éditions de l'éclat, philosophie

MAZZINO MONTINARI
«LA VOLONTÉ DE PUISSANCE » N'EXISTE PAS


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L'art vénérable
de lire Nietzsche

 




1. N.d.e. – «L'art vénérable de lire Nietzsche» est le texte d'une conférence tenue à Munich en septembre 1981, puis au Wissenschaftskolleg de Berlin (janvier 1982) et à l'Université de Tübingen (février 1982) qui fut publié à deux reprises, avec de légères modifications : « Nietzsche Lesen», in Nietzsche lesen, Walter de Gruyter, Berlin-New York 1982, pp. 1-9; «L'onorevole arte di leggere Nietzsche», in: Belfagor, anno xli (1986), n° 3, pp. 335-340.

2. N.d.t. – Rappelons que Giorgio Colli est mort en 1979.

3. Cf. Par exemple, S. Barbera & G. Campioni, Il Genio tiranno, Milan, 1983.

4. Thomas Mann, Nietzsche Philosophie im Lichte unserer Erfährung (1947) in Gesammelte Werke, Berlin, 1956, band 10, p. 669.

5. C. A. Bernoulli, Franz Overbeck und Friedrich Nietzsche. Eine Freundschaft, Iéna, 1908, vol. 2, p. 423.

6. Karl Jaspers, Nietzsche. Einführung in das Verständnis seines Philosophierens, Berlin 1947, p. 456.

7. Cf. Humain, trop humain, aph. 483 et L'Antéchrist, § 54.

8. Thomas Mann, loc. cit.

9. N.d.e. – Montinari fait allusion à la sentence de Zénon stoïque (cf. Diogène Laërce VII,4) selon la traduction latine que Schopenhauer place au début du chapitre des Parerga et Paralipomena intitulé « Spéculation transcendante sur l'apparent dessein intentionnel dans le destin de l'individu » : « [...] le hasard, qui nous joue de nombreux mauvais tours et souvent même perfides et prémédités, s'avère de temps en temps particulièrement favorable, ou encore prend grand soin de nous. Dans toutes ces circonstances nous reconnaissons en lui la main de la providence, de manière plus évidente ensuite, quand il nous conduit vers une fin heureuse contre notre propre intention et même par des chemins que nous aurions tendance à craindre. Dans ce cas, nous en arrivons à dire : “tunc bene navigavi, cum naufragium feci” ». Nietzsche se moque de cette sentence dans le fragment posthume 3[19], daté de mars 1875, dans lequel il réfléchit sur la force du hasard dans le choix d'une profession et de la direction à donner à sa propre vie : « L'homme choisit sa profession quand il n'est pas encore en mesure de choisir: il ne connaît pas les différentes professions, il ne se connaît pas lui-même [...] A la fin de sa vie, toutefois, il s'est habitué. On peut alors se tromper soi-même sur sa propre vie et faire l'éloge de sa propre stupidité : bene navigavi cum naufragium feci, et entonner même un hymne à la “providence”.» Dans le paragraphe 4 du Cas Wagner, la formule de Schopenhauer est appliquée à l'évolution intellectuelle de Wagner et au passage de la jeune philosophie feuerbachienne au pessimisme schopenhauérien : « L'écueil sur lequel il s'était échoué, eh bien, s'il l'interprétait comme le but, l'intention dernière, le sens véritable de son périple? Échouer là – n'était-ce pas aussi un but? Bene navigavi, cum naufragium feci... Et il traduisit l'Anneau en langage schopenhauérien.» Au cours de la dernière année de sa vie consciente, Nietzsche applique cette maxime, inversée, à sa propre vie : « [...] il me manque la notion de “futur”, je vois devant moi comme au-delà d'une surface lisse : sans aucun souhait, sans le moindre petit vœu, sans faire de projets, ni vouloir que les choses aillent autrement. Plutôt seulement ce qui nous est défendu par ce fameux saint épicurien : le souci du lendemain <Mat. 6, 34>... c'est mon seul secret : je sais aujourd'hui ce qui doit arriver demain. Naufragium feci: bene navigavi. » (16[44] 1888, cf. aussi la lettre à Brandes du 23 mai 1888).

