l'éclat


Théologie et utopie

Correspondance de Walter Benjamin et Gershom Scholem

1933-1940






 


PARUTION OCTOBRE 2010

Collection «Philosophie imaginaire»

Traduit de l’allemand par Didier Renault et Pierre Rusch

Postface de Stéphane Mosès

ISBN: 978-2-84162-216-0

 

320 p. environ

25 euros environ

 

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Avant-Propos de G. Scholem

Le présent livre doit sa naissance à un événement surprenant, sur lequel j’étais persuadé depuis des années qu’il était vain de compter. Il vient combler une lacune dont j’étais parfaitement conscient lors de la rédaction, en 1975, de mon livre Walter Benjamin, Histoire d’une amitié 1, et dont je n’imaginais pas qu’il me serait encore possible de la combler de mon vivant. J’étais en possession de la collection complète des lettres que Benjamin m’avait écrites, mais pas de celles que je lui avais adressées. Comme nous ne disposions que très exceptionnellement d’une machine à écrire, et que nous n’avions donc pas automatiquement de copies de nos lettres, je ne possédais que dans un tout petit nombre de cas soit des brouillons, soit des copies complètes, soit encore des copies de passages de lettres que j’avais voulu conserver pour des raisons particulières. Après 1945, il était clair pour moi qu’il y avait fort peu de chances de voir réapparaître ces lettres. Il s’avéra en effet bientôt que les documents qui étaient tombés dans les mains de la Gestapo avaient été détruits dans une très large proportion.
J’ignorais qu’en l’occurrence avaient eu lieu deux processus distincts. Il y avait eu d’une part la saisie de tous les papiers demeurés dans le logement berlinois de Benjamin, et parmi eux de toutes les lettres qui lui furent adressées jusqu’en mars 1933, d’autre part la confiscation, peu après l’entrée des troupes allemandes à Paris, des documents laissés à son domicile parisien du 10 rue Dombasle. Il est certain que ces deux ensembles de documents n’ont jamais été rassemblés. Je ne suis pas en mesure de juger si, selon le système employé par la Gestapo, ce rassemblement aurait eu lieu. Ce que je tiens en revanche directement du sous-directeur des Archives centrales de la République Démocratique Allemande à Potsdam, où je fus reçu avec la plus grande obligeance en octobre 1966, c’est que les papiers de Benjamin avaient été rangés, à la suite d’une confusion technique, dans les archives de la Pariser Tageszeitung 2. Tandis que conformément à une ordonnance de février 1945, alors qu’il était devenu parfaitement clair pour les chefs de la Gestapo que la guerre était perdue, pratiquement tous les documents et papiers qui composaient leurs archives furent détruits, et donc parmi eux toutes mes lettres à Benjamin antérieures à février 1933, les archives de la Pariser Tageszeitung échappèrent à la destruction en raison d’un acte de sabotage de l’un des responsables. Les papiers parisiens de Benjamin furent donc transférés en Russie en tant que part de ces archives, et y restèrent environ quinze ans. Ce n’est qu’en 1960, lorsque fut prise en haut lieu la décision de rapatrier en RDA les collections provenant de musées, de bibliothèques et d’archives, que cette collection se retrouva dans les Archives centrales de Postdam.
Lorsqu’on en fit l’inventaire, il s’avéra qu’elle contenait également deux caisses de documents sans aucun rapport avec la Pariser Tageszeitung, dans lesquelles se trouvaient les papiers de Benjamin qui avaient été confisqués dans son logement parisien. Ces papiers se composaient en très faible partie de notes de Benjamin lui-même, et surtout de lettres qui lui avaient été adressées. C’était une habitude profondément enracinée dans la nature de Benjamin de conserver les lettres et les cartes postales qu’il recevait. Nous disposons ainsi d’une ample documentation sur la biographie de Benjamin entre 1933 et 1940, même si elle est à sens unique, seulement composée de lettres adressées à lui.
Après la restitution, les Archives centrales de Postdam entreprirent un premier classement le plus souvent assez approximatif, lors duquel les ensembles les plus significatifs furent rassemblés dans des dossiers séparés, comme par exemple mes propres lettres, celles de son ex-femme Dora, et celles de son fils Stefan3. Il fallut quelques années supplémentaires pour que les éditions Suhrkamp eussent vent de l’existence de ces lettres, en partie par l’intermédiaire de collaborateurs qui étudiaient les Archives Brecht, alors conservées à Berlin Est, mais aussi par les récits de l’économiste Alfred Sohn-Rethel (Birmingham), un ancien collaborateur de l’Institut für Sozialforschung, qui avait lui-même vu ces papiers à l’occasion d’une visite à Postdam. C’est ainsi que j’appris que mes lettres de cette époque se trouvaient elles aussi à Postdam, ce qui me fut également confirmé directement par le Dr Gerhard Seidel, alors l’un des responsables des Archives Brecht, à qui j’avais posé la question. On me conseilla d’adresser une requête au Ministère de l’Intérieur pour obtenir