éditions de l'éclat, philosophie

LUIGI PAREYSON
ONTOLOGIE DE LA LIBERTÉ


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11. Anthropomorphisme authentique et anthropomorphisme dégradé.


Si on pense que la représentation purement conceptuelle de la divinité est née avec l’exigence de dépasser la "phase" de l’anthropomorphisme et de "purifier" la pensée philosophique de tout résidu anthropomorphique, on ne peut pas ne pas être frappé par la piètre réussite de l’entreprise, puisque le résultat obtenu est pour l’essentiel contraire aux intentions de départ. Concevoir Dieu en des termes conceptuels revient à le définir sur la base de catégories élaborées par l’esprit humain et lui attribuer des propriétés qui, directement ou indirectement, appartiennent à l’homme, qu’elles soient extrêmement subtiles et abstraites ou tout simplement pensées en un sens éminent et portées au plus haut degré. En ce sens concevoir Dieu comme Être, Principe, Cause, Pensée, Raison, Valeur, Personne, Bonté, Providence, et ainsi de suite, est toujours un katà anthrôpon legein, qui confère à de telles conceptions de la divinité un caractère substantiellement anthropomorphique, bien que de manière voilée.
La source d'où l'homme peut tirer une idée de raison et de rationalité, ou de personne et de personnalité est sa propre expérience intime, et les concepts philosophiques sont généralement pensés par l'esprit humain ex analogia hominis. Il en résulte que définir philosophiquement Dieu comme Raison ou Personne, ou bien lui attribuer conceptuellement la rationalité ou la personnalité, ou le désigner plus généralement par un concept philosophique, ou encore le penser avec des catégories philosophiques, est en réalité beaucoup plus anthropomorphique que de ne pas se faire de Dieu une représentation clairement symbolique, ou, pourquoi pas, manifestement humaine. Car les concepts et les catégories, bien que se présentant comme purement rationnels et complètement déshumanisés, ne parviennent pas à dissimuler tout à fait, comme ils le voudraient pourtant, leur origine analogique et, en tout cas, finissent par réintroduire l'inobjectivable dans le système des catégories de la pensée humaine de manière réductrice et objectivante, tandis que la forme humaine dans son symbolisme est de nature à offrir à l'inobjectivable un lieu approprié à son imprésentabilité à ce qu'elle a d'inépuisable et d'ineffable. Il en résulte que l'anthropomorphisme conceptuel est plus anthropomorphique que l'anthropomorphisme symbolique d'autant plus que celui-ci est exprimé et professé et celui-là inavoué et caché.
Ces considérations ouvrent la voie à la distinction des deux genres d’anthropomorphisme: celui qui est conceptuel, caché et tacite, gouverné par le principe de l’explicitation objectivante et celui qui est symbolique, conscient et déclaré, dominé par la relance de ce qui ne s’épuise jamais. À l’égard de la divinité et par rapport au coeur même de la réalité, l’anthropomorphisme manifeste exprimé par le symbole et par le mythe est beaucoup plus éloquent, parlant et suggestif que ne l’est l’anthropomorphisme occulte, enfermé dans des conceptions purement conceptuelles et philosophiques de Dieu. On peut parler à cet égard d’un anthropomorphisme pur et authentique qui est celui, ouvert et reconnu, du symbole et du mythe, et d’un anthropomorphisme dégradé et trompeur qui est celui, latent et caché, que l’on trouve dans certaines doctrines philosophiques de la divinité: seul le premier, manifeste et déclaré, est révélatoire, tandis que le second, occulte et masqué, est en réalité faux et mystifiant.