10. N.d.t. – En 1937, Daniel Halévy écrivait : «Je me demande si on ne se met pas de soi-même sur une mauvaise voie en se donnant pour sujet de réflexion : Nietzsche et nos problèmes. Car Nietzsche est essentiellement un homme qui s'est délibérément écarté des problèmes communs, qui s'était assigné des problèmes à lui. » «Post scripta» à Nietzsche, Grasset, Paris, 1944, p. 544.

11. N.d.e. – Ce volume n'est pas encore paru dans l'édition française.

12 Cf. l'introduction du volume de fragments de cette période dans l'édition allemande (tome VII, 1, pp. VI sq).

13. N.d.t. – « Sempiternelle discussion » sur laquelle, hélas, il nous faut revenir ici. Mais «...“c'est ta malveillance et ce sont tes actes qui me contraignent à agir comme je le fais malgré moi” (Sophocle, Electre, v. 620) ou, en d'autres termes, si quelqu'un a mordu dans une sorbe perfide, il faut bien qu'il la recrache. » C. Michelstaedter, La Persuasion et la rhétorique, tr. fr., L'éclat, Combas, 1989, p. 37.

14. N.d.e. – Montinari fait référence à une formule d'Eugenio Garin citée au début de son volume Filosofia e scienze nel Novecento (Bari, Laterza, 1978, pp. XI-XII): « Trop souvent, [...] dans le commentaire de certains textes, on laisse dans l'ombre par mauvaise foi ou par simple ignorance, l'ensemble de circonstances qui firent qu'ils virent le jour: [...]. Et on ne fait pas toujours la distinction entre le surgissement originaire d'un texte dans l'œuvre d'un penseur et sa résurgence, ou sa diffusion, en d'autres temps et contextes. [...] Ainsi la tragédie du vingtième siècle a déplacé souvent, par rapport à leur composition, la diffusion d'écrits sertis d'actualité ; ou a contribué à en différer la lecture à des moments où les questions auxquelles ils étaient appelés à répondre étaient très différentes de celles qui les avaient suscités ; ou elle a déterminé de nouvelles lectures et une renaissance, quelquefois à contre-sens et déconcertantes. Le phénomène de ces “lectures différées”, des inédits sollicités par les éditeurs posthumes, des fragments utilisés selon des dosages et des montages tendancieux, allant même jusqu'à la falsification [...] s'est amplifié au vingtième siècle. » Dans un article consacré au rapport entre l'historien Delio Cantimori e Nietzsche, Montinari citait l'avertissement de Garin en le commentant : « Ces indications me semblent très précieuses, même si elles ne concernent qu'un seul aspect du problème lié au rapport entre les textes tels qu'un auteur les a conçus et leur réception par des lecteurs, et dans ce cas des lecteurs posthumes. Des malentendus et mêmes des falsifications, germes de légendes postérieures, peuvent aussi advenir du vivant même de l'auteur. Mais ce n'est que partiellement le cas pour Nietzsche, alors que la postérité de Nietzsche représente un modèle exemplaire de lecture différée, avec tous les éléments dont parle Garin : inédits sollicités par des éditeurs posthumes, compilation de fragments, montages tendancieux, jusqu'à la très célèbre falsification de la prétendue œuvre principale de Nietzsche dont nous savons aujourd'hui qu'elle n'existe pas : La Volonté de puissance. » (Mazzino Montinari, « Delio Cantimori e Nietzsche », in Su Nietzsche, Editori Riuniti, Roma, 1981, pp. 106-107).

15. F. Nietzsche, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe édité par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, dtv – de Gruyter, München 1980, vol. 14.

16. Pour l'histoire des études sur Nietzsche après 1945, voir le volume collectif édité par Jörg Salaquarda, Nietzsche, Darmstadt, 1980 (en particulier l'introduction de Salaquarda) ; pour ce qui concerne la situation actuelle, cf. Bernhard Lypp, « Nietzsche : ein Literaturbericht », Philosophische Rundschau 1982, H. 1-2.