l’autorisation d’examiner ce fonds documentaire, ce que je fis sans obtenir la moindre réponse. La situation n’évolua qu’à la fin septembre 1966, quand j’eus la possibilité, à l’occasion d’un congrès universitaire, de rencontrer à Bucarest deux responsables de l’Académie Allemande des Sciences de RDA et de leur expliquer précisément ma situation et les raisons de mon intérêt dans cette affaire; peu de jours après, je reçus de la part de l’Académie des Sciences une invitation pour Berlin et Postdam, où il me serait possible d’examiner les documents du fonds Benjamin et d’en obtenir des photocopies. Je pus donc y travailler quelques jours d’octobre 1966, et m’assurer que la quasi-totalité de mes lettres de cette période s’y trouvait bien. On me garantit que l’on me ferait parvenir des photocopies de toutes ces lettres, en plus d’un certain nombre d’autres auxquelles j’attachais du prix. L’année 1967 passa sans que cet envoi ait lieu, manifestement en raison d’instructions données en haut lieu. Entre temps, les papiers de Benjamin avaient été transférés des Archives de Postdam à celles de l’Académie des Beaux-arts de RDA à Berlin-Est.
Dans le livre évoqué plus haut, Histoire d’une amitié, je mentionnais cette «source d’information de premier ordre» qu’il me fut impossible de mettre à profit pendant encore dix ans. «Si ce matériel devenait un jour accessible, il serait possible de fournir une documentation complète, occupant le volume d’un livre, sur nos relations au cours de ces années 4.» C’est cette documentation qui fait l’objet du présent livre. La possibilité inattendue de la présenter au lecteur est due avant tout à l’aide et à l’intervention du poète Stephan Hermlin et du Ministre de la Culture de RDA, Monsieur Johannes Hoffmann, que je souhaite remercier ici une nouvelle fois. La réception de ces photocopies en novembre 1977 fut le cadeau le plus précieux et le plus réjouissant que je pouvais espérer à l’occasion de mon quatre-vingtième anniversaire.
J’ai consacré une part non négligeable de mon temps de travail des années 1978 et 1979 à la préparation de cette publication. Il s’est avéré que mes lettres ont, elles aussi, été conservées en quasi-totalité. Deux d’entre elles n’ont été préservées qu’à moitié, puisque dans un cas le premier feuillet, dans l’autre le second, n’ont pas été retrouvés, ce qui est très regrettable en particulier dans le cas d’une lettre où je m’exprimais longuement à propos de Kafka. Par ailleurs, l’original de la dernière de mes lettres (n° 128), dont je n’ai conservé que la copie d’un passage qui m’importait tout particulièrement, fait également toujours défaut. Manquent aussi deux cartes postales au contenu purement technique, qui portaient sur les arrangements de notre rencontre à Paris en février 1938. Peut-être ces documents réapparaîtront-ils également à l’occasion d’une recherche plus minutieuse.
Les lettres des deux correspondants sont restituées intégralement. Dans un tout petit nombre de cas, j’ai remplacé des mots, et en quatre endroits, j’ai supprimé des déclarations de nature très personnelle, qui concernent partiellement des personnes encore vivantes et pourraient avoir un caractère diffamatoire. J’en assume la pleine responsabilité. Je tiens à préciser ici qu’aucune de ces déclarations ne concerne l’Institut für Sozialforschung ou l’un de ses collaborateurs actifs de l’époque.
Pour illustrer la situation extrêmement précaire qui était déjà celle de Walter Benjamin avant la prise du pouvoir par Hitler, j’ai aussi reproduit ici intégralement les onze lettres et cartes postales qu’il m’avait adressées du 25 juin 1932 au 28 février 1933. Elles me semblent importantes pour la compréhension de la situation de Benjamin, telle qu’elle avait commencé à se dessiner dès les débuts du gouvernement von Papen. Seules deux de ces lettres avaient été publiées dans le recueil de 1966 5, et dans celles-ci, précisément, le caractère désolant de sa situation ne transparaît qu’allusivement, sous la forme d’une sorte de synthèse rétrospective. Le présent livre se compose donc maintenant de 128 lettres. Les onze premières font office d’introduction, et elles sont suivies de notre correspondance présentée dans un ordre chronologique rigoureux, 61 lettres et cartes de Benjamin, 55 lettres de moi, et une lettre de son ex-épouse Dora qui m’est adressée. Je n’avais pu intégrer au recueil de 1966 que 29 lettres de Benjamin, en partie abrégées. De même que les lettres de l’été et de l’automne 1932 sont d’une certaine manière le prélude de notre correspondance, j’ai ajouté à la fin, ou pour mieux dire à l’interruption abrupte de nos échanges après février 1940 – je n’ai jamais reçu la réponse que Benjamin, selon le témoignage de Hannah Arendt, aurait faite à ma dernière lettre – une conclusion portant sur la disparition de mon ami. Il s’agit d’un passage repris de mon livre Histoire d’une amitié ; je ne doute pas que de nombreux lecteurs du présent volume aient eu ou auront l’occasion de lire les dix dernières pages de ce livre.