Ailleurs, j’ai défini le second comme mythologique, ce qui revient à dire artificiel, non poétique, réservant au premier la qualité de mythique, plus significative et prégnante. Pour expliquer sommairement ces termes je dirai avant tout que le mythe, qui tend à atteindre le coeur même de la réalité et à en donner une image révélatoire tout en étant bien conscient du caractère inobjectivable de cet objectif, est une description symbolique de la divinité et une narration poétique de ses actes qui est, pourrait-on dire, le récit de cette liberté absolue et originaire, à la source même du réel. Dans ce récit on rencontre, dans une harmonieuse convergence et dans une unité indissoluble, l’aspect mytho-poïétique de l’imagination la plus vivace et l’aspect manifeste de la vérité, de sorte que l’on ne sait pas ce qui dans le mythe est le plus évident, l’élan de l’invention ou l’impétuosité de la révélation. Car la profondeur et la fantaisie4 sont en lui tellement inséparables que l’une est devenue désormais la forme de l’autre. On se rappelle que la vérité ne peut s’offrir à l’homme qu’à travers une faculté humaine ardente comme la fantaisie, qu’elle soit poétique ou spéculative, laquelle se perdrait néanmoins dans les caprices de l’inspiration si elle ne faisait d’elle-même le siège approprié de la vérité, qui s’offre et même s’impose à elle, y habite à l’aise et, d’une certaine manière, la possède. La connaissance de la vérité, quand la vérité ne se retire pas, obscurcie par une trahison qui la rejette et la nie, est quelque chose qui coule tellement de source, qui est si radicale et originaire que cela revient à dire qu’on ne peut posséder la vérité qu’en étant soi-même possédé par elle. C’est pourquoi dans le mythe, l’élévation de la fantaisie et la profondeur de la pensée vont de pair et s’alimentent réciproquement, sans que l’on sache laquelle est la plus admirable tant justement leur conjonction est extraordinaire et prodigieuse.
Mais la description philosophique de la divinité, faite de définitions, concepts, raisonnements et démonstrations a un caractère nécessairement dérivé, comme s'il s'agissait d'une description ajoutée et d'un édifice surélevé, qui, en tant que tel, n'a pas le caractère originaire, spontané, poétique du mythe, et mérite plutôt le nom de mythologie. Puisque la divinité n'est pas concept philosophique, mais centre de l'expérience religieuse, toute tentative de définition conceptuelle est mythologique, d'autant plus mythologique qu'elle est plus conceptuelle, surtout quand la conceptualisation effectuée ignore son propre caractère objectivant tout en étant inconsciente de sa nature anthropomorphique. La mystification consiste alors en ce que ces conceptions — non parce qu'elles ne s'en rendent pas compte ou parce qu'elles les laissent de côté — cessent d'être objectivantes et anthropomorphiques entraînant en elle le déphasage interne qui les rend trompeuses. L'élément anthropomorphique intervient aussi bien dans le mythe que dans la mythologie ainsi compris, soit spontanément à travers la liberté de l'invention, soit de manière occulte à travers les catégories de la pensée humaine; d'où la différence entre un anthropomorphisme mythique, poétique, spontané, révélatoire où prime, à travers les mouvements de la fantaisie humaine, l'urgence de la vérité dans son inobjectivable transcendance tout comme un anthropomorphisme mythologique, philosophique, artificiel, mystifiant, où la pureté présumée du concept masque le caractère purement humain de la réflexion et de la qualification conceptuelle.
Il en résulte que l’anthropomorphisme authentique est celui du mythe, révélatoire, ouvert à la vérité, où se rencontrent indistincts mais non pas moins vigoureux et puissants pour autant, pensée, poésie, religion, où s’unissent indissolublement expression et révélation, récit humain et parole originaire et divine; alors que l’anthropomorphisme dégradé est celui de la mythologie, caractérisé par une conceptualité objectivante et par un résultat mystifiant où l’hybris de la raison envahit totalement la scène et limite au faux monde de l’irréalité toute ouverture à la transcendance. Un approfondissement ultérieur en ce sens montrera que l’anthropomorphisme pur du mythe et du symbole consiste dans l’humanisation de Dieu et qu’il est donc d’inspiration lointainement platonicienne; alors qu’en revanche, l’anthropomorphisme déformant de la conceptualité philosophique consiste en la divination de l’homme et procède donc d’une lointaine dérivation évhémériste5. Ce qui est en question, c’est la priorité ou le manque de fondement de l’idéal; il s’agit de décider si les Dieux sont des figures humaines de la divinité ou bien des hommes et des héros divinisés, s’ils sont des symboles ou des types. Dans le premier cas, l’anthropomorphisme a une fonction révélatoire qui montre Dieu, l’inobjectivable coeur de la réalité, en train de se manifester à l’homme de l’unique façon dont il peut lui devenir accessible, c’est-à-dire en s’incarnant dans une forme symbolique; dans le second cas, l’anthropomorphisme est la substitution de l’homme à Dieu, puisque la vraie substance de Dieu est reconnue dans l’homme même, de sorte que la divinité ne disparaît plus dans l’ombre du mystère, mais dans la nuit de la négation où il n’y a aucune place pour l’inobjectivable, définitivement supprimé, ni pour le symbolisme divin, privé de sens. Le mystère du mythe laisse ouvert le choix entre l’affirmation et la négation alors que la clarté supposée de la mythologie l’oriente d’emblée dans un sens négatif.