17. F. Nietzsche, Aurore, OPC IV, p. 18 (tr. fr. J.-C. Hémery).

 1.

Cela fait près de vingt-cinq ans que je m'occupe de l'édition critique des écrits de Friedrich Nietzsche, et le peu de choses que j'ai écrit moi-même n'a jamais eu d'autre but que celui d'inciter à la lecture de Nietzsche. De fait, cette édition est-elle finalement autre chose que la proposition de lire Nietzsche de manière nouvelle et différente ?

Depuis quelque années déjà, nous assistons à un retour de Nietzsche qui présente des aspects tout à fait dignes d'intérêt, mais également très ambigus. On peut même aller jusqu'à dire qu'un nouveau mythe est en train de se former autour de son nom, au sein d'un vaste syncrétisme culturel où coexistent des éléments d'une idéologie conservatrice et réactionnaire avec des éléments d'inspiration marxiste, anarchiste ou de ‘gauche' de manière plus générale. L'édition voulue et fondée par Giorgio Colli, que j'ai réalisée avec lui et qu'il me faut désormais continuer sans lui2, a contribué à ce retour. Il me semble toutefois que notre travail n'a pas encore donné tous ses fruits, dans la mesure surtout où il est une proposition de lecture nouvelle et différente de ses œuvres. Certes, l'édition en elle-même ne peut empêcher que soient soutenues des interprétations déformées de la pensée de Nietzsche, de la même manière que les précédentes éditions imparfaites ou quelquefois falsificatrices n'ont pas empêché des interprétations de haut niveau qui font partie désormais, et à juste titre, de la tradition des études sur Nietzsche : je pense à Löwith, Jaspers, Heidegger, Fink, Andler, Salin. De nombreux travaux actuels en Allemagne (Müller-Lauter, Salaquarda, Lypp) et, dans une plus large mesure, en Italie, s'appuient précisément sur la nouvelle édition critique des œuvres de Nietzsche, tandis que dans le domaine de la recherche historique sur les sources, des éléments importants pour la reconstruction de la culture qui a directement précédé, accompagné et suivi sa pensée sont mis en lumière3. Tout cela advient simultanément et grâce à l'édition critique, mais ne peut certes pas empêcher que voit le jour en Allemagne, comme en France ou en Italie, une sorte de nouveau nietzschéisme, du simple fait que les soi-disant besoins intellectuels de masse et les phénomènes de mode culturelle de notre époque répondent à des lois et à des causes contre lesquelles l'esprit critique et le sens historique sont réduits à l'impuissance ou, mieux encore, ne peuvent rien tant que ces causes n'ont pas disparu.

Le mouvement pour une nouvelle édition des œuvres de Nietzsche est parti d'Italie et de France, dans la mesure où, au début des années soixante, existait, en Italie comme en France, la possibilité de proposer un accès différent à sa pensée. En effet, après 1956, l'hégémonie de la conception marxiste du monde avait commencé à vaciller, et non pas à la faveur de tel ou tel nouvel idéalisme ou nouvel historicisme, qui avaient eux aussi fait les frais d'une certaine méfiance à l'égard de toute forme de philosophie optimiste de l'histoire et des idéologies. Dès lors, le projet de Giorgio Colli a pu se concrétiser, bien qu'il soit né de manière tout à fait indépendante, puisqu'il avait été conçu dès 1949, mais n'avait pu trouver jusqu'alors de terrain favorable.

2.

Pour ma part, ma rencontre renouvelée avec la pensée de Nietzsche précède de peu ma collaboration au projet de l'édition critique, qui démarra en 1958 et commença de se réaliser en 1961. Sans devenir nietzschéen, je lisais Nietzsche comme critique des idéologies, pour reprendre les choses au début (au sens philosophique). Par ailleurs, la lecture simultanée et systématique de Thomas Mann, dès 1953 – que je considérais comme une garantie contre tout glissement antidémocratique et qui avait écrit : « Celui qui prend Nietzsche au pied de la lettre, celui qui le croit, est perdu4 » – fut alors très précieuse.