La présente publication, si elle jette une lumière nouvelle sur Benjamin et sur des aspects non négligeables de sa personnalité, éclairera aussi sans doute d’un jour nouveau nos relations. Elle corrigera ainsi un certain nombre d’indications que j’avais notées dans mon livre sur Benjamin en me fiant exclusivement à mes souvenirs, bien que les présentes lettres viennent dans l’ensemble en confirmer la justesse. Parmi ces indications, il faut mentionner que ces lettres apportent des informations plus précises sur les réflexions auxquelles nous nous livrions tous deux concernant la possibilité d’un séjour prolongé (permanent?) de Benjamin en Israël. La littérature critique foisonne, sur ce thème comme sur d’autres, d’indications et d’affirmations erronées qui reposent en partie sur l’ignorance des documents, mais également sur une interprétation fondamentalement incorrecte de ma propre attitude.
On ne cesse en effet de m’attribuer l’intention de «persuader» Benjamin de venir s’installer en Palestine/Israël. Rien ne saurait être plus éloigné de mon attitude véritable. Durant les longues années de notre amitié, y compris dans les lettres avant 1933, il ne pouvait certes subsister aucun doute sur les choix et les décisions que j’avais arrêtés pour ma propre existence, mais il ne m’est jamais arrivé, ce qui eut d’ailleurs été profondément contraire à ma nature, de vouloir pousser quiconque vers une telle décision, surtout pas un être aussi complexe que Benjamin. Une telle imputation est donc absurde, et les présentes lettres montrent à quel point nos approches divergeaient dans cette discussion. Les schématisations grossières de nombreux commentateurs sont donc ici totalement hors de propos. En outre, ainsi que le prouvent ses lettres à Florens Christian Rang – abstraction faite de mon propre témoignage –, Benjamin était parfaitement à même de faire la distinction entre une prise de position face au phénomène juif et une éventuelle décision de venir en Palestine.
Je crois devoir ajouter ici quelques mots à propos d’Ernst Bloch, qui apparaît, aussi bien dans les lettres que Benjamin m’adressait depuis 1920 que dans la correspondance présentée ici, sous un jour quelque peu équivoque. J’ai en effet pu me demander s’il ne conviendrait pas d’abréger considérablement ma lettre du 25 août 1935, dans laquelle je qualifie en termes très sévères l’attitude de Bloch à l’égard de Benjamin. Après tant d’années et tant de temps passé à me familiariser avec son œuvre, mon jugement sur Bloch diffère aujourd’hui des réactions passionnées que j’ai consignées dans les années 1920 et 1930. On trouvera un jugement responsable et mûri de ma part sur Bloch et son œuvre dans l’article que j’ai rédigé à l’occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire, paru dans l’hebdomadaire Der Spiegel du 7 juillet 1975 6. Les relations entre Benjamin et Bloch ont été marquées de fortes oscillations et de vives tensions, et j’ai probablement été le principal témoin des réactions de Benjamin aux différents stades de leurs relations. Qu’en dépit de toutes les tensions ait régné entre eux une sorte d’équilibre précaire, de telle sorte qu’ils n’en sont jamais arrivés jusqu’à un point de rupture, prouve la puissance des liens qui unissaient ces deux hommes hors du commun. Nul n’est en mesure de dire comment ces relations auraient évolué si Benjamin avait survécu. J’ai donc pris la décision de ne pas supprimer les témoignages significatifs des présentes lettres, même si je les regarde aujourd’hui d’un œil critique ou dubitatif. À mon sens, nul d’entre nous ne peut aujourd’hui sonder dans toute sa profondeur la situation de ces deux hommes, si proches et si différents, et qui, lors de leurs discussions, pouvaient tout aussi bien s’enflammer mutuellement que diriger l’un sur l’autre un feu nourri.
Le lecteur de ces lettres se posera sans aucun doute encore une autre question: pourquoi n’ai-je pas moi-même tiré directement les conséquences des descriptions parfois catastrophiques et bouleversantes que Benjamin me faisait de sa situation financière, telles qu’on les lira dans les pages suivantes? Je pourrais répondre à cette question, mais je ne le souhaite pas.