La différence de nature entre les deux anthropomorphismes opposés apparaît alors évidente. Celui du mythe n’est que le symbolisme divin par lequel Dieu s’approche de l’homme pour lui être révélé; il est l’unique manière de dire l’inobjectivable coeur de la réalité, l’unique manière pour dire des choses qui ne peuvent être dites d’une autre façon; ce qui ne serait pas possible sans une affinité originaire entre l’homme et Dieu, sans un lien entre l’homme et l’origine, sans un enracinement ontologique essentiel de l’homme, sans une contemporanéité entre l’homme et la liberté originaire. Celui de la mythologie demeure caché et dissimulé dans l’abstraction et dans la conceptualité de la philosophie, alors que celle-ci l’ignore sans le vouloir ou délibérément; mais il vient au premier plan, comme programme explicite et comme résultat manifeste, quand la philosophie réalise jusqu’au bout la tendance non seulement anthropomorphique, mais anthropocentrique de la pensée dominée par l’hybris rationaliste qui témoigne de l’évhémérisme latent et du feueurbachisme rampant qui se rattachent de façon occulte à toute conception purement philosophique de la divinité, ignorante sur le fond de ce qui caractérise l’expérience religieuse et le symbolisme divin.
Sur ce point, je ferai encore une observation pour conclure. En aucun cas l’anthropomorphisme authentique et déclaré du symbole et du mythe ne peut être imputé à un esprit de blasphème ou à une tendance à l’idolâtrie, car l’humanisation de Dieu qu’il propose est liée à l’affirmation de la ressemblance de l’homme avec Dieu. C’est cette indivision d’anthropomorphisme divin et de théomorphisme humain qui est à la base du symbolisme mythique et que celui-ci éclaire en même temps. À ce propos il faut noter que dans l’Écriture le même mot, tselem6, similitudo, image, est employé par Dieu quand il décide de créer l’homme: Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram [Faisons l’homme à notre image comme à notre ressemblance] (Gen. 1, 26) et quand il interdit à l’homme la construction d’idoles: Non facies tibi sculptile neque similitudinem [Tu ne te feras aucune image sculptée de rien qui ressemble] (Dt. 5, 8). Et si Dieu interdisait à l’homme ce qu’il a permis à lui-même? Nullement. Ce que Dieu entend prohiber c’est l’idolâtrie, et par suite l’asservissement de l’homme à lui-même au nom de cette liberté qui fait de l’homme un semblable de Dieu. Peut-être alors que les deux processus de la création de l’homme et de la figuration des idoles ont quelque chose en commun? Rien, en fait. En réalité, les deux termes sont incomparables et le symbolisme montre que dans le cas du transcendant l’assimilation est gouvernée par l’incommensurabilité.
Anthropomorphisme divin et théomorphisme humain sont alors liés par ce même lien qui unit similitude et dissemblance, assimilation profonde et distance infinie, et cela apparaît avec une limpide évidence dans le symbolisme, beaucoup plus que dans les procédés de l'analogie. L'anthropomorphisme même du symbolisme divin est un avertissement continu que la ressemblance non seulement ne supprime pas la dissemblance, mais la suppose même; seul ce type d'anthropomorphisme est en mesure de dépasser la distance tout en la conservant. Sur l'indistinction des deux termes, anthropomorphisme divin et théomorphisme humain, pèse l'inconciliable divergence entre l'homme et Dieu, pour laquelle la dissemblance contrebalance et corrige la ressemblance, d'une manière qui ne pourrait trouver une meilleure description que celle d'une antique "définition" conciliaire: Inter creatorem et creaturam non potest tanta similitudo notari, quin inter eos maior sit dissimilitudo eorum (Conc. Lat. 1215; Denz. 432). Du reste, entre l'anthropomorphisme divin et le théomorphisme humain il n'y a pas lieu de distinguer lequel est plus compréhensible et le moins mystérieux, puisque l'unique chose claire à cet égard est que leur signification consiste dans leur inséparabilité qui, loin de dissiper le mystère, ne fait au fond que l'épaissir.
