éditions de l'éclat, philosophie

LUIGI PAREYSON
ONTOLOGIE DE LA LIBERTÉ


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La philosophie
et le problème du mal

 

1. Insuffisance de la philosophie face au problème du mal.


En affrontant le problème du mal, la philosophie s'est montrée au cours des siècles extraordinairement démunie si ce n'est même proprement insuffisante, au point qu'il ne semble pas hasardeux d'affirmer que si Augustin et Pascal disent des choses si profondes sur le sujet, c'est moins comme philosophes que comme chrétiens. Ce n'est qu'à partir de Kant, avec sa critique de la théodicée et sa théorie du mal radical, que la situation s'est améliorée à travers les coups de sonde fructueux du jeune Hegel, la forte méditation du Schelling de la maturité, l'ample systématisation de Schopenhauer et les dérangeantes provocations de Nietzsche; mais il reste beaucoup à faire. Un énorme travail attend la philosophie dans ce domaine où Kant, et non Fichte, Schelling et non Hegel, Schopenhauer et non la philosophie facile et rhétorique de la moitié du dix-neuvième siècle, Nietzsche et non l'irrationalisme qui en procède, l'existentialisme authentique et non ses contrefaçons les plus répandues, ont ouvert quelques éclairantes perspectives.
Qu'en traitant du mal, la philosophie tende à être réductrice est un fait non moins réel que déconcertant; les raisons en sont nombreuses et différentes. La première et la plus évidente est que, normalement, la philosophie cantonne le problème du mal au domaine de l'éthique, sphère trop restreinte en vérité pour une question si énorme et bouleversante, et dont la réflexion apparaît totalement inadéquate à un sujet si central et décisif. Le mal, entendu comme alternative de l'option morale ou comme perte de valeur sur un plan axiologique, est un événement également très grave sur le chemin pourtant difficile de la vertu; et la douleur, comprise comme obstacle à ce bonheur, inséparablement lié à la vertu conçue rationnellement, est un malheur qu'il faut maîtriser et vaincre par un difficile exercice d'ascèse et d'impassibilité. Mais un traitement qui s'en tiendrait à cela serait bien loin de l'être authentique et profond et laisserait même échapper le véritable centre du problème.
Bien loin de se limiter à la définition de la faute morale et à la capacité de supporter la souffrance, le problème du mal puise ses racines dans les profondeurs obscures de la nature humaine et dans le recoin secret où se jouent les rapports de l'homme et de la transcendance. Le fait même que le problème du mal va jusqu'à englober celui de la souffrance atteste bien qu'il s'agit ici non pas tant de la réalisation de la vertu que de la négativité même, inhérente à la condition humaine; dans cette perspective, le problème du mal comme problème du négatif en général est quelque chose qui concerne alors bien moins l'éthique que la religion. En réalité, la religion parle du péché et même de la chute de l'homme, plus que de la faute morale; elle ne se limite pas à retracer les alternances de la possibilité et de la réalité du mal dans le domaine plutôt solennel de la vie éthique individuelle, mais elle les recherche sur la grandiose scène cosmique où elles s'exercent d'abord; elle situe le nœud indivisible unissant le péché et la souffrance dans ce destin d'expiation qui pèse sur l'humanité et en dirige l'histoire vers le salut. Sur le problème du mal, l'éthique, loin de pouvoir offrir soutien et explication à la religion, se trouve au contraire dans la situation de devoir en attendre éclaircissement et aide. Il vaut la peine d'observer de ce point de vue le fait que ce qui de la religion est irréductible à l'éthique se concentre surtout sur le problème du mal, de la souffrance et du négatif en général. Ce n'est pas sans raison que l'expérience religieuse insiste surtout sur le Dieu souffrant et rédempteur, ce qui confirme bien que l'ultime recours au problème du mal est la religion et certainement pas la morale.
En outre, la philosophie a voulu «comprendre» le mal et la douleur, mais, en partie à cause de la radicale incompréhensibilité qui caractérise ces réalités négatives, en partie à cause du type de rationalité avec lequel elle les a abordées, elle n'a fait que les annuler et les supprimer. Il se peut que soient entrés en jeu, pour une part cet aspect ascétique et disons même stoïque qui semble appartenir à l'exercice de la raison, et pour une autre part ce sens de sévère réserve et cette attitude anti-rhétorique, parfaitement louables en soi, mais ici franchement exagérés, qui découlent de la méfiance de la raison pour tout ce qui ne se laisse pas finalement réduire à la plus lumineuse et transparente rationalité.
D'un côté il est juste que la réflexion philosophique soit soumise à un constant exercice de clarification intellectuelle en cherchant à éviter toute forme d'influence affective. Cela lui confère sans aucun doute une certaine forme de dureté, due non seulement à la rigueur que lui impose le travail du concept, mais aussi à l'impassibilité de son regard désenchanté et sans illusions. De ce point de vue, sa sobriété face au spectacle du mal et de la douleur sans cesse présents dans le monde, apparaît plus que légitime, de même que sa détermination à éviter l'assombrissement exagéré et le dolorisme facile qui peuvent en découler; d'autant plus que ces attitudes entraînent avec elles, par contre-coup, des sentiments indignes de la pensée philosophique impartiale, comme un voluptueux désir de souffrance ou un insatiable besoin de réconfort.
Mais cette juste méfiance envers tout sentimentalisme facile ne doit pas aller jusqu'à méconnaître la situation tragique de l'homme, prisonnier de sa méchanceté et de la souffrance. La tragédie authentique n'a rien de pathétique ou de pitoyable et ignore autant la consolation que la voluptas dolendi ; seul celui qui sait se tenir à bonne distance à la fois du cynisme brutal et du facile abandon – devenu connaisseur des choses du monde, des vices et des vertus humaines – réussit à en saisir la nature atroce et terrible. Avec son regard à la fois détaché et impliqué, la pensée tragique peut parvenir à une telle profondeur, elle qui, n'étant en soi ni gémissante ni consolante, parvient à reconnaître pleinement et à pénétrer entièrement le sérieux de la vie.
D'un autre côté, il est juste aussi que la philosophie cherche à rendre également compte des aspects négatifs de la réalité et qu'elle ne recule pour cela devant aucun obstacle: on doit bien quelque chose à la «compréhension», si tel est le but de la réflexion philosophique. Mais il se peut que l'unique instrument adéquat à cette fin soit une raison pascaliennement consciente de ses propres limites, capable d'intégrer parmi ses opérations le «désaveu» de soi, et qui, selon les opportunités, deviendrait ainsi elle-même un acte non seulement rationnel, mais aussi cognitif. Tout comme pour la raison, la reconnaissance de ses propres limites ne peut-être que rationnelle, au sens où le dernier pas de la raison est sûrement la reconnaissance d'une transcendance et un acte de soumission, tout en étant toujours en même temps une opération de la raison, il peut ainsi se faire que certains objets ne puissent être connus qu'à condition de ne pas les connaître et ne soient accessibles qu'à l'intérieur d'un rapport négatif, de sorte que seule une raison extatique et muette les puisse comprendre sans les déformer. Autrement dit, il se pourrait que, face au mal, il ne reste plus à la raison d'autre possibilité que de comprendre qu'elle ne le peut comprendre; auquel cas l'unique compréhension philosophique que l'on puisse avoir du mal consisterait à rendre compte de son incompréhensibilité. Ce serait déjà beaucoup: montrer les raisons de l'incompréhensibilité du mal est indubitablement, pour la philosophie, un approfondissement considérable, davantage une conquête qu'un renoncement, et moins un motif de résignation que de satisfaction.
Mais la philosophie ne se contente pas de cela; elle ne reconnaît pas volontiers l'incompréhensible et fait tout pour se soustraire à l'idée que l'unique explication de quelque chose puisse consister dans la reconnaissance, même justifiée, de son caractère inexplicable. En effet, ce qui caractérise le négatif c'est que, soit on veut le reconnaître comme réel et on l'accepte comme quelque chose d'incompréhensible, soit on veut le considérer comme quelque chose de compréhensible et on finit alors par en dissoudre la réalité. L'intelligibilité et la réalité du négatif constituent les termes d'une alternative entre lesquels il faut choisir, et la philosophie tend à sacrifier la réalité du négatif à son intelligibilité. Une philosophie rationaliste ne sera jamais disposée à accepter que la clarification rationnelle ne parvienne pas à dissiper toutes les obscurités et bute sur quelque chose d'irrémédiablement opaque. Elle ne s'arrête pas devant la terrible réalité du mal et, ne pouvant faire l'économie de sa réalité négative, elle l'inscrit dans un cadre plus vaste, d'où il ressort extrêmement atténué et diminué, quand il ne disparaît pas carrément comme dans un jeu de poupées russes.
Dans la mesure où la philosophie prétend tout «comprendre», toute métaphysique tend à être une théodicée; la pensée objectivante rationalisera le mal en cherchant à lui donner sa place dans l'univers ou sa fonction dans la vie humaine: elle y verra une simple privation d'être ou un pur manque, ou bien elle en fera un facteur de progrès et même une efficace contribution à la marche du bien. Cette «puissance du négatif», de fécond point de départ de la pensée tragique qu'elle était, se transformera en un puissant auxiliaire de l'optimisme. Dans le cauchemar de Yvan Karamazov, même le diable aimerait s'unir au chœur et crier Hosanna! avec tous les autres, et s'il maintient un moment sa négation, il le fait par esprit de service, pour ne pas réduire au silence cette allégresse universelle. Même la souffrance sera dissoute, appelée à garantir l'existence de la joie. Une prise en compte purement rationnelle de la douleur déclarera que si celle-ci est vraiment une peine destinée à punir aussi bien qu'à guérir, elle n'est pas un mal en soi, liquidant avec ce théorème glacial le terrible scandale de la souffrance des justes, des innocents, des animaux, et négligeant ainsi, avec une impassible indifférence les conceptions religieuses très rigoureuses de l'omniculpabilité humaine et de la réversibilité des souffrances.
Toutefois, pas même Jésus, qui, du reste, pour parler comme Kierkegaard, n'était pas président de l'Académie des Sciences – n'a prétendu fournir une explication et une compréhension du mal; il s'est limité, pour ainsi dire, à le racheter, et l'a fait au moyen de sa propre souffrance, prenant sur lui les péchés de l'humanité. La seule possibilité de dire qu'il donne une réponse au problème du mal, c'est qu'il est, lui-même, cette réponse. Comment la philosophie, incapable de son côté d'une telle entreprise rédemptrice, pourrait-elle prétendre affronter la problématique du mal avec un telle hybris rationaliste qui n'explique le mal qu'en le dissolvant? Pourtant, face au mal, la raison philosophique n'a rien trouvé de mieux que de supprimer ce qui la dérangeait et de transformer complètement l'incompréhensibilité en rationalité transparente. Telle est la grande et éternelle illusion de la philosophie, dont la rationalité, exercée de cette façon, ne comprend ni n'explique rien, mais annule et mystifie; au point que la terrible et déconcertante présence du mal de la douleur dans le monde peut justement devenir une satire vivante et constante contre la philosophie qui prétend les éluder, les minimiser, les exorciser ou tout bonnement les éliminer.
Il y a quelques années, dans l'immédiate après-guerre, la philosophie a montré qu'elle savait trouver une autre façon d'éluder le problème du mal.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l'humanité a atteint le sommet de la malignité et de la souffrance, à travers des formes de perversion absolument diaboliques, par d'épouvantables massacres et des génocides qui ont cruellement décimé l'humanité, au moyen de souffrances inouïes et horribles infligées à l'homme par l'homme et, par-dessus tout, en des phénomènes comme l'Holocauste, face auxquels il est impossible que l'humanité tout entière ne se sente coupable, soit de ne pas avoir su le prévenir ou l'empêcher, soit de ne pas en avoir elle-même autant souffert.
Eh bien je trouve bouleversant le fait qu'à ce moment-là, alors que l'humanité sortait tout juste de l'abîme du mal et de la souffrance où elle s'était précipitée, et pendant quelques décennies encore, des philosophies traitant de problèmes techniques extrêmement subtils et abstraits aient eu un grand succès et une large diffusion, comme le positivisme logique et la philosophie analytique, toutes formes de pensée insensibles à la problématique du mal et qui sont peu intéressées en général au problème de l'homme et de son destin. Je ne nie pas que les problèmes dont s'occupent ces courants philosophiques soient importants, eu égard au caractère nécessairement critique de la philosophie; mais il faut reconnaître que le succès de telles philosophies apparaît d'autant plus déconcertant que leur fréquentation a prétendu être plus sélective, et leur attitude envers d'autres philosophies concernées par les problèmes de l'existence humaine est apparue plus exclusive. Après ces expériences tragiques, il est souhaitable que la philosophie sache retrouver sa réflexion active et enveloppante, et abandonner non seulement la prétention rationaliste qui veut tout expliquer, mais aussi l'abdication renonciatrice de ces philosophies d'évasion pure.




2. Nécessité du recours au mythe: art et religion.


Le mal et la douleur, occultés et passés sous silence dans le monde rationalisé de la philosophie, sont en revanche bien présents dans le mythe, au sens profond et fort du terme, c'est-à-dire dans l'art et la religion, et c'est là que la philosophie les doit aller chercher pour en faire l'objet d'une considération qui ne soit plus mystificatrice. Du reste, il est temps que la philosophie, loin de faire consister sa tâche en une prétendue démystification — qui requiert un effort totalement disproportionné par rapport à la pauvreté des résultats obtenus —, renouvelle désormais ses contenus concernant le mythe et en tire même une impulsion pour se retrouver elle-même, en récupérant sa propre nature mythique originaire, qui est pourtant toujours une source inépuisable pour tout ce qui se dit de vraiment important et décisif pour l'humanité.
Bien entendu, il doit s'agir d'une religion forte et virile, intraduisible en des termes élégiaques et larmoyants et d'un dolorisme souffreteux: la présence dominante et inépuisable du destin à l'antique, à laquelle est familière aussi l'idée que le sens du caractère capricieux des dieux provient de ce que leur être se situe par-delà bien et mal et qu'ils échappent ainsi au domaine de l'éthique; la religion biblique de l'omniculpabilité humaine, à laquelle correspond, dans l'Ancien Testament, le Dieu de colère et, dans le Nouveau Testament, le Dieu de la croix. Il doit s'agir d'un art robuste et puissant, comme celui de la tragédie, épouvantable, bouleversant et profond comme le fut la tragédie grecque chez Eschyle et Sophocle et comme l'est aujourd'hui cette tragédie en cinq actes que sont les grands romans de Dostoïevski.
La nécessité du recours au mythe provient donc de l'échec de la philosophie face au problème du mal. Pourquoi la raison philosophique a-t-elle été incapable d'affronter le problème du négatif et l'a-t-elle abandonné à l'art, spécialement tragique, et à la religion, surtout chrétienne? Pourquoi la spéculation, même là où elle a plus particulièrement pressenti le négatif, a-t-elle plutôt préféré le dissimuler et le déguiser avec les moyens les plus divers, surtout avec la dialectique qui, dans sa forme la plus aboutie et astucieuse, celle de Hegel, a fini par avoir en quelque façon le dessus?
Des considérations précédentes il est légitime de conclure que l'échec de la philosophie face au problème du négatif provient essentiellement de l'emploi d'une réflexion tellement paresseuse qu'elle n'essaie pas assez et tellement prétentieuse qu'elle essaie trop. Mais c'est ce qui arrive lorsque l'expérience est conçue en termes exclusivement scientifiques ou logico-empiriques, ou qu'elle est investie par une pensée si vide que même son caractère éventuellement transcendantal s'exténue dans un neutralisme terne; ou encore quand la raison a soudain tant confiance en elle-même qu'elle ne soupçonne pas l'état de crise (acrisia) d'une métaphysique ontique et objective, ou si arrogante qu'elle se substitue directement à l'expérience dans un rationalisme métaphysique omnicompréhensif. On en voudra pour preuve — ou pour contre-preuve — le fait historique indéniable que dans les périodes de décadence du sentiment religieux, due à une prévalence de la philosophie ou de la science, apparaissent des philosophies de tendance optimiste et étrangères à la pensée tragique, peu intéressées au problème du mal, et même disposées — si elles n'y tendent carrément pas — à l'atténuer et à le minimiser, voire à l'occulter et à le nier, en tout cas à le considérer humainement réparable et socialement rachetable, sauf à recevoir les démentis solennels de l'histoire, comme le montrent les triomphes de la philosophie des lumières au xviiie siècle et du positivisme au siècle suivant. Ce n'est pas pour rien, dès lors, que se présente périodiquement sur la scène philosophique européenne, sous des formes toujours nouvelles et différentes, le Romantisme, avec ses flux et ses reflux, montrant ainsi qu'il n'a pas achevé son cycle historique et qu'il a conservé intacte sa valeur spéculative, avec l'avantage d'être en même temps débarrassé des excès irrationalistes qui avaient accompagné certaines de ses premières manifestations.
Il est naturel alors que, pour rendre compte des aspects obscurs, contradictoires, négatifs de la réalité, négligés ou dissimulés par ce défaut d'intérêt ou par cet excès d'explication, on retourne à cette abondante et même inépuisable réserve de problèmes humains qu'est le mythe, et naturel aussi que ce soit seulement de ce creuset ardent que l'on attende une réponse aux questions les plus pressantes et inajournables de l'homme, concernant son existence même, autrement dit la vie qui lui a été échue sans qu'il ait été consulté et le destin qui lui est réservé au milieu du mal triomphant, dans l'angoisse de souffrir et face à la possibilité désirée autant que crainte du mh; fu`nai [ne pas être né].




3. Interprétation du mythe comme herméneutique de la conscience religieuse.


Ce recours au mythe n'implique nullement de renoncer à la philosophie, car c'est justement dans et à propos du mythe que la réflexion philosophique doit intervenir. Naturellement une telle réflexion doit abandonner le caractère objectivant de la conceptualisation rationaliste et la capacité présumée d'étendre la connaissance au moyen de la démonstration pure, en assumant au contraire un caractère herméneutique, destiné à interpréter un savoir préexistant dans le but d'en éclairer les significations profondes et de les universaliser en les offrant à une large participation humaine. Plus que d'une négation de la philosophie, il s'agit de proposer un nouveau type de philosophie qui repose non pas sur la raison démonstrative, mais sur la pensée herméneutique.
Si la raison démonstrative se prévaut d'un caractère disons productif, parce qu'elle veut étendre la connaissance aux régions qui se soustraient à la connaissance purement rationnelle, la pensée herméneutique est une réflexion sur et dans l'expérience — en un sens très large, s'entend, non limité à l'expérience sensible — elle est une pensée interprétante qui s'applique à un savoir préexistant, une pensée remémorante qui ne connaît que ce qu'elle sait déjà. La pensée métaphysique est objectivante; ayant un caractère ontique, elle se situe à un point de vue réflexif et s'exprime en un discours direct, tandis que la pensée herméneutique a, en revanche, un caractère existentiel: son objet n'est pas l'être, mais le rapport de l'homme avec l'être, l'intentionnalité ontologique essentielle à l'homme et qui le constitue; son discours sur la vérité est indirect, car il atteint la vérité dans sa solidarité originaire avec la personne humaine; il ne parle pas de l'absolu, mais de la conscience humaine de l'absolu, conscience que l'homme est plutôt qu'il ne l'a ; et c'est justement cette existentialité, en son caractère historique autant qu'ontologique, procédant de l'expérience et de la révélation, qui constitue ce savoir préexistant dans lequel et sur lequel s'exerce la pensée herméneutique. La philosophie rationnelle et conceptuelle procède par raisonnements, assemblés systématiquement entre eux dans un univers logique, tandis que la pensée herméneutique, bien que n'abdiquant pas son caractère rationnel, maintient toujours sa référence à l'expérience, qu'elle cherche à interpréter en la clarifiant et en l'universalisant.
Allons plus loin dans le détail. La pensée herméneutique veut envelopper et pénétrer d'une manière profondément problématisante un savoir qui, même sous une forme seulement réelle, inconsciente, muette et non réflexive, existe déjà et se propose de mettre en lumière, au moyen d'instruments discursifs et spéculatifs adéquats, son caractère originaire de révélation et de participation intrinsèque. Même réellement consistant et solide, ce savoir, au moyen d'une pensée originaire et profonde et à travers un acte de radicale liberté, possède la vérité, dont le point de vue est naturellement déterminé et dans une forme susceptible d'être possédée. La vérité ne s'offre qu'à la liberté, et c'est à travers cette voie risquée et périlleuse, marquée par l'angoisse et le doute, qu'elle se livre à une interprétation — qui s'avère, après bien des aventures périlleuses, être présente dans toute interprétation digne de ce nom — à laquelle elle se soumet au point de s'y identifier, en maintenant toutefois toujours une réserve irréductible. Et chaque interprétation singulière et concrète dépend ainsi de la pensée originaire qui est possession de la vérité et s'exerce de surcroît depuis le début sous forme de réflexions inchoatives recherchant une transparence clarificatrice, chacune se précisant peu à peu à travers des interrogations toujours plus pressantes et des manifestations toujours plus claires.
D'un côté, alors, la pensée originaire et profonde présente dans un mythe, dans une Weltanschauung, dans une expérience existentielle, y coexiste de façon indivise avec des éléments poétiques, pratiques et religieux, et chacun d'eux tend à une spécification dont la réussite simultanée n'est pas garantie, mais qui peut s'affirmer d'une façon prioritairement significative. D'un autre côté, la vérité peut être partout, dans la poésie et dans l'art, dans l'expérience religieuse ou dans une Weltanschauung ou bien dans l'idée dominante d'un peuple, d'une époque ou encore dans les institutions d'une collectivité, ses traditions et ses coutumes, ou en toutes choses susceptibles d'être rassemblées sous le terme unificateur de "mythe". Ici, toutefois, découlant de l'idée de liberté comme unique accès à la vérité — liberté qui peut être positive ou négative, fidélité ou reniement — une précision essentielle s'impose: la vérité peut être partout sauf dans l'erreur. Certes l'idée selon laquelle même dans l'erreur il y a une vérité est un préjugé tenace très répandu, ancré dans un certain type de dialectique. Ce préjugé exprime une évaluation extrêmement optimiste de l'humanité et se prévaut de la tolérance qu'elle semble manifester à l'égard de n'importe quelle idée. Mais l'erreur véritable est le mensonge, absolument incompatible avec la vérité, dont il est la trahison et la négation, même si parfois, en raison de l'ambiguïté humaine, il en prend dangereusement l'apparence trompeuse.
En rapport avec le fait que la liberté est l'unique voie d'accès à la vérité, il conviendra d'observer que la réflexion philosophique ne parle pas directement de la vérité, ce qui serait un discours objectivant, mais la trouve toujours déjà interprétée, au point de vue historique et personnel, en termes mythiques, poétiques ou religieux, sous forme de croyances, coutumes et traditions, dans des Weltanschauungen plus ou moins explicites. Et c'est bien cela le principe de la pensée herméneutique inauguré dans les œuvres de la maturité aussi bien de Hegel que de Schelling, lesquels, même si c'est de façon très différente et, en un certain sens, diamétralement opposée, exposent leur philosophie en reparcourant l'histoire des perspectives présentes dans le champ de l'art, du mythe, de la religion, de la philosophie et de l'histoire.
La réflexion philosophique dans et sur le mythe doit éviter une démythisation qui cherche à substituer le logos au mythos ou à en traduire le contenu dans une forme philosophique. Celle-ci a pour tâche de respecter le mythe, en préservant et en confirmant son caractère de révélation, consciente qu'il dit des choses qui ne se peuvent dire que de cette façon et qu'il est important pour la philosophie qu'elles soient dites. De tout cela elle se propose de choisir et de clarifier la signification en même temps que de développer la charge d'universalité et la capacité d'intéresser et d'impliquer tout homme, quelle que soit sa conviction ou sa croyance.
La pensée herméneutique ne détruit pas le mythe ni ne cherche à le dépasser, comme si l'interprétation du mythe en était l'élimination, et comme si parvenir à sa compréhension et à sa pénétration pouvait équivaloir à la rationalisation complète ou à l'explicitation parfaite de celui-ci. La pensée herméneutique ne détruit pas le mythe, mais ne cesse pas de l'approfondir: sollicité par lui, c'est au fond le mythe lui-même qui, judicieusement interrogé, révèle sa propre signification, conduisant et stimulant à l'intérieur de soi une réflexion inépuisable, qui ne culminera dans aucune explicitation définitive mais alimentera une interprétation infinie. C'est en ce sens que n'est guère possible une substitution du logos au mythos, ni une traduction philosophique de ce dernier, toutes opérations qui l'annuleraient, alors qu'en revanche, le mythos est pour le logos, tout à la fois source, siège, point de départ, cheminement, stimulation, accompagnement.
Le type de philosophie proposé dans ces pages se fonde sur la pensée herméneutique. La recherche entreprise ici est une herméneutique du mythe, et plus précisément du mythe religieux. En tant qu'herméneutique, elle n'est pas une métaphysique ontique et objective, mais une ontologie existentielle. En tant qu'elle se tourne vers le mythe religieux, elle n'est ni théologie, ni philosophie de la religion, ni philosophie religieuse mais interprétation philosophique de l'expérience religieuse ou de la conscience religieuse. Concrètement, elle se présente comme une pensée philosophique renouvelée du christianisme.
Encore une précision sur le caractère clarificateur et universalisant de la pensée herméneutique. Dans une herméneutique de la pensée religieuse sont présents des contenus religieux et aussi, le cas échéant, des concepts théologiques, mais vus à travers la concrétude de l'expérience religieuse; ces idées demeurent typiquement religieuses et ne peuvent être considérées en soi comme philosophiques. La philosophie y est impliquée en ce que, après avoir clarifié ces idées et en avoir montré la signification, elle met en lumière — ce qu'elle est seule à pouvoir faire — la part largement humaine qui y est prise, autrement dit explique ce qu'elles signifient ou peuvent signifier tant pour le croyant que pour le non-croyant. Même le non-croyant est intéressé — et comme homme il ne peut pas ne pas l'être — par ce que signifient ces idées religieuses pour le croyant; le fait de croire, par exemple, en l'existence de Dieu, ou aux idées religieuses de péché et d'expiation, de fonction expiatoire et rédemptrice de la souffrance, de rédemption et de salut et ainsi de suite.
Même celui qui ne croit pas en Dieu ne peut se désintéresser de ce que Dieu représente pour un croyant, et cela seule la philosophie peut le montrer. Pas la religion, en laquelle il y a une communauté de croyants qui non seulement ne mettent pas en discussion ces idées, mais se comprennent immédiatement entre eux. Seule la médiation philosophique peut expliquer aux non-croyants, c'est-à-dire d'une manière qui s'adresse à tous, ce que ces idées signifient pour le croyant et peuvent signifier pour l'homme en général. Ce que Dieu représente pour un croyant et ce que cette foi en Dieu du croyant peut représenter pour tout homme est un problème philosophique et seulement philosophique. Et le discours tenu par la philosophie à ce sujet est un discours qui ne cherche ni à définir l'essence de Dieu (car même pour la philosophie Dieu est celui de la religion) ni à en démontrer l'existence ou l'inexistence (le croyant l'affirme et le non-croyant la nie: deux actes de foi, un seul choix), mais à éclaircir ce que signifie croire ou ne pas croire en lui. En ce sens, et seulement en ce sens, la philosophie parle et peut parler de Dieu, du péché, de l'expiation, de la souffrance, de la rédemption.