Plus que tout autre auteur, Nietzsche devient, pour celui qui le lit, une sorte d'expérience vécue. Il nous incite à nous poser des questions radicales, il prétend à une discussion étroite avec ses pensées, il nous aide à nous libérer de la tartuferie morale, à abandonner ces préjugés auxquels nous étions attachés, mais aussi à le contredire résolument. Le radicalisme et l'honnêteté de sa pensée conviennent précisément à ces lecteurs non disposés à devenir ses adeptes. Comme ce fut le cas du seul véritable ami de Nietzsche, qui fut son pareil, l'esprit libre, le théologien athée, l'historien de l'Église, le bâlois Franz Overbeck qui, à l'occasion de la mort de Nietzsche, écrivait : « Nietzsche est la personne auprès de laquelle j'ai respiré la plus grande liberté, la personne, parmi celles qu'il m'a été donné de connaître, avec laquelle j'ai le mieux et avec la plus grande satisfaction exercé mes poumons à ce souffle de liberté. Son amitié dans la vie est un bien trop précieux, pour que je puisse jamais avoir envie de me laisser ruiner par quelque forme de fanatisme que ce soit5. » Et, ajouterons-nous, mieux vaut, pour celui qui n'est pas en mesure de respirer plus librement à son contact, qu'il ne le lise pas. En somme : si l'on peut encore aujourd'hui être c‘rétien ou bouddhiste, marxiste ou freudien, il n'est pas possible et même indécent d'être nietzschéen. Ou, pour reprendre une formule de Jaspers : « Celui qui est attaché à de vieux dogmatismes est toujours plus sincère, plus honnête que celui qui dogmatise les pensées de Nietzsche6. » En réalité, la pire manière de lire Nietzsche – qui définit lui-même les convictions comme des prisons, et même comme les pires ennemis de la vérité plus encore que les mensonges7 –, consiste à extraire du flux puissant et inquiet de sa pensée des dogmes desséchés et systématisés. C'est ce qu'ont fait non seulement les nietzschéens littéraires de la fin du siècle dernier, comme D'Annunzio, ou les idéologues nazis comme Bäumler, mais aussi, à contre-emploi, les idéologues marxistes comme Lukács ou d'autres anti-nietzschéens contemporains, qui ont cru pouvoir liquider Nietzsche avec le fascisme.

3.

Mais si lire Nietzsche c'est – comme le dit Thomas Mann – un art qui n'admet aucune simplification vulgaire, mais qui nécessite au contraire « ruses, ironies et réserves8 » en tout genre, la libération dont on fait l'expérience à sa lecture ne doit pas non plus être comprise comme un désengagement présomptueux et commode à l'égard de tout et de tous. Suivre jusque dans les détails, avec l'empathie de l'historien et la fidélité du philologue, les péripéties de la pensée de Nietzsche jusqu'à son naufrage final (bene navigavi, naufragium feci)9, signifie reconstruire une vie et une œuvre uniques en leur genre, qui ont toute leur dignité, toute leur signification exemplaire à son époque comme encore à la nôtre. Apprendre de lui son engagement, son esprit critique, peut-être aussi sa méthode – mais rien de plus, ce qui n'est certes pas rien. Nos questions ne sont pas ses questions10, mais elles en découlent directement ; ses réponses ne sont pas nos réponses. Interpréter Nietzsche signifie, avant tout, le lire avec les instruments de la critique philologique et historique, puis continuer de penser après lui.

Dans quelle mesure et de quelle manière, le travail critique de l'édition contribue à une lecture et à une interprétation de Nietzsche au sens que je viens de développer ?

1) En tant que notre édition présente chaque œuvre de Nietzsche l'une après l'autre comme la configuration philosophique et artistique de cours de pensée déterminés à une période déterminée de sa vie et de son travail créatif.

2) En tant qu'elle établit un rapport interne entre l'œuvre et les fragments posthumes, tout ce que Nietzsche pensa et écrivit pour lui, avant de donner une forme définitive à telle ou telle œuvre.

3) En tant que l'examen des sources des œuvres et des fragments posthumes situe Nietzsche dans une relation féconde avec ses prédécesseurs, ses contemporains et ceux qui vinrent après lui.

