volonté qui, dans son dense symbolisme, est ici particulièrement approprié et évocateur. Dire que Dieu est le commencement de soi-même signifie dire qu'il veut être: Dieu est parce qu'il veut être. On a dit que Dieu était non pas une donnée primordiale, mais un acte originaire; cela signifie que l'on ne peut pas seulement dire de lui qu'il est, mais il faut dire aussi qu'il veut être ; ni non plus qu'en lui l'être précède le vouloir car il en est plutôt précédé. De la volonté de Dieu dépend autant son essence que son existence: il existe parce qu'il veut exister et il est celui qu'il est parce qu'il le veut. Plotin parle à raison, dans le traité 39 déjà cité, d'une Jevlhsi" [volonté] et d'une bouvlhsi" [désir] qui font partie de l'essence divine, et sont même l'essence divine elle-même; et Schelling fait tourner toute son Freiheitsschrift autour de la sentence lapidaire et définitive: Wollen ist Urseyn [Le vouloir est l'être primordial] (VII 350).
Il ne s'agit pas ici d'approfondir cette idée de la liberté originaire; à qui voudrait le faire je peux suggérer avant tout de tirer profit des profondes considérations de Plotin, là où il montre qu'elle n'est ni intentionnelle, ni en vue d'un futur déterminé, comme si elle ne faisait que suivre un projet; elle n'est pas non plus accidentelle comme si elle ne dépendait que du caprice ou du hasard; elle n'est pas nécessaire comme si on pouvait dire que Dieu veut et agit selon sa nature, alors que c'est justement cette nature qui dépend de sa volonté; mais elle est vouloir pur au moyen duquel Dieu se donne à lui-même l'essence et l'existence. C'est en raison de ce vouloir qu'en Dieu, liberté, essence et existence coïncident: son existence implique l'acte de se choisir et de se vouloir; et il veut être ce qu'il est tout comme il est ce qu'il veut être, sans aucun déphasage intérieur; il n'agit pas suivant son essence, mais il a l'essence qu'il veut avoir en agissant.
Je suggérerais ensuite de ne pas se laisser distraire par le caractère peut-être excessivement théosophique des considérations de Schelling sur le caractère abyssal de la volonté originaire, qu'il présente avant tout comme le désir que Dieu éprouve de s'engendrer, Sehnsucht sich selbst zu gebären (VII 359), au point de ne pas savoir en tirer parti pour poursuivre la démonstration. La volonté originaire se présente d'abord sous la forme de l'aspiration (Sehnsucht), du désir (Begierde), de la faim (Hunger), qui sont volonté encore incomplète, inconsciente, une forme encore balbutiante de la volonté qui, consciente, réelle, sera la volonté même de Dieu. C'est le vouloir divin qui se dédouble en deux moments: d'un côté la volonté d'exister, vouloir imparfait, qui n'est que prévoyant et désirant, désordonné et incapable de se gouverner lui-même, d'un autre côté, la volonté comme être — "l'être consiste proprement dans le vouloir et dans rien d'autre que le vouloir" (XIII 206) —, volonté accomplie et consciente, autonome et ordonnée. Le désir que Dieu a de s'engendrer lui-même, l'appétit d'être qui envahit Dieu, l'aspiration à exister qui est la sienne, sont de lui et en lui, mais appartiennent et sont inhérentes à un Dieu qui n'existe pas encore: il s'agit du côté obscur de la divinité, de ce moment profond de son engendrement interne qui est enveloppé par le nuage permanent du mystère.
Et pour développer l'idée de la liberté de Dieu par rapport à lui-même et à son propre être, c'est encore à Plotin et à Schelling que je renverrai. À Plotin, quand il montre que l'essence est le maître de l'homme alors que Dieu est maître de sa propre essence parce qu'en lui acte et essence, essence et volonté sont tout un. Dieu n'est pas esclave de son essence ni en général de lui-même, parce qu'en lui désir et essence coïncident, parce qu'il est identité absolue de son être et de sa volonté, parce que son acte n'est pas asservi à son essence mais est liberté pure: seul vraiment libre parce qu'il n'est pas esclave de lui-même, et absolument maître de lui parce que son être dépend de lui. À Schelling, quand il affirme que Dieu n'est lié à rien et pas même à son propre être. Dieu est l'unique être qui ne se préoccupe pas de lui-même: il n'est pas accroché comme l'homme à son propre être, mais plutôt affranchi et pour ainsi dire dispensé de son être, il est sui securus, exempt et dégagé de lui-même et pour cela absolument libre. Dieu est libre aussi bien de l'être que par rapport à l'être. Par rapport à l'être il est libre absolument, au sens où il a la liberté pure et simple, celle d'être ou de ne pas être, eine lautre Freiheit zu sein oder nicht zu sein (XII 33). En ce sens il est seigneur de l'être, Herr des Seyns, en ce qu'il est avant tout seigneur de son propre être, et même ne semble exister que pour être seigneur de l'être. Que Plotin et Schelling se rencontrent dans cette insistance sur le même mot, kuvrio" [Seigneur], coïncidant ainsi non seulement sur le plan philosophique, mais s'accordant aussi avec le langage de la Bible, me semble extrêmement significatif et riche de conséquences par rapport à l'herméneutique de l'expérience religieuse.

 

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