4. Ni irrationalisme, ni fidéisme, mais herméneutique existentielle.


La philosophie comprise comme herméneutique du mythe n'a rien d'irrationnel ni de fidéiste. Il me semble inutile d'observer que le mythe n'est ni fable ni légende, ni narration arbitraire ni récit irrationnel: au sens propre — plotinien et vichien — le mythe est possession de la vérité, de la seule façon dont celle-ci se laisse saisir, c'est-à-dire par la dissimulation qui, comme telle, est rayonnante et révélatoire. Je demanderai plutôt s'il ne faut pas considérer comme antérieure à tout fidéisme possible, et par-delà toute opposition entre rationalisme et irrationalisme, cette pensée originaire qui, dans le mythe, est possession première de la vérité, dont se dégage sous forme de réflexion philosophique un discours continu, fait d'interrogations et de problèmes, suscité par un besoin primordial de clarté et tendant à une prise de conscience progressive.
Avant toutes choses, dénier à la pensée philosophique le caractère démonstratif et extensif de la connaissance ne suffit pas pour l'accuser d'irrationalisme. Ce qui détermine la soi-disant "crise de la rationalité" n'est pas cet affaiblissement de la capacité rationnelle, mais la suppression de son caractère ontologique et révélé. L'important n'est pas la raison en soi, mais la vérité; la valeur de la raison dépend de son attachement à la vérité et de sa radicalisation ontologique. Quand elle est privée de la vérité, comme cela arrive dans l'historicisme extrême et dans le nihilisme, la raison est pensée vide, incapable de rien affirmer par elle-même et dépourvue de tout critère. Comme dit Fichte, la raison étant en soi indéfinie, elle a besoin de s'amarrer à un point fixe; autrement elle devient, suivant le mot de Pascal, adaptable à toute chose, flexible à tout et ployable en tous sens (Br. 561 et 274)1. Sans vérité et sans critère, la raison se fait vide et formelle, ployable en tous sens et donc purement instrumentale, proie facile de l'irrationnel et, pour cette raison, mystifiante. Dans la pensée originaire telle qu'elle se présente dans le mythe, raison et vérité sont, en revanche, inséparables et, comme telles, elles doivent et peuvent demeurer dans la pensée philosophique qui est le prolongement de cet originaire, son développement et sa spécification dans la sphère de la problématisation intentionnelle, de la réflexion spéculative et de la clarification d'un sens universel.
En outre reconnaître que l'affirmation de la vérité dépend d'un choix n'est pas un argument suffisant pour justifier une accusation de fidéisme. Le rapport ontologique qui caractérise l'homme est un acte de liberté, au sens où, par rapport à l'être et à la vérité, il ne peut y avoir d'autre attitude que de consentement ou de refus, d'affirmation ou de négation, d'adhésion ou de rejet. Il s'ensuit que l'acte humain, qu'il soit théorique ou pratique, ne pouvant consister que dans la décision face à une alternative, se présente toujours comme un choix. Tout choix est naturellement motivé, mais peu importe que la motivation soit formulée avant ou après le choix. Qu'elle prenne la forme d'une "démonstration" explicite qui prétend déterminer préalablement le choix, ou d'un raisonnement qui confirme et retrace un choix déjà fait, est quelque chose de tout à fait indifférent qui ne se répercute nullement sur le caractère toujours libre de l'option et qui, pour cela, n'a aucune valeur dirimante dans la question du caractère plus ou moins fidéiste de l'affirmation de vérité qui en dépend.
Du reste, même le rationalisme est un choix — le choix de la simple raison —, mais il ne le dit ni ne peut le dire, car la simple raison ne peut reconnaître aucun commencement hors de soi. C'est pourquoi le rationalisme est nécessairement acritique et contradictoire: il n'accepte ni ne peut accepter de prendre conscience de son choix initial, d'où une divergence entre le dire et le faire qui compromettra la valeur spéculative de chacune de ses assertions, et transformera sa pure rationalité en raison simplement instrumentale et mystifiante. Ainsi ce serait plutôt le rationalisme qui tomberait dans l'irrationalisme et le fidéisme: une rationalité acritique et instrumentale ne peut servir qu'à dissimuler une irrationalité cachée, et un choix inconscient et même non reconnu, est secrètement fidéiste.
La réflexion philosophique sur le mythe ne survient pas de l'extérieur comme une pure forme qui s'ajouterait à un contenu, mais elle est le prolongement de cette même pensée originaire et profonde qui réside dans le mythe et opère en lui. C'est en cette qualité qu'elle parvient, autant que faire se peut et à travers une intense activité faite d'interrogations et de clarifications, à transposer en termes spéculatifs, au moyen de pensées existentielles et de symboles tautégoriques, cette interprétation de la vérité en quoi consiste le mythe dans sa réalité concrète. Ainsi la pensée herméneutique saisit et manifeste ce nœud de liberté et de vérité qui se forme dans le mythe: d'un côté, elle met en lumière le choix existentiel par lequel, dans le mythe, se réalise la possession originaire de la vérité, et, d'un autre, elle rend explicite la charge d'universalité que la vérité même du mythe contient déjà en lui-même, même si ce n'est que d'un façon implicite. Justification du choix et universalisation du sens sont deux aspects, correspondants à un seul, de la pensée herméneutique, en tant qu'elle clarifie et universalise le mythe tout en dévoilant son sens et en montrant son extension à toute chose.
En raison de la vérité et de la pensée originaire qui y demeurent, le mythe a donc une "rationalité" propre, que la pensée philosophique avec sa problématisation constante et sa vocation à l'universel, d'un côté choisit et pénètre, et de l'autre, clarifie et met en évidence. C'est ainsi que, dans la pensée herméneutique, trouvent place des concepts, mais qui ne sont pas objectivants, des idées et des pensées, mais qui sont existentiels, des discours et des raisonnements, mais non démonstratifs et plutôt interprétatifs, des connaissances qui ne sont pas acquises au moyen de longues démonstrations, mais par expérience directe. Cet ensemble d'idées, de concepts, de pensées, de raisonnements, qui, bien que dénués de caractères objectivants, sont pleins de significations existentielles et chargés de sens symboliques, peut aussi être appelé "rationnel", au sens où sa source originaire en est la vérité. Celle-ci toutefois est toujours possédée existentiellement, atteinte librement, exprimable symboliquement, c'est-à-dire uniquement accessible à une pensée remémorante qui, à travers une interrogation continue et insistante et une clarification constante et ininterrompue, parvient au dévoilement des significations universelles, capables d'intéresser tout homme si éloigné et dissemblable soit-il.
Je vois pointer l'objection qu'une herméneutique du mythe doit s'étendre à toutes les religions ou au moins aux plus importantes d'entre elles et que la limiter à la religion biblique suppose un élément d'arbitraire, ou de hasard susceptible d'invalider toute la recherche. Mais, en vérité, il me semble hors de propos d'invoquer l'idée selon laquelle une considération historiquement incomplète des mythes manifesterait une injuste négligence à l'égard de religions profondes et sublimes comme le bouddhisme, ou l'idée suivant laquelle le choix de la religion chrétienne serait arbitraire et conjectural, pour la simple raison que nous nous trouvons en Europe et non, par exemple, en Inde, où, évidemment, c'est à l'hindouisme que nous ferions référence. Aucune objection valable ne peut naître de ce genre de considérations, car il ne s'agit pas ici d'une recherche d'histoire de la culture, mais d'une herméneutique existentielle, où une énumération complète, en raison de son caractère objectivant, loin d'accroître l'importance de cette recherche ne ferait qu'en diminuer le poids. J'observerai d'abord que si j'étais en Asie, je commencerais par ne pas parler d'échec de la philosophie et de nécessaire recours au mythe, car tous deux ne sont pensables qu'à l'intérieur de notre tradition chrétienne et n'auraient aucun sens à l'intérieur de l'hindouisme ou du bouddhisme.
Je préciserai en outre que le recours au mythe implique le renvoi à une expérience vécue et à une conviction existentielle, et non pas à un fait culturel, comme serait une religion placée à côté des autres, et toutes présentées comme des possibilités équivalentes et indifférentes, offertes à un choix qui dans de telles conditions ne pourrait être qu'intrinsèque, arbitraire et relatif. En ce sens, l'herméneutique de la conscience religieuse proposée ici suppose que la réflexion porte non pas sur une scène culturelle objectivable et abstraite, mais sur une expérience existentielle, concrète et personnellement vécue. Considérée comme un fait culturel abstrait et objectif, une religion cesse d'en être une; car le lien existentiel avec celui qui la pratique appartient à l'essence même de la religion. Pour l'explorer dans sa vraie nature il faut la considérer à l'intérieur d'une tradition historique et d'une situation personnelle, adoptée au moyen d'un choix existentiel inséparable de notre substance personnelle et historique; et cela dit indépendamment du fait qu'elle est effectivement pour une conscience, objet d'acquiescement et de rejet, d'adhésion et de négligence.


5. Réalité du mal.


Il m'a semblé nécessaire d'insister sur ces précisions car l'expérience m'a enseigné que, même lorsqu'il s'agit de problèmes comme ceux que je suis sur le point d'aborder, les observations et les objections portent surtout sur ces questions propédeutiques et méthodologiques. J'ai dû me résoudre à l'idée qu'il fallait considérer plus urgente la démonstration de l'existence de Dieu que l'existence de Dieu même, et que l'on doit accorder une plus grande importance à l'affirmation du caractère démonstratif de la raison qu'à la volonté d'élucider le sens de l'existence du mal et de la douleur dans le monde.
Cela dit, je me propose d'exposer maintenant à grands traits quelques résultats de mes méditations sur le problème du négatif, conformément à la thèse énoncée plus haut, dans le contexte d'une interprétation philosophique du christianisme à partir de ses deux textes fondamentaux, l'Ancien et le Nouveau Testament. Naturellement, je n'ai pas négligé de chercher une inspiration et un guide chez ceux qui me sont apparus comme les grands théoriciens de ces questions, et, parmi les plus grands, chez deux d'entre eux que je considère, pour des raisons d'affinité innée, comme mes auteurs de prédilection: Schelling, heureuse découverte de ma maturité, et Dostoïevski, maître et compagnon de toute ma vie.
L'exposé que j'entreprends ici consistera naturellement en une herméneutique du récit biblique du péché originel, mais ne suivra évidemment pas les péripéties que cette conception a subies dans l'histoire de la pensée religieuse en un cours plus que deux fois millénaire et en un parcours plus accidenté et plus discordant qu'on ne pourrait l'imaginer. L'ampleur des variations que l'on rencontre dans les différentes manières d'interpréter ce récit est en effet stupéfiante et même déconcertante, mais heureusement je ne suis pas astreint à la tâche démesurée d'en rendre compte, de même que je puis me sentir dispensé — chacun me le concédera — de la tâche encore plus démesurée, et d'une prétention absurde, d'en donner une nouvelle interprétation. Je n'ai qu'à m'en tenir à ce qui en constitue le noyau central et qui me semble consister en ce qui suit. Sur l'humanité tout entière pèse une faute originelle: tous les hommes sont solidairement pécheurs et coupables. Il existe un lien indissociable entre le mal et la douleur, représenté par l'expiation et cela au sens où la souffrance est à la fois la punition de la faute et son unique rachat possible: sur tous les hommes, unis par une solidarité originaire dans la faute et la douleur, pèse un commun destin d'expiation.
Qu'est-ce donc que le mal? Le mal n'est pas absence d'être, privation de bien, manque de réalité, mais il est réalité, et plus précisément réalité positive en sa négativité. Il résulte d'un acte positif de négation: d'un acte conscient et intentionnel de transgression et de révolte, de refus et de reniement par rapport à une positivité antécédente; d'une force négatrice qui ne se limite pas à un acte négatif et privatif, mais qui, en instaurant positivement une négativité, est un acte négateur et destructeur. Le mal doit donc être pris dans son sens le plus fort de rébellion et de destruction.
Une précision est nécessaire sur le caractère destructif de ce reniement ontologique qui est en soi auto-négation. Le mal n'est pas une simple atténuation ou diminution ou cessation du bien, mais il en est une négation réelle et positive au sens d'une infraction délibérée et sans égards pour lui. C'est une révolte contre l'être, une violation de la positivité, un outrage au bien, une désobéissance à la loi. Ce que l'on veut détruire c'est l'être, mais l'être est en soi indestructible, de sorte que l'on obtient tout au plus la destruction de l'être en nous-mêmes; ce qui signifie que, voulant détruire l'être, on ne détruit que l'être dans la liberté, c'est-à-dire que l'on obtient la destruction de la liberté moyennant un acte de liberté. Ce que l'on voulait détruire est la liberté originaire, mais celle que l'on finit par détruire n'est que la liberté individuelle, de la même façon que la volonté de destruction totale n'a eu d'autre effet que son auto-destruction. Et à l'inverse, on doit dire que derrière chaque acte d'auto-destruction, derrière chaque perte individuelle de liberté, ce que l'on poursuit en fait et que l'on veut profondément, c'est la destruction totale et la réduction universelle à l'état d'esclavage.
La liberté est même libre de ne pas être libre, et c'est toujours par un acte libre qu'elle se nie comme liberté, devenant ainsi puissance de destruction, au double sens d'auto-destruction et de destruction totale. D'où l'ambiguïté aussi bien de la liberté que du mal: d'un côté, la liberté qui veut détruire l'être finit au contraire par se détruire elle-même (issue inévitable de tout acte prométhéen, qui retourne contre soi l'arme tournée vers ce qui est au-dessus de lui), et, d'un autre côté, l'auto-destruction de la liberté est malgré tout toujours un acte libre et donc une auto-affirmation. L'être sort indemne de cette agression; ce qui en a souffert, en revanche, c'est sa présence dans la liberté. Si jamais quelqu'un en a subi les conséquences, c'est donc bien l'homme qui, loin de parvenir à détruire l'objet de sa révolte, s'est frappé mortellement lui-même — comme Raskolnikov qui voulait enfreindre un principe et au lieu de cela n'a fait qu'accomplir un acte doublement destructeur, tuer une vieille et surtout s'anéantir lui-même, se montrant ainsi tout autre qu'un surhomme, un vulgaire assassin, une "vermine" comme tous les autres. Ainsi son unique salut consiste désormais à ranimer et redonner force à cette liberté dont il a usé dans l'acte même qui l'a détruite.
C'est donc par un acte de liberté que la liberté se détruit elle-même; et comme la liberté négative est à la fois destruction et affirmation de soi, ainsi le mal est en même temps positif et négatif: positif en ce qu'il est réel, effectif, résultat d'une volonté, et négatif en ce qu'il est destructeur et anéantissant. D'où ce que l'on peut appeler la spiritualité du mal. Le mal authentique est celui qui est voulu comme tel et non à cause d'une équivoque, d'un mensonge ou d'une illusion qui fausserait momentanément notre jugement ou nos décisions. Le mal est voulu comme révolte: l'acte gratuit fait par simple désir de démontrer que l'on n'est pas, comme dit Dostoïevski, la simple touche d'un clavier ou, comme le suggère Baudelaire, accompli par "une impulsion mystérieuse et inconnue", pour rien, par caprice, par désœuvrement2; le mal pour le mal, pour le goût de la désobéissance, par volonté d'infraction, par plaisir de la cruauté, à cause du "démon de la perversité".
L'aspect le plus terrible du mal est justement sa spiritualité, qui consiste en son être conscient et délibérément rebelle, c'est-à-dire en cette manière d'abus et de défi arrogant qu'il manifeste ouvertement ou discrètement. Ici la décision est purement spirituelle, car ce qui est en jeu c'est la liberté pure. Rien n'est plus déraisonnable et en même temps plus irrésistible que de faire quelque chose parce qu'on ne doit pas le faire. Ainsi affirmer la spiritualité du négatif signifie en indiquer le caractère diabolique; et c'est bien cela l'essence du mal comme rébellion, ce qui fait qu'il a une nature démoniaque. Celle-ci d'ailleurs ressort avant tout du caractère tragiquement parodique du mal, chaque fois qu'il est comparé au bien, imitation, simulation ou contrefaçon du positif, suivant la conception du diable comme simia Dei [singe de Dieu]; par-delà les petites mesquineries, le véritable mal exige dévouement, ténacité, assiduité et constance, requiert des efforts qui coûtent des sacrifices, et jusqu'à une forme d'ascétisme qui impose des renoncements et exige des privations; en outre Lucifer reste toujours un ange et un prince même des ténèbres. Mais la nature démoniaque du mal culmine dans une force dévastatrice, au moyen de laquelle l'auto-destruction de la liberté négative se prolonge en une tentative de destruction universelle, comme un destin de mort qui se transformerait en un programme tragiquement apocalyptique.




6. La positivité originaire.


Maintenant le mal n'existerait pas comme négation et transgression s'il n'y avait pas d'abord la positivité contre laquelle il se révolte: la réalité du mal comme force négatrice présuppose la priorité du positif. La positivité est antérieure au négatif qui, sans elle, ne subsisterait pas: comme transgression, le mal suppose la positivité à transgresser. Sans la positivité, le mal n'existerait pas ou ne pourrait se distinguer du bien. D'un côté, il y a la réalité du mal comme transgression et rébellion qui atteste le caractère originaire de la positivité: la possibilité même de la négation est liée à une positivité préexistante. De l'autre côté, la primauté du positif qui permet la configuration du négatif est devenue le critère de la distinction entre le bien et le mal. Non que ce soit le négatif qui explique le positif: il ne pourrait le faire que s'il se réduisait à la privation et au manque qui, comme tels, exigeraient la totalité et se présenteraient comme une demande de complément; la négation, en revanche, est une opposition réelle au positif, une force contraire qui attaque la positivité. C'est plutôt le positif qui explique le négatif en ce que le négatif le suppose pour sa propre qualification: il présente le terme contre lequel lutte la transgression, c'est-à-dire l'opposition comme force négative, et ainsi à travers le défi et la tentation provoque l'acte négateur et le qualifie comme tel.
C'est donc la présence du mal dans la réalité et dans la vie de l'homme qui atteste en soi l'antériorité ou plutôt la primauté du positif. La positivité est la grande tentation de l'homme, elle est pour lui une provocation et un défi: face à elle, l'homme sent monter en lui la présomption et l'arrogance, le désir non seulement de se soustraire à la reconnaissance et à l'obéissance, mais plus encore de passer décidément à la rébellion ouverte, à la transgression, à l'outrage, comme s'il n'y avait pas plus grande incitation au blasphème et à l'imprécation que l'existence même de Dieu.
Que la réalité du mal suppose la positivité originaire, ou que subsiste de toute façon entre les deux termes un lien réciproque qui manifeste l'antériorité du positif et le caractère d'opposition réelle du négatif, est une question ancienne. Déjà Platon, dans un passage souvent cité, affirme la nécessité de quelque chose de contraire au bien: uJpenantivon gavr ti tw`/ ajgaJw`/ ajei; ei|nai ajnavgkh [car, il y aura toujours, nécessairement, un contraire du bien] (Théét. 176 a). Mais de son raisonnement il ne ressort pas nettement quelle est la nature de ce contraire, logique, morale ou métaphysique; en outre, le contexte spéculatif de son affirmation est loin de la problématique développée dans ces pages, puisqu'elle consiste dans la triple idée de l'éternité du mal (mais quelle éternité ?) parce que "le mal ne peut mourir", ou[tÆ ajpolevsJai ta; kaka; dunatovn; de son appartenance au monde humain, ne pouvant trouver place parmi les dieux qui sont bons; et de l'opportunité de fuir ce monde au plus vite, peira`sJai crh; ejnJevnde ejkei`se feuvgein o{ ti tavcista, paroles où résonne de façon suggestive un des thèmes classiques du mh; fu`nai, mais dans un contexte qui lui donnera un caractère plutôt tragique.
Plotin soutiendra justement que, la science des contraires étant une seule, tw`n ejnantivwn hJ aujth; ejpisthvmh (I 8, 1, 12), pour connaître le mal il faut avoir une claire vision du bien, ajnagkai`on peri; ajgaJou` diidei`n toi`" mevllousi ta; kaka; gnwvsesJai; voulant par là signifier que l'on ne peut parler du mal sans référence à la positivité qui le précède, prohgouvmena ta; ajmeivnw. Sauf qu'il s'en tient à la conception purement privative du mal, au concept de stevrhsi": le mal comme absence de tout bien, ajpousiva panto;" ajgaJou`.
Proclus semble aller plus loin lorsque dans le De malorum subsistentia (III 1, 7), il affirme que le mal est plus éloigné du bien que le non-être, magis a bono distat malum quam non ens, autrement dit, en grec: ma`llon kai; aujtou` tou` mh; o[nto" ajpevcon tou` ajgaJou`. Certes, il veut dire que le bien dépasse d'autant l'être, que le mal est distant du non-être: de ces deux oppositions, bien/mal et être/non-être, la première est plus vaste que la seconde, de sorte que dans le mal la distance qui va du bien au non-être doit être augmentée de celle qui va du non-être au mal, celle-ci étant du reste équivalente à celle qui existe entre être et bien. Mais à travers ces raisonnements, Proclus ouvre peut-être la voie à la reconnaissance du fait que le mal est plus que négatif, c'est-à-dire est une négation positive et réelle et non pas seulement une privation ce qu'est le non-être, permettant ainsi de dire que le mal est plus négatif que le négatif, autrement dit est destructeur.
Le thème de l'antériorité du positif attestée par la réalité du mal est transféré d'un seul coup, par saint Paul, au cœur de quelques-uns des problèmes les plus obsédants de l'expérience religieuse. On le retrouve dans la conception purement paulinienne de la loi comme occasion de transgression et aggravation du péché, jusqu'à la déclaration paradoxale que "la loi survient pour que les transgressions se multiplient", i{na pleonavsh/ to; maravptwma (Rom. 5, 20). La réalité du péché atteste la priorité de la loi: sans la loi, le péché n'est pas imputable, il resterait inconnu, ou plutôt, il n'existerait pas, sine lege peccatum mortuum; avec la loi le péché revit, apparaît, est reconnu comme tel et même se renforce jusqu'à atteindre son comble: kaJÆ uJperbolh;n aJmartwlo;" hJ aJmartiva dia; th`" ejntolh`" [afin que le péché exerçat toute sa puissance de péché par le moyen du péché] (Rom. 7, 7-13). D'où un enchevêtrement dialectique complexe de bien et de mal, de mort et de vie: la loi est un bien et provoque le mal; alors qu'elle devait donner la vie elle devient une occasion de mort; elle fait revivre le mal qui, sans elle, était mort et le mal, ainsi ressuscité, nous tue, diÆ aujth`" ajpevkteinein, autrement dit, à travers le bien, la mort travaille en nous.
La méchanceté humaine est du même ordre; elle révèle l'action salvatrice de Dieu, ajdikiva hJmw`n Jeou` dikaiosuvnhn sunivsthsin [notre injustice démontre la justice de Dieu] (Rom. 3, 5)3, de sorte que plus la fausseté humaine est grande, plus la véracité divine se manifeste de façon éclatante, hJ ajlhvJeia tou` Jeou` ejn tw`/ ejmw`/ yeuvsmati ejperivsseusen [mon mensonge rehausse la vérité de Dieu pour sa gloire] (Rom. 3, 7). Non seulement, donc, la réalité du péché met par contraste la positivité divine en relief, mais celle-ci apparaît d'autant plus évidente et glorieuse que la négativité humaine est plus grande. Et c'est ici que trouve place l'extraordinaire dialectique paulinienne du péché et de la grâce qui augmentent l'un l'autre en proportion directe: plus grand est le péché, plus abondante la grâce et vice-versa: ubi abundavit delictum, superabundavit gratia; ut sicut regnavit peccatum in mortem, ita et gratia regnet in vitam aeternam [où le péché s'est multiplié, la grâce a surabondé; ainsi de même que le péché a régné dans la mort, de même la grâce régnerait par la justice pour la vie éternelle] (Rom. 5, 20-21).
Pour illustrer le thème de la réalité de la grâce attestant l'antécédence d'une positivité originaire, on se contentera de ce simple exemple, déjà en soi très éloquent; néanmoins, il ne serait pas déplacé de rappeler ici combien une recherche des concepts de grandeur négative, force contraire et opposition réelle, tels qu'ils furent élaborés par la philosophie moderne à partir de Kant, serait éclairante sur le rapport de la négation réelle à la positivité.