En d'autres termes, l'édition critique rend possible une lecture philologique et historique de l'œuvre de Nietzsche qui doit être le présupposé de toute interprétation philosophique.

4.

Les trois points de vue que j'ai rappelés précédemment peuvent être illustrés par trois exemples concrets :

Le premier point concerne la genèse du texte des œuvres de Nietzsche. Ainsi, il ne sera pas inutile d'apprendre grâce à l'appareil critique de l'édition, que le protagoniste d'Ainsi parlait Zarathoustra, publié au printemps 1883, était à l'origine le personnage principal de toute une série d'aphorismes du Gai Savoir, écrits à l'automne 1881. Parmi lesquels on trouve également l'important et fameux aphorisme 125 sur la mort de Dieu. Dans les notes préparatoires de 1881, l'« insensé » de la rédaction définitive était Zarathoustra lui-même. Ce nom est mis de côté pour annoncer, dans Ainsi parlait Zarathoustra, non pas tant la mort de Dieu, que la pensée de l'éternel retour du même, cette pensée au voisinage immédiat de laquelle avait surgi en août 1881 la figure de Zarathoustra.

En général, les variantes de l'appareil critique, y compris celles de moindre importance, montrent à quel point Nietzsche travaillait scrupuleusement le choix des mots pour accentuer ou nuancer ses pensées. Pas une image, pas un terme, pas même un signe de ponctuation qui soient dûs au hasard. Exercer sa propre patience, suivre ses transformations, enrichit le lecteur, le rend plus perspicace, plus attentif et aussi plus méfiant (envers lui-même et envers Nietzsche).

Le deuxième point concerne le rapport entre l'œuvre posthume et l'œuvre publiée. Nous ne nous attarderons pas ici sur la sempiternelle question – largement débattue en Allemagne – qui consiste à se demander laquelle a plus d'importance et nous la laisserons aux « spéculateurs » et à ceux qui se plaisent à débattre des questions de principe. Nous nous contenterons de constater que l'œuvre publiée et les fragments posthumes sont dans un rapport que l'on peut définir d'intégration et d'éclairage réciproque – à condition de pouvoir lire ces derniers chronologiquement et non pas selon des ordres systématiques et arbitraires. Et il me faut sur ce point donner trois exemples.

I. Dans La Naissance de la tragédie, on peut distinguer deux filons différents : d'un côté celui concernant la mort de la tragédie à cause du socratisme et de l'« esthétique consciente (ou réfléchie) » d'Euripide, et de l'autre celui où Nietzsche développe l'antagonisme « dionysiaque-apollinien ». Toutefois, en étudiant les travaux préparatoires du livre sur la tragédie, on découvre que son noyau le plus ancien (qui remonte jusqu'en 1868) c'est la polémique contre le socratisme, à savoir le thème de la décadence et de la mort de la tragédie grecque, et non celui de sa naissance. Par contre, ce n'est que plus tard, au cours de l'été 1870, avec l'écrit posthume sur La Conception dionysiaque du monde, qu'apparaît le couple célèbre « dionysiaque-apollinien ». À la lumière de cette naissance successive, mise en évidence par les travaux préparatoires, les écrits et les fragments posthumes qui précédent la publication de La Naissance de la tragédie (au début 1872), on se rend compte à quel point les deux filons – socratisme (et donc mort de la tragédie) et dionysiaque-apollinien (donc naissance de la tragédie) – ne sont pas parfaitement mêlés dans la rédaction finale. Du reste, le problème de l'interprétation de La Naissance de la tragédie est bien loin d'être résolu, et il ne fait pas de doute qu'une lecture attentive et lente du très riche matériau posthume pourrait donner de nouveaux résultats, d'autant plus que les sources importantes de Nietzsche, que l'on peut retrouver dans les fragments posthumes, n'ont pas encore fait l'objet d'études. Sur ce dernier point, un exemple me semble particulièrement intéressant et je voudrais profiter de cette occasion pour y faire allusion, même s'il ne me sera pas possible de le développer complètement. Tout le monde sait que la polémique de Nietzsche contre Euripide est d'origine romantique. Elle remonte aux Leçons sur l'art et la littérature dramatique (1809) d'August Wilhelm Schlegel, qui reprenaient, sur ce point comme sur nombre d'autres questions, les argumentations de Friedrich Schlegel dans l'écrit Sur l'étude de la poésie grecque (1797). Par contre, ce qui est sans précédent, c'est l'accouplement Socrate-Euripide qui caractérise La Naissance de la tragédie et qui, comme nous l'avons dit, se retrouve dès les premières notes de Nietzsche et en particulier dans la conférence tenue à Bâle le 1er février 1870, sous le titre Socrate et la tragédie. Ce fut cette conférence qui suscita – du fait de la thèse sensationnelle, qui y était soutenue, d'un Socrate allié d'Euripide et du socratisme comme cause déterminante de la mort de la tragédie – des réactions de stupeur de la part de Wagner et surtout de Cosima, qui étaient préparés à la critique d'Euripide mais ne l'étaient pas à celle de Socrate. Et, en effet, même les romantiques n'avaient jamais pensé à cette relation, et avaient au contraire toujours idéalisé la figure de Socrate. D'ou vient cette nouveauté ? Je prétends qu'elle a été suggérée par un auteur que Nietzsche avait beaucoup aimé dans sa jeunesse, mais qu'il considérait désormais, ayant pénétré dans la mouvance wagnérienne, d'un œil critique et même négatif, comme l'indiquent certains fragments de cette époque : je veux parler d'Heinrich Heine.