Un certain nombre d’erreurs de lecture qui s’étaient glissées dans les publications partielles précédentes ont naturellement été corrigées pour cette édition. J’ai également corrigé les annotations, qui sont ici plus détaillées. Dans la mesure où je les ai remarquées, j’ai aussi rectifié directement un certain nombre de fautes d’orthographe dans la transcription de noms propres. Benjamin n’avait pas une mémoire orthographique très fidèle. En revanche, j’ai conservé autant que possible la ponctuation originale, puisqu’elle est caractéristique de notre style de l’époque. Les dates ont systématiquement été placées dans le coin supérieur droit des lettres, pour faciliter l’orientation chronologique; en réalité, Benjamin plaçait toujours la date dans le coin inférieur gauche, en fin de lettre.

Jérusalem, juillet 1979
1. Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, trad. fr. Paul Kessler, Paris, Calmann-Lévy, 1981 [rééd. Paris, Press-Pocket]. Cet ouvrage sera désormais cité: Scholem, Benjamin. (N.d.t.)

2. Quotidien de l’émigration allemande, fondé en 1933 sous le nom de Pariser Tagesblatt. (N.d.t.)

3. Dora, née Kellner, puis épouse Pollack, fut mariée à Benjamin de 1917 à 1921. Leur fils Stefan naquit en 1918. (N.d.t.)

4. G. Scholem, Benjamin, p. 217-218.

5. C’est le recueil de lettres en deux volumes traduit par Guy Petitdemange aux Éditions Aubier-Montaigne en 1979 [désormais Correspondance]. (N.d.t.)

6. On peut désormais lire ce texte en français: «Dieu réside-t-il dans le cœur d’un athée? Sur Ernst Bloch», tr. fr. M. de Launay, in Cahier de l’Herne. Scholem, Paris, 2010, p. 154-157.(N.d.é.).