7. Victoire sur le mal et choix du bien.


Maintenant, il n'est pas pensable que le lien entre positif et négatif, qui existe dans la réalité entre la positivité primaire et le mal réel, ne se représente pas à l'intérieur même de la positivité. Si, d'un côté, le mal réel comme négation active suppose une positivité antérieure, d'un autre côté, la positivité n'est concevable que comme dépassement de la négativité, comme victoire sur la négation. Ce qui, à ce point, vaut d'être observé est la position pour ainsi dire médiane de la positivité à laquelle est liée de quelque manière la négation a parte ante et a parte post. La positivité est d'un côté victoire sur la négation et de l'autre affirmation à nier, en même temps victoire sur le négatif et incitation à la négation, triomphe du mal et tentation du mal.
Mais le point sur lequel il faut attirer l'attention, c'est le caractère inséparable du positif et du négatif. Qu'est-ce qui explique une telle inséparabilité, ou plus précisément cette impossibilité de penser le positif sans le négatif et le négatif sans le positif, que ce soit a parte ante ou a parte post ?
Pour régler les liens mutuels et les rapports réciproques des termes opposés, il semble qu'agissent ici des lois logiques et des liens dialectiques. Le projet de décrire une dialectique de ces rapports ne paraît donc ni inopportun ni illégitime. Mais comment en rendre compte? Puisqu'il ne s'agit pas de contraires logiques, mais bien d'opposition réelle, nous ne voudrions certainement pas réduire la dialectique que l'on pourrait en tirer à des termes purement logiques, qui seraient vides et formels; puisque, d'autre part, il s'agit ici de l'origine première et même du comble de la réalité, le risque est très grand que la dialectique qui en résulte prenne un tour logico-métaphysique, qui en ferait, par voie de conséquence, une dialectique de la nécessité. Mais une dialectique de la nécessité est ce que l'on peut penser de plus contraire à cette ontologie de la liberté que je recherche et de moins adéquat à la condition réelle des choses. Il convient de penser à une dialectique et l'on doit reconnaître que la dialectique est le cœur même de la réalité ou qu'il y a une dialectique au centre de l'univers, mais cette dialectique réelle et vivante doit être reconnue dans la dialectique de la liberté. La liberté est elle-même dialectique, car elle est toujours positive et négative, un choix positif devant la possibilité du choix négatif et un choix négatif devant la possibilité du choix positif.
On devra convenir alors qu'à la dialectique logique de la nécessité il faut opposer la dialectique vivante de la liberté. La première durcit le caractère essentiellement imprévisible de la liberté dans les termes d'une nécessité inéluctable et prétend déduire, comme s'il s'agissait de moments dialectiques, les actes de la liberté, qui, au contraire, comme les faits ou les événements historiques, sont indéductibles. Il ne s'agit pas pour autant d'une dialectique de la nécessité, mais d'une histoire de la liberté: de la liberté on ne peut faire que l'histoire, car ses étapes ne sont pas des moments dialectiques, mais des faits indéductibles que l'on ne peut que raconter; là nous entrons carrément dans le domaine du mythe. Si dialectiques qu'ils puissent nous sembler, les faits historiques et l'exercice même de la liberté, ne peuvent être énoncés en termes logiques qui les assembleraient suivant une trame logique nécessaire, mais, au contraire, en des termes essentiellement mythiques. Le langage adapté à la liberté n'est pas celui de la logique, mais celui de l'histoire et du mythe, qui en raconte fidèlement les actes imprévisibles et les faits indéductibles, comme dans un récit.
C'est donc la liberté de l'histoire éternelle qui explique la dialectique où se concrétise l'inséparabilité et le rapport réciproque des opposés, et non pas le contraire. Le principe de la dialectique vivante est la liberté et son histoire et non la logique et sa nécessité. La dialectique des contraires n'est pas le résultat d'une nécessité logique, mais une instauration qui vient de la liberté; elle doit être conçue comme une dialectique vivante dont une expression purement logique ne serait qu'une crispation nécessitariste ou une exténuation formelle. La liberté a en revanche une force et une action qui se manifestent plus clairement dans le mythe, où l'histoire éternelle de la liberté est racontée comme une succession temporelle, avec un avant et un après, le possible avant le réel, le mal avant le mal et Dieu avant Dieu.
On atteint ici le mythe religieux, de sorte que la réflexion philosophique ne peut à présent qu'assumer ce qui caractérise l'herméneutique de la conscience religieuse. Ou disons plutôt qu'ici l'herméneutique du mythe religieux et l'ontologie de la liberté convergent et s'identifient; le discours sur l'être et sur la positivité originaire se transforme alors en un discours sur la liberté, parce que l'être est liberté, qu'il n'y a d'autre être que la liberté; ce qui explique comment tout discours sur l'originaire doit être dialectique, tout à la fois ontologique et méontologique, étant donné la duplicité constitutive de la liberté qui est toujours positive et négative. Le discours sur l'inséparabilité de la positivité et de la négativité devient alors, d'un côté, un discours sur la liberté présentée dans son ambiguïté fondamentale, à la fois comme positive et négative et, d'un autre côté, un discours sur la liberté comprise à la fois comme originaire et humaine, en somme un discours sur Dieu et sur l'homme, sur l'auto-engendrement et la création divine et sur la chute de l'homme comme péché originel.
Liberté dialectique et histoire de l'éternité, ontologie de la liberté et herméneutique du mythe religieux se rencontrent dans ce discours protologique sur l'être et le néant, la positivité et la négativité, le bien et le mal.
Il conviendrait d'examiner de plus près la liberté originaire, en quel sens elle est, en elle-même, victoire sur la négativité. Il s'agit de pénétrer plus profondément cette dialectique vivante de positivité et de négativité qu'est la dialectique de la liberté. Ainsi, que signifie, du point de vue de la liberté, le fait que la positivité originaire soit dépassement du négatif?
Si comme le veut l'ontologie de la liberté, l'être est liberté, ni l'être ni le bien — substance et cause, to; o[n et ejpevkeina tou` o[nto" — ne sont fondement: le fondement ne peut-être que la liberté. Mais la liberté est beaucoup plus que fondement; elle est fondement qui ne se laisse jamais représenter comme fondement, elle échappe toujours à toute tentative de la fixer et de la saisir comme fondement, en somme c'est un fondement qui se nie toujours comme tel. La liberté c'est l'abîme. Cela veut dire, justement, que l'être et le bien ne sont pas le fondement, ne sont pas premiers, mais dépendent d'une façon ou d'une autre de la liberté. Et ils en dépendent dialectiquement (quoiqu'en un autre sens que pour Hegel), car la liberté même est dialectique, non seulement au sens où elle se donne et se soustrait simultanément, c'est-à-dire ne se révèle qu'en se cachant, et se cache en se révélant pourtant, au point que dissimulation et révélation se convertissent l'un en l'autre et s'excluent en même temps; mais aussi et surtout au sens où elle est en soi double et ambiguë, tout à la fois positive et négative. Si le cœur de la réalité est la liberté, il est essentiellement dialectique: au centre de la réalité, il y a le contraste, le conflit, la contradiction. L'ontologie ne peut-être dissociée de la méontologie. Être et néant, bien et mal s'accompagnent toujours de quelque façon et sont inséparables.
Ici réside la positivité originaire, c'est-à-dire l'être et le bien, mais tout deux en tant que voulus par la liberté et, en tant que tels, constamment entourés d'un halo de négativité: l'être implique une victoire sur le néant, le bien implique une victoire sur le mal. Comme liberté, Dieu est l'être qui a voulu être; il est donc victoire sur le néant dont il contient la possibilité. Il est choix du bien, et donc victoire sur le mal, et en contient la possibilité. Comme volonté d'être et choix du bien, c'est-à-dire comme positivité originaire, vu dans sa positivité, Dieu contient donc en soi, à titre de possibilité ab aeterno, vaincus et dépassés, le néant et le mal.
Pour saisir ce point essentiel, on cherche à penser et maintenir fixe un unique acte originaire où l'irruption de Dieu dans l'être (l'existence de Dieu), son affirmation comme positivité (son choix du bien) son refus d'une autre alternative (l'élimination du mal), son dépassement du négatif (sa victoire sur le néant) s'identifient et ne font qu'un, sont un seul et même acte. Certes, ces aspects ne peuvent pas être décrits si ce n'est par une espèce de succession, mais en gardant présent à l'esprit qu'il s'agit d'actes imprévisibles et indéductibles de la liberté. Il s'agit d'un acte éternel de la liberté, où le néant et le mal ont été vaincus à jamais, de sorte que chaque acte divin continuera toujours à être un choix du bien et une victoire sur le mal, non à cause d'une nécessité de nature, mais en raison d'une liberté intrinsèque, en ce que par son choix du bien, la liberté originaire s'est confirmée et consolidée comme liberté positive. Il s'agit d'un acte de liberté originaire où le néant et le mal, vaincus ab aeterno, subsistent seulement comme un passé qui ne fut jamais un vrai présent, une alternative désormais dépassée qui ne fut jamais tout à fait actuelle, une possibilité désormais employée qui ne fut jamais vraiment réelle et qui est maintenant à l'état latent, comme apaisée, inerte, inactive.
Du point de vue de l'ontologie de la liberté, pour laquelle l'être est liberté, dire que Dieu existe signifie dire qu'il est libre: non pas un être qui a la propriété d'être libre, mais un être dont l'être même est liberté, liberté actuelle et en exercice, par ailleurs naturellement illimitée, arbitraire, absolue; non pas un être libre, mais la liberté même. Dans la mesure où la liberté est son essence, Dieu est en soi choix et option, option pour l'être contre le néant, choix du bien contre le mal, choix et option pris de façon définitive et irréversible. L'existence divine comme victoire sur le néant, est choix définitif du bien.
Ce n'est pas que Dieu trouve devant lui l'alternative bien-mal, le dilemme être-néant, et que, face à ces alternatives déjà définies, il se limite à préférer un terme à l'autre, le bien au mal, l'être au néant. Il est liberté, et la liberté est en soi ambiguë, au sens où elle peut être positive ou négative; ainsi ce dilemme entre bien et mal, être et néant, ne fait qu'exprimer une telle ambiguïté. Ce n'est pas que le bien préexiste au choix ou subsiste en dehors de la liberté, ni que le bien soit bien en soi avant le choix divin ou qu'il s'offre et se propose (ou pire s'impose) comme tel au choix de Dieu. Le bien est le choix réalisé de la liberté positive comme alternative à la liberté négative, il est le bien choisi, c'est-à-dire l'acte même de la liberté positive. L'acte même de la liberté en exercice, pour continuer à être liberté en exercice, se confirme comme acte de liberté ce qui revient à dire qu'il se consolide comme liberté positive.
La positivité originaire est le choix du bien alors que le choix du mal est possible; pour cette raison, la positivité ne subsiste que comme victoire sur la négativité. Dire: Dieu existe, signifie dire qu'ont été choisis à jamais l'être et le bien, ou, si l'on préfère, que le mal et le néant ont été vaincus pour toujours. L'acte de la liberté a été un acte de liberté positive; la liberté s'est décidée pour le bien, son option a été pour l'être. Dieu a voulu exister, ce qu'il a fait en vainquant le négatif, c'est-à-dire le néant. Le négatif, soit le néant et le mal, a été littéralement mis en déroute. Le choix du bien s'identifie sans reste avec le reniement du mal et avec la victoire sur le néant; en Dieu, le mal et le néant demeurent comme une alternative abandonnée, comme une possibilité écartée. Le choix du bien est définitif et irréversible, ou plutôt Dieu même est, précisément, le choix irréversible et définitif du bien, et, en tant que tel, contient en soi le mal, à titre d'alternative bouchée et sans issue, de possibilité inactuelle et inopérante.
Tout cela signifie encore que la positivité divine est un acte de liberté, un fait historique d'une histoire bien entendue éternelle; c'est pour cela qu'elle ne peut pas être conçue comme une nature, comme si Dieu était bon par nature ou était le bien par essence. Que Dieu soit choix définitif du bien ne signifie pas que Dieu soit bon. Dire que Dieu est bon est une affirmation dont il est difficile d'établir le sens, étant donné son caractère d'anthropomorphisme controuvé, ce serait comme soumettre Dieu à un jugement tout à fait inférieur à son niveau, en abaisser la grandeur, ne pas en respecter la transcendance et ne pas reconnaître qu'il est bien au-delà de la distinction entre bonté et méchanceté. La justification du choix divin ne peut être un pâle et banal quia bonus [parce qu'il est bon], mais doit être un énergique et puissant quia voluit [parce qu'il l'a voulu].
Il ne suffit pas non plus de dire que Dieu est le bien, comme le veut la tradition platonicienne: il est beaucoup plus. Il n'est pas le bien mais le bien choisi, c'est-à-dire le bien opposé au mal, affirmé en niant et en refusant le mal. Il est le choix du bien, c'est-à-dire la victoire sur le mal; et il l'est d'autant plus que cette option et cette suprématie sont irréversibles et définitives. Dieu est plus que le bien: il est choix du bien arrêté et renforcé et donc rendu définitif, il est la réduction du négatif à une possibilité vaincue et donc inopérante et inerte. Le néant a été vaincu pour l'éternité; le mal est une possibilité donnée une fois pour toute et perdue à jamais parce qu'elle est sortie perdante dans cet acte démesuré et premier qu'est l'engendrement divin. C'est cela que signifie Dieu et son existence.




8. Le mal en Dieu.


L'existence de Dieu et le choix du bien sont donc l'acte originaire d'une histoire éternelle, intraduisible dans les termes d'une déduction logique intemporelle, mais devant être racontée dans un mythe qui en rythme l'éternité d'une manière temporelle, comme il convient à cet acte originaire de liberté absolue, de liberté illuminée et première que l'on ne peut définir que paradoxalement comme "début éternel", oxymore non moins déconcertant qu'éloquent, dont relève aussi la formule d'un "Dieu avant Dieu" que j'ai déjà utilisée dans un autre texte4 auquel je renvoie ici pour ne pas me répéter et poursuivre mon propos. Et c'est dans Dieu avant Dieu que résident le néant et le mal comme possibilités dépassées et vaincues, désormais lointaines et même immémoriales, renvoyées avant l'engendrement même de Dieu, mais telles qu'elles constituent l'accompagnement obscur de la victoire sur le néant et du choix du bien, le revers opaque de sa positivité, l'aspect inquiétant de son affirmation stable et sûre: presque une ombre en Dieu qui voilerait sa lumineuse apparition, retiendrait sa progressive expansion, le concentrerait d'abord sur son occultation essentielle. On peut ainsi considérer le négatif comme le passé même de Dieu, dans la mesure où une telle chose est pensable, ou mieux peut-être racontée à travers un récit plein de péripéties: comme la zone immémoriale de l'abîme divin, la couche la plus archaïque et profonde de l'ancienneté de Dieu, son côté le plus secret et obscur.
Il y a donc un sens à soutenir la présence du mal en Dieu, en ce que sa positivité s'affirme comme victoire sur la négativité prise en compte et envisagée comme une possibilité même si, en fin de compte, elle est neutralisée et abandonnée. Dans l'affirmation divine le mal est une possibilité non réalisée, ou plutôt exclue pour toujours, qui demeure toutefois, même si c'est de façon latente et apaisée, dans l'abîme divin, non certes comme une réalité, mais néanmoins comme une possibilité toujours présente. On se souvient que, en raison de l'ambiguïté divine, la méontologie, bien qu'étant seulement un versant de l'ontologie, en est toutefois l'inséparable accompagnatrice. Que la possibilité du mal ait été en jeu dans l'acte originaire de la liberté absolue, même si ce fut sans succès, est un fait désormais enfoui dans l'immense dépôt de l'immémorialité divine, mais tel qu'il en désigne une zone obscure qui semble jeter son ombre sur la splendeur de Dieu comme triomphateur du néant, compliquant encore plus son ambiguïté. Celle-ci prend ici la forme de la présence en Dieu d'un désaccord résolu mais latent, apaisé mais actif, désormais arbitré, mais toujours prêt à resurgir.
Le fait que pour exister Dieu a dû vaincre le néant et mettre le mal en déroute, c'est-à-dire mettre de côté le négatif, laisse en lui une trace de négativité d'autant plus inefficace et inopérante qu'elle est demeurée quelque chose d'irrésolu et d'encore latent. On a l'impression que le néant est toujours embusqué, comme une menace constante, et que le mal latent et assoupi peut se réveiller. La négativité et le mal sont présents en Dieu comme possibilités prévues mais abandonnées, et donc désormais désaccordées et inutiles; peut-être sont-ils toutefois dépassés sans être éteints, silencieux sans être anéantis, endormis mais non disparus. Ils constituent les termes d'un désaccord concilié, mais pouvant resurgir et constituer encore un danger.
En effet, la positivité divine elle-même peut être un encouragement à la rébellion; et c'est à travers cette négativité, qui demeure latente en elle, qu'elle peut devenir pour le révolté source d'exhortation à la transgression, d'inspiration à la révolte, de suggestion au mal. La positivité, en fonction du négatif qu'elle contient, est elle-même tentation, ruse, subornation, instigation, incitation — pour se servir de mots forts sans être blasphèmes, car s'il est vrai que omnia munda mundi [tout est pur pour les purs], il est non moins vrai que omnia perversa perversis [tout est pervers pour les pervers]. Cela est arrivé dans le péché originel. Par sa chute, l'homme a réveillé dans la positivité divine cette négativité qui, vaincue et assujettie, s'y était maintenue en sommeil, et il a réussi à réactiver le néant et à rallumer le mal en les rendant vivaces et agissants. Mais, comme on verra, l'efficace du mal réveillé par l'homme ne s'étend pas à l'éternité, mais se limite au contraire au domaine qui lui est propre, le temps et l'histoire.
Le "mal en Dieu" est une expression déconcertante qui nécessite quelques précisions. Il faut dire tout d'abord qu'elle est tout à fait appropriée pour signifier ce qu'est au fond l'"incompréhensibilité" du mal. S'il est impossible d'indiquer un véritable fondement au mal, c'est parce qu'il n'y a pas d'autre fondement au mal que le mal lui-même. Et si pour trouver l'origine du mal, il est nécessaire d'avoir recours à la divinité, c'est signe que toute tentative d'en découvrir la raison sur un plan inférieur est vouée à l'échec, de sorte qu'il ne reste d'autre voie que de l'immerger dans le mystère divin. L'expression "le mal en Dieu" signifie que tous les efforts ont été faits pour comprendre le mal et qu'il ne reste d'autre conclusion que de reconnaître qu'il est inexplicable. Mais la nuit d'un mystère n'est jamais si profonde que ne s'en échappent éclats ou lueurs, et l'infinité même d'un mystère n'est que la promesse de révélations infinies. Le brouillard ne sera jamais assez épais pour interdire à l'incompréhensibilité du mal de devenir au moins elle-même compréhensible; à propos du mal et en général du négatif, c'est déjà un résultat important, et je dirais même décisif, de comprendre qu'on ne le peut comprendre, pour employer l'expression heureuse et désormais classique de Kierkegaard. On pourrait d'ailleurs continuer en suivant les développements suggestifs du même Kierkegaard, disant qu'il est nécessaire de comprendre qu'on ne le doit pas comprendre; ou plutôt que plus on tente de le comprendre moins on y parvient.
En second lieu, affirmer la présence du mal en Dieu signifie, comme on l'a d'ailleurs montré, faire allusion à l'ambiguïté divine, qui est aussi la duplicité de la liberté, toujours en même temps positive et négative, d'où l'inséparabilité des opposés et donc une dialectique originaire, différente de la dialectique hégélienne, au cœur de la réalité. On atteint ici le pivot central sur lequel la solidarité qui lie d'emblée l'ontologie et la méontologie articule son jeu varié et difficile; on saisit à la source le caractère double de la réalité qui est toujours à la fois objet de stupeur et d'horreur et d'où s'élève la "question fondamentale"; on comprend vraiment l'apparition tout à la fois terrible et admirable des deux visages de Dieu; on reconnaît la dialectique divine suprême dans le fait que Dieu est toujours en même temps positivité et négativité, affirmation et négation, autrement dit colère et grâce, fureur et miséricorde inséparablement, jamais exclusivement courroucé ni uniquement bienveillant. Ici aussi, afin de ne pas me répéter, mais au contraire pour montrer comment tout cela est éclairci par la conception de la présence du mal en Dieu, je me contente de renvoyer à d'autres textes où j'ai affronté le problème de l'ambiguïté originaire5.
Le primat de la réalité est en soi une victoire sur le néant, et le choix du bien est toujours un jugement sur le mal de sorte que Dieu a en soi deux aspects: celui par lequel, ab aeterno, le bien est choisi par un acte irréversible et le mal est réprouvé comme une possibilité repoussée; et celui par lequel le mal, en tant qu'alternative écartée, subsiste pourtant toujours comme un arrière-plan de la positivité et comme possibilité occulte mais disponible. Les actes positifs divins sont accompagnés de leurs possibilités négatives correspondantes qui, quoique vaincues et assujetties, exercent encore leur influence et leur attraction. La faille entre l'instauration de la réalité, l'affirmation du positif, le choix du bien, d'un côté, et, de l'autre, l'instinct de mort et de destruction, la menace de la négativité, la possibilité du mal, est présente au cœur de la réalité; et ce clivage est dissimulé dans le mystère du Deus absconditus.
Cette conception de l'ambiguïté divine et de la présence du mal en Dieu permet d'expliquer la non-irréalité du mal et sa préexistence au monde humain sans pour autant démoniser la divinité. Avec l'idée que le mal en Dieu est seulement la possibilité du mal, qui ne peut être traduite en réalité que par l'œuvre de l'homme, au moment de sa chute, on écarte le risque, inhérent à la présence du mal en Dieu, de le sataniser. Pour éviter la démonisation de Dieu il n'est pas nécessaire de retomber dans la vision optimiste de la théodicée: on peut repousser le Dieu sans faille de la théodicée et reconnaître en lui quelque chose d'opaque, presque une ombre, sans le sataniser pour autant.
L'idée de la présence du mal en Dieu et la conception de l'ambiguïté divine ont pour cela quelque chose tout à la fois d'angoissant et de tranquillisant. L'aspect angoissant tient à ce que cette présence du mal en Dieu est déjà presque l'annonce de la catastrophe, c'est-à-dire de la chute de l'homme par laquelle le mal sera réalisé, et donc son rapport avec le bien ne sera plus de vaincu à vainqueur, mais consistera en un conflit ouvert, d'égal à égal, dans une lutte sans merci, avec des hauts et des bas, en une incertitude extrême; chute grâce à laquelle aussi la liberté entrera dans le monde de l'Histoire, ou, en tout cas, commencera de s'exercer même si c'est comme liberté négative. L'aspect pour ainsi dire rassurant réside dans le fait que la présence du mal en Dieu comme possibilité vaincue suffit à garantir que la chute de l'homme n'est pas nécessaire et pouvait ne pas arriver car, précisément, elle ne devait pas arriver, parce qu'elle dépend de la liberté, qu'elle est un fait libre et historique, et qu'elle suffit à donner l'espoir que la victoire sur le mal, remportée depuis toujours et pour toujours dans l'éternité, puisse devenir d'une certaine façon effective dans l'histoire et après l'histoire. Et telle est bien la situation tragique de l'homme, fixé à la réalité première et indépassable de cette terrible angoisse, mais aussi suspendu à cet espoir qui, quelles que soient les exigences profondes et naturelles et les garanties supérieures dont il est nourri, ne réussit pas à s'installer dans une attente confiante et tranquille, mais reste toujours plongé dans un climat d'extrême incertitude. Et c'est dans ce sens que la présence du mal en Dieu a au moins cette signification, d'être la loi de l'univers selon laquelle la connaissance du mal est indispensable au bien et le chemin de la joie ne peut être qu'un chemin douloureux.


