l'éclat


Uri Orlev

Poèmes écrits
à Bergen-Belsen
en sa treizième année

 

 


PARUTION OCTOBRE 2011

Traduit par Sabine Huynh

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Publié avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah

 

ISBN 978-2-84162-233-7

96 p.

10 euros

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Préface par Patricia Farazzi et Michel Valensi
« Si c’est un enfant »

 



«Il a senti que ces paroles le concernent, qu’elles concernent tous les hommes qui souffrent, et nous en particulier; qu’elles nous concernent tous deux qui osons nous arrêter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée de soupe sur les épaules.» (Primo Levi, Si c’est un homme, p. 122)


1.

Quels mots peuvent dire la chose qui n’a pas de nom dans aucune langue, avant que l’Histoire, qui la reconnaît, ne la nomme «Shoah» ? La formule controversée d’Adorno: «Écrire un poème après Auschwitz est barbare», dit bien cette difficulté, mais n’aborde pas la question de savoir comment lire des poèmes qui ont été écrits pendant et dans la Shoah. À fortiori si c’est un enfant de treize ans qui les a écrits le soir sur les planches d’un châlit, puis les a recopiés soigneusement à l’encre bleue sur un petit carnet de 8 cm sur 13,5 cm qu’il gardait précieusement au creux de sa main. Les quinze (plus un) poèmes de Jerzy Henryk Orlowski (alias Uri Orlev) qui composent ce petit livre confirment qu’«écrire un poème pendant Auschwitz est un combat contre la barbarie», et le fait que l’auteur ait attendu soixante ans avant de se décider à les rendre publics pourrait nous induire à penser qu’une telle formule vaudrait aussi si l’on ôtait « pendant Auschwitz ». Alors oui: de tout temps, en tout lieu, écrire un poème est un combat contre la barbarie.

2.

La poésie accompagne l’enfant sans qu’il sache vraiment les raisons qui lui font réciter par cœur, devant une classe plus ou moins attentive et un maître sévère, «Le Pont Mirabeau», «L’infinito», «Pan Tadeusz», ou la «Lorelei». Il n’est pas sûr de tout comprendre, mais «c’est de la poésie» et le sens viendra avec la vie. Ce moment privilégié de l’enfance, suspendu entre les cours de calcul et de conjugaisons, reste dans les mémoires comme détaché du temps des savoirs nécessaires. Dans cet instant de solennité minuscule, l’enfant, les mains dans le dos, se tient debout devant le tableau noir, il veille à l’intonation, s’efforce de rendre la rime et détache les syllabes pour faire entendre chacun des pieds. «Com-me la vie est lente / et com-me l’Es-pé-rance est vi-o-lente…».

3.

Dans la nuit du camp, les mots murmurés de la poésie résonnent comme un long silence. Pour survivre, Primo Levi récite Dante sans cesse, qui lui rappelle que «vous n’avez pas été faits pour vivre comme des bêtes» (Enfer, XXVI, 119). Chaque déporté, dans sa langue, se remémore les bribes d’un poème appris à l’école, entendu à l’occasion d’une fête ou d’une cérémonie, chanté aux heures bienheureuses d’une occasion maintenant lointaine.

4.

Mais à quelle poésie peut s’accrocher l’enfant, encore presque intact, qui n’est pas encore rempli de mots et qui peut toucher du doigt le bout de ses souvenirs? Confronté à l’horreur du camp, l’enfant invente sa propre poésie, avec les quelques forces qui lui restent, comme s’il voulait construire entre le monde et lui un mur de mots si haut qu’il préserve le peu de lumière qui reste du côté de la vie. Il est son propre maître d’école qui lui intime l’ordre d’apprendre encore. Apprendre pour comprendre: c’est désormais une question de vie ou de mort. Pêle-mêle, alors, il assemble ce qu’il a sous les yeux: «Gamelle, tasse, couverture et puanteur», mais aussi la moindre parcelle de vie qu’il saisit au détour d’un regard, d’un geste familier, d’une triste fête d’anniversaire: «Le jour de l’anniversaire de Bouba / Nous faisons un vœu: / Pourvu que l’année prochaine / La paix règne.»
Au temps qu’il passe à assurer sa survie, il oppose un temps poétique dans lequel il a déjà survécu, un temps qui lui survivra quoi qu’il arrive, qui est celui du poème arraché à la barbarie des hommes. La trace qu’il est toujours vivant.

5.

Alors juché sur une table de fortune, dans ses godillots de chiffons et devant la chambrée réunie, Jerzy Henryk Orlowski récite d’une voix frêle: «Vous, dont les âmes sont en deuil, / Sachez que le destin de tout orage est de se calmer / Et que très vite le soleil revient toujours briller.» Royauté de l’enfant.