C'est précisément Heine qui, le premier dans l'École romantique, a établi ce rapprochement entre Socrate et Euripide, et il le fit dans un sens positif, en défendant Euripide contre les affirmations d'August Wilhelm Schlegel. Heine soutient en effet que Schlegel avait attaqué tout d'abord Racine puis Euripide pour les mêmes raisons obscurantistes qui firent qu'Aristophane, le champion des conservateurs athéniens (et également l'idole des romantiques), avait attaqué Euripide, et, insiste Heine, également Socrate : Aristophane « haïssait le rationaliste Socrate, qui prêchait une morale meilleure… il haïssait Euripide, qui n'était plus pénétré de moyen âge grec comme Eschyle et Sophocle, mais se rapprochait déjà de la tragédie bourgeoise ». Il me semble que ce rapprochement entre Heine et Nietzsche concernant le rapprochement Euripide-Socrate, même si c'est a contrario, donne à réfléchir. Et il serait encore plus significatif, si nous ne pouvions pas même supposer une lecture de l'École romantique de la part de Nietzsche. Ce qui compte restait encore et toujours l'intégration du Nietzsche de La Naissance de la Tragédie comme novateur dans une tradition romantico-wagnérienne opposée à la tradition heinienne, rationaliste, antiromantique (et hégélienne).

II. Les fragments posthumes de l'automne 1882 à l'hiver 1884-1885, dessinent le fonds complémentaire et indispensable des quatre parties d'Ainsi parlait Zarathoustra11. Les plans et les fragments liés au Zarathoustra illustrent les intentions de Nietzsche mieux que n'importe quel commentaire, pour ce qui concerne, par exemple, les personnages qui apparaissent dans la quatrième partie. Et ce n'est pas un hasard. Quand, dans Ecce Homo, Nietzsche parle des quatre parties de son œuvre comme d'« œuvres écrites en dix jours », cela ne concerne pas l'apparition des pensées fondamentales et leur développement, ni les paraboles, les images, les sentences, les élans poétiques et les cadres narratifs, ni même les différents personnages, etc. qui figurent déjà dans les carnets posthumes bien avant la rédaction de telle ou telle partie du Zarathoustra. Nietzsche consignait presque jour après jour (souvent pendant ses promenades) ses notes dans ses carnets ; puis il les retranscrivait dans des cahiers plus grands, sans les destiner à un plan déterminé, soit en tentant une mise en ordre de son matériau soit encore en modifiant les ordres déjà ébauchés. (Et cette observation s'applique d'ailleurs à toute l'œuvre posthume en tant qu'elle est la pensée de Nietzsche en devenir.) C'est pourquoi il pouvait procéder aussi rapidement à la rédaction d'une partie d'Ainsi parlait Zarathoustra, précisément parce qu'il s'y était préparé, tout en ne sachant pas par avance le résultat littéraire de son travail12.