9. L'origine et l'auteur du mal.


En troisième lieu, dire que le mal est en Dieu ne signifie pas dire qu'il en est l'auteur. Par rapport au mal une distinction s'impose, dans la divinité, entre origine et réalisation. Dieu est sans aucun doute l'origine du mal, mais il n'en est certainement pas le réalisateur, ce qu'est l'homme uniquement sur le plan de l'histoire. La compréhension de ce point suppose que l'on renonce, quand on parle de Dieu, à la catégorie de causalité, trop inappropriée à sa liberté sans limite et arbitraire.
Du recours au concept de causalité naît le faux problème de Dieu, comme cause du mal, dans les cas fréquents et abondamment commentés où l'Écriture dit par exemple que Dieu endurcit le cœur de Pharaon ou que Dieu "rend aveugles les yeux et insensibles les cœurs", d'où chez saint Augustin la reconnaissance que la volonté de Dieu incline à la fois au bien et au mal, et l'effort des exégètes pour faire dire à la Bible, au moyen de distinctions subtiles sur les causes secondes et sur la responsabilité divine de la méchanceté humaine, le contraire de ce qu'elle dit explicitement, ou au moins littéralement, tandis qu'en des termes plus clairs Pascal conclut que Dieu est "l'auteur de tous les biens et de tous les maux, excepté le péché".
D'où l'opportunité d'abandonner le concept de Dieu comme fondement, car il est liberté et abîme, autrement dit beaucoup plus que simple fondement. C'est justement le fait de ne pas être fondement mais liberté qui fait que Dieu peut être l'origine du mal sans en être l'auteur. En Dieu non seulement le bien mais le mal trouvent leur origine, non pas au sens où il en serait l'auteur mais au sens où, dans l'insondable abîme de la liberté, il donne lieu et même cède la place à la liberté humaine, de sorte que l'auteur du mal est l'homme et seulement lui. Céder la place à la liberté humaine ce n'est pas autre chose, au fond, que prolonger l'ambiguïté divine; de ce point de vue, Dieu ne peut pas ne pas être considéré comme l'origine du mal, sans pour autant qu'on puisse dire qu'il en est l'auteur; origine du mal non pas en tant qu'il le fait, le cause, le provoque ou le permet, mais en tant qu'il laisse la voie libre et même l'indique — à travers la trouble attirance exercée par cette possibilité du mal inscrite, ou plutôt enfouie en lui — dans le fait même de céder la place à la liberté humaine et de la respecter dans son exercice. Et c'est peut-être ainsi qu'il faut interpréter le passage si souvent cité d'Isaïe (45, 7): Ego Dominus, facciens pacem et creans malum,[...] hwhy yna [r arwbw µwlç hç[ [Je suis le Seigneur faisant la paix et créant le mal], dans la mesure où il n'est pas réduit à signifier "bien être et malheur", comme en d'autres endroits semblables du Siracide (11, 14): ajgaJa; kai; kaka; para; kurivou ejstin, et des Lamentations (3, 38): ex ore Altissimi non egredientur nec mala nec bona? [n'est-ce pas de la bouche du très-haut que sortent les maux et le biens] ni assimilable à la proposition divine des deux voies formulée dans le Deutéronome (30, 15 sq.) et reprise dans le Siracide (15, 14 sq).
Avec cela l'alternative entre Platon et la métaphysique traditionnelle est dépassée d'un seul coup, dans la mesure où le premier affirme que Dieu étant bon et ne pouvant pour cette raison être cause du mal, on ne peut le considérer comme cause de tout, et dans la mesure où la seconde soutient que, Dieu étant la cause de tout mais ne pouvant, étant lui-même bon, être la cause du mal, le mal ne doit pas être considéré comme réel à proprement parler, mais plutôt comme non-être ou privation d'être. Ici, au contraire, on affirme que Dieu est l'origine de tout et donc aussi du mal, mais qu'on ne peut pas pour autant le considérer comme l'auteur du mal ce que seul l'homme peut être. Le mal doit ainsi être divisé en possible et réel: en Dieu le mal est présent comme possible et c'est là que l'homme le trouve, qui le réalise dans l'histoire.
Dans le monde de l'histoire il n'est pas possible de désigner un autre auteur du mal que l'homme. Il est certain que c'est l'homme et non pas Dieu qui est l'auteur du mal réel, du péché, de la faute. Mais un renvoi à Dieu est inévitable, car, en un sens, le mal préexiste à l'homme et c'est dans cette préexistence que réside l'achèvement de son caractère ontologique. On ne peut pas admettre que l'homme soit créatif au point d'inventer le mal; lui qui est l'unique auteur du mal ne peut toutefois en être l'inventeur. Sa créativité et sa puissance sont limitées, et elles sont tout au plus capables de découvrir le mal comme une possibilité réalisable et de le réaliser vraiment une fois qu'elles en ont découvert la possibilité, ce qui est déjà beaucoup pour l'homme. Mais où peut-il découvrir la possibilité du mal si ce n'est en Dieu, qui en est donc non pas l'auteur mais certainement l'origine?
Finalement la conception de la présence du mal en Dieu est peut-être l'unique façon d'éviter la doctrine manichéenne des deux principes, tout en satisfaisant cependant l'une des plus profondes exigences du manichéisme. Il n'est pas nécessaire d'avoir recours à un principe du mal parce que le mal est déjà en Dieu. Il y a un seul principe, non pas deux; le principe du mal n'existe pas, le mal est en Dieu, le négatif est dans le positif, autrement dit est vaincu. Dieu n'a ni ne peut avoir hors de lui et contre lui un principe opposé: nemo contra Deum nisi Deus ipse [personne contre Dieu, si ce n'est Dieu lui-même]. Il existe néanmoins un principe du mal, inférieur ou subordonné, parce que le mal en Dieu est présent en lui comme déjà vaincu, comme mis en déroute ab aeterno. On me permettra encore une répétition. Le fait même que Dieu comme liberté est choix du bien, atteste la présence du mal en lui, à titre d'alternative qui n'a plus d'actualité: comme choix positif, toutes les opérations de Dieu sont une victoire sur le néant et sur le mal, de sorte que le néant et le mal perdurent en lui, dépassés naturellement et donc à l'état latent, seulement possibles et toutefois disponibles pour qui veut les réaliser comme alternative aux choix divins, en opposition à lui par une transgression consciente et délibérée.
Cette conception de la présence du mal en Dieu, alors que d'un côté elle ne répugne pas à une conception de la divinité comme positivité, car elle affirme que Dieu n'est pas l'auteur du mal et que sans le faire il le contient comme possibilité, d'un autre côté elle évite la définition ambiguë de Dieu comme bon, inadéquate à son niveau, non conforme à sa transcendance et incapable de rendre raison du mal tellement présent dans le monde historiquement humain, où il produit les destructions les plus horribles et les plus épouvantables. L'exigence manichéenne est parfaitement justifiée sur ce point, face à l'impossibilité de rester au niveau physique et moral pour rendre compte d'une telle diffusion du mal dans le monde, d'une élévation nécessaire à un niveau "métaphysique" supérieur à celui de l'éthique, c'est-à-dire à un mal préexistant au mal présent dans l'histoire et réalisé par l'homme, à un mal pour ainsi dire ontologique. Mais pour satisfaire cette juste exigence, il n'est pas nécessaire de faire l'hypothèse d'un principe métaphysique du mal, placé à côté ou juste au-dessous du principe du bien qui est celui de la divinité; pour cela le caractère duplice et ambiguë de la positivité même de Dieu est suffisant. La conception de l'ambiguïté originaire est ainsi en mesure de satisfaire les justes exigences du manichéisme tout en évitant en même temps ses inconvénients manifestes.
10. L'éveilleur du mal: la libre faute originelle.
Dans sa chute, l'homme fait passer le mal de l'état de pure possibilité à celui de réalité effective, agissant dans son champ d'action qu'est le monde de l'histoire. C'est par l'autre visage de la positivité divine que la liberté humaine évoque le mal. Grâce à la sensibilité et à la puissance de sa liberté, l'homme est en mesure non seulement de deviner et de surprendre la présence du mal en Dieu, mais aussi de réaliser le mal qui était en lui comme simple possibilité.
En ce sens, on peut dire que l'homme réveille sur la scène cosmique le mal qui était assoupi en Dieu. La positivité divine est la grande tentation de l'homme: ce dernier est constamment tenté de se révolter et le mal humain ne consiste qu'en cela. Mais la révolte contre la positivité consiste, au fond, à faire à rebours le chemin intemporel aboutissant à la positivité divine, chemin qui, condensé et résumé, en constitue l'autre face; autrement dit à réveiller le mal qui gît, défait et impuissant, dans la profondeur divine (profunda Dei, ta; bavJh tou` Jeou`), pour la transformer en gouffres de Satan (altitudines Satanae, ta; baJeva tou` satana`): les deux abîmes contraires entre lesquels se déroule la tragédie de l'homme déchiré entre ces deux extrémités immenses et insondables. La liberté de l'homme comme choix entre bien et mal peut prendre la voie négative de la rébellion contre la positivité et de la réalisation de la négativité, deux opérations qui n'en font qu'une.
Les deux caractéristiques essentielles de la chute de l'homme sont le fait qu'elle est un acte libre et qu'elle est le début de l'histoire. Liberté et histoire sont donc les deux titres sous lesquels doit se développer une herméneutique appropriée du péché originel. Avant tout, la chute de l'homme est un acte libre. Elle est à la fois un événement de l'histoire éternelle et le début de l'histoire humaine. S'y rencontrent deux temps et deux liberté: deux temps extrêmement divers et incomparables, celui de l'éternité et celui de l'histoire; deux libertés très proches communiquant entre elles, la liberté divine et la liberté humaine. La chute de l'homme divise et unit donc tout à la fois; elle sépare nettement les deux mondes, les opposant suivant une incommensurabilité irréductible; mais elle les suppose aussi tous les deux dans un régime de liberté, en vertu duquel ni dans l'histoire éternelle de Dieu, ni dans l'histoire temporelle de l'homme il n'y a de faits nécessaires, parce que les "événements historiques" sont en soi des "faits indéductibles", et donc des "actes libres". La chute de l'homme ne faisait pas partie d'un plan préétabli: elle pouvait ne pas arriver pour la bonne raison qu'elle ne devait pas non plus arriver. De même que Dieu s'est librement engendré lui-même et a réalisé la création, de même l'homme accomplit librement cet acte de rébellion contre la positivité, et de réalisation de la négativité en quoi consiste sa chute. Aucune interprétation de cette liberté et de cette nécessité constitutives de la chute ne sera autorisée à inscrire celle-ci sur un plan qui la réduirait à être un moment nécessaire de l'avènement du bien, qui, autrement dit, reviendrait à en annuler la négativité.
Plus précisément, de même que Dieu est ce qu'il est parce qu'en évitant la possibilité du néant et du mal il a décidé en un sens positif de l'ambiguïté originaire, de même l'homme dans l'alternative posée par sa propre liberté a choisi la possibilité négative, se réalisant de cette façon comme l'homme de ce monde historique et temporel. À la différence de Dieu, il n'a pas su exercer sa liberté autrement que de façon négative; sa chute ne cesse pas d'être libre pour autant, puisque, positivement ou négativement, ce n'en est pas moins toujours la liberté qui s'affirme, même si elle ne se construit et ne se consolide que sous sa forme positive, et inversement, ne se nie et ne se détruit que sous sa forme négative. La liberté négative est devenue esclavage et destruction, mais elle est pourtant toujours un acte authentique de liberté par lequel elle s'exerce. En définitive le bien comme le mal ne sont tels que libres, au point que le mal nécessaire cesse d'être mal, et que le mal libre vaut mieux que le bien imposé.
D'où la particulière et insistante ambiguïté de la liberté négative qui est tout à la fois affirmation et négation, affranchissement et servitude, réalisation et destruction. Il en résulte que la chute de l'homme est parfaitement double, et dans cet événement les circonstances aggravantes et atténuantes s'échangent tout comme s'échangent les intentions: le désir de connaissance avec la désobéissance, et l'esprit d'indépendance avec l'orgueil et vice-versa, au point qu'on ne sait si la chute révèle davantage un esprit d'arrogance ou un besoin de liberté, et exprime plutôt une aspiration au savoir ou un mouvement de rébellion. Les deux motivations différentes apparaissent tantôt opposées et alternées, tantôt compatibles au point de s'identifier, quoique toujours inséparables de manière ambiguë.
De toute façon pour l'homme, la liberté, qui est son essence et sa dignité, est la chose la plus précieuse, même si elle va de pair avec le risque inévitable d'un usage négatif. C'est ainsi que Dieu la considère et il conserve envers elle le plus grand respect, quel qu'en soit l'exercice, positif ou négatif. Mieux encore: Dieu manifeste une telle confiance et une telle estime pour la liberté humaine qu'il fait dépendre d'elle le succès de sa création. L'œuvre humaine aurait pu être considérée comme réussie si elle avait été confirmée par la libre adhésion de l'homme; mais il semble que l'homme ne puisse affirmer sa liberté que par la désobéissance et la révolte au moyen desquelles il introduit le mal dans le monde, empoisonne toute la réalité et conduit la création à l'échec. Avec une extrême confiance, Dieu attendait que l'homme mette la touche finale comme pour apposer le sceau de la perfection à son œuvre; il en avait exprimé l'espoir en énonçant l'interdit, qui ne devait pas apparaître comme une ruse, une défiance et un soupçon, mais plutôt comme une tentative confiante et le désir d'une recherche de collaboration; mais jamais confiance ne fut plus mal placée et plus mal payée en retour, car la liberté de l'homme a opté pour le mal, et la création a échoué. Au nom de son estime pour la liberté humaine, Dieu fut contraint d'accepter, tout en la condamnant et en acceptant ses conséquences, la décision négative de l'homme. En usant de la liberté, l'homme est allé beaucoup plus loin qu'il n'est nécessaire pour en donner la mesure; Dieu s'est trouvé alors contraint de distinguer son respect pour la liberté humaine et sa réprobation de l'usage négatif qu'en fait l'homme.
Il reste toutefois extrêmement difficile de répondre à la question de savoir qu'elle aurait été la condition de l'homme s'il n'avait pas péché, dans la mesure où l'on peut difficilement accepter, comme étant digne de lui, un état d'innocence infantile dont Dieu lui-même ne savait que faire. Mais inutile de s'aventurer dans une recherche stérile sur quelque chose d'hypothétique et qui n'est pas arrivé; contentons-nous de la confrontation avec ce qui est arrivé librement et certainement. Notons ici que le respect divin pour la liberté de l'homme, même au moment de sa chute, n'enlève rien à l'importance de la faute humaine, et en est même une aggravation. La chute de l'homme est d'autant plus grave que Dieu a placé en lui sa confiance la plus grande, et Dieu la condamne d'autant plus fermement qu'il estime davantage l'acte de liberté qui l'a perpétré. La liberté de cet acte destiné à réduire l'homme en esclavage, à en faire un destructeur, constitue la dignité de l'homme, même pécheur; mais l'extrême gravité du mal n'enlève rien au fait qu'il soit libre car cette liberté est essentielle et constitutive de sa nature de mal. On se souvient aussi que le contraste entre la gravité de la décision négative et la noblesse de la liberté qui s'affirme en elle témoigne de leur profonde inséparabilité; ce qui montre bien qu'aucune faute et aucun péché si grave soit-il (et quoi de pire, de plus épouvantable et terrible, que la faute originelle?) ne pourra jamais mettre le pécheur hors de la société humaine, de telle sorte qu'on doive le considérer malheureux avant d'être criminel et qu'il ait besoin de pitié en même temps que d'expiation.
Par l'acte libre de sa chute, l'homme est parvenu au cœur même de la réalité et s'y est inscrit avec une volonté de décision. Son intervention a eu pour effet de remettre en question le modus operandi divin, de contester la procédure des actes originaires, de remettre en jeu les rapports entre positif et négatif. Son intention secrète était de substituer sa liberté à la liberté divine dans les premiers moments où Dieu est intervenu dans l'existence, aux débuts de la création divine du monde. Telle est la signification profonde de l'expression d'Isaïe reprise par Schelling: l'homme est parvenu à "ébranler les fondements de la terre" (Is. 24, 18).
L'homme a ainsi rejoint l'apex de l'engendrement divin, reconstituant les conditions qui ont amené Dieu à opter pour l'être: il a prétendu se substituer à la divinité dans l'acte même du choix, rouvrant ainsi la porte au néant, déjà défait ab aeterno par Dieu. Naturellement, par cet acte de liberté négative, l'homme n'a pu ni compromettre la stabilité de Dieu ni non plus entamer l'éternité, choses indestructibles et hors de sa portée; mais il s'est mis lui-même en danger en se construisant un monde menacé et en péril. S'il n'a pu porter atteinte à l'éternité, il a toutefois corrompu l'histoire dans l'acte même qui lui a donné naissance; il a fixé pour toujours au cœur même de la réalité le principe de l'athéisme, qui ne consiste pas tant en une négation intellectuelle de Dieu que dans la trahison de Dieu par l'homme tout occupé à effacer activement la moindre trace divine dans le monde humain de l'histoire; celui-ci est resté à jamais imprégné d'un athéisme récurent et obsédé par le mirage de l'inexistence de Dieu.
En outre, par cet acte, l'homme est parvenu à ramener la création aux conditions originaires de sa possibilité, en réactualisant le moment même de l'acte créateur et en prétendant en décider le choix, ce qu'il a fait à sa manière, préférant la possibilité qui avait été évitée par Dieu, c'est-à-dire la voie négative de la destruction et de la mort. Et là, il a réussi à compromettre la création: il en a bouleversé les conditions, redonnant influence et force au mal déjà assujetti par Dieu; il a placé la création dans le monde de l'histoire, né sous le signe de la chute; il a fixé pour toujours le principe du nihilisme, instituant dans la réalité et dans le monde historique une force négative, une vocation dévastatrice, un destin d'anéantissement, qui agit dans cette querelle démesurée et affreuse entre un bien affaibli par l'oubli et la désertion et un mal bien réel et dominant, où a dégénéré, par le fait de l'homme, ce qui en Dieu avait le simple caractère alternatif du choix du bien.



10. L'éveilleur du mal: la libre faute originelle.


Dans sa chute, l'homme fait passer le mal de l'état de pure possibilité à celui de réalité effective, agissant dans son champ d'action qu'est le monde de l'histoire. C'est par l'autre visage de la positivité divine que la liberté humaine évoque le mal. Grâce à la sensibilité et à la puissance de sa liberté, l'homme est en mesure non seulement de deviner et de surprendre la présence du mal en Dieu, mais aussi de réaliser le mal qui était en lui comme simple possibilité.
En ce sens, on peut dire que l'homme réveille sur la scène cosmique le mal qui était assoupi en Dieu. La positivité divine est la grande tentation de l'homme: ce dernier est constamment tenté de se révolter et le mal humain ne consiste qu'en cela. Mais la révolte contre la positivité consiste, au fond, à faire à rebours le chemin intemporel aboutissant à la positivité divine, chemin qui, condensé et résumé, en constitue l'autre face; autrement dit à réveiller le mal qui gît, défait et impuissant, dans la profondeur divine (profunda Dei, ta; bavJh tou` Jeou`), pour la transformer en gouffres de Satan (altitudines Satanae, ta; baJeva tou` satana`): les deux abîmes contraires entre lesquels se déroule la tragédie de l'homme déchiré entre ces deux extrémités immenses et insondables. La liberté de l'homme comme choix entre bien et mal peut prendre la voie négative de la rébellion contre la positivité et de la réalisation de la négativité, deux opérations qui n'en font qu'une.
Les deux caractéristiques essentielles de la chute de l'homme sont le fait qu'elle est un acte libre et qu'elle est le début de l'histoire. Liberté et histoire sont donc les deux titres sous lesquels doit se développer une herméneutique appropriée du péché originel. Avant tout, la chute de l'homme est un acte libre. Elle est à la fois un événement de l'histoire éternelle et le début de l'histoire humaine. S'y rencontrent deux temps et deux liberté: deux temps extrêmement divers et incomparables, celui de l'éternité et celui de l'histoire; deux libertés très proches communiquant entre elles, la liberté divine et la liberté humaine. La chute de l'homme divise et unit donc tout à la fois; elle sépare nettement les deux mondes, les opposant suivant une incommensurabilité irréductible; mais elle les suppose aussi tous les deux dans un régime de liberté, en vertu duquel ni dans l'histoire éternelle de Dieu, ni dans l'histoire temporelle de l'homme il n'y a de faits nécessaires, parce que les "événements historiques" sont en soi des "faits indéductibles", et donc des "actes libres". La chute de l'homme ne faisait pas partie d'un plan préétabli: elle pouvait ne pas arriver pour la bonne raison qu'elle ne devait pas non plus arriver. De même que Dieu s'est librement engendré lui-même et a réalisé la création, de même l'homme accomplit librement cet acte de rébellion contre la positivité, et de réalisation de la négativité en quoi consiste sa chute. Aucune interprétation de cette liberté et de cette nécessité constitutives de la chute ne sera autorisée à inscrire celle-ci sur un plan qui la réduirait à être un moment nécessaire de l'avènement du bien, qui, autrement dit, reviendrait à en annuler la négativité.
Plus précisément, de même que Dieu est ce qu'il est parce qu'en évitant la possibilité du néant et du mal il a décidé en un sens positif de l'ambiguïté originaire, de même l'homme dans l'alternative posée par sa propre liberté a choisi la possibilité négative, se réalisant de cette façon comme l'homme de ce monde historique et temporel. À la différence de Dieu, il n'a pas su exercer sa liberté autrement que de façon négative; sa chute ne cesse pas d'être libre pour autant, puisque, positivement ou négativement, ce n'en est pas moins toujours la liberté qui s'affirme, même si elle ne se construit et ne se consolide que sous sa forme positive, et inversement, ne se nie et ne se détruit que sous sa forme négative. La liberté négative est devenue esclavage et destruction, mais elle est pourtant toujours un acte authentique de liberté par lequel elle s'exerce. En définitive le bien comme le mal ne sont tels que libres, au point que le mal nécessaire cesse d'être mal, et que le mal libre vaut mieux que le bien imposé.
D'où la particulière et insistante ambiguïté de la liberté négative qui est tout à la fois affirmation et négation, affranchissement et servitude, réalisation et destruction. Il en résulte que la chute de l'homme est parfaitement double, et dans cet événement les circonstances aggravantes et atténuantes s'échangent tout comme s'échangent les intentions: le désir de connaissance avec la désobéissance, et l'esprit d'indépendance avec l'orgueil et vice-versa, au point qu'on ne sait si la chute révèle davantage un esprit d'arrogance ou un besoin de liberté, et exprime plutôt une aspiration au savoir ou un mouvement de rébellion. Les deux motivations différentes apparaissent tantôt opposées et alternées, tantôt compatibles au point de s'identifier, quoique toujours inséparables de manière ambiguë.
De toute façon pour l'homme, la liberté, qui est son essence et sa dignité, est la chose la plus précieuse, même si elle va de pair avec le risque inévitable d'un usage négatif. C'est ainsi que Dieu la considère et il conserve envers elle le plus grand respect, quel qu'en soit l'exercice, positif ou négatif. Mieux encore: Dieu manifeste une telle confiance et une telle estime pour la liberté humaine qu'il fait dépendre d'elle le succès de sa création. L'œuvre humaine aurait pu être considérée comme réussie si elle avait été confirmée par la libre adhésion de l'homme; mais il semble que l'homme ne puisse affirmer sa liberté que par la désobéissance et la révolte au moyen desquelles il introduit le mal dans le monde, empoisonne toute la réalité et conduit la création à l'échec. Avec une extrême confiance, Dieu attendait que l'homme mette la touche finale comme pour apposer le sceau de la perfection à son œuvre; il en avait exprimé l'espoir en énonçant l'interdit, qui ne devait pas apparaître comme une ruse, une défiance et un soupçon, mais plutôt comme une tentative confiante et le désir d'une recherche de collaboration; mais jamais confiance ne fut plus mal placée et plus mal payée en retour, car la liberté de l'homme a opté pour le mal, et la création a échoué. Au nom de son estime pour la liberté humaine, Dieu fut contraint d'accepter, tout en la condamnant et en acceptant ses conséquences, la décision négative de l'homme. En usant de la liberté, l'homme est allé beaucoup plus loin qu'il n'est nécessaire pour en donner la mesure; Dieu s'est trouvé alors contraint de distinguer son respect pour la liberté humaine et sa réprobation de l'usage négatif qu'en fait l'homme.
Il reste toutefois extrêmement difficile de répondre à la question de savoir qu'elle aurait été la condition de l'homme s'il n'avait pas péché, dans la mesure où l'on peut difficilement accepter, comme étant digne de lui, un état d'innocence infantile dont Dieu lui-même ne savait que faire. Mais inutile de s'aventurer dans une recherche stérile sur quelque chose d'hypothétique et qui n'est pas arrivé; contentons-nous de la confrontation avec ce qui est arrivé librement et certainement. Notons ici que le respect divin pour la liberté de l'homme, même au moment de sa chute, n'enlève rien à l'importance de la faute humaine, et en est même une aggravation. La chute de l'homme est d'autant plus grave que Dieu a placé en lui sa confiance la plus grande, et Dieu la condamne d'autant plus fermement qu'il estime davantage l'acte de liberté qui l'a perpétré. La liberté de cet acte destiné à réduire l'homme en esclavage, à en faire un destructeur, constitue la dignité de l'homme, même pécheur; mais l'extrême gravité du mal n'enlève rien au fait qu'il soit libre car cette liberté est essentielle et constitutive de sa nature de mal. On se souvient aussi que le contraste entre la gravité de la décision négative et la noblesse de la liberté qui s'affirme en elle témoigne de leur profonde inséparabilité; ce qui montre bien qu'aucune faute et aucun péché si grave soit-il (et quoi de pire, de plus épouvantable et terrible, que la faute originelle?) ne pourra jamais mettre le pécheur hors de la société humaine, de telle sorte qu'on doive le considérer malheureux avant d'être criminel et qu'il ait besoin de pitié en même temps que d'expiation.
Par l'acte libre de sa chute, l'homme est parvenu au cœur même de la réalité et s'y est inscrit avec une volonté de décision. Son intervention a eu pour effet de remettre en question le modus operandi divin, de contester la procédure des actes originaires, de remettre en jeu les rapports entre positif et négatif. Son intention secrète était de substituer sa liberté à la liberté divine dans les premiers moments où Dieu est intervenu dans l'existence, aux débuts de la création divine du monde. Telle est la signification profonde de l'expression d'Isaïe reprise par Schelling: l'homme est parvenu à "ébranler les fondements de la terre" (Is. 24, 18).
L'homme a ainsi rejoint l'apex de l'engendrement divin, reconstituant les conditions qui ont amené Dieu à opter pour l'être: il a prétendu se substituer à la divinité dans l'acte même du choix, rouvrant ainsi la porte au néant, déjà défait ab aeterno par Dieu. Naturellement, par cet acte de liberté négative, l'homme n'a pu ni compromettre la stabilité de Dieu ni non plus entamer l'éternité, choses indestructibles et hors de sa portée; mais il s'est mis lui-même en danger en se construisant un monde menacé et en péril. S'il n'a pu porter atteinte à l'éternité, il a toutefois corrompu l'histoire dans l'acte même qui lui a donné naissance; il a fixé pour toujours au cœur même de la réalité le principe de l'athéisme, qui ne consiste pas tant en une négation intellectuelle de Dieu que dans la trahison de Dieu par l'homme tout occupé à effacer activement la moindre trace divine dans le monde humain de l'histoire; celui-ci est resté à jamais imprégné d'un athéisme récurent et obsédé par le mirage de l'inexistence de Dieu.
En outre, par cet acte, l'homme est parvenu à ramener la création aux conditions originaires de sa possibilité, en réactualisant le moment même de l'acte créateur et en prétendant en décider le choix, ce qu'il a fait à sa manière, préférant la possibilité qui avait été évitée par Dieu, c'est-à-dire la voie négative de la destruction et de la mort. Et là, il a réussi à compromettre la création: il en a bouleversé les conditions, redonnant influence et force au mal déjà assujetti par Dieu; il a placé la création dans le monde de l'histoire, né sous le signe de la chute; il a fixé pour toujours le principe du nihilisme, instituant dans la réalité et dans le monde historique une force négative, une vocation dévastatrice, un destin d'anéantissement, qui agit dans cette querelle démesurée et affreuse entre un bien affaibli par l'oubli et la désertion et un mal bien réel et dominant, où a dégénéré, par le fait de l'homme, ce qui en Dieu avait le simple caractère alternatif du choix du bien.