Sur l’anthropomorphisme dégradé, qu’il soit dissimulé dans la conceptualité philosophique ou surtout rendu manifeste par ce qui résulte de l’évhémérisme et du feueurbachisme, pèse en revanche un soupçon d’idolâtrie. Que signifie la divination de l’homme si ce n’est le processus par lequel l’homme devient à lui-même sa propre idole? On pense alors spontanément à Isaïe et à Jérémie pour lesquels l’homme, dans l’idolâtrie, ne fait que s’incliner devant l’?uvre produite de ses propres mains. C’est ainsi que l’anthropomorphisme dégradé provoque l’asservissement de l’homme à lui-même; il n’y a pas pour l’homme pire esclavage que celui qu’il s’inflige à lui-même et réserve à ses propres productions, qu’il s’agisse de produits manufacturés, d’oeuvres, ou d’idées et de concepts, tous également considérés comme idoles. L’important alors n’est pas de démythifier l’anthropomorphisme déclaré et authentique mais de démystifier l’anthropomorphisme occulte et dégradé. La divination de l’homme se transforme en son contraire suivant la dialectique (ordinaire mais non moins valide) de "qui s’élève sera humilié et qui s’humilie sera élevé". À cet égard la phrase concise et pleine d’enseignement d’Isaac Bashevis Singer est inoubliable: "Nous sommes nés pour servir et si nous ne servons pas Dieu, nous servons l’homme." Mots qui acquièrent leur plus profonde signification si on les rapproche de ce qui fut la devise d’Oetinger: Deo servire libertas. Et en effet, la liberté humaine n’est compatible qu’avec la liberté originaire qui est le c?ur de la réalité.

12. Dieu comme liberté: l'arbitraire divin.


Un exemple suggestif et décisif de ces deux anthropomorphismes, le mystifiant et le révélant, est donné par l’interprétation du très célèbre passage Exode 3, 14, dans lequel Dieu dit de lui-même: éhiéh acher éhiéh, ego eimi o ôn, ego sum qui sum. On peut retenir trois interprétations différentes et divergentes de ce passage: "Je suis celui qui est", "Je suis celui que je suis", "Je suis qui je suis". Des deux premières provient la possibilité de deux définitions philosophiques de Dieu qui, considérées dans leur explicitation objectivante, ne peuvent être considérées comme mystifiantes, et donc comme exemple d’anthropomorphisme substantiel qui se cache sous le masque des deux définitions conceptuelles de Dieu: Dieu comme Être et Dieu comme Personne.
Il ne me semble pas nécessaire de s'étendre sur la définition de Dieu comme Être qui résulte de la traduction: "Je suis celui qui est", qui est une déformation du texte hébreu, même s'il est privilégié par la Septante, tant il est évident qu'il s'agit d'une conception typique de la métaphysique objective, ontique et spéculaire.