III. Enfin, – et je m'en tiendrais là sur ce point – si on lisait les derniers écrits de Nietzsche, Le crépuscule des idoles et L'Antéchrist, en tenant compte du fond chronologique des fragments posthumes de 1887-1888, la sempiternelle discussion13 sur La Volonté de puissance serait définitivement close.

 

Quant au troisième point (historicité de Nietzsche) il ne faut jamais oublier que notre lecture de Nietzsche est, pour reprendre une heureuse expression d'Eugenio Garin, une « lecture différée »14. Ce qui veut dire que les questions auxquelles Nietzsche répondait, même si elles étaient largement semblables aux nôtres, ne sont pas identiques aux nôtres. Pour le comprendre vraiment, il faudra s'efforcer de reconstruire avec précision les questions concrètes qu'il se posait. On doit aussi (et pas seulement : note pour les spéculatifs!) pouvoir comprendre ™ietzsche historiquement. C'est pourquoi une des tâches principales des études sur Nietzsche consiste, par exemple, à reconstituer sa bibliothèque idéale, à faire connaissance avec les contemporains avec lesquels il discutait spirituellement et avec les individus et les cercles de son époque qu'il connut personnellement et qui devaient s'avérer décisifs pour son action dans le temps. En somme, le nom de Nietzsche renvoie non seulement à une personnalité mais à un phénomène collectif avec trois modalités temporelles : avant, pendant et après. Ce travail historique a été réalisé en partie, à la fois à travers l'appareil critique contenu dans la Studienausgabe15, mais aussi par la publication de la correspondance et d'importants documents de l'époque (comme les journaux de Cosima Wagner) et également à travers des recherches monographiques et des travaux biographiques tels que ceux de Curt Paul Janz, Werner Ross ou la biographie de Wagner par Martin Gregor-Dellin16. Le résultat scientifique le plus important de mon travail actuel pour l'appareil critique de l'édition est l'établissement d'une liste de près de 200 titres auxquels Nietzsche s'était intéressé directement ou indirectement entre l'été 1882 et l'automne 1885. Le fait que Nietzsche entreprit à cette époque la lecture d'auteurs tels que Renan, Baudelaire, de Custine, Balzac, Flaubert, Maupassant, et également de critiques tels que Paul Bourget, Paul Albert, Edmond Scherer, Ferdinand Brunetière, nous permet de comprendre pourquoi l'explosion de sa renommée européenne à la suite de sa maladie (je me réfère aux années 1890-94) prit soudainement des dimensions telles qu'elles firent de lui le personnage clé de la littérature et de la culture européennes entre la fin du dix-neuvième et le début du vingtième. Il est vrai que Nietzsche avait fini par se « franciser » et, abordant les problèmes de la crise à leur comble, c'est-à-dire en France, il avait pu pénétrer, comme personne ne l'avait fait avant lui, cette sensibilité philosophique et littéraire de la décadence, terme qu'il emploie d'ailleurs presque toujours en français.

Le bon lecteur de Nietzsche comprendra désormais clairement qu'une lecture “édifiante” d'un tel auteur est difficilement envisageable. “En historisant” Nietzsche, il le place dans la grande tradition de la littérature classique romantique allemande, de la culture européenne et surtout française ; il participe concrètement à sa relation à Stendhal, Emerson, Dostoïevsky et Tolstoï; il comprend que ses interlocuteurs, à partir des années quatre-vingt et jusqu'à la fin de sa production intellectuelle, vivent à Paris : il se rend compte enfin à quel point les lectures scientifiques de Nietzsche sont importantes, concernant par exemple ses méditations sur l'éternel retour du même et sur la volonté de puissance en tant que principe philosophique.

5.