11. L'éveilleur du mal: le commencement de l'histoire.


On se contentera de ces quelques observations sur le très vaste thème de la liberté de la faute originelle, car il est urgent de passer désormais à l'autre des thèmes annoncés, celui de l'histoire. Dans le passage du régime de la liberté originaire à celui de la liberté humaine, le chemin mène de l'éternité à l'histoire, de la possibilité à la réalisation, d'une liberté dialectique des opposés inséparables à une lutte réelle et âpre entre opposés disjoints.
Par sa chute, l'homme a donné naissance à l'histoire, où le bien, loin d'être victorieux, est toujours aux prises avec le mal triomphant. L'existence de Dieu — on l'a vu — signifie avant tout que dans l'éternité le mal a été une possibilité jouée une fois pour toutes et qui a perdu. Mais ce jeu justement a eu lieu dans l'éternité: dans l'histoire le jeu est relancé, la partie recommence et tout peut arriver. Sub specie aeternitatis, le mal est vaincu, il est déjà vaincu, vaincu pour toujours ; mais dans l'histoire il est bien présent et réel, et peut encore vaincre. Il gagne effectivement et même il triomphe. La lutte reste indécise jusqu'à la fin: à tout moment le mal peut encore sortir vainqueur et on peut même penser qu'il réussisse à avoir le dernier mot.
Le passage se fait donc d'une structure intemporelle, où le mal est une possibilité dépassée par l'éternité, à la temporalité d'une histoire où le mal est une réalité effective en lutte continue avec le bien. Qu'on me permette encore d'en dessiner le tableau complet. Le mal est né vaincu: dans l'éternité il est inactuel, réduit à une trace désormais inconsistante, à un halo à peine perceptible, à une ombre qui, à peine visible à la surface, voile la positivité divine; en Dieu, il demeure caché et presque insaisissable, comme une éventualité dépassée, une opportunité périmée, une occasion manquée. Mais il n'est pas moins terrible pour cela, car sous la calme surface de la positivité divine, il constitue l'aspect obscur et ténébreux de la divinité; dans l'ambiguïté originaire il se niche comme un piège menaçant, tapi dans une attitude calme, mais comme aux aguets dans l'attente d'une force qui le réveille et le déchaîne en une puissance irrépressible de destruction et de mort. Et en effet, à cause de l'homme, l'inséparabilité du bien et du mal inhérente à Dieu, dans cette sorte de dialectique par laquelle le choix du bien est en soi la victoire sur le mal, se scinde dans le monde historique, où les contraires se présentent non seulement indépendants et séparés, mais dressés l'un contre l'autre, en une guerre sans trêve, où la liberté même de l'homme est confinée et déchirée. La sereine dialectique de l'éternité cède la place au terrible conflit qui, dans l'histoire, s'embrase entre le bien et le mal et où le bien lui-même qui semblait victorieux et acquis pour toujours, est saisi et mis en péril et où le mal consacre ses forces à placer l'humanité, et même la réalité entière, la nature y comprise, sous la domination du négatif et de la menace d'une destruction totale.
Le fait que le réveil du mal ait lieu dans l'histoire, même s'il n'en est pas l'origine et donc l'événement premier, voue le mal ainsi déchaîné à un développement progressif, à une croissance continue due à son accumulation même, ce qui rend toujours plus terribles les conséquences du choix du mal initialement fait par l'homme. Sur ce point, le récit biblique est très éloquent, qui fait tout de suite succéder l'effusion de sang fratricide à la chute originaire et qui, toujours au début de la Genèse, dans l'énigmatique chapitre 6, explique la décision divine du déluge universel par le célèbre "regret" de Dieu, car "Le Seigneur vit que la méchanceté des hommes s'était multipliée sur la terre et que chaque dessein conçu en leur cœur était continûment voué au mal" (Gen. 6, 5). "La terre était corrompue devant Dieu et pleine de violence" (Gen. 6, 11). Ce qui confirme que le choix du mal fait par l'homme est lui aussi irréversible: dès lors l'homme ne fait que des choix négatifs, car le péché est la première peine du pécheur; sa liberté même est invalidée, dominée par la faute, que ce soit l'ejpiJumiva [concupiscence] paulinienne, le [rh rxy (yetser ha-ra‘) [penchant vers le mal] talmudique ou le non posse non peccare augustinien.
Dans l'entreprise de réveil du mal, l'homme fait preuve d'une singulière énergie et d'une force exceptionnelle, au point que l'on peut affirmer qu'il ne manifeste nulle part ailleurs autant de puissance que dans la réactivation du néant et du mal, jusqu'à mettre en échec, si on peut parler ainsi, Dieu lui-même, ou au moins jusqu'à le mêler au tragique événement de sa chute. Et c'est son œuvre si une force négative parcourt toute la réalité, de la liberté humaine à la liberté originaire. Certes, le choix du bien décidé par la liberté divine a un aspect pour ainsi dire rassurant à cause de sa positivité irrévocable et définitive, mais cela n'empêche pas qu'un vent de destruction souffle sur la réalité tout entière, y jetant une lumière blême et sinistre; ni les forces chaotiques de la nature ni les funestes conflits de l'histoire ne témoignent d'un gouvernement puissant au point de bloquer ou de retarder la frénésie de négativité qui l'envahit ou l'angoisse de mort qui le traverse. En cela l'homme manifeste une puissance franchement disproportionnée par rapport à ses forces réelles, car il peut devenir une sorte d'anti-Dieu diabolique et plus que prométhéen: en réveillant ce que Dieu a déjà vaincu, il se rend capable d'étendre l'esprit de négation ainsi provoqué à l'intérieur de l'univers tout entier, en faisant une force destructrice, destinée à miner les fondements du monde, comme une espèce de décréation, ou, comme disait Léonard, de défabrication6.
Cette situation contient quelque chose d'incroyablement déconcertant et de profondément paradoxal. C'est le fait que l'homme qui n'a pas la capacité créatrice d'inventer le mal, a trouvé toutefois l'énergie de le réaliser; que l'homme a su découvrir et retrouver le mal là où on pensait le moins devoir l'y trouver, c'est-à-dire en Dieu, dans l'abîme de la liberté originaire; que l'homme a su faire de la profondeur de Dieu le gouffre de Satan; que d'une simple possibilité, défaite et soumise de surcroît, donc latente et en sommeil, il a réussi à faire une force terrible, autrement dit une réalité efficace, capable de vaincre le bien et même d'en triompher, devenant de la sorte une puissance négative; que donc cette liberté originaire, c'est-à-dire Dieu, recèle en elle-même, comme un aspect dissimulé et ténébreux, la possibilité du triomphe du mal, qui est, on peut le dire, la possibilité de la destruction universelle.
La duplicité de la liberté trouve une issue différente en Dieu et en l'homme, d'où il en résulte d'autres paradoxes impressionnants. Alors que Dieu a choisi le bien, signant ainsi sa victoire sur le mal, l'homme a choisi le mal, déclarant ainsi la victoire du mal. Avec l'irruption de Dieu dans l'être, la liberté, pour la première fois, s'est affirmée comme positive, mais, avec la chute de l'homme, elle s'est exercée pour la première fois comme négative. Tandis que le premier acte de la liberté divine a été un acte de liberté positive, le premier acte de la liberté humaine a été un acte de liberté négative. Si le choix divin du bien a été un acte irréversible accompli pour l'éternité, par le choix du mal, l'homme non seulement a donné naissance à l'histoire, mais il a enraciné la négativité en lui-même d'une manière constante et progressive. Le choix divin est irréversible étant irrévocable et définitif, et l'existence de Dieu en résulte pour l'éternité; le choix est humain dans la mesure où il est permanent et progressif, et la propagation du mal est graduelle dans l'histoire qui en est dérivée dans le cœur de l'homme. Le choix divin du bien est définitif puisque ne s'y oppose pas une force contraire, celle de l'homme, qui cependant n'égratigne même pas l'éternité du bien et agit seulement dans l'histoire; et le choix humain du mal est définitif puisque n'intervient pas de force contraire, celle de Dieu qui, s'immergeant brusquement dans l'histoire, en renverse l'issue dans l'éternité.

12. Le lien entre le mal et la douleur: tragédie humaine et divine.


L'homme n'a aucune idée précise des effets graves et pernicieux provoqués par sa chute; il ne peut d'ailleurs en avoir car minimiser le péché fait partie du péché lui-même. C'est pourquoi cette tendance à minorer le poids de la faute originelle doit être comprise comme un avertissement et une autorisation à l'accentuer; de sorte que personne ne devrait avoir de difficulté à considérer la chute de l'homme comme un authentique cataclysme, une véritable catastrophe, dont les désastreuses conséquences ne concernent pas seulement l'homme, mais se répercutent sur la réalité tout entière. Telle est d'ailleurs l'interprétation paulinienne du récit biblique du péché originel: "L'Écriture a enfermé toutes les choses sous le péché", sunevkleisen hJ grafh; ta; mavnta uJpo; aJmartivan (Gal. 3, 22). À cause de l'homme se produit une espèce d'échec de l'œuvre divine de la création, à présent corrompue par le péché et condamnée à la souffrance. Tout comme le péché est une faute mais aussi un châtiment, entraîné dans un processus de culpabilité toujours plus grande, il en va de même pour la souffrance qui, d'un côté, est châtiment de la faute et, de l'autre, en est l'unique expiation, car seule la douleur se révèle plus forte que le mal au point de réussir à le vaincre. L'expiation est le nœud qui lie indissolublement le mal et la douleur: le destin d'expiation qui pèse sur l'homme pour sa faute, d'un côté le prive de tout droit au bonheur et de l'autre ne lui laisse d'autre perspective de salut que la douleur. La chute, d'un côté introduit dans le monde une force négative toujours plus menaçante et s'accroissant constamment et, de l'autre, elle ouvre la voie à la souffrance qui se répand dans l'univers sans que l'homme ait aucun droit de se lamenter car le mal, de même qu'il a été bien supérieur à ce qu'il eût été nécessaire pour attester de la liberté humaine, se révèle ainsi beaucoup plus virulent que ce que la souffrance humaine parviendra jamais à expier et à racheter.
Telle est la tragédie de l'homme: il est immergé dans le négatif, auteur du mal et sujet à la douleur, marqué par la faute universelle et destiné à la souffrance universelle. Mais c'est aussi la tragédie de Dieu, car la chute de l'homme, signant l'échec de la création, frappe son œuvre et le contraint à intervenir pour la rectifier, ce que Dieu ne peut faire sinon en souffrant à son tour, car seule la douleur peut vaincre le mal. L'homme a réussi à ébranler la création, mais il n'a pas la capacité de réparer le désastre provoqué par lui, toutes ses souffrances n'y suffisant pas; de sorte que Dieu lui-même est mis en cause, pour expier une faute qui n'est pas la sienne et rédimer son œuvre dégradée et avilie; pour redresser la situation, Dieu doit payer son comptant de douleur, palliant lui-même, par un supplément de souffrance, l'insuffisance réparatrice de l'homme.
Cette convergence, ou plutôt cette véritable connivence entre Dieu et l'homme dans la douleur, contient le secret du lien infrangible entre le péché et la souffrance, manifeste dans l'expiation. Il apparaît soudain qu'un tel nœud est beaucoup plus solide que ne le peut faire penser la simple idée de punition, de sorte que même celle-ci ne doit pas être interprétée au sens moralisant donné par les amis de Job, comme châtiment des péchés personnels suivant une comptabilité rigoureusement rétributive, mais au sens terrible qui secoue toute l'humanité, les innocents y compris, au nom de la culpabilité humaine universelle: celle de l'état de culpabilité qui, selon saint Paul, empêche l'homme de comprendre sa propre conduite et de faire ce qu'il voudrait – quod enim operor non intellego, o} ga;r katergavzomai ouj ginwvskw, [ce je fais, je ne le comprends pas] (Rom. 7, 15 sq.) – et à Job, peut-être, de savoir s'il est vraiment et jusqu'au bout innocent: etiam si simplex fuero, hoc ipsum ignorabit anima mea [quand je serais juste, mon âme l'ignorerait même] (Job 9, 21).
Le lien entre mal et douleur se situe donc à un niveau de radicalité beaucoup plus significatif et profond que ne l'est celui de la simple peine, de caractère pénal ou médical. La même idée de la souffrance comme épreuve, qui implique néanmoins plus directement et plus explicitement les innocents dans la douleur, et donc s'étend à un horizon beaucoup plus vaste que celui purement moraliste et rétributif, risque la même limitation si elle reste au niveau du problème, certes déconcertant, mais amplement débattu depuis l'Antiquité, de l'évidente iniquité des cas d'injustes heureux et de justes malheureux.
Le fait est qu'il n'existe à proprement parler ni justes ni innocents sur terre en un sens absolu. La signification du terme innocent est relative à une faute particulière et se mesure seulement en rapport à des fautes personnelles. Par rapport à la faute universelle personne n'est vraiment innocent, car tous sont pécheurs. L'idée du péché originel contient la faute universelle humaine, la solidarité originaire des hommes dans la faute. Quelle que soit l'interprétation à donner à la phrase paulinienne, ejfà à À la solidarité des hommes dans la faute, correspond la solidarité des hommes dans la douleur, selon l'avertissement paulinien: Tribulatio et angustia in omnem animant homini operantis malum [Tribulation et angoisse à toute âme humaine qui s'adonne au mal] (Rom. 2, 9): si tous sont pécheurs, tous doivent souffrir. L'égale participation de tous les hommes au péché produit la même participation de tous à la souffrance. À rigoureusement parler, personne n'est vraiment innocent si ce n'est en un sens relatif déjà expliqué; sur tous les hommes, unis dans la faute par une solidarité originaire, pèse un destin d'expiation, de sorte que même les "innocents", dans la mesure où on peut les nommer ainsi, sont appelés à souffrir pour les autres afin de laver la faute commune, et le mal est si répandu dans le monde que la plus grande souffrance finit par retomber sur eux, le scandale du mal étant dès lors porté à son comble. L'étendue et la profondeur du mal existant dans le monde sont telles que même si on admet la souffrance comme expiation et rachat, la souffrance des pécheurs ne suffit pas à libérer l'humanité, car pour cela est aussi nécessaire la souffrance des innocents qui est encore plus déconcertante et terrible quand on pense que parmi les innocents il faut aussi compter les nourrissons et les enfants et qu'il est donc nécessaire d'avoir recours au principe tant redouté et tellement navrant de la réversibilité de la souffrance des innocents en faveur des pécheurs.
C'est ici que l'on atteint la racine profonde du lien entre le mal et la douleur. Quand on en appelle à la réversibilité de la souffrance des innocents, il n'est plus possible d'envisager seulement la divinité sous son aspect de Dieu courroucé, auprès duquel le pécheur met de côté son "trésor de colère" (Rom. 2, 5), autrement dit la souffrance que lui réserve la punition divine. Si le péché atteint même les innocents dans la souffrance, alors il atteint aussi la divinité dans la souffrance. Celle des innocents est le signe que la création a tellement failli que, pour y remédier, la douleur de Dieu est même nécessaire. Le scandale de la souffrance des innocents ne devient tolérable que sur fond d'un scandale bien plus grand: l'extension du drame de l'homme à Dieu lui-même, c'est-à-dire la réalité d'un Dieu souffrant. On comprend alors comment tous, pécheurs et innocents, homme et monde, humanité et divinité, sont impliqués dans une unique – terrible et grandiose – tragédie cosmothéandrique.
Il faut préciser que la spirale de la douleur provient de cette intensification progressive du mal. Que le mal soit diffus et enraciné dans le monde au point d'exiger, pour l'expier, le concours de la souffrance des innocents, est un fait scandaleux et inacceptable, qui, en soi, accroît la quantité de mal dans l'univers au point que son expiation en devient impossible sans le recours à la souffrance divine. On a dit: de même que la souffrance atteint même les innocents, les appelant à souffrir pour les pécheurs, de même la souffrance atteint aussi la divinité, toute la souffrance humaine ne suffisant pas à expier le mal existant dans le monde. Mais, on l'a dit, dans un contexte d'intensification du mal: comme le mal atteint même les innocents, les englobant dans l'universelle culpabilité humaine, de même le mal atteint aussi Dieu, puisqu'une création où le péché et la corruption ont pu s'insinuer est un désastre dont Dieu assume toute la charge. Non seulement la douleur, mais le mal lui-même est tellement universel qu'il implique les innocents, et va même jusqu'à atteindre la divinité. La spirale se clôt en un cercle dramatique: le désordre provoqué par la chute de l'homme est poussé à une intensification progressive par la nécessité d'appeler non seulement les innocents, mais la divinité même à souffrir pour expier la faute de l'homme; d'autre part, ce désordre croissant, qui multiplie le mal de l'univers en impliquant aussi les innocents et la divinité, retombe sur eux avec des souffrances d'autant plus grandes.
Seule cette immense et terrible tragédie cosmothéandrique est en mesure d'expliquer l'enchevêtrement constitutif du nœud unissant mal et douleur, déjà dénoncé par l'idée même d'expiation. L'inséparabilité de la faute et de la peine, du péché et de la souffrance, du mal et de la douleur est originaire, car ces termes sont les deux aspects d'une seule réalité, sont les deux faces du négatif, abrité au cœur même de l'univers. Ils appartiennent à cette négativité indiscernable de la positivité originaire et présente au sein même de Dieu. Et c'est dans cette unité profonde de mal et de douleur que se réalise une solidarité de tous les hommes entre eux, un lien entre l'homme et la nature, une complicité de l'homme avec Dieu: solidarité, lien et complicité des plus contrastés, conflictuels, dialectiques, mais non moins réels. L'inséparabilité du mal et de la douleur appartient à la nature dialectique de Dieu et fait partie de la duplicité divine et de l'ambiguïté originaire. Je conclurai sur ce point confirmant que, comme l'exprime l'idée même d'expiation, l'inséparabilité du mal et de la douleur parcourt toute la réalité et réside en chacun de ses aspects, à commencer par l'ambiguïté divine, représentant la tragédie de l'univers entier: de l'homme, du monde, de Dieu.


13. Dostoïevski et l'idée du Dieu souffrant.


L'idée du Dieu souffrant est la seule qui puisse résister à l'objection de la souffrance inutile comme démonstration de l'absurdité du monde, et qui puisse même renverser toute la problématique de la souffrance, en tirant de l'incompréhensibilité même de la douleur la possibilité de donner un sens à la vie de l'homme. L'idée fondamentale de Dostoïevski c'est que si, d'un côté, l'humanité est libérée par la souffrance parce que cette souffrance est placée en Dieu, de l'autre, le sens de la souffrance de l'humanité est la communauté souffrante qu'elle forme avec le rédempteur qui, par sa douleur, a supprimé celle de l'humanité (I Pierre, 2, 19, 21-24).
La souffrance du Christ est un événement effrayant et épouvantable, qui ne réussit à expliquer la tragédie de l'humanité que pour autant qu'elle étend la tragédie à la divinité. En ce sens la souffrance inutile est exemplaire: elle est un cas où le mal est en Dieu et où donc Dieu doit souffrir. Avec l'idée de Dieu souffrant, la souffrance n'est plus limitée à l'humanité mais devient infinie et s'insinue au cœur même de la réalité. Dostoïevski, en participant au sentiment de scandale d'Ivan à cause de la souffrance inutile, reconnaît que le cœur de la création est marqué par la douleur: dans la souffrance inutile la douleur a acquis pour lui une portée non seulement humaine, comme dans la souffrance en général, mais plutôt même cosmique. Mais quand il voit dans le Christ souffrant l'unique réponse possible à la question de l'inutilité de la souffrance, il montre que la douleur a acquis pour lui une signification divine et même théogonique. La souffrance du Christ est d'autant plus infinie et terrible si on pense que c'est Dieu lui-même qui a voulu souffrir et a souffert en lui. Étant tout entière sanglante et déchirante, la souffrance du Christ a atteint des sommets particulièrement tragiques et douloureux, le plus dramatique étant le moment où il s'est senti abandonné par Dieu sur la croix. Et il s'est agi d'un réel abandon, ce qui ne peut arriver à un homme, mais seulement au Dieu-homme: Dieu a répondu par son silence au cri du Christ, ce qui est doublement cruel de la part de Dieu, car Dieu non seulement a voulu que le Fils souffre, mais l'a abandonné au moment de la souffrance. Cela signifie que Dieu est tout d'abord cruel avec lui-même: lui-même veut souffrir et c'est pourquoi il se laisse crucifier; il n'a pas épargné son Fils, c'est-à-dire lui-même, et dans une forme de masochisme sublime, il s'est opposé à lui-même; il y a en lui une cruauté radicale originaire qui le conduit avant tout à se nier lui-même et à s'élever contre soi. Une loi d'expiation pèse sur l'humanité comme son destin de souffrance; et sur ce tragique événement arrive, comme une grâce inespérée le pardon de Dieu. Mais le pardon est possible en raison d'une tragédie encore plus horrible que la tragédie humaine et c'est celle qui est immanente à l'événement de Dieu: la souffrance du Christ et son abandon par Dieu au moment où il est le plus bas. À la tragédie humaine et historique, dominée par une mystérieuse loi d'expiation, s'ajoute une tragédie divine et théogonique: Dieu contre lui-même.
Quand, à travers les paroles d'Aliocha, Dostoïevski présente le Christ souffrant comme un vivant démenti à la double idée de faillite et de rédemption de la création, ce qu'il anticipe est au fond un renouveau de la theologia crucis, capable de rapprocher le christianisme de la sensibilité particulière de l'homme d'aujourd'hui, plus que n'y parviennent les variations fastidieuses que proposent sur ce thème les théologies contemporaines avec une généreuse abondance, mais qui sont surtout dominées par un faux sens de l'originalité et par un goût douteux pour le scandale. Tel est bien, dans toute sa profonde réalité, le noyau central de la réfutation de l'athéisme d'Ivan, qui ne peut être dépassé et vaincu que par un "athéisme" supérieur, celui de la theologia crucis, que Dostoïevski n'énonce pas explicitement, mais annonce et prépare en réalité. À bien regarder, en effet, la signification de la theologia crucis réside non seulement dans l'idée que Dieu, en tant qu'il est enveloppé et dissimulé dans la souffrance, doit être cherchée dans l'abaissement de la Kénose7, de l'anéantissement, mais aussi dans l'idée que le désaccord est en Dieu, que Dieu est contre lui-même, que Dieu se nie et se renie. Sur le plan de cet "athéisme" supérieur, il n'y a plus de place pour l'athéisme négateur d'Ivan et il ne serait plus nécessaire, à la rigueur, de le réfuter, car on est parvenu à un niveau infiniment plus élevé où il n'est définitivement même plus pensable d'envisager la possibilité d'un athéisme conçu comme pure négation nihiliste. Cet athéisme supérieur consiste dans le concept non moins profond que paradoxal d'un moment athée de la divinité. L'idée du Christ en tant qu'il introduit la souffrance en Dieu en la rendant infinie et en faisant d'un drame humain un drame divin, suppose que la négation soit présente en Dieu, c'est-à-dire implique l'idée d'un moment athée de la divinité. Dieu nie Dieu, suivant la formule anonyme: Nemo contra Deum nisi Deus ipse [Personne contre Dieu si ce n'est Dieu lui-même], rappelée par Gœthe et reprise sans même y penser par Melville, et suivant le Videte quantia patior a Deo Deus, que de Maistre reprend du Prométhée d'Eschyle (v. 92): “IdesJev m...". Il ne s'agit pas du concept, si typiquement dostoïevskien, d'un moment athée du théisme, mais précisément de l'idée, non moins conforme à la pensée de Dostoïevski, d'un moment athée de la divinité. Dieu, au point culminant de son accomplissement tragique, se nie lui-même: la crucifixion est cet événement inouï et bouleversant, ce "suicide", dont on ne sait s'il est plus terrible ou sublime, en tout cas énigmatique et mystérieux, cette sombre et tragique histoire d'auto-destruction et de mort. Mais placer la négation en Dieu signifie introduire en Dieu la contradiction, l'opposition, le désaccord, le conflit. Berdiaev n'a pas tort de soutenir que si Dostoïevski avait approfondi sa conception, il serait parvenu à l'idée de l'antinomie présente en Dieu. Mais si cette interprétation profonde est vraie, elle ne l'est pas au sens boehmien où l'entend Berdiaev, de la présence du mal en Dieu, suivant laquelle le mal deviendrait nécessaire, et donc encore une fois supprimé et soustrait à la liberté de l'homme, mais bien au sens tragique et angoissant du Dieu crucifié. Dostoïevski qui sait descendre si profondément dans les abîmes du cœur humain, n'est à proprement parler ni un théologien ni un métaphysicien, de sorte qu'il ne fournit pas les développements explicites et raisonnés de ces prémisses. Il n'ignore pas les abîmes divins mais a l'intuition de leurs profondeurs; il sait jeter dans ce gouffre immense des faisceaux lumineux particulièrement éclairants, mais il ne parcourt en particulier aucune de ses indescriptibles voies. Il n'a produit ni une théologie ni une métaphysique, mais aujourd'hui la théologie et la métaphysique ne peuvent compter sans lui.
Le Christ, donc, représente le fait que la douleur, d'humaine et cosmique qu'elle était, devient théogonique, et que là, à l'intérieur de Dieu, dans la lutte de Dieu avec lui-même, il finit par s'épuiser et se détruire. Le problème de la douleur n'a donc d'autre réponse que le Christ souffrant. Seul le Christ peut vaincre la douleur en la prenant sur lui, et par le fait, la porte jusqu'au bout, la retourne, la consume, l'annule. Comme drame de la divinité, le Christ est l'unique base possible pour une méditation sur le mal et la souffrance. Qu'arrive-t-il dans cet abîme qui se concentre dans le Christ? La lutte de Dieu avec Dieu est la victoire sur le mal et sur la douleur. Voici encore quelques considérations sur ces deux concepts vertigineux.
Avec le Christ souffrant naît le concept d'un Dieu dialectique qui porte en lui l'antinomie et la contradiction, l'opposition et le contraste, le désaccord et le conflit. D'un Dieu tout à la fois cruel et miséricordieux, soit envers l'homme soit envers lui-même. D'un Dieu qui par amour (pour l'homme) est cruel (envers lui-même au point de vouloir souffrir, et envers son Fils au point de l'abandonner). D'un Dieu qui par amour est impliqué dans la mort et l'auto-destruction, selon l'expression à la fois délicate et profonde d'Angelus Silesius: "L'amour traîne Dieu dans la mort", Die Liebe reisset Gott in Tod. Mystérieuse convergence d'amour et de cruauté! Puisque c'est l'amour de Dieu qui invente le sacrifice du Christ:
Dass Gott gekreuzigt wird! dass man ihn kan verwunden!
dass er die Schmach verträgt, die man ihm angethan!
dass er solch' Angst aussteht! und dass er streben kan!
Verwundere dich nicht, die Liebe hats erfunden.
"Que Dieu soit crucifié! que l'on puisse le blesser! Qu'il lave l'affront qui lui est fait et supporte de pareilles angoisses! Et puisse mourir! Il n'y a pas de quoi s'en émerveiller: tout cela l'amour l'a inventé." Dans l'antinomie divine coexistent inséparablement l'impassibilité du Dieu transcendant et l'angoisse du Christ incarné, et l'on comprend donc comment la voix de Dieu peut être en même temps silence et cri: le silence de Dieu face à la douleur de l'humanité et face au Fils au comble de sa souffrance; le cri de l'humanité scandalisé par la souffrance inutile et celui du Christ quand il se sent abandonné. Dieu se tait dans l'impassibilité de la transcendance divine; il crie dans l'angoisse et l'humanité du Christ. Sur la Croix, c'est Dieu qui abandonne le Fils et le Fils qui se lamente et souffre l'abandon de Dieu; deux aspects du même moment athée de la divinité.
Le Dieu dialectique qui constamment oscille entre les termes du conflit qu'il porte en lui, aura peut-être une certaine ambiguïté, mais cette dialectique fait qu'il s'expose beaucoup moins à la contestation, qu'un Dieu non dialectique en sa pleine positivité. De ce Dieu non dialectique on s'affranchit facilement quand, protestant contre la théodicée, on souligne les incongruités du monde créé par lui, tout comme la souffrance inutile; celle-ci, en revanche, ne vaut pas comme objection contre un Dieu dialectique, qui peut être qualifié de bon, proche, prévoyant, miséricordieux, implorant, impuissant, à condition seulement qu'on puisse le définir en même temps comme impassible, lointain, indifférent, cruel, muet, glorieux et vice-versa.
C'est précisément en raison de la dialectique divine que la victoire de Dieu sur la souffrance s'accomplit à l'acmé même de sa souffrance. Le moment où, en abandonnant le Christ sur la croix, la douleur de Dieu parvient à son point culminant est aussi celui où la douleur est définitivement vaincue et dépassée. Dans la conception du Dieu dialectique il arrive que la négation soit d'autant plus définitivement mise en déroute et anéantie qu'elle s'est plus scandaleusement introduite en lui. Si son conflit intérieur n'a pas divisé Dieu, la négation introduite en lui l'a encore moins anéanti; et même, plus il subit la négation, moins il en souffre de dommage, et plus il l'adopte et l'accueille en lui-même, plus il la domine et la vainc. Ce terrible événement au sein de Dieu qui est sa lutte avec lui-même, loin de le détruire, en confirme la cohérence et en expulse définitivement toute négativité. La souffrance divine parvient à être expiation et libération complète, autrement dit victoire ultime sur le mal et sur la souffrance, justement parce qu'il est le moment du plus grand triomphe de la négativité, c'est-à-dire du mal et de la douleur qui parviennent à s'emparer de Dieu. Car il est le lieu le plus avancé du court chemin de la négativité hors duquel il n'a pu ni ne peut plus aller; et si cette barrière peu résistante ne s'est pas brisée lors du plus grand choc, alors on peut dire que la négativité a été vaincue pour toujours et que l'humanité a été affranchie de la douleur.
C'est justement dans cette lutte avec soi-même en laquelle consiste le moment athée de la divinité que Dieu vainc le mal et la douleur, démolit la négation, lève le voile d'angoisse qui couvre le centre désolé de la réalité. Le mal et la douleur sont le fond abyssal, impénétrable, irrépressible du réel, que Dieu ne peut illuminer et vaincre qu'en le faisant sien. C'est un grand et terrible mystère, profond et insondable, que, d'un côté, l'acte par lequel Dieu rachète la douleur en la prenant sur lui soit aussi l'acte par lequel Dieu s'oppose à lui-même, s'élève contre lui, s'acharne sur son Fils, autrement dit, aggrave, augmente, étend la douleur dans le monde au point de la rendre, d'humaine qu'elle était, carrément cosmique et théogonique; et que, d'un autre côté, l'acte par lequel Dieu s'oppose à lui-même, veut souffrir et mourir et abandonne le Fils, se taisant face à sa plus grande douleur, et devient même cause de sa propre destruction en se livrant lui-même au pouvoir triomphant de la douleur et de la mort, soit aussi celui grâce auquel il vainc la souffrance, rédime l'humanité et s'affirme lui-même. Le moment athée de la divinité en est aussi le moment théiste. La limite extrême de l'impuissance de Dieu, c'est-à-dire le Christ souffrant, est aussi le sommet de sa plus splendide omnipotence: jamais plus grande omnipotence que celle de Dieu n'a pu être pensée et elle ne cesse d'être telle dans sa plus complète impuissance; aucun signe d'omnipotence n'est plus grand que le fait qu'une victoire lumineuse et éclatante, comme est la victoire sur le mal et sur la souffrance, a justement été remportée par l'impuissance. Il est extraordinaire que ce soit le Dieu impuissant qui ait vaincu définitivement le mal, la douleur, la destruction, impuissant au point de subir lui-même le mal, la souffrance et la mort. Oui, il est extraordinaire que pour montrer son omnipotence, la divinité choisisse une voie aussi indirecte et tortueuse que celle de son impuissance.
Le grand problème devant lequel s'arrête, intrigué et pensif, l'homme préoccupé par les inquiétudes de l'humanité est toujours pourtant celui du mal et de la douleur. L'idée chrétienne du rédempteur souffrant est la forme la plus sublime de l'idée, ancienne et récurrente, selon laquelle le mal et la douleur demeurent incompréhensibles s'ils ne sont pas placés à l'intérieur de la divinité même. C'est bien cela que Dostoïevski confirme de la façon la plus actuelle et le plus significative; il rend en effet particulièrement plausible et acceptable l'idée que le drame humain de la souffrance ne s'explique que comme drame divin, que la tragédie de l'humanité en proie à la douleur est aussi la tragédie de Dieu en lutte avec lui-même. En cela on peut dire que Dostoïevski réussit à universaliser le christianisme au point de le proposer comme solution même pour le non-chrétien. Cette pensée est sans aucun doute profondément chrétienne et c'est en ce sens qu'elle est d'une exceptionnelle importance pour redécouvrir aujourd'hui le christianisme: personne de nos jours ne peut être chrétien d'une manière contemporaine s'il ne tient pas compte de Dostoïevski, de même qu'on ne peut pas non plus l'être si l'on ignore Kierkegaard. Mais sa méditation, en tant qu'il cherche à pénétrer le mystère de la douleur, de l'angoisse, de la souffrance humaine, va au-delà de la question de l'athéisme, au-delà même du problème de l'existence de Dieu ou, en tout cas, les transfigure en leur redonnant leur profonde et véritable signification; il se place sur un terrain comparable à celui sur lequel même un Goethe a pu affirmer que le christianisme "a décelé la divine profondeur de la souffrance", c'est-à-dire sur le plan où une compassion angoissée pour l'humanité souffrante et un appel anxieux de la transcendance peuvent rassembler tous les hommes qui pensent, les croyants comme les non-croyants8.