Plus radicale et peut-être plus fondée est la traduction "Je suis celui que je suis", qui est à la base de la conception personnaliste de la divinité. J'ai déjà dénoncé ailleurs le caractère anthropomorphique de la conception de Dieu comme Personne, non au sens de l'anthropomorphisme authentique et mythique d'une représentation symbolique qui représente Dieu comme un homme, c'est-à-dire comme une personne vivante, mais au sens de l'anthropomorphisme mythologique occulte inscrit dans le concept de personne entendue comme catégorie philosophique. J'aimerais ici insister non seulement sur l'extrême difficulté d'attribuer à Dieu le concept philosophique de personne, mais aussi sur les effets objectivants et donc mystifiants qui en découlent. Avant tout, il ne faut pas oublier que dans l'expérience religieuse, Dieu avant d'être un Je, est un Tu: celui vers lequel l'homme religieux se tourne est vraiment un Tu, non directement un Je. C'est un Tu suprême que l'on adore en silence dans la crainte et le tremblement, dont on chante les louanges et auquel on rend grâce (gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam); auquel on parle et que l'on prie; que l'on invoque pour obtenir pardon et secours, pitié et aide, clémence et salut et auquel on ose demander raison des aspects négatifs de la vie; que dans les moments de désarroi on parvient à offenser et à trahir et qu'à l'heure de la révolte on ose accuser, maudire, blasphémer et auquel on revient avec repentir, certes, avec effroi et anxiété mais aussi espérance, foi et abandon. Pour l'homme donc, Dieu est beaucoup plus un Tu qu'un Je; du point de vue humain, il n'y a pas grand-sens, du moins immédiatement, à dire que Dieu est un Je, même si nous sommes habitués à la convertibilité du tu en je, en raison de cette réciprocité des deux termes qui caractérise les rapports humains dans la sphère interpersonnelle et qui toutefois, dans le cas de Dieu, se présente au contraire totalement bouleversée.
Mais suffit-il de dire que Dieu est un Tu pour affirmer qu’il est une personne? Car attribuer à Dieu le tu se prête à diverses significations: il y a le tu familier, celui avec lequel on s’adresse à Dieu sur un ton d’intimité et de confidence, avec modestie et simplicité; il y a le Tu filial au moyen duquel on s’adresse à lui avec respect mais sans peur, dans une attitude humble et désarmée mais confiante et tranquille; mais il y a aussi un Tu solennel, par-delà la distinction ordinaire entre le tu, le vous et la troisième personne de révérence7, un Tu grandiose et majestueux, dans le style du Thou anglais ou du Tu latin selon certaines acceptions, presque impersonnel tant il se situe au-delà des locutions les plus respectueuses susceptibles de symboliser la transcendance absolue de l'eteros [l’autre] ou du totaliter aliter. Pour affirmer le personnalisme divin, il faudrait pouvoir effectuer le passage du Tu au Je, mais c’est précisément là que se situent les difficultés. Habituellement on qualifie le je en termes de sujet, conscience, auto-conscience, pensée pensante, mais quels sens peuvent avoir ces concepts si on les attribue à la divinité? Si on se souvient combien il est déjà difficile de définir l’homme comme je et combien de discussions ont été engagées à ce propos au milieu des concepts sophistiqués du je pur, je absolu, je transcendantal, je empirique, comment peut-on espérer se tirer d’affaire quand ce qu’il s’agit de définir est la personnalité divine? Le Tu convient à Dieu dans un rapport concret et vivant qui va de l’homme à Dieu, rapport dont Dieu est en même temps un des termes et le centre, c’est-à-dire un terme tellement prépondérant qu’on ne peut le penser que comme celui qui institue ce même rapport. Mais quels genres de rapports à soi peut contenir l’égoïté appliquée à Dieu, rapports à soi-même qui sont à grand-peine imaginables par ce même symbolisme, tant la nature doit en être complexe et intriquée la structure?
Ce n’est pas que je cherche par ces remarques à me prononcer en faveur d’un impersonnalisme divin à l’exemple de ceux que Spinoza ou Fichte ont soutenu; car s’il s’agit d’une conceptualisation de la divinité, il me semble qu’il faut écarter aussi bien l’impersonnalisme que le personnalisme, exemples tous deux de cet anthropomorphisme occulte qui, par des effets objectivants et donc mystifiants, sous-tend toute considération sur la divinité conduite en termes purement philosophiques et conceptuels. Si on reste dans les termes d’un pur et authentique anthropomorphisme qui, au moyen d’images hardies mais poétiques et suggestives, représente Dieu comme un homme vivant, alors le terme de personne attribué à Dieu ne fait qu’exprimer sa liberté extrême et illimitée et le symbole qui en résulte est celui de Dieu comme liberté absolue. Pour conclure sur ce point, dans l’expérience religieuse, la personnalité de Dieu est plutôt celle d’un Tu que celle d’un Je, puisque la réciprocité entre l’homme et Dieu est trop déséquilibrée pour que l’on puisse transférer à Dieu les caractères du je, dont nous faisons d’avantage l’expérience de la finitude que de sa possible infinité; mais l’expérience religieuse en Dieu, retrouve, outre celle-là, une personnalité plus profonde qui est la liberté même, essentielle et absolue, de Dieu. Je crois que cette double conception est la signification profonde de l’expression concise et splendide quoique difficile et non immédiatement transparente de Schelling Person sucht Person (XI 566) qui, à première vue, pourrait avoir la signification d’une pure exigence. Ce qui nous amène à la troisième interprétation du passage biblique en question qui est aussi celle qui me semble la plus adéquate et convenir le mieux.