Il se peut que certains chercheurs et lecteurs philosophiques de Nietzsche m'objectent qu'une telle lecture conduit à une historicisation et une philologicisation de sa philosophie. Je voudrais tout d'abord leur rappeler ce que Nietzsche a écrit sur le «sens historique» , et ensuite – comme argument décisif – le fait que Nietzsche lui-même avait appelé de ses vœux une lecture philologique de ses propres écrits.

La réflexion de Nietzsche sur le sens historique ne s'achève pas avec ce qu'il a écrit en 1874 dans la deuxième Considération inactuelle. Il l'a dit lui-même douze ans plus tard dans la préface au second volume de Humain trop humain : « Ce que j'ai dit contre la ‘maladie historique', je l'ai dit en homme qui apprenait à s'en guérir lentement, péniblement, et n'avait pas du tout l'intention de renoncer dorénavant à l'“Histoire” pour en avoir souffert autrefois.» Mais que la philosophie soit désormais tombée sous l'emprise de l'histoire (der Historie verfallen), Nietzsche avait pensé devoir le déclarer dès 1878, dans l'aphorisme 10 des Opinions et sentences diverses :

Les philosophes occupés à voiler et obscurcir le monde, c'est-à-dire tous les métaphysiciens au grain plus ou moins fin ou grossier, sont pris de douleurs aux yeux, aux oreilles et de dents dès qu'ils commencent à se douter qu'il y a quelque réalité dans la thèse affirmant que toute la philosophie est désormais tombée sous l'emprise de l'histoire. Il convient, à cause de leurs souffrances, de leur pardonner les pierres et les ordures qu'ils lancent à qui parle de la sorte : mais cette thèse elle-même peut s'en trouver un certain temps salie et dépréciée et y perdre de son influence.

Dans le Gai savoir (aph. 337) il revient une nouvelle fois sur le sens historique qui est la « singulière vertu et la maladie singulière » de l'homme contemporain :

C'est là la sédimentation de quelque chose de tout à fait nouveau et d'étrange dans l'histoire : que l'on accorde à ce germe encore quelques siècles et plus, et il se pourrait qu'il finisse par produire une plante merveilleuse d'une non moins merveilleuse odeur, propre à rendre la terre plus agréable à habiter qu'elle ne le fut jusqu'alors. Nous autres contemporains, nous commençons tout juste à former, maillon par maillon, la chaîne d'un très puissant futur sentiment – nous savons à peine ce que nous faisons.

Dans cet aphorisme d'une très grande limpidité, s'exprime la meilleure qualité de la pensée de Nietzsche : sa disponibilité aux possibilités encore non pressenties qui s'ouvrent à l'humanité après la mort de Dieu, dans le monde immanent de l'éternel retour. Le sentiment divin de pouvoir incorporer en soi toute l'histoire, devient à la fin le signe qui distingue l'« humanité de l'avenir ».

Quelle sera alors la conclusion de ce court discours sur l'édition, la philologie, et l'interprétation ?

Dans Ecce Homo, Nietzsche se souhaite à lui-même un bon lecteur, «un lecteur tel que je le mérite, qui me lise comme les bons philologues de jadis lisaient leur Horace». L'année précédente, il s'était exprimé dans la préface d'Aurore de manière encore plus claire et sans équivoques :

La philologie… est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose : se tenir à l'écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent – comme un art, une connaissance d'orfèvre appliquée au mot, un art qui n'a à exécuter que du travail subtil et précautionneux et n'arrive à rien s'il n'y arrive lento. C'est en cela précisément qu'elle est aujourd'hui plus nécessaire que jamais, c'est par là qu'elle nous attire et nous charme le plus fortement au sein d'un âge de « travail » autrement dit : de hâte, de précipitation indécente et suante qui veut tout de suite « en avoir fini » avec tout, sans excepter l'ensemble des livres anciens et modernes : – quant à elle, elle n'en a pas si aisément fini avec quoi que ce soit, elle enseigne à bien lire, c'est-à-dire lentement, profondément, en regardant prudemment derrière et devant soi, avec des arrière-pensées, avec des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux subtils… O, mes amis patients, ce livre souhaite seulement des lecteurs et des philologues parfaits : apprenez à me bien lire !17


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