14. L'interprétation chrétienne du mal et de la souffrance.


Cela dit, il ne sera pas difficile d'admettre que le christianisme, aussi solidement fondé sur l'idée de la solidarité humaine dans la faute, et donc dans la douleur, et sur l'idée du Dieu souffrant – principes fondamentaux de la pensée tragique – apparaît comme l'unique conception qui parvienne à donner une signification au mal et à fournir ainsi une explication de la souffrance, qui demeureraient autrement complètement incompréhensibles et destinés du coup à être artificiellement escamotés par une pensée objectivante, abstraite et rationaliste, totalement incapable de donner une réponse satisfaisante aux graves questions suscitées par le gouffre de méchanceté et de souffrance dans lequel, plus d'une fois, l'homme est tombé au cours de son histoire accidentée et périlleuse. Seul le christianisme "comprend" le négatif, dans la mesure où il confère une signification au mal et trouve le sens de la douleur. Non seulement il révèle le nœud unissant le mal et la douleur comme lien entre la faute et la peine, reconnaissant dans le destin d'expiation la situation tragique de l'homme et son unique espérance de salut; mais il prend ce nœud à la racine, au sortir même de l'abîme divin, à la fois parce qu'il reconnaît en Dieu lui-même le principe de la tragédie qui apparaît ainsi dans toute sa limite humaine, cosmique et divine, et à la fois parce qu'il dévoile le cœur de la réalité comme tragique et souffrant, pris dans le conflit entre bien et mal, joie et douleur, faute et peine, perdition et salut.
Il n'est pas étonnant que le christianisme, qui implique Dieu lui-même dans la tragédie de l'homme, en étendant le drame, c'est-à-dire l'action du mal et de la douleur, à tout l'univers, ait été considéré au cours des siècles comme une conception hostile à la vie, ennemie de l'humanité, contraire à la joie, encline à la renonciation. Depuis l'antique sagesse païenne jusqu'à l'irreligiosité contemporaine, on n'a cessé d'accuser le christianisme d'obscurité et d'affliction. Au païen de l'Antiquité le souci d'expiation qu'éprouvait le chrétien apparaissait comme une véritable folie et une déraison, une absurdité du même genre que celle consistant à mourir par peur de la mort, timore mortis cogi ad mortem. Sur les traces de Sénèque blâmant les pessimistes qui se gâchaient la vie avec leur angoisse – adpetere mortem cum vitam inquietam tibi feceris metu mortis [rechercher la mort en menant une vie agitée par peur de la mort] (Lettres, 24, 23) – et de Martial qui les raillait – non furor est, ne moriare, mori? [n'est-ce pas folie que de mourir, pour ne pas mourir?] (Épigrammes, II, 80) – Rutilius Namatianus offre un sombre tableau des chrétiens lucifugies [qui fuient la lumière], s'interdisant délibérément les plaisirs en redoutant les maux, craignant simultanément aussi bien les faveurs que les tourments de la fortune, animés d'une volonté contradictoire de souffrir par peur de la douleur: quisquam sponte miser, ne miser esse queat [volontairement malheureux, et malheureux contre sa volonté] (De red. suo, 439-48).
Non moins auto-flagellateurs apparaissent les chrétiens à une grande partie de la mentalité néo-païenne contemporaine, qui a tendance à voir dans le christianisme l'artisan des sentiments de culpabilité qui affligent l'humanité et donc le promoteur, si ce n'est carrément l'auteur, du malheur de l'homme, qui sans lui vivrait plus satisfait et heureux. Mais si l'on pense à l'incalculable incidence du négatif sur l'humanité, à la malignité sans bornes dont l'homme est capable et aux infinies souffrances qui l'oppriment, on n'aura aucune difficulté à admettre que dans le christianisme il ne s'agit pas seulement d'une conception sadique de la divinité ou d'un vague et masochiste sens de la culpabilité ou d'une incapacité névrotique de plaisir, mais de cette solidarité originaire dans la faute et dans la peine dont la conscience confère à la religion chrétienne le privilège de savoir trouver un sens au mal et à la douleur.
Aujourd'hui on a un penchant beaucoup plus grand pour la psychologie que pour la métaphysique et, par rapport à la psychologie, on préfère peut-être repousser un discours fondé sur la transcendance du mal et conscient de cette insondable profondeur du péché qui manifeste le caractère ontologique du mal. Mais pour rester sur le plan psychologique, il faut dire en premier lieu que la responsabilité de la faute et la conscience du péché n'ont que faire du sens de la faute car, tandis que cette dernière est assurément fictive et auto-destructrice, celles-là sont une réalité qu'on ne peut éluder, une première pierre pour l'édification d'une personnalité consciente et mûre. En outre, la reconnaissance d'une situation tragique ne conduit pas nécessairement au dolorisme avec son cortège de plaintes et de lamentations, ni au quiétisme de l'inertie et de la renonciation; elle est, au contraire, parfaitement compatible avec la conscience que l'homme, dans sa culpabilité, n'a aucun droit ni à la félicité ni à la plainte, et qu'il lui incombe au contraire de devoir construire sa vie dans le monde comme si la tragédie qui est la sienne n'existait pas. Sans gestes déplacés ou plaintes inconvenantes, l'homme oppose une calme fierté à la tragédie dans laquelle il est immergé et prend exemple sur le Dieu souffrant pour l'épreuve consentante et silencieuse de sa douleur: seul le silence est grand, et tout le reste est faiblesse.
Ceci ne retire rien au fait que le christianisme est une conception profondément tragique. Le mal est si effroyablement présent dans le monde que l'on ne souffre jamais assez pour l'expier. La solidarité humaine dans la faute impose à chacun, sans exception, la tâche de souffrir pour les autres. L'économie de l'univers est fortement déséquilibrée car à un excédent de mal correspond un déficit de souffrance. L'excès de mal crée un crédit extrêmement difficile à solder. Un équilibre qui dépend des seuls pécheurs est impossible: la situation demeure démesurément déficitaire. Un effroi profond entraîne la nécessité de recourir à la souffrance des innocents, qui se révèle à son tour insuffisante. Un nouveau recours s'impose, encore plus horrible et affreux: le recours à la souffrance de Dieu. Seule l'incommensurabilité divine rend possible l'équilibre. Sans cette intervention décisive, la situation resterait ouverte et inaboutie, d'une façon si évidemment bancale qu'elle autoriserait les plus sévères appréciations sur le caractère failli du monde et donc sur son absurdité.
Cette pensée est certes d'une profondeur insondable et d'une sublimité inatteignable et semblera donc difficile à accepter, et beaucoup la repousseront comme inconcevable et insensée. Mais c'est précisément cela qui constitue la grandeur du christianisme, qui lui confère la capacité, restée unique, de donner un sens au mal et à la douleur. C'est justement cette souffrance divine – qui est "scandale pour les Hébreux et folie pour les païens, mais, pour les appelés, puissance de Dieu et sagesse de Dieu" (I Cor. 1, 23) – qui donne une clef pour interpréter la situation. Le mal et la douleur, qui sont ce qu'il y a de plus incompréhensible et inacceptable dans la réalité, demeurent précisément au centre de l'univers et habitent au cœur de la réalité. Si on refuse cette perspective alors le monde tombe dans l'absurdité la plus complète. Mais autrement absurde semble cette perspective, dont l'improbabilité toutefois apparaît quand même crédible à certains: credibile est, quia ineptum est [crédible parce que déraisonnable]. Il s'agit de choisir entre deux absurdités, mais, comme le signale Kierkegaard, il y a l'absurdité du non-sens et l'absurdité du paradoxe, et seule cette dernière contient la vérité.
Sur le problème décisif de la souffrance, le christianisme se distingue des autres grandes religions qui, pour échapper au tourment de la vie et de la réincarnation, ont cherché comment parvenir à la suppression de la douleur. Pour le christianisme, en revanche, le problème n'est pas de supprimer la souffrance, ce qui reviendrait à supprimer la réalité, mais d'en trouver le sens et de l'assumer: il s'agit de savoir souffrir pour faire de la douleur même non une diminution, mais un accroissement de la personnalité; il s'agit surtout de souffrir pour les autres, pour combler un déficit métaphysique; d'accepter la douleur comme inévitable et à travers cette acceptation de trouver en elle une possibilité non seulement de dépassement, mais aussi de renversement. La libération par la douleur s'effectue grâce à l'approfondissement de la douleur même. Cela n'a rien à voir avec ce qui anime les auto-flagellateurs, qui eux sont les véritables eJautontimorouvmenoi [bourreaux d'eux-mêmes]9 antiques ou les masochistes modernes. Il ne s'agit pas du trouble plaisir de souffrir ou de la volupté morbide de la douleur, mais de la claire et franche positivité de la souffrance. Sur cette voie, le christianisme est parvenu à savoir considérer la douleur comme le siège – peut-être même le siège le plus authentique et le plus sûr – de la joie. Le point de vue chrétien est toujours dialectique: le réconfort n'est possible qu'à travers un chemin douloureux, la consolation n'est entière que si elle est atteinte à travers le désespoir, la joie n'est appréciable comme telle que dans et à travers la souffrance: exsultabitis modicum nunc si oportet contristari [vous en tressaillez de joie, bien qu'il vous faille encore être affligés par diverses épreuves] (I Pierre 1, 6), communicantes Christi passionibus gaudete [dans la mesure où vous participez aux souffrances du Christ, réjouissez-vous] (I Pierre 4, 13).
La conception chrétienne sera caractérisée par le plus amer désenchantement et par une méfiance prononcée à l'égard de l'humanité en plus d'une défiance irrésistible et spontanée à l'égard du sentimentalisme de la plainte ou de la consolation, mais elle ne peut être taxée de pessimisme et d'amertume. On peut considérer comme chrétien celui qui, sans emphase et avec une impassible endurance, est capable de supporter les terribles idées suivantes: que le cœur de la réalité est pétri de mal et de douleur; que Dieu ne cesse d'être Dieu s'il souffre et s'abaisse, car le mal ne peut être vaincu que grâce à la kénose de Dieu qui doit donc être mise sur le compte de sa toute-puissance; que l'homme n'a aucun droit à la félicité ni aucune permission de se plaindre, car de l'échec du monde il n'a qu'à s'accuser lui-même; que l'on ne souffre jamais assez à cause de l'économie déséquilibrée de l'univers et que, pour cette raison, même les innocents sont appelés à offrir leur contribution de souffrance dont l'homme lui-même, et non pas Dieu, est responsable; que le signe et la mesure de l'être chrétien sont la continuelle disponibilité à souffrir pour les autres, ou plutôt à le vouloir et plus encore à y trouver satisfaction, c'est-à-dire un soulagement à sa propre culpabilité et à son propre malheur: tollite jugum meum super vos, et invenietis requiem animabus vestris [chargez-vous de mon joug (…) et vous trouverez soulagement pour vos âmes] (Mt. 11, 29); enfin que c'est proprement la souffrance et non un quelconque divertissement qui est le remède à l'ennui, le taedium vitae, le mécontentement, l'inquiétude, et que même la douleur peut devenir le siège de la joie: beatus vir qui suffert tentationes [heureux l'homme en butte aux tentations] (Jacq. 1, 2).


15. La spirale du négatif.


L'élément de la négativité dans lequel l'homme est plongé est impressionnant. Il révèle en effet une véritable spirale du mal et de la douleur. L'escalade du négatif commence en sourdine, annonçant deux sortes de "mal" qui, en réalité, ne relèvent pas vraiment du mal, étant antérieurs à la chute, mais qui sont une incitation et une occasion pour le mal. Il s'agit avant tout de la possibilité du mal, c'est-à-dire du mal en Dieu, en tant que vaincu et dominé, réduit à une possibilité écartée et donc dépassée, enfouie dans une inactualité immémoriale. Il est tout à fait impensable que cette possibilité puisse être considérée comme un mal; et pourtant elle jette comme une ombre sur la divinité, et en montre de façon inattendue un aspect opaque; par ailleurs, elle gît, inerte mais prête pourtant à se réveiller, comme en attente, et produisant une sorte d'attraction et de vertige, comme celui d'un précipice ou d'un gouffre marin, très proche à vrai dire de la fascination, faite de tentation et d'angoisse, exercée par l'idée même de rébellion et par la suggestion séduisante de transgresser la positivité divine.
La finitude de la créature qui sort des mains du créateur ne peut pas plus être considérée comme un mal, elle qui consiste davantage en une limite qu'en une imperfection, plus en un descensus naturel qu'en un véritable casus, et je ne fais allusion qu'au seul fait d'être créé10 qui marque la limite réciproque entre le créateur et la créature, comme un intervalle qui les divise et les unit à la fois. La résonance émotive de cette limite ne dépasse pas le voile de tristesse qui est étendu sur toute la création, presque une douce et sereine mélancolie, notée par tous les observateurs, surtout les romantiques, de la beauté des choses du monde, merveilleuse mais passagère, et qui en Italie a été interprétée avec perspicacité pour ce qui concerne la beauté artistique, dans cette phrase de Benedetto Croce: "Un voile de tristesse semble envelopper la Beauté, mais ce n'est pas un voile, c'est le visage même de la Beauté11."
Et pourtant elle aussi a un aspect d'obscurité (mais n'y a-t-il pas une ombre en Dieu lui-même? et la création n'aurait-elle pas en elle quelque chose de kénosique?), car dans la création, la mémoire de la lutte et de la victoire sur le néant est encore vive, et l'ordre est bâti sur le désordre, tenant sous sa coupe, dans une tacite et ardente rébellion, le chaos où fermentent sans cesse ses forces immenses et terribles prêtes à se déchaîner, Raab et les monstres marins et aussi, contenues à grand-peine, les puissances du néant. Sans compter le fait que toutes les possibilités de la création destinées à se réaliser ne peuvent le faire que successivement, l'une chassant l'autre, en une fuite rapide et précipitée qui les condamne à un passage fugitif et évanescent. Il est ici notoire que cette même loi de justice qui, en présidant à la réalisation des possibles, les respecte au point d'exiger que personne n'en soit exclu, les destine tous à une vie éphémère et transitoire, manifestant ainsi une impartialité duplice et contraire. En outre, la finitude est comme prête à accueillir le mal dès qu'il survient, presque à lui offrir l'occasion de s'installer en le soutenant et de se mêler à lui dans une inextricable et irrévocable confusion.
Mais le mal authentique commence avec la chute qui marque un véritable passage et un saut qualitatif car c'est le début de l'histoire. Les événements du temps de l'Eden, et qui ne sont pas en petit nombre, font encore partie de l'histoire intemporelle de l'éternité, mais avec la chute s'est déclenchée cette lutte effroyable et sans quartier entre le mal et le bien qui caractérise l'histoire de l'homme et de son monde. C'est alors qu'a commencé cette spirale du mal que l'on peut rencontrer en chaque moment de l'histoire, décrite de façon rapide et ramassée dans de nombreux passages de la Bible – par exemple: "Six choses odieuses, le Seigneur…" (Prov. 6, 16-19; cf. Os. 4, 2) – et sous une forme plus développée chez saint Paul dans le mémorable passage du début de l'Épître aux Romains (Rom. 1, 18-2, 24) que Luther, de façon remarquable, reprend et condense dans la très efficace expression diluvium malorum et fluxus sanguinis [un déluge de maux et un flux de sang].
Dans l'histoire, la spirale du négatif est tout à fait évidente. Le mal n'est pas seulement celui défini par Kant (qui, bien qu'ayant un concept juste de la radicalité du mal entendu comme grandeur négative et force contraire, n'en accepte pas le caractère diabolique), sous les trois formes distinctes de la fragilité, de l'impureté et de la méchanceté, qui sont comme la fange et la boue où l'homme naît et vit dans l'histoire; à ces formes correspondent, dans le domaine de la douleur, le mécontentement d'exister, la gêne de vivre, l'embarras de la vie (taedium vitae), le fléau de l'ennui, la vaine recherche du divertissement, et les diverses souffrances plus ou moins quotidiennes de l'homme. Le mal est surtout quelque chose de beaucoup plus grave et intense, le diabolique, la rébellion, à la fois comme acte gratuit, inspiré par le caprice le plus individuel, le goût de la désobéissance et de la transgression, à la fois comme défiance arrogante et blasphème, inspiré par le goût de la cruauté et de la destruction, par la volonté de profanation et d'outrage, le plaisir maudit du mal pour le mal; à quoi correspond, dans le domaine de la douleur, la souffrance due à l'atrocité la plus horrible et calculée, la souffrance du juste et de l'innocent, comme celle du serviteur de Dieu, et par-dessus tout le désespoir et l'auto-destruction.
Le mal diabolique et l'auto-destruction du désespéré ont quelque chose d'extrême et d'excessif qui les prépare à un retournement inattendu. Ceux qui en font l'horrible et fatale expérience deviennent comme le lieu d'une présence insoupçonnable et mystérieuse qui, tandis qu'elle les prédestine à ces abîmes de méchanceté et d'angoisse, les rend davantage objet de pitié que de condamnation, comme des malheureux ayant sombré dans l'abîme de la misère. À ce niveau, plus qu'entre bon et mauvais ce qui compte c'est la distinction entre saints et infortunés. En raison de ce mysterium iniquitatis dans le mal diabolique, c'est Satan lui-même qui annonce l'avènement de Dieu, de sorte que les deux points culminants, celui du péché et celui de la sainteté, apparaissent extrêmement proches, et que les deux opposés se touchent en quelque point. Le pécheur le plus pervers et le saint le plus pur, loin de se trouver sur des plans différents et incommunicables, font partie d'une même réalité. Cette bouleversante coïncidence d'opposition et de proximité trouble l'âme du "sage" bien pensant, mais elle est évidente et même logique au regard indocile et inquiet de l'homme religieux. Elle fut évidente au Luther du simul justus et peccator, car proche de son idée que péché et grâce sont en proportion directe, d'où la nécessité de magnificare peccatum pour ne pas parvificare deum [d'élever le péché pour ne pas abaisser Dieu], et la conclusion que christiana fides in hoc differt ab aliis religionibus, quod sperat etiam in malis et in peccatis etiam [la foi chrétienne en cela differt des autres religions, parce qu'elle espère même dans le mal et même dans le péché]. Comment ici ne pas se rappeler la suggestive exclamation de Luther: Mirabilis altitudo majestatis, que etiam in infimis presens est et operatur ? Dieu, en effet, quando maxime deserit tunc maxime suscipit, et cum damnat, maxime salvat [c'est dans l'abandon le plus grand qu'il prend le plus grand soin et c'est en damnant qu'il assure le salut].
Grâce à une dialectique secrète, il y a déjà dans le dévouement à Satan un appel à Dieu, et la vocation divine frôle les gouffres de Satan. Ainsi le péché est même devenu le lieu privilégié de la grâce et le chemin du saint côtoie constamment celui du péché. Personne n'est plus près du saint torturé par l'appel de Dieu que le pécheur diabolique, en soi extrêmement malheureux: ce que sait bien Bernanos qui, sous le ciel de Satan qui est aussi celui de Dieu, met aussi bien la figure terrible et douloureuse de Mouchette que celle non moins tragique de Donissan; et Dostoïevski le sait aussi quand, pour rassembler en une seule personne le saint et le pécheur, il projette un roman au titre déconcertant: Hagiographie d'un pécheur. Je dois résister à la tentation de citer à ce sujet d'innombrables autres écrits, importants ou mineurs, des dix-neuvième et vingtième siècles, où, plus que chez les philosophes de profession, l'attention au problème du mal a été particulièrement grande et révélatrice. Je voudrais néanmoins citer l'œuvre, petite par sa dimension, mais fondamentale par son importance, de Flanery O'Connor, qui, naguère a représenté avec une véhémence contenue et une dureté éprouvée les figures en même temps tragiques et grotesques des prophètes à la fois inspirés et violents, plongés dans le crime et touchés par la Rédemption. Elle a placé ces espèces de saints sauvages sous le signe de la parole évangélique (Mat. 11, 12) d'une interprétation ambiguë et sujette à discussion, mais qu'elle a adopté non sans lui faire subir, comme titre d'un roman, quelques modifications: Et ce sont les violents qui l'emportent12.
Mais la spirale du négatif s'élève à un degré supérieur qui en représente le sommet; celui où la négativité atteint les proportions du scandale. Il s'agit des cas où, soit le mal, soit la douleur se présente dans une forme objective qui les fige sous des masques atroces. D'un côté le mal objectivé des grands criminels et des monstres moraux, complètement insensibles à leur propre cruauté, enfermés dans l'inconscience de leur condition, incapables d'un quelconque repentir ou remords, peut-être ironiques, railleurs et arrogants et en tout cas irrachetables dans leur tragique solitude, porteurs d'un destin épouvantable et incompréhensible. D'un autre côté, la douleur objectivée de la souffrance inutile, celle qui se réduit à un pur pâtir qui ne contribue en aucune manière à l'amélioration de celui qui en pâtit, et qui en est plus l'objet que le sujet; c'est la souffrance souvent inconsciente et parfois même riante et insouciante des fous et des simples d'esprit.
Le scandale de cette objectivation du négatif, aussi bien dans le mal que dans la douleur, est tel que l'on ne peut s'empêcher de demander, en silence ou explicitement, humblement ou péremptoirement, avec soumission ou dédain: pourquoi? En tout cas, plus qu'un rejet terrifié et un frémissement d'horreur, ou encore une pitié émue et une douloureuse commisération, cette objectivation suscite un effroi profond comme face à un mystère épais et impénétrable, ou face à une présence terrible et secrète telle que celle de la divinité devant laquelle, quand on lui demande de rendre raison de semblables excès, on ne peut alors que s'incliner en lui confiant ces malheureux. Baudelaire n'agissait pas autrement quand, face à la folie de Mademoiselle Bistouri, il se tournait directement vers Dieu avec cette question exigeante et déterminée: "O créateur! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire13?"; interrogation qui, comme chacun voit, est une autre manière de formuler la question fondamentale "pourquoi l'être plutôt que le néant?" et qui même – dirais-je – la dépasse en la portant à un niveau plus radical et plus profond.