La traduction la plus conforme me semble donc "je suis qui je suis", qui est une extraordinaire et stupéfiante expression de l'ironie divine, autrement dit de cette espèce de "dérision" où Dieu exprime si bien son inaccessible transcendance et sa liberté sans limite. Quand Dieu, face à la question qui lui est adressée par Moïse de connaître son nom pour pouvoir le transmettre aux fils d'Israël, répond: "Je suis qui je suis", il veut dire: "Mon nom je ne te le dis pas et même je ne veux pas te le dire: tu n'as pas besoin de le savoir. Pourquoi me le demandes-tu? Je suis qui je suis, c'est-à-dire je suis qui bon me semble et cela suffit. De cette question tu n'as pas à t'occuper: ne t'en mêle pas, cela ne te regarde pas." L'ego sum qui sum signifie donc en premier lieu le refus divin de dire son nom; ce qui d'un côté confirme l'insondable transcendance de Dieu, et donc son caractère innommable, qui n'est pas incompatible cependant avec le nom qui lui est donné historiquement ou symboliquement; ce qui d'un autre côté revient à revendiquer la liberté extrême et illimitée de Dieu et même à proposer une conception de Dieu comme liberté absolue sans qu'elle ait à être énoncée en termes conceptuels et objectivants. Au contraire, de même qu'en Dieu transcendance et indicibilité coïncident, de même inobjectivabilité et liberté s'identifient en lui en une convertibilité complète et significative. En second lieu, l'ego sum qui sum signifie aussi "je suis qui bon me semble"; ce qui ouvre un gouffre sur la mystérieuse profondeur de Dieu et fait entrevoir combien la liberté divine peut être abyssale quand elle signifie que l'être de Dieu dépend de sa volonté même.
La liberté de Dieu se laisse voir avant tout à travers son refus de répondre à la question qui, en réalité, est un refus de la question elle-même, comme lorsque Dieu répond à Jacob qui lui demande son nom: "Pourquoi me le demandes-tu?" (Gen. 32, 30) et à Manoakh qui le lui demande pour pouvoir l’honorer, il répond encore: Cur quaeris nomen meum? et ajoute quod est mirabile, c’est-à-dire il est mystérieux, indicible, caché (Juges, 13, 17). Mais la liberté divine se manifeste aussi par le fait que Dieu, en réalité, finit par révéler son nom, le faisant naturellement en termes symboliques révélatoires, bien loin de l’objectivation des termes explicites et définitoires. Dans le même passage de l’Exode, Dieu suggère à Moïse de se présenter aux fils d’Israël en disant: "Je-suis m’a envoyé à vous" ou le terme hébreu: éhiéh, Je suis, est tout à fait symbolique, bien différent de l’expression de la Septante, o ôn apestalken me pros umas, dont s’approche cette fois la Vulgate: Qui est misit me a vos, qui, de toute évidence sont des durcissements objectivants. Ainsi du reste est symbolique l’expression suggérée par Dieu même "Le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob" (Ex. 3, 15) qui est moins la définition de l’essence divine que la réévocation historique de ses manifestations. Symbolique aussi est le nom de Jaloux, zelotes nomen ejus, ò eos zèlôton onoma (Ex. 34, 14) surtout destiné à signifier son caractère unique et exclusif et à exprimer poétiquement le principe même du monothéisme, affirmé et exalté avec tant d’efficacité par Isaïe: Ego sum, ego sum Dominus (43, 11), Ego Deus et non est alius (45, 22; 46, 9). Et quand dans l’Exode Dieu dit expressément son nom ani YHVH [Je suis yhvh] (6, 2 et 20, 2; etc.), celui-ci demeure plus mystérieux que jamais, car la signification, mais aussi l’étymologie et la prononciation, en sont perdus, de sorte qu’une fois encore, sa fonction reste symbolique et, en ce sens, révélatoire.