16. Le scandale du mal: le mal préexistant.

Mais le domaine du négatif est d’autant plus impressionnant que le mal semble avoir une fonction, comme le démontre le fait incontestable que la vertu vaut plus que l’innocence. J’ai déjà attiré l’attention sur le fait que l’on ne peut dire en toute rigueur que l’innocence existe. Si on la considère tout à la fois comme manque de culpabilité et de conscience on ne peut certes pas l’attribuer à Dieu, qui, n’étant pas pécheur, ne peut être, d’un côté, tenu pour coupable et, d’un autre côté, considéré comme ignorant le mal, l’ignorance ou l’inconscience ne pouvant se trouver en lui: toutes ces qualités, comme du reste la bonté, ne se peuvent attribuer à Dieu si ce n’est en compromettant son infinie transcendance. Attribuer à Dieu une qualité comme l’innocence ou même la vertu, c’est parler d’une manière indigne de son rang. L’homme non plus ne peut être considéré comme innocent car, après la chute, il est plongé dans un état de faute qui inclut même les nouveaux-nés et les jeunes enfants dans la solidarité originaire de tous les hommes dans la faute. La liberté même ne peut être qualifiée d’innocente, car dans son essentielle duplicité elle n’est nullement ignorante du mal: saisie dans le moment antérieur à la décision, quand la tentation s’exerce pleinement et au moment où elle subit la crainte du danger et l’angoisse du risque en éprouvant la fascination du possible, elle est comme possédée par la faute future ou éventuelle. Il ne reste qu’à attribuer à l’innocence une signification relative qu’on peut définir par rapport à des fautes particulières et déterminées, ou même la concevoir comme un état limite d’ignorance primitive du mal et donc d’ingénuité et d’irresponsabilité, qui n’est ni bien ni mal en soi, alors que la valeur morale ne se mesure qu’à la vertu, laquelle consiste à faire le bien quand on peut faire le mal.

Cette distinction entre l’innocence et la vertu lie avant tout la réalisation du bien à la possibilité du mal: la liberté ne peut s’exercer que comme positive ou négative; le vrai bien c’est celui qui est fait compte tenu de la possibilité du mal; il n’y a de bien que comme alternative au mal possible; seule la réalité du mal dénonce et dissipe l’ambiguïté de l’innocence qui, en soi, n’est ni bien ni mal; felix culpa celle qui permet l’obtention d’un bien plus grand. Du constat que la vertu vaut plus que l’innocence découle encore l’idée, difficilement contestable, que dans le vrai bien l’énergie même du mal se montre active puisqu’une même force y est à l’œuvre qui est toujours la liberté, qu’elle soit positive ou négative, de sorte qu’on ne mettra pas dans la même balance la bonté vide et légère, mais aussi changeante et inconséquente, des médiocres. Le vrai mal nécessite force et résolution car, comme dit Pascal, «il faut même une grandeur extraordinaire d’âme pour y arriver, aussi bien qu’au bien» (Br. 408), comme il ressort de la représentation donnée dans le domaine artistique avec une évidence grandiose et impressionnante par Manzoni. Si l’on pense à ce qu’est l’énergie du mal qui a ses ascètes et ses héros, et qui ne s’exerce que moyennant un haut degré d’implication, d’esprit de sacrifice, de détermination, de constance, on n’aura pas de difficulté à admettre la fonction qu’exerce le mal dans l’accomplissement même du bien, comme le mettent en lumière, par exemple, William Blake, Schelling et Dostoïevski. De même qu’aucun parfum n’existerait sans les substances particulièrement fétides et nauséabondes qui en fixent la fragrance, de même le bien serait inopérant et inefficace sans l’énergie qui anime si vigoureusement le mal.

Et que la souffrance elle-même puisse servir, fût-ce selon le  principe de réversibilité pour lequel chacun est tenu de souffrir y compris pour les autres, et que même les innocents, surtout s’ils sont ignorants, contribuent à expier la faute commune de l’humanité, provient de ce que la douleur est évidemment insuffisante par rapport à l’excédent de mal qui règne dans le monde humain.

Le scandale atteindrait son comble si cette fonction du négatif ainsi constatée était conçue comme nécessaire au positif, autrement dit si valait la dialectique de la nécessité, qui, du fait que la vertu est meilleure que l’innocence, tire la conclusion que le mal est nécessaire, non seulement dans le développement moral de l’individu, mais aussi dans l’histoire universelle de l’humanité et même dans le devenir de la réalité tout entière; moyennant quoi il est clair que le mal cesse d’en être véritablement un puisque, même dans sa consistance négative et dans sa réalité de mal, il est considéré comme un élément constructif, simple moment interne d’un processus et d’un succès. En cela réside le scandale de la dialectique de la nécessité qui, d’un côté, assume le mal dans sa réalité de mal, sans tenter même de la nier et, de l’autre, l’expose malgré cela comme un moment indispensable au bien, comme une contribution essentielle à un résultat positif; ainsi il est évident que de cette façon le mal n’est pas seulement diminué ou minimisé, mais méconnu dans sa malignité et sa virulence destructive, et donc substantiellement et entièrement nié.

La dialectique de la nécessité transforme les faits historiques et les actes libres en structures nécessaires, les soustrayant à leur milieu naturel, la dialectique vivante de la liberté. L’inséparabilité du positif et du négatif au lieu d’être considérée comme la duplicité même de la liberté, toujours à la fois positive et négative, est appliquée au monde historique comme une scansion de moments nécessaires: à l’opposition des contraires en tension continuelle à travers la lutte dans laquelle ils sont concrètement et librement engagés, on substitue leur médiation et leur dépassement dans un terme censé en représenter la pacification et la conciliation. On perd ainsi l’historicité et la liberté du mal, ce qui revient à le priver de ses qualités essentielles et constitutives puisque le mal n’est tel que libre et donc historique. La chute de l’homme n’est pas un moment nécessaire de l’histoire de l’humanité, mais un acte libre à partir duquel commence l’histoire de l’homme. La chute n’est pas nécessaire à l’exercice de la liberté humaine, mais seulement sa possibilité. La chute en effet n’est nécessaire à la liberté que possible et non réelle. La vérité du concept de felix culpa ne consiste pas dans la nécessité du mal pour la réalisation du bien mais dans la convergence libre et heureuse des deux faits, à la fois libres et historiques, dont la succession ne suffit pas à fixer la nécessité car la liberté du second n’a fait que s’ajouter à la liberté du premier.

Pour revenir au discours sur la vertu meilleure que l’innocence, il suffit d’observer que la réalité du mal n’est pas vraiment nécessaire à la vertu mais seulement à sa possibilité. Ce qui est nécessaire à la vertu ce n’est pas le mal, mais c’est de se trouver soit dans la possibilité de ne pas le faire quoique le pouvant, soit dans la possibilité de le faire, bien que ne pouvant pas, ce qui revient à une seule et même possibilité; et c’est l’unique façon grâce à laquelle on pourra dissiper l’ambiguïté de l’innocence, si c’est bien encore d’innocence que l’on peut parler. Pour réaliser le vrai bien, il n’est pas nécessaire d’avoir réalisé le mal, d’avoir commis une faute réelle, d’avoir péché; nécessaire et suffisante est plutôt la connaissance du mal, la conscience d’une alternative opposée que l’on pourrait aussi choisir: la tentation, en un mot. Seul celui qui est tenté, c’est-à-dire celui qui connaît le mal et donc est exposé à la possibilité de pécher, peut faire le bien, le réaliser vraiment, car il est écrit: «Qui non est tentatus quid scit? qualia scit?» [Celui qui n’a pas été tenté, que sait-il? Quelles choses sait-il?] (Sir. 34, 9-11). En somme, pour la vertu, ce qui est nécessaire ce n’est pas le mal réellement accompli mais la connaissance du mal, la possibilité du mal, la tentation du mal, l’épreuve du mal.

Il n’est pas pensable de tirer de la fonction que remplit le mal par rapport au bien l’idée que plus le mal sera réalisé, plus élevé sera le niveau du bien qui en sortira suivant la fausse dialectique envisagée mais réfutée par saint Paul: Ti oun eroumen … epimenômen tè amartia, ina è Karis pleonasè … permanebimus in peccato ut gratia abundet? [nous faut-il rester dans le péché pour que la grâce se multiplie?] (Rom. 6, 1) et suivant l’exhortation, faussement attribuée au même saint Paul, à faire le mal parce qu’il en ressort du bien: kaôs fasin tines èmas legein oti poièsômen ta kaka, ina elè ta aga, faciamus mala ut veniant bona (Rom. 3, 8). Le truisme qui veut que la rédemption soit précédée par le péché n’implique ni que le mal est dialectiquement nécessaire et donc réellement inévitable, ni que nous devions nous enfoncer dans l’abîme du mal pour rendre l’élévation plus haute et sublime; tout comme ce fait réel que la voie qui mène à la joie est un chemin de douleur ne nécessite pas que l’on doive rechercher la souffrance pour s’y complaire avec une voluptas dolendi masochiste.

En ce qui concerne la souffrance le scandale est celui qui est dénoncé par Dostoïevski, autant dans les raisonnements de Ivan Karamazov – au moins dans les idées qu’il partage avec lui – que dans son discours sur Pouchkine, à savoir que pour le bonheur des uns la souffrance des autres est indispensable dans une économie cosmique qui, si elle était conçue comme strictement nécessaire, serait totalement inacceptable. L’idée de la réversibilité de la souffrance, si pénible, angoissante et même atroce soit-elle, n’est pas en soi révoltante et intolérable quand elle est considérée comme un fait, qui dépend non de la nécessité mais bien de la liberté, comme un événement possible même s’il est d’une efficacité douloureuse, de la même manière que Dieu peut librement tirer le bien du mal sans que pour autant ce mal soit ou devienne en lui-même nécessaire pour ce bien.

Mais cette référence à la liberté plutôt qu’à la nécessité du mal ne retire rien au fait que la possible fonction du négatif demeure déconcertante, car le négatif est quand même toujours «ce qui ne doit pas être», das Nichtseinsollende. Que l’on ne puisse faire le vrai bien si on ne peut aussi faire le mal, que dans le bien comme dans le mal une même énergie soit à l’œuvre, que la culpabilité de tous et la souffrance universelle ne soient que deux aspects d’une même réalité est une chose angoissante et douloureuse, qui atteste un mal préexistant, inscrit au cœur même de la réalité, avant la chute de l’homme. Le mal n’est pas seulement celui de l’homme: au fond de cet abîme qu’est le péché humain, il y a un mal encore plus profond, un mal originaire, ontologique, éternel. Le mal a une préhistoire: il émerge de la profondeur, se dessine sur un fond. Le mal préexiste à l’activité humaine: l’homme le réalise parce qu’il y en a déjà. Où cela? Nous le savons: il est en Dieu. Il n’est pas une réalité car Dieu a choisi ab aeterno le bien, et a écarté pour toujours le mal. Mais il est une possibilité qui constitue, si l’on peut dire, l’autre face de Dieu. Le mal préexistant et ontologique est présent dans l’abîme divin. L’homme pèche, mais où trouve-t-il pour ce faire l’incitation, la suggestion, la tentation et même l’impulsion? Du gouffre béant de la liberté originaire. La possibilité contenue dans cet abîme devient réalité avec l’homme, que ce soit à travers un geste de rébellion, un acte de négation, ou dans un intention de trahison et de défi. C’est quelque chose d’angoissant que la liberté ne puisse s’affirmer que dans un acte par lequel elle peut se nier elle-même, qu’elle ne puisse être positive que si elle peut en même temps être négative, qu’elle puisse être à la fois source de la plus haute créativité et de la destructivité la plus mortelle. Mais il est terrible que le même choix divin du bien n’écarte le mal que pour le conserver comme une possibilité, même inactuelle et inopérante, que l’homme cependant est en mesure, par un acte blasphématoire et maudit de réaliser.

17. Les accusations contre Dieu.

S’explique alors comment, face au mal aussi massivement présent dans le monde humain, a pu naître l’idée d’en accuser la divinité, qui, à côté d’autres aspects plutôt gratifiants, présente néanmoins un aspect franchement inquiétant; idée du reste renforcée par la pensée que l’éternité confrontée au temps n’est jamais tout à fait tranquillisante ni extrêmement rassurante. La présence du mal et de la douleur dans le monde est envahissante: l’éventail des atrocités et des crimes que déploie le mal si souvent victorieux est démesuré, et chaque motte de terre, comme dit Dostoïevski, est trempée de larmes; c’est avec le pain des larmes que l’homme est nourri (Ps. 79, 6). Nous savons bien que l’homme, et seulement lui, est l’auteur du mal; qu’il a produit par sa chute un véritable cataclysme provocant un désordre difficilement mesurable et remédiable, en raison de quoi il a mérité la souffrance comme punition, il a perdu tout droit au bonheur, et s’est taillé un destin d’expiation dont le sentiment de la dignité devrait lui interdire de se plaindre. Malgré cela – et c’est encore un signe du désordre provoqué par la chute – on veut rendre Dieu responsable de la présence du mal aussi bien que de la douleur dans le monde, en lui adressant toutes sortes de protestations, doléances et lamentations et en l’accusant, tour à tour, de cruauté, d’impuissance ou de dérobade. Les accusations se réfèrent tantôt au mal, tantôt à la douleur, tantôt aux deux et il faut convenir que l’un et l’autre sont abyssaux, qu’ils ne devraient pas être, et alors qu’ils sont justement ce qu’ils ne devraient pas être, ils s’affirment avec une réalité dont chacun sait combien elle est oppressante.

L’innocent Job proteste, bien qu’il le fasse au nom de la divinité elle-même, mais ni Isaïe ni Platon (Rép. 360e - 362a) ne protestent à propos de l’innocent, et tous trois s’élèvent à une incomparable hauteur pour dénoncer la souffrance du juste et interpréter le mystère du mal et de la douleur. Jésus proteste, et sa protestation est une plainte absolue et inouïe car immédiatement suivie de ce qui en est la réponse réelle: le cri de la croix, le cri de Dieu contre Dieu, plus tragique à lui seul que les sept paroles du Christ sur la croix ensemble réunies, pourtant déjà si tragiques et auxquelles tant de compositeurs ont consacré des œuvres d’une obscurité indescriptible et d’une désolation dramatique, toutes exprimant une lutte et une douleur humaine extrêmement intense, mais aucune ne pénétrant vraiment le mystère de la tragédie divine. Quand il tombe sur nous, le silence de Dieu est si profond que nous ne savons discerner s’il s’agit du silence de qui se tait parce qu’il ne veut pas parler ou du silence de qui se tait parce qu’il n’existe pas. Puisque le silence de Dieu pourrait être non pas celui de qui se tait mais de qui n’existe pas alors la question est: qu’est-ce qui serait le plus tragique?

Alfred de Vigny proteste, non seulement quand il ajoute la strophe du Silence au poème Le Mont des Oliviers, suggérant d’opposer au silence de Dieu le froid et dédaigneux silence de l’homme, mais aussi quand il imagine un jeune malheureux qui commet un suicide dans le but précis de se présenter à Dieu afin de lui demander pour quelle raison il l’a créé souffrant, et quand il imagine aussi que sur le banc de ceux qui sont accusés par Josaphat devra comparaître non pas l’homme comme pécheur, mais Dieu comme créateur. Ivan Karamazov proteste aussi et Aliocha se joint à lui, qui trouve toutefois une réponse dans le Dieu souffrant; et, à la suite de la protestation d’Ivan, il y a eu ceux qui se donnent la mort, comme le frère de Gustav Malher, laissant écrit: «Je rends ma place.» Et c’est aussi au fond une protestation que l’argumentum Epicuri qui reparaît sous différentes formes chez Lactance, Luther, Hume, Schopenhauer, donnant la possibilité d’accuser Dieu ou d’impuissance ou de malveillance, plus précisément d’envie ou de jalousie. Dans les récits d’Isaac Bashevis Singer apparaissent souvent des juifs qui, à cause de l’indescriptible souffrance de l’Holocauste, s’exclament les uns après les autres «Dieu n’existe pas» ou «Dieu est un assassin» (et pourtant, ajouterais-je, on sait quelle réserve de religiosité il y a au fond du cœur de chaque juif, même les plus mécréants, qu’ils blasphèment, soient indifférents ou moqueurs). Et à propos des accusations ou des protestations contre Dieu, des questions qui lui sont posées, la série des impressionnants Warum? du Motet n°3 de l’opus 74 de Brahms, m’est toujours apparue vraiment bouleversante, car elle sait en l’occurrence dépasser l’habituelle ardeur mélancolique par des accents d’un tragique tout particulier.

Les accusations contre Dieu prennent la forme des questions suivantes: pourquoi Dieu permet-il le mal et la souffrance? Pourquoi n’a-t-il pas créé l’homme de manière à ce qu’il ne fut pas capable de péché? Pourquoi en lui donnant la liberté lui a-t-il en réalité tendu un piège? Pourquoi n’a-t-il pas agi de cette manière ou de cette autre? Questions absurdes et sans queue ni tête. Certes, Dieu pouvait faire autrement car il peut faire tout ce qu’il veut. Mais il ne l’a pas fait. Il a fait ce qu’il a fait et nous devons nous en tenir à cela. Dans ces accusations, on oublie d’abord que la liberté de l’homme, même si elle peut avoir des conséquences désastreuses, constitue néanmoins toujours sa dignité et, que si elle peut avoir le plus sombre caractère destructif, elle peut être aussi de la plus féconde productivité et que, en tout cas, mieux vaut le mal libre que le bien imposé et le risque de la révolte que l’obéissance soumise, et que même le mal le plus monstrueux et répugnant présente pourtant toujours, avec la liberté qui lui est essentielle, ne serait-ce qu’une minuscule ouverture, une étroite porte de sortie, non moins que l’incitation et la promesse d’un possible et surprenant retournement; en outre Dieu n’est Dieu que comme liberté absolue et arbitraire et ses décisions n’ont pas à être évaluées en soi ou selon les paramètres d’une rationalité extrinsèque et prévue, mais uniquement en tant qu’elle est inscrite dans sa liberté immense et sans limite.

18. Le Dieu souffrant.

Mais surtout on oublie que Dieu lui-même est impliqué dans la tragédie humaine et paye les conséquences de la faute et du méfait commis par l’homme. Les accusations de l’homme contre Dieu montrent combien il est impliqué: s’il est harcelé par ces questions, par les protestations, les accusations et les inquisitions de l’homme, c’est parce qu’il s’expose lui-même à la contestation humaine, qu’il se donne en pâture à l’homme, qu’il accepte d’être jugé par lui, autrement dit qu’il se laisse lui-même entraîner dans l’aventure humaine, au point que la tragédie de l’homme devienne tragédie divine, les deux s’unissant dans une unique tragédie universelle. En fait, alors que l’homme ne peut que se congratuler et s’accuser lui-même, Dieu, en revanche, paye pour ce dernier car il se trouve contraint de remédier à la catastrophe qu’il a provoquée et de souffrir pour racheter l’homme pécheur. Si la tragédie de l’homme consiste dans le destin d’expiation par lequel il affronte avec la douleur solidairement partagée, la solidarité originaire dans la faute, mais aussi le long chemin de rédemption et de réconciliation qu’il est incapable à lui seul de parcourir jusqu’au bout, la tragédie de Dieu consiste dans le fait que, contemplant l’échec de la création, causé par l’homme sa créature, il souffre trois fois: la première parce que l’homme a péché, la deuxième parce que l’homme en péchant est tombé dans la souffrance, la troisième parce que comme la souffrance ne suffisait pas à l’homme pour laver sa faute, il devait lui-même, pour la racheter, subir cette souffrance en la prenant sur lui.

Face aux accusations pressantes et irritées de l’homme quelle est la réponse de la divinité? Sa propre souffrance. La souffrance de Dieu est un scandale tellement démesuré que face à elle aucun autre scandale ne soutient la comparaison et toute protestation devient injustifiée et inopportune, et même offensante et de l’ordre du blasphème. C’est au fond la réponse d’Aliocha Karamazov qui a au moins acquiescé au mouvement de révolte de son frère: personne n’a le droit de se lamenter des scandales de l’univers si pour les faire disparaître la divinité elle-même se soumet à la souffrance, ce qui est le plus grand scandale, le scandale extrême, et même le scandale absolu. On ne pouvait imaginer un retournement plus admirable et inattendu. Loin de pouvoir être accusé du mal dans le monde, c’est Dieu qui pleure pour le mal dans le monde et certes il en souffre et pleure d’autant plus que l’homme ne pleure ni ne souffre, alors qu’il en est pourtant le responsable et qu’il est à lui seul incapable de rattraper la faute et d’en combler l’abîme. Et peut-être le silence de Dieu, qui est si terrible pour l’homme jeté dans le gouffre du péché et de l’angoisse, n’est pas le silence de qui se tait parce qu’il n’est pas, ou de qui se tait parce qu’il a abandonné, mais celui de qui se tait parce qu’il pleure et se tait justement pour pleurer.

Mais d’autre part il est pourtant vrai que cette souffrance et ces pleurs de Dieu entrent, pour une part importante et même prépondérante, dans le mal universel, en multipliant d’une manière terrible et inouïe, son caractère scandaleux. C’est ainsi que la négativité qui était déjà présente en Dieu comme possibilité écartée par lui-même ab aeterno, pénètre en Dieu sous une forme renouvelée et repotentialisée, provenant de l’œuvre de l’homme et de la temporalité de l’histoire. S’ouvre alors à nouveau toute une série de paradoxes. L’homme inscrit la négativité en Dieu en se montrant plus puissant que lui, et l’histoire l’emporte sur l’éternité donnant une effectivité, en Dieu lui-même et dans l’éternité, à cette négativité qui n’était qu’assoupie et à l’état latent en lui. Par son péché, une créature déchue augmente le quotient de négativité de l’univers, le portant même à son comble. La puissance de l’homme réside dans le mal, car donnant naissance par sa chute à l’histoire temporelle, il a forcé Dieu à y intervenir, l’y a entraîné en l’impliquant dans l’aventure de l’expiation (et peut-être est-ce en cela que réside le caractère prométhéen du mal), il l’a forcé à souffrir la douleur méritée par l’homme pour le mal qu’il avait commis, il a obligé Dieu à retourner contre lui-même la colère réservée à l’homme pécheur et cela jusqu’à la torture, l’ignominie, l’abandon, le désespoir et la mort; au point qu’aucun homme n’a comme le Dieu rédempteur exploré à fond les méandres du péché et de la souffrance usque ad mortem.

Partant du principe que seule la douleur peut être plus forte que le mal et donc capable de le vaincre, conformément à la parole, nihil redemptum nisi assumptum [rien de racheté qui ne soit assumé], et suivant la théorie christologique de la substitution, Dieu prend sur lui le péché comme la souffrance. Le rédempteur se charge non seulement de la souffrance en devenant lui-même souffrant, mais aussi des péchés en devenant lui-même pécheur; il devient même en sa propre personne le plus grand pécheur et celui qui souffre le plus. Dieu prend sur lui le péché commis par l’homme et souffre comme innocent: le mal qu’il avait vaincu et connu seulement comme possibilité et que seulement comme tel il avait conservé en lui-même, il l’assume en soi, une fois réalisé par l’homme, comme une véritable réalité et la souffrance réservée à l’homme il l’a prend sur lui jusqu’à en mourir. Sur la personne du rédempteur Dieu charge péché et malédiction; comme dit saint Paul, eum qui non noverat peccatum, pro nobis peccatum fecit, ton mè gnonta amartian uper èmôn amartian epoièsen [celui qui n’avait pas connu le péché, il l’a fait péché pour nous] (II Cor. 5, 21); genomenos uper èmôn katara, factus pro nobis maledictum [en devenant, pour nous, malédiction] (Gal. 3, 13). Le rédempteur emprunte le chemin déshonorant du mal adoptant l’état humain de pécheur soumis à la colère divine et s’appropriant tous les péchés de l’homme comme s’il les avait commis lui-même, il parcourt en même temps l’itinéraire térébrant de la douleur, qui va de la misère humaine à l’abandon de Dieu, de la passion au cri de la croix, dans la solitude et la déréliction la plus complète, au point de sentir peser sur lui la colère divine et de subir personnellement la mort et l’enfer.

Cette assomption non seulement de la douleur, mais aussi du péché dans la divinité est certes déconcertante, mais l’extraordinaire caractère paradoxal qui en résulte est extrêmement éclairant pour l’idée de Rédemption. Personne n’a pu l’envisager de manière aussi profonde et fulgurante que Luther, surtout avec son idée de mirabile commercium, inspiré par les textes pauliniens que nous venons de citer, qu’il propose avec une éloquence à la fois lucide et vibrante. Le rédempteur, s’il s’est personnellement substitué à l’homme pécheur, est devenu la personne de tous les pécheurs, de sorte que tous les péchés de tous les hommes sont devenus les siens (propria Christi) et lui, comme pécheur ayant commis ses péchés, meurt justement maudit. Mais en lui vit la justice divine qui dans sa personne remporte la lutte à mort contre la malédiction et le péché et réconcilie Dieu avec le monde; et cela arrive pro nobis, uJpe;r hJmw`n, expression qui résume la double signification de la substitution et du bénéfice: «pour nous», c’est-à-dire à notre place et en notre faveur.

Ici s’effectue le «merveilleux changement» indiqué dans le vers paulinien cité qui, si on le lit intégralement, dit ceci: ton mè gnonta amartian uper èmôn amartian epoièsen, ina èmeis genômea dikaiosunè Theou en autô/ «Celui qui n’avait pas connu le péché il l’a fait péché pour nous, afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu» (II Cor. 5, 21). Dans le rédempteur coexistent le plus grand et unique péché (humain) et la plus grande et unique justice (divine). Mettant en lui ce que nous sommes, c’est-à-dire notre péché humain, il met en nous ce qu’il est, c’est-à-dire sa justice divine. Chacun de nous peut lui dire: tu es mon péché, je suis ta justice. Il est nécessaire que notre péché devienne le propre péché du rédempteur, autrement nous sommes perdus. C’est seulement s’il est coupable que nous sommes libres et absous; s’il ne porte pas nos péchés ils resteront les nôtres et si nous avons à les porter nous devrons périr. Mais il est également nécessaire que ce soit Dieu qui le fasse, car seul Dieu triomphe du mal de sorte que c’est seulement alors que nos péchés sont devenus les siens qu’ils sont vraiment vaincus et que nous sommes sauvés et justifiés. Suam justitiam meam fecit et meum peccatum suum fecit. Quod si peccatum meum suum fecit, jam ego illud non habeo et sum liber. Si autem justitiam suam meam fecit, jam justus ego sum eadem justitia, qua ille13.

19. La dialectique divine.

L’idée du Dieu souffrant approfondit la signification de l’ambiguïté de Dieu et imprime un nouveau dynamisme à la dialectique divine. Le Dieu souffrant est le Christ qui, par la vertu expiatrice de la souffrance, est le rédempteur. Sans l’aspect de la souffrance, c’est-à-dire sans le Christ et sans le rédempteur, on peut dire que Dieu perd sa propre identité. Divinus est pati. Le pâtir, la patience, cela est le propre de Dieu. On accuse Dieu parce qu’il «permet» le mal. C’est une accusation infondée car ce terme a peu de sens par rapport à la liberté absolue et arbitraire de Dieu. Mais dans le sens de tolérer, pâtir, souffrir, ce «permettre» acquiert alors une signification nouvelle, inédite et profonde. Il fait allusion à la «patience» de Dieu, à sa souffrance, à son impuissance: à ce qui est en réalité sa puissance qui, précisément, a réussi a avoir raison du mal et de la douleur, à travers l’impuissance et la souffrance.

Ici se déroule à nouveau la chaîne des paradoxes. Un regard rapide en isole tout de suite quelques-uns d’une importance incalculable: ils sont ici présentés sous une forme intuitive, indigente bien que susceptible de développements qu’on remettra à une autre occasion. Sans le Dieu souffrant, (sans le Christ!) il n’y a pas de Dieu miséricordieux, Dieu est seulement cruel; et même, Dieu n’existe pas. Dieu n’existe pas, s’il n’est aussi souffrant. Sans le Christ, soit Dieu est cruel, soit il n’existe pas. Sans le Dieu souffrant on ne peut distinguer en Dieu le caractère caché de l’inexistence, et sa dissimulation cache le néant; l’ambiguïté même de Dieu disparaît, sa duplicité se scinde en deux, sa dialectique cesse, ou plutôt Dieu disparaît comme abîme et liberté.

Si Dieu est souffrant comme sauveur du monde et rédempteur de l’humanité, il faut dire que la douleur dépasse l’homme et pénètre au centre de l’univers. Le cœur de la réalité est tragique et douloureux. Le mal et la douleur sont en Dieu. Le nœud mal-douleur, qui caractérise l’histoire, est aussi d’une certaine façon éternel. Dieu, se faisant rédempteur en s’immergeant dans l’histoire, endosse le péché et la souffrance et, ce faisant, les assume et les introduit dans l’éternité. Mais ils entrent dans l’éternité rachetés et même rédimés, c’est-à-dire dépassés et vaincus, comme ils étaient depuis le début avant la chute dans la genèse divine originaire. Ce Dieu qui a vaincu tragiquement le péché par le péché, la souffrance par la souffrance, est ce même Dieu qui, par sa propre existence et sa création, a choisi dramatiquement le bien en triomphant du mal et du néant. Et ainsi le mal et la douleur sont introduits dans l’éternité, réduits à n’être plus que des possibilités vaincues, tout comme le néant et le mal qui eux aussi persistent sous cette forme en Dieu.

En Dieu est ainsi confirmée l’inséparabilité dialectique de la colère et de la miséricorde, de la cruauté et de la bienveillance, qui, à travers la tragédie du mal et de la souffrance, s’enrichit d’un nouveau couple de termes: l’impuissance et la toute-puissance. Dans la personne du rédempteur apparaît le Dieu impuissant, dans l’anéantissement de la souffrance et dans la kénose de la figure du serviteur et du crucifix, mais c’est précisément dans cette obscure et terrible impuissance que resplendit de tout son éclat la toute-puissance divine. Ce n’est pas au moyen de sa toute-puissance que Dieu a raison du mal, mais bien plutôt grâce à sa souffrance et à son impuissance et c’est pourquoi sa toute-puissance apparaît d’autant plus grande, quoiqu’elle ne soit pas enveloppée par le faste d’un triomphe éblouissant mais plutôt dissimulée par les apparences sordides de l’affliction. Quand le mal est sur le point de vaincre et que la négativité a atteint, avec l’impuissance divine, son expansion maximum tant dans la réalité qu’à l’intérieur même de Dieu, c’est précisément à ce moment que se montre la toute-puissance divine et qu’elle se montre comme la puissance même de l’impuissance, laquelle est d’une force si grande et irrésistible que la situation s’en trouve bouleversée.

L’expression puissance de l’impuissance est déconcertante et elle est mal venue dans la mesure où elle nous incite à ne relever en Dieu que son impuissance en négligeant sa toute-puissance. Il est plus juste de dire que dans la toute-puissance de Dieu est compris le fait que son impuissance se montre aussi puissante. On peut ajouter que, d’un côté, l’homme, faisant preuve d’une telle impuissance qu’il ne réussit pas à se sauver lui-même, se montre en même temps face à Dieu d’une puissance telle qu’il l’entraîne dans l’histoire, en pleine lutte entre bien et mal, et le compromet dans la négativité du péché et de la douleur; et d’un autre côté, Dieu se fait tellement impuissant qu’il doit assumer le mal et la souffrance et ne peut les vaincre qu’en les subissant, mais c’est justement dans le fait que son impuissance est en mesure de vaincre le mal et la douleur que sa toute-puissance apparaît dans toute sa splendeur. La puissance de l’impuissance de Dieu ne peut être que sa toute-puissance.

Telle est la conception d’un Dieu dialectique dont la positivité n’est pensable que si elle est accompagnée de sa négativité qui en ressort encore une fois confirmée. Puisque les caractères fondamentaux de la divinité sont la transcendance et l’ambiguïté, on ne peut parler de Dieu qu’en termes symboliques – comme je l’ai soutenu dans un autre texte auquel je renvoie pour ne pas m’écarter de mon propos14 – et aussi dialectiques, ainsi que je l’ai précisé au cours de cette recherche. Le Dieu dialectique est le Dieu du courroux et de la miséricorde, du dédain et de la clémence, du châtiment et de la grâce, de la cruauté et de la bienveillance, et encore, le Dieu souffrant et impassible, impuissant et tout-puissant, le Dieu de la mort et de la résurrection, de la croix et de la gloire, de l’anéantissement et de l’exaltation. Chacun de ces termes reçoit sa vérité du terme opposé et tombe dans la fausseté s’il est pris tout seul en un sens absolu. Ainsi dire que Dieu est cruel est un blasphème, si on ne dit pas en même temps qu’il est miséricordieux, et affirmer que Dieu est miséricordieux n’est que fatuité si on n’affirme pas en même temps qu’il est cruel. Toute affirmation concernant la divinité est privée de sens, de vérité et de nerf, autrement dit est une niaiserie ou une absurdité ou une mièvrerie si elle n’est pas dialectique. Il ne sera pas difficile de noter que toutes les affirmations absolues sur Dieu sont blasphématoires, outrageantes, avilissantes ou mensongères, falsificatrices ou sentimentales, dépourvues de nerfs, faibles, affectées, exaltées. Mais ce ne peut pas être la dialectique hégélienne de la conciliation; elle devra plutôt être du genre pascalien, celle des vérité contraires ou des vérités qualitatives de Kierkegaard. La dialectique ne doit pas consister en un processus de médiation et de dépassement des termes opposés en un troisième terme censé les concilier, mais dans la tension et la compossibilité des contraires qui ne permet pas de sortir de la duplicité, et la signification d’un terme est celle qu’il prend quand on pose aussitôt à côté de lui, pour le contrôler, le préciser ou le rectifier, le terme contraire.

20. Nihilisme et pensée tragique.

Il semble que la présence du négatif dans le monde et l’existence de Dieu doivent s’exclure. Le raisonnement que l’on tient habituellement est le suivant: s’il y a tant de mal et de souffrance dans le monde c’est parce que Dieu n’existe pas, car s’il existait comment pourrait-il vouloir ou permettre une telle chose? Mais ce raisonnement est d’un simplisme affligeant. L’athéisme comme conséquence de la reconnaissance du mal est le fruit d’une équivoque, celle de la théodicée qui fait dépendre de la bonté de Dieu l’idée du négatif comme simple privation. Que l’on pense à l’athéisme russe du dix-neuvième siècle qui est tellement lié à la théodicée qu’il n’en est que le renversement.

En réalité la présence du négatif et l’existence de Dieu non seulement ne sont pas incompatibles, mais même se requièrent mutuellement car l’une n’est pas pensable sans l’autre. Il n’y a pas d’indice plus sûr de la divinité que la réalité même du mal, et l’expérience du mal est le meilleur accès à Dieu. Le mal est impensable sans Dieu, qui est le terme de la transgression en quoi il consiste, et le principe de la Rédemption qui lui est nécessaire. Et inversement, quelle rencontre moins inaccessible et plus intime avec Dieu que celle qui est ainsi permise par l’expérience du négatif? Il n’est pas difficile de reconnaître que s’il n’y avait pas Dieu, le mal ne serait pas et que l’existence même du mal atteste la présence de Dieu, d’un Dieu offensé et en colère et d’un Dieu souffrant et rédempteur. Et l’on peut ajouter que dans cette inséparabilité de l’existence de Dieu et de l’expérience du négatif consiste précisément ce qu’on peut appeler la pensée tragique.

Il y a donc un lien originaire entre le problème du mal et le problème de Dieu. La question du mal et de la douleur dans ce monde et la question de Dieu sont inséparables. Qui veut affronter sérieusement le problème du négatif ne peut ignorer ou négliger la divinité et vice-versa. La divinité et la négativité ne sont possibles et pensables qu’à l’intérieur du même horizon, à savoir celui de la religion. C’est seulement s’il y a Dieu qu’il y a le mal et le mal en soi indique Dieu. D’où ici le drame du nihilisme classique qui veut affirmer tout à la fois l’inexistence de Dieu et la négativité et absurdité du monde. D’un côté la considération du monde comme absurde est en soi-même la négation de l’existence de Dieu. Dire que le monde est absurde, c’est-à-dire privé de sens, ne signifie rien d’autre que dire Dieu n’existe pas, puisque Dieu ne peut avoir d’autre signification que d’être le sens du monde. Mais d’autre part, l’absurdité du monde n’est constatable qu’en présence de Dieu; c’est seulement si on se réfère à Dieu, c’est-à-dire à la positivité originaire, que le monde apparaît dans toute sa négativité et toute son absurdité. D’où le caractère incertain et contradictoire du nihilisme classique qui considère Dieu comme nié par ces circonstances mêmes qui, présentées avec tout ce qu’elles impliquent, ne font que l’affirmer. Le nihilisme classique démontre par là que son horizon est encore religieux et en cela réside son caractère tragique.

Mais en insistant sur le fait que le problème de Dieu et le problème du mal sont inséparables, un nihilisme plus radical et peut-être plus cohérent s’est développé, qui, se soustrayant à la contradiction vivante et féconde du nihilisme classique a perdu par là-même tout caractère tragique. Il s’agit d’un nihilisme qui nie la divinité comme la négativité, tout en sachant bien combien ils sont liés et qui se présente comme un athéisme réconfortant et consolant, privé d’aspect sulfureux et en même temps dépourvu de tragique, en ce qu’il se situe en dehors de tout horizon religieux. Un nihilisme qui voit dans l’athéisme l’élimination du mal et de la douleur, car c’est seulement si Dieu n’est pas qu’il n’y a pas non plus de mal et d’angoisse. Un nihilisme enfin, qui montre comment l’athée conséquent doit nécessairement nier le mal. Tragique, religiosité, négativité, comme mal ou bien comme douleur, sont balayés, laissant place à une sérénité sans problèmes, et seul l’athéisme extrême est capable d’aller jusque-là.

Déjà le paganisme, l’ancien comme le moderne, s’est ingénié à priver le mal, la souffrance, la mort de leur caractère horrible et terrible. Le mal réduit à un pur sens de la faute, est facilement surmontable et ne requiert pas un douloureux chemin d’expiation; la souffrance, si on la considère comme si elle était administrée par la nécessité de fait, peut être facilement supportée, car malgré sa dureté et sa férocité la résignation stoïque n’est pas difficile; la mort, présentée comme événement naturel sans espoir de survie, comme un épisode nécessaire de la vie, peut facilement être sereine. Le nihilisme consolateur et l’athéisme réconfortant sont engagés sur cette voie de minimisation absolue. Mais le mal, la souffrance, la mort ne montrent leur aspect tragique qu’en présence de Dieu et ne peuvent être vues dans toute leur horreur que si Dieu existe.

À la lumière de ces développements l’alternative classique n’a plus de sens: ou la théodicée qui annule le mal ou l’athéisme qui annule Dieu. Le choix est désormais: soit on annule Dieu et le mal, soit on affirme aussi bien Dieu que le mal. La première voie est celle de l’athéisme réconfortant, du nihilisme consolateur; la seconde voie est celle de la pensée tragique. Aux yeux du nihilisme réconfortant la question du sens de la vie n’a pas de sens: le monde n’est ni absurde ni non absurde. La pensée tragique en revanche ne se contente pas de ce non-lieu, qui dissipe le sérieux de la vie dans la légèreté du vécu. Mais le prix à payer en persévérant dans la question fondamentale, dans l’interrogation sur le sens de la vie est élevé. Si la vie n’a pas de sens elle n’est pas tragique et elle est même supportable: il est facile de faire de nécessité vertu. Mais s’il y a un sens de la vie, si Dieu existe, alors la souffrance, le mal, la mort apparaissent dans toute leur horreur, ce qui veut dire que Dieu est cruel. Mais Dieu n’est pas tourmenteur sans être rédempteur, de même qu’il n’est pas rédempteur sans avoir été tourmenteur. Il y a eu un retournement dans la pensée tragique: s’il fut un temps où l’athée est apparu, confronté aux défenseurs de Dieu, comme un héros de la négation, un partisan de la tragédie, à présent c’est au tour des défenseurs de Dieu de paraître tels et c’est l’athée qui semble apaisé dans son tranquille et modeste contentement.

À l’horizon de la pensée tragique la distance entre les «belles âmes» et les «esprits forts» ne correspond plus à la distance entre le christianisme et l’athéisme nihiliste. Il y a une manière de considérer comme rassurante aussi bien la Providence que l’inexistence de Dieu, de même qu’il y a une façon de considérer comme inquiétante la Providence comme l’existence de Dieu. Il y a un athéisme réconfortant pour les nouvelles belles âmes, celles qui sous une apparence d’anticonformisme ont besoin de la légèreté de vivre et sont désireuses d’une vie douce, pacifique, sans inquiétudes ni tourments; de même qu’il y a un christianisme pour les nouveaux esprits forts qui ne se font aucune illusion sur la négativité de la vie et veulent en prendre une conscience lucide, désenchantée et libre. Il y a encore le christianisme des belles âmes; mais aujourd’hui le non-croyant semble plus désireux de pensée édifiante et consolatrice que le croyant. Il existe une nouvelle théodicée, une théodicée retournée qui est celle de l’inexistence de Dieu. On a découvert que l’inexistence de Dieu était une commodité, car sans Dieu le monde perd tout caractère angoissant; sans Dieu toute distinction entre bien et mal disparaît et l’angoisse comme le désespoir disparaissent. Le vrai chrétien sait que Dieu ne sera pas une certitude métaphysique, que l’on puisse atteindre par la raison démonstrative mais qu’il est une urgence inéluctable: c’est un Dieu difficile, qui obsède, qui n’accorde pas de répit, qui, comme le dit Dostoïevski, attend au coin de la rue.

Ce n’est pas un christianisme facile et commode comme pourrait l’être le christianisme habituel et traditionnel, conciliant l’individu avec une totalité, ou celui sentimental et consolant des belles âmes, ou encore éclectique et facile du spiritualisme, mais un christianisme dramatique et conflictuel, «agonique» comme on l’a appelé dans une définition fameuse, un christianisme qui contemple la possibilité de sa propre négation et qui peut se qualifier lui-même de pensée tragique. D’ailleurs comment pourrait être le christianisme du temps de l’athéisme et du nihilisme où l’on dispose à peine d’une totalité dans laquelle s’intégrer pour trouver la sécurité alors que le climat n’est pas favorable aux «bons sentiments», déjà peu constructifs en soi et en tout cas trop faibles et naïfs pour ne pas être attaqués et détruits par un regard désenchanté et réaliste de sorte que l’heure exige une lucidité éloignée des illusoires compromis? Il ne faut attendre du christianisme de l’époque du nihilisme ni sécurité, ni douceur, ni transaction.

Ni transaction. Je ne veux pas dire par là que le christianisme de nos jours ne doit pas entrer dans un dialogue et une discussion avec l’athéisme et le nihilisme. Au contraire et il fait même bien plus que cela, car il porte en lui l’athéisme, le nihilisme, et en général l’anti-christianisme, comme un problème intérieur, comme une possibilité à vaincre et à dépasser avec la conscience que s’il n’y parvient pas, il n’a d’autre perspective que sa propre fin, possibilité dont il lui faut accepter le risque et qu’il doit explorer jusqu’au bout, quitte à en être détruit. Mais cette formulation est différente toto coelo de la formulation pleine de compromis et éclectique du spiritualisme, caractérisée par l’illusion de pouvoir adopter au fur et à mesure la dernière philosophie qui se présente, et d’en tirer d’une certaine manière une profession de théisme, espérant pouvoir concilier cette attitude même avec le nihilisme de sorte à pouvoir accepter la négativité pour en faire surgir comme par un glissement naturel la positivité.

Ni sécurité. Un christianisme qui se veut actuel repousse la sécurité d’un conformisme ignorant des problèmes, sourd aux alarmes, avide de certitudes, définitivement fermé, sachant bien que cette position est la négation même du christianisme. Ce n’est pas le lieu ici de démontrer le fait bien connu qu’en général, la foi n’a rien à voir avec la certitude, et ce serait même contraire à sa nature si elle prétendait se fonder sur des «certitudes», ce qu’elle réclame d’abord étant tout autre. Mais il n’est pas inopportun de noter la consonance particulière qui demeure entre la problématique intrinsèque et constitutive de la foi et une problématique aussi radicale et profonde que celle du doute contemporain puisque toute deux s’immergent spontanément dans l’abîme, celui du mystère et du néant et sont de ce fait toutes deux ennemies de la sécurité. Il s’agit de la «sécurité» déjà mal vue par saint Paul, eirènè kai asfaleia [Paix et sécurité] (I Thess. 5, 315), et ouvertement réprouvée par Luther: Nulla pugna hodie tam est necessaria quam contra pacem, securitatem, accidiam et tepiditatem [Aujourd’hui aucun combat n’est plus nécessaire que celui contre la paix, la sécurité, l’inertie et la tiédeur]. En effet, non majus periculum quam nullum periculum [Pas de plus grand péril que l’absence de péril], car alors l’attention, ou plutôt la tension est moindre, d’où la démotivation, la tiédeur (tepidus, hoc est in pace securus), la foule des chrétiens qui n’en ont que le nom (multitudo tepidorum et literalium christianorum) en un mot l’abolition du christianisme (Psalmenscholien, Ps. 68).

Et toute la longue polémique de Kierkegaard contre la chrétienté entendue comme christianisme rendu facile et affadi, malléable et accommodant, qui ne sait pas tenir tête à la difficulté et est prêt à n’importe quel compromis pour se faire accepter, prend le même chemin. Le christianisme n’existe plus, remplacé par la chrétienté, où tous sont sûrs d’être chrétiens, où personne ne pose le problème du devenir chrétien, ou l’on ne prêche plus «l’exigence mais seulement l’indulgence». Le christianisme a un caractère tragique car il fait de toute l’existence une souffrance continue, un sacrifice constant, une crucifixion: «Un homme doit être fou pour entrer dans le christianisme si ce n’est pas la conscience du péché qui l’y pousse» et un impératif catégorique qui l’y contraint car, du point de vue humain, le chrétien «est le plus misérable de tous». Une foi aussi difficile, exigeante où «l’on n’est jamais sûr ne serait-ce qu’un moment» a été transformée en une doctrine compatible avec le monde, privée de mordant, qui, au fond, dans sa «douceur ramollie» est l’abolition même du christianisme. Un christianisme actuel ne peut être que du genre de celui de Luther et de Kierkegaard, un christianisme qui vomit les tièdes.

Ni douceur. Autrement dit: pas de sentimentalisme, celui plaintif et doloriste ou doux et consolant, l’un visant à endormir la douleur par les larmes, et l’autre à chercher un doux réconfort aux maux de la vie. Ce n’est pas que l’authentique christianisme refuse tout espoir de consolation, ce qui est une aspiration bien légitime des hommes qui souffrent, car il tomberait alors dans la complaisance morbide de l’auto-torture. Mais la consolation chrétienne est dialectique: non seulement durement conquise à travers la souffrance, mais aussi constamment accompagnée par elle. Pour le christianisme, il n’y a pas d’autre consolation que le pardon, et elle est en soi absolue et définitive, mais l’unique voie pour la rejoindre est celle de l’expiation, qui est un Schmerzenweg [chemin de douleur] angoissant. En outre cette consolation est à un haut niveau, bien au-dessus de la souffrance que la simple sagesse humaine suffit à amortir: elle s’obtient en s’immergeant dans le creuset du désespoir et on peut dire que le désespoir en est la secrète conscience et la substance intime. Et cela n’a rien à voir avec ce léger christianisme consolateur, fait d’âmes honnêtes mais simples, inconscientes de la torturante dureté du christianisme, et surtout ignorant ce désert de désespoir qui s’étend au fond de la conscience contemporaine et qui doit pour cela être bien présent à un christianisme en prise avec l’actualité.

Du reste la situation de Dieu est tragique et ne peut pas ne pas l’être: l’homme lui a fait rater sa création et maintenant ce ne peut être que lui, Dieu, qui la répare. En ce qu’elle est inséparable de la reconnaissance du négatif, l’affirmation même de l’existence de Dieu est donc tragique. C’est en ce sens que l’athéisme vraiment indépassable est celui qui naît de la négation du mal ou qui y culmine et qui donc a aboli en lui-même toute trace ou résidu de tragique. Le christianisme ne cherche ni à montrer que le mal n’est pas ce qu’il est, ni à amoindrir ou consoler la souffrance; bien plutôt, il montre le mal dans toute son horreur et enseigne à savoir souffrir surtout pour les autres. Certes, il s’agit d’un christianisme dur, difficile, âpre, rigoureux, sans illusions ni complaisances, qui convient à la pensée tragique. C’est le type de christianisme qui fait dire à l’Évangéliste: «Le ciel est celui des violents» (Mt. 11, 12), et à saint Paul que «Dieu ne nous a pas donné un esprit de timidité mais de force»: ou gar edôken èmin o Theos pneuma deilias, alla dunameôs (II Tim. 1, 7). Loin de tout esprit servile, pneuma douleias, et fortifié par la puissance divine, le Christ sent qu’il peut dire: «Je peux tout», panta iskuô, je suis prêt à endosser l’armure de Dieu, tèn panoplian tou Theou, et à livrer la belle bataille, ton kalon agôna.

La pensée tragique trouve confirmation et légitimation dans le fait que, sur Dieu, la christologie est beaucoup plus révélatoire que la métaphysique. Il n’y a pas de vraie «théologie» sans christologie selon la parole de l’Évangéliste: oudeis -erketai pros ton patera ei mè di emou, nemo venit ad Patrem, nisi per me [Personne ne vient au Père que par moi], et qui videt me, videt et patrem, oth ethôrakôs eme ethôraken ton patera [Qui m’a vu, a vu le Père] (Jean 14, 6 et 9). C’est pourquoi saint Paul ne veut rien savoir d’autre que le Christ en tant que crucifié: ou gar ekrina ti eidenai ei mè Ièsoun Criston kai touton estaurômenon (I Cor. 2, 2). C’est ici qu’intervient la pensée tragique au sens où le problème de Dieu est médié par le problème du mal et de la douleur et qu’un accès à la divinité n’est possible qu’à travers le Dieu souffrant et rédempteur. Le problème aujourd’hui n’est plus celui d’une théologie naturelle, qui soit acceptable même par la raison pure, mais celui, bien plus actuel, de la christologie; d’une christologie pour ainsi dire laïque qui, comme pensée tragique est en mesure de rassembler tout le monde, croyants et non-croyants. Le principe, Dieu par Jésus-Christ, est celui par lequel Pascal reprend le principe johannique: nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ (Br. 547). Mais à travers le Christ on connaît non seulement Dieu, mais nous-mêmes et notre misère: ceux qui ont connu Dieu par médiateur connaissent leur misère (Br. 543). C’est seulement dans la connaissance du Christ que l’on peut trouver et Dieu et notre misère (Br. 527). Ce qui est une vigoureuse affirmation de la pensée tragique. Dieu et le négatif sont inséparables et l’expérience de l’un n’est pas possible sans l’expérience de l’autre. Unique doit être l’expérience de Dieu et de la négativité, que ce soit celle de la souffrance du rédempteur ou celle du mal de notre misère humaine.

1. [N.d.t.] En français dans le texte. Pareyson cite Pascal dans l'édition Brunschvicg (Br.), Pascal Pensées et Opuscules, Classiques Hachette, à la fin de laquelle on trouvera une table de concordance avec d'autres éditions dont celle de Lafuma plus utilisée de nos jours.
2. [N.d.t.] Pareyson cite toujours les auteurs français dans le texte original. Nous avons omis de le signaler à chaque occurence.
3. [N.d.t.] Le passage complet dit: "Mais si notre injustice démontre la justice de Dieu que dire? Dieu serait-il injuste en nous frappant de sa colère?"
4. . Cf. supra, "L'expérience religieuse et la philosophie" § 14.
5. [Note de l'éditeur italien] Cf. "Dal personalismo esistenziale all'ontologia della libertà" §§ 10-13 in Esistenza e persona, Mursia, Milan, 19854, pp. 25-37.
6. [N.d.t.] Disfazione, néologisme sans équivalent en français et que l'on peut tenter de rendre ainsi.


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