La liberté de Dieu apparaît donc à la fois dans son refus de dire son nom et dans sa décision de le révéler: si ce refus manifeste la décision de réserver sa liberté et de la préserver de la moindre ingérence, cette révélation en raison de son caractère spontané et gratuit est une affirmation de liberté non moins forte. Dieu est liberté absolue, c’est-à-dire illimitée, et même arbitraire. Il fait tout ce qu’il veut: omnia quaecumque voluit fecit (Ps. 113b, 3; 134, 6). Il se révèle à qui il veut, par exemple davantage à Moïse et à Elie qu’aux autres. Il aime qui il veut et préfère qui il veut: Abel à Caïn, Isaac à Ismaël, Jacob à Esaü. Mais il déteste aussi qui il veut, par exemple Esaü (Mal. 1, 3) de sorte que la majorité sera soumise à la minorité; major serviet minori (Gen. 25, 23; Rom. 9, 12). Il est miséricordieux envers qui il veut: miserebor cui voluero, et clemens ero in quem mihi placuerit (Ex. 33, 19). Et aussi bien il poursuit de sa colère qui il veut, le niant cor intelligens et oculos videntes et aures qua possunt audire (Dt. 29, 3; Rom. 11, 8), et même endurcit le coeur et aveugle les yeux de qui il veut, car il n’a besoin ni de se convertir ni d’être sauvé (Is. 6,10).
Cet arbitraire divin est si impressionnant qu’il n’est pas étonnant que les mots d’Isaïe soient intégralement cités au moins trois fois dans le Nouveau Testament (Mt. 13, 14-16; Jn. 12, 40; Act. 28, 26-27) et que saint Paul s’emploie à tenir compte de l’objection qui semble s’élever de la conscience commune se faisant un devoir de répondre tiv oun eroumen? mè adikia para tô eô ? mè genoito [Qu’est-ce à dire? Dieu serait-il injuste? Certes non.] (Rom. 9, 14). Il n’y a pas d’injustice en Dieu précisément parce que Dieu fait miséricorde à qui il veut et endurcit qui il veut (cujus vult miseretur et quem vult indurat, v. 18); c’est justement parce que Dieu fait ce qu’il veut, parce que sa liberté est illimitée et arbitraire, parce que lui-même est liberté absolue, parce que, en somme, Dieu est Dieu ("Et toi, ô homme, qui es-tu pour disputer avec Dieu?" [v. 20] dit Paul à la suite de Job et Isaïe). Dieu ne décrète rien qui vaille en fonction des intentions et des actions humaines, mais seulement en fonction de la liberté qu’il a d’user de sa colère ou de sa miséricorde. L’unique point de référence est la liberté divine, qui est donc l’unique critère pour juger de ces décrets. Il s’agit non pas de proportionner la miséricorde ou la colère divine aux actions de l’homme, mais de ne pas séparer les décrets de Dieu de sa liberté, car Dieu est le maître, l’unique maître de ses propres actes.
Un Dieu dont la volonté serait limitée d’une quelconque façon serait anthropomorphique au sens dégradé du terme, même si la limite est la raison qui, quoique conçue comme absolue, est toujours katà anthrôpon [selon l’homme]. La volonté divine se situe au-delà de l’opposition du rationnel et de l’irrationnel, puisqu’on ne peut pas non plus la concevoir comme katà tychèn [selon le destin]. Arbitraire ne signifie pas caprice: arbitraire est le vouloir souverain, le vouloir qui veut parce qu’il veut, capricieux est le vouloir qui veut au hasard, aveuglément, qui veut parce qu’il lui prend de vouloir. La raison comme le hasard sont extérieurs au vouloir et seraient des limites imposées à la volonté divine qui, en revanche, doit être souveraine et absolue. L’expérience religieuse qui voit en Dieu le véritable centre affirme de par elle-même la liberté extrême, illimitée et arbitraire de Dieu. Naturellement cette affirmation est purement religieuse et en cela bien loin des conceptions purement philosophiques de l’arbitraire ou du volontarisme divin — en réalité plutôt rares dans l’histoire de la philosophie — qui en sont des durcissements conceptuels ou des transpositions rationalistes. Mais si avec ce terme d’arbitraire divin, on veut faire allusion à cette conception purement religieuse de Dieu comme liberté absolue, on ne voit pas comment on peut le repousser ou penser devoir s’en défendre. Il est vrai qu’à l’arbitraire divin entendu comme théorie philosophique est historiquement et logiquement liée l’hypothèse du malin génie, mais il est également vrai qu’en philosophie l’arbitraire divin est une des affirmations les plus nettes de la transcendance divine. Si l’on craint que l’arbitraire divin puisse, comme tel, obscurcir la distinction entre le bien et le mal dans le domaine moral, il ne faut pas oublier qu’il est justement la plus forte affirmation de l’infinie transcendance de Dieu, et surtout que le niveau de l’éthique est inférieur à celui de la métaphysique, s’il est question de philosophie, et à celui de l’expérience religieuse, s’il est question de religion.
Sans doute l'expérience religieuse révèle-t-elle en Dieu une certaine ambiguïté qui permet aussi de dire que Dieu est cruel; mais cette affirmation n'a de sens que si elle est dialectique, c'est-à-dire que si elle est accompagnée de l'affirmation que Dieu est bienveillant et attentionné "pur avec qui est pur, mais rusant avec les fourbes" (Ps. 17, 27); ce qui revient à dire seulement si elle est rapportée à la liberté suprême et illimitée de Dieu qui est liberté d'user de sa colère ou de sa miséricorde. L'arbitraire divin n'est donc pas en soi tel qu'il nous fasse désirer, même si c'est en vain, devoir s'en défendre; si inquiétant soit-il, il peut aussi susciter le désir d'y adhérer avec abandon et confiance. S'il est vrai que Dieu peut endurcir les cœurs et aveugler, il est également vrai qu'il peut secourir, sauver et rendre justice, et l'une et l'autre choses se peuvent faire précisément en raison de son arbitraire et de sa liberté illimitée. Quand il manifeste sa colère, il le fait par un décret de cette même liberté avec laquelle il peut aussi décider de manifester sa miséricorde. Pourquoi donc la philosophie considère-t-elle avec suspicion et défiance un libre arbitre, dont, comme en témoigne l'expérience religieuse, peut découler disgrâce et malheur, certes, mais aussi grâce et salut?
Du reste, même les événements du monde sont ambigus: ils peuvent être expliqués de façon particulière, mais aussi globalement, également par Dieu et par Satan, autant par la Providence que par le diable. Je n'oserais dire qu'il existe objectivement des raisons pour confirmer l'une ou l'autre hypothèse: il dépend du choix de chacun de supposer que le monde à un sens ou est livré à l'absurde, ce qui revient très exactement au dilemme: affirmer l'existence ou l'inexistence de Dieu. L'expérience religieuse consiste naturellement en la foi que Dieu existe, autrement dit que le monde a un sens; mais cela ne signifie pas qu'il faille concevoir la Providence comme une garantie contre l'arbitraire divin capable de dissiper l'inquiétude et la peur qui peuvent en découler. L'explication providentielle est en réalité on ne peut plus énigmatique: la Providence prend racine dans le mystère, elle est immergée dans l'insondable abîme qu'est la liberté divine. Ce n'est pas que la Providence annule ou atténue l'arbitraire divin; au contraire, seul l'arbitraire divin peut contenir en soi la Providence. L'unique lieu possible de la Providence est l'absolue liberté de Dieu: si celle-ci apparaît inquiétante, non moins inquiétante doit en résulter la Providence. Cela vaut non seulement pour les défenseurs de la Providence, mais aussi pour ceux qui tendent à la nier par peur de sombrer dans la justification généralisée de la théodicée. À ceux-là aussi il faut rappeler que c'est la liberté divine qui explique la Providence et non l'inverse; et la liberté divine, illimitée et arbitraire, a toujours une part d'ambiguïté